Un peintre chinois dans l’univers yourcenarien. Une analyse de Comment Wang-Fô fut sauvé
p. 143-153
Texte intégral
1Quand on parle de Comment Wang-Fô fut sauvé de Marguerite Yourcenar, on admire toujours le dénouement de cette nouvelle : Wang-Fô, vieux peintre chinois est condamné à mort par l’Empereur qui l’accusait d’imposture, jugeant ses peintures beaucoup plus belles que le monde réel. Mais avant que l’exécution soit appliquée, l’Empereur a demandé à Wang-Fô de finir un chef-d’œuvre inachevé qui représente le paysage de la mer et du ciel. Le peintre s’est plongé dans sa création et les eaux issues de son pinceau envahissent peu à peu la salle impériale. Sous les yeux de l’Empereur et de son assistance, Wang-Fô s’embarque avec son disciple sur un canot dont il vient de tracer l’image et ils disparaissent à jamais parmi les flots.
2Pour interpréter cette fin mystique, nombreuses sont des critiques qui invoquent la relation entre l’art et la réalité, ou la puissance de l’art triomphant de la mort. Ces interprétations sont certes pertinentes, à condition que cette nouvelle soit étudiée en tant que texte fermé sur lui-même et isolé. Mais Marguerite Yourcenar nous a signalé dans le post-scriptum des Nouvelles orientales : « Comment Wang-Fô fut sauvé s’inspire d’un apologue taoïste de la vieille Chine1 », et à Matthieu Galey « Wang-Fô sort d’un conte taoïste, je ne l’ai pas inventé2 ». Cette affirmation faite par l’écrivain elle-même à plusieurs reprises nous conduit à penser qu’une fois replacée dans sa source philosophique et dans l’ensemble du recueil, cette nouvelle nous révélerait son sens profond.
3Dans Comment Wang-Fô fut sauvé, d’entrée de jeu, Yourcenar esquisse à grands traits le portrait d’un artiste désinvolte qui se réjouit des images de la nature et mène une vie dépouillée. Le vieux peintre Wang-Fô, accompagné de son disciple Ling, errait dans le royaume de Han. « Ils avançaient lentement, car Wang-Fô s’arrêtait la nuit pour contempler les astres, le jour pour regarder les libellules. Ils étaient peu chargés, car Wang-Fô aimait l’image des choses, et non les choses elles-mêmes [...] »3. On dirait que Wang-Fô est un visionnaire, car il est capable de découvrir de la beauté dans les images quotidiennes et banales aux yeux des autres. Pour lui, l’image des choses contient tant de merveilles qu’il la préfère à la possession réelle. Cette capacité magique de Wang-Fô lui a appris à connaître « la beauté des faces de buveurs estompées par la fumée des boissons chaudes, la splendeur brune des viandes inégalement léchées par les coups de langue du feu, et l’exquise roseur des taches de vin parsemant les nappes comme des pétales fanés »4. Ling, jeune homme élevé dans une famille riche où la vie entourée de soins le rendait craintif, a cessé d’avoir peur cette nuit-là de l’orage dans lequel il admirait la forme extraordinaire et la couleur subtile de l’éclair ; il a cessé d’avoir peur des bestioles dont il appréciait la marche hésitante. Ling « comprenant que Wang-Fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves5 » est devenu disciple fidèle du vieux peintre. Wang-Fô lui a ouvert un nouveau regard sur le monde : sous l’apparence ordinaire, les objets quotidiens contiennent une beauté peu commune ; sous forme violente, les activités de la nature offrent des images divines.
4Depuis des années, Wang-Fô rêvait de faire le portrait d’une princesse. Ce souhait n’était pas réalisé, car « aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme »6. Pour la même raison, il n’a trouvé le modèle idéal de son portrait d’un prince que chez la femme de Ling. Aux yeux de Wang-Fô, le réel est trop vrai pour représenter l’essentiel. Une femme est trop réelle pour être le modèle d’un portrait de femme, parce qu’une femme particulière élimine l’universel ; tandis que l’irréel écarte de toute particularité et s’approche ainsi de l’essentiel. Peut-on mieux illustrer l’alliance des opposés ? Nous reconnaissons là l’esprit du Tao : la loi suprême de la constitution et des activités cosmiques qui est celle de la complémentarité. Nous saisissons aussi le secret de Wang-Fô visionnaire : initié au Tao, il sait considérer les choses d’un point de vue inhabituel. C’est ainsi qu’il est capable d’établir l’alliance entre les opposés et d’instaurer l’harmonie où ceux qui ignorent le Tao ne voient que la division et le désaccord. Cette philosophie taoïste est entièrement partagée par notre écrivain qui croit que la sagesse « consiste aussi à changer de perspectives »7. Au fil des pages, ce portrait du sage taoïste se dessine et s’avive.
5Wang-Fô aimait l’image des choses, « nul objet au monde ne lui semblait digne d’être acquis »8, sauf ses outils de peintre ; pauvre, il dédaignait pourtant les pièces d’argent, préférant troquer « ses peintures contre une ration de bouillie de millet »9. Ce dédain des biens matériels répond à une attitude foncièrement taoïste d’après laquelle toute possession engendre en fin de compte des contraintes. Pour se procurer des biens, on se dispute, par conséquent on se nuit ; pour garder ses biens, on est rongé par la crainte de les perdre, et on en devient finalement esclave. Ceux qui s’attachent aux intérêts matériels manifestent leur étroitesse de vue, parce qu’ils ne voient pas que le gain et la perte se suivent. Il n’en va pas autrement de la poursuite du renom. Si la richesse se perd, la réputation n’est pas moins vaine.
6C’est pourquoi Wang-Fô ne fait point usage de sa virtuosité pour gagner une position sociale quelconque. À la cour des Empereurs, il préférait les quartiers populaires où il pouvait étudier autour de lui des expressions variées de gens différents. Il ne se vante pas de son talent et reste volontairement taciturne.
7L’absence de toute ambition et de toute vanité permet à Wang-Fô d’agir, en toutes circonstances, suivant son penchant naturel. Il garde son esprit libre et serein même devant les mésaventures. Quand les soldats de l’Empereur vinrent l’arrêter dans son auberge, « ils posèrent lourdement la main sur la nuque de Wang-Fô, qui ne put s’empêcher de remarquer que leurs manches n’étaient pas assorties à la couleur de leur manteau10 ». Même face à une telle extrémité, ce qui désolait le vieux peintre, n’était pas la brutalité des soldats, mais le manque d’harmonie des couleurs. Wang-Fô se comporte pareillement au palais impérial. Quand l’Empereur l’accusant d’imposture, lève sa main droite que les reflets du pavement de jade faisait paraître glauque comme une plante sous-marine, Wang-Fô « émerveillé par la longueur de ces doigts minces11 », oublie que cette belle main est en train de le pousser à la mort. La sérénité dont fait preuve Wang-Fô au moment le plus dangereux est au fond une négligence de la situation où il se trouve. Autrement dit, en échappant aux circonstances, il se situe au-dessus des circonstances. Il parvient ainsi à transfigurer les aspects les plus sombres de la vie. Au moment où l’Empereur a annoncé les punitions réservées à Wang-Fô, Ling s’est lancé vers l’Empereur dans l’intention de le poignarder, mais il s’est fait tuer par les soldats. Wang-Fô, « désespéré, admira la belle tache écarlate que le sang de son disciple faisait sur le pavement de pierre verte »12. L’Empereur ne peut s’empêcher de lui dire : « tes yeux, Wang-Fô, sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume »13. Son royaume est celui où régnent l’harmonie et la sérénité. Persuadé que le bien et le mal s’engendrent, il ne se flatte pas de sa virtuosité et ne se déconcerte pas devant les infortunes sachant que le gain et la perte se suivent, il ne s’attache point à la possession sachant que le beau et le laid se transmutent, il saisit toute occasion pour savourer la merveille. La magie de ses yeux n’est pas autre chose que l’aptitude à dégager l’uniformité ontologique des distinctions et des divisions relatives au réel empirique.
8Dans cette nouvelle, l’Empereur est un personnage présenté à l’opposé de Wang-Fô. Le jeune Empereur a été élevé dans la salle la plus secrète du palais où son père avait rassemblé une collection de peintures de Wang-Fô. C’est un endroit étroitement confiné, car pour protéger la candeur du futur souverain, personne n’était en droit d’en franchir le seuil. Le futur empereur se servait donc de ces peintures pour se représenter le monde extérieur qui le déçoit quand il sort enfin de son palais. C’est la raison pour laquelle il a fait arrêter le vieux peintre, l’accusant de mensonge. Ce n’est pas sans amertume qu’il avoue dans son accusation contre Wang-Fô : « le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang, par le chemin des Mille Courbes et des Dix Mille Couleurs »14. L’art de Wang-Fô l’a dégoûté de ce qu’il possède et lui a donné l’envie de ce qu’il ne possède pas.
9Wang-Fô nous parait à la fois fantaisiste et fataliste. D’une part, il dispose à sa guise d’une liberté spirituelle absolue par laquelle il apprécie la vie à tout moment et sous toutes ses formes, d’autre part, il reconnaît le Destin irréversible devant lequel il s’incline sans protester. Si cette attitude qu’a Wang-Fô au moment de la mort de Ling pouvait nous paraître un peu surprenante, nous la comprenons mieux quand nous envisageons comment Wang-Fô fait face a sa propre mort. Wang-Fô devait finir une peinture laissée inachevée devant l’Empereur avant que la peine capitale ne lui soit infligée. Lui, qui venait de perdre son disciple bien aimé et d’être condamné à mort, « sécha ses larmes et sourit15 » quand on lui a présenté la peinture, car cette petite esquisse représentant l’image de la mer et du ciel lui rappelait sa jeunesse. Wang-Fô a commencé à peindre en étendant sur la mer de larges coulées bleues et « de petites rides qui ne faisaient que rendre plus profond le sentiment de sa sérénité »16. Absorbé par sa création, il a totalement oublié sa vie menacée. Cette sérénité devant la mort d’autrui et la sienne participe du fatalisme taoïste selon lequel la vie et la mort sont comme toute autre alternance constituant le Destin. La mort succède à la vie, la destruction à la prospérité, la perte au gain, le vide au plein... Tout cela est naturel comme la succession de la nuit au jour. Refuser l’élément négatif, c’est aussi nier l’élément positif correspondant. Seule la soumission au Destin peut délivrer l’être humain du désespoir de la mort inévitable pour toute existence et réconforter l’âme en proie aux souffrances. C’est pourquoi Wang-Fô devant la mort, sans être paralysé par l’angoisse arrive à se concentrer sur sa création artistique avec extase. C’est avec lucidité que le vieux peintre chinois fait face à sa propre mort. Cette lucidité doit être interprétée comme une volonté d’intégrer la mort dans la vie. C’est dans ce sens-là que le fatalisme taoïste n’est pas un fatalisme aveugle et passif, mais un fatalisme lucide pour ainsi dire héroïque.
10Nous ne voyons point dans la sérénité de Wang-Fô vis-à-vis de la mort le dégoût de vivre. Au contraire, quelles que soient les circonstances, il ne laisse passer aucune occasion de découvrir la beauté qui lui est la plus grande saveur de la vie. Nous savons que tout en écartant les complications inutiles entraînées par la vie sociale, le sage taoïste ne préconise pourtant pas la retraite d’une existence humaine dynamique dans l’inertie. C’est dans la nature que le sage taoïste puise une source vitale et inépuisable pour la vie humaine. En adaptant les penchants naturels de l’être humain au principe des activités cosmiques, il vit ainsi en paix avec les autres créatures. Wang-Fô, qui a initié Ling à apprécier la beauté de la zébrure livide de l’éclair dans la forme délicate d’une plante, dans la marche hésitante d’une fourmi, illustre à juste titre cette image du sage taoïste. Son sac d’esquisses chargé sur le dos de Ling est aux yeux de celui-ci la voûte céleste, car « il était rempli de montagnes sous la neige, de fleuves au printemps, et du visage de la lune d’été »17. C’est à force de contempler la nature qu’il arrive à participer au secret de la création universelle et donner la vie à ses peintures par une dernière touche qu’il ajoute à leurs yeux. Ses peintures constituent un monde où il règne sur des montagnes couvertes d’une neige étemelle, et sur des champs de narcisses qui ne périront jamais. C’est un monde qui s’accorde à la loi fondamentale de l’univers, d’où son éternité.
11Nous pouvons enfin en venir au salut de Wang-Fô.
12Deux eunuques lui ont apporté la peinture inachevée :
Tout y attestait une fraîcheur d’âme à laquelle Wang-Fô ne pouvait plus prétendre, mais il y manquait cependant quelque chose, car à l’époque où Wang-Fô l’avait peinte, il n’avait pas encore assez contemplé de montagnes, ni de rochers baignant dans la mer leurs flancs nus, et ne s’était pas assez pénétré de la tristesse du crépuscule18.
13Dans la contemplation, Wang-Fô fixe son attention sur la nature même. À force de scruter les paysages, il finit par s’y incorporer et oublie sa propre existence. C’est ainsi qu’il a saisi le principe ontologique de la création cosmique sous toutes ses formes. C’est ainsi qu’il a enfin trouvé ce quelque chose qui manquait dans son œuvre de jeunesse. Dans la contemplation, le sujet et l’objet s’effacent, la nature et l’homme fusionnent, plus rien au monde à part quelque chose d’ineffable et d’invisible, quelque chose qui circule partout et toujours, quelque chose qui agit efficacement sans laisser aucune trace. Wang-Fô envahi d’une sorte d’ondulation intarissable, des eaux découlent de son pinceau sans qu’il s’en rende compte. Dans l’oubli total de lui-même, le vieux peintre s’est perdu et sauvé par sa peinture. « Il néglige son moi. et son moi se conserve » (Tao-tö-king, chap VII). Wang-Fô disparu dans la mer de jade bleu, l’Empereur et son assistance restent dans la salle impériale, perplexes, n’ayant qu’un souvenir incertain de ce qui vient de se produire sous leurs yeux. Comme l’a dit Ling à son maître : « Ces gens ne sont pas faits pour se perdre à l’intérieur d’une peinture »19. Le salut n’est pas pour ceux qui ne savent pas dépasser la distinction catégorique du visible et de l’invisible, la division tranchée du bien et du mal ; qui s’attachent aux idées fixes et aux possessions matérielles ; qui, somme toute, sont ignorants de la loi de complémentarité inhérente à toute chose et à tout être, autrement dit, ignorants du Tao.
14 Comment Wang-Fô fut sauvé n’est devenu le texte inaugural des Nouvelles orientales qu’à partir de la deuxième édition du recueil en 1963. Rappelons que la première édition du recueil a paru en 1938. Marguerite Yourcenar est un écrivain trop conscient de son métier pour que ce réarrangement soit gratuit. Un commentaire qu’a fait l’écrivain pourrait nous éclairer sur ce point. Il s’agit de la dernière nouvelle du recueil, La Tristesse de Cornélius Berg, un récit « nullement oriental » qui n’appartient guère à la série précédente, mais qui y trouve sa place parce que l’auteur n’a pas « résisté à l’envie de mettre en regard du grand peintre chinois, perdu et sauvé à l’intérieur de son œuvre, cet obscur contemporain de Rembrandt méditant mélancoliquement à propos de la sienne »20. En fait, plus on prend en considération les nouvelles du recueil dans leur ensemble, plus on sent le lien qui les unit. Non seulement Cornélius Berg peut être mis en regard de Wang-Fô, mais encore d’autres personnages peuvent l’être également.
15Kâli, la déesse de la perfection et de la pureté, dont la tête est soudée au corps d’une courtisane, erre à travers l’Inde, tiraillée entre la vertu et la tentation du vice. Elle éprouve une douleur inconsolable, jusqu’au jour où elle rencontre le Sage qui lui apprend que le désir conduit à l’inanité du désur et le regret à l’inutilité de regretter. « Kâli sentit monter des profondeurs d’elle-même le pressentiment du grand repos définitif, [...] où la vie et la mort seront également inutiles »21. C’est la découverte et l’acceptation de l’alliance des opposés qui ont apaisé sa souffrance. Dans La Fin de Marko Kraliévitch, Marko irrité par un petit vieux indifférent à ses insultes, le provoque à se battre. Celui-ci reste là « sans rien dire ni faire »22, tandis que Marko en se jetant sur lui fait une mauvaise chute dont il ne se relèvera plus. Le héros serbe est mort indignement des mains d’un inconnu. Cette histoire n’est-elle pas une allégorie parfaite de ce que dit Lao-tseu : « Le souple vainc le dur, le faible vainc le fort » (Tâo-tô king, chap. XXXVI) ? Le petit vieux vainc la puissance physique en s’abstenant de recourir à la force. Sa faiblesse contient une souplesse inflexible et une vigilance pleine de vitalité.
16Gardons-nous d’entrer trop dans les détails et contentons-nous d’un simple aperçu. Wang-Fô perdu et sauvé par sa création, Cornélius Berg qui s’attriste devant les objets qu’il ne peint plus, Marko qui, après avoir subi avec impassibilité les tourments physiques les plus affreux, n’a pas pu résister aux attraits d’une jeune fille en avouant que « le désir est la plus douce torture »23, le prince Genghi, le plus grand séducteur de l’Asie, retiré du monde pour préparer sa mort en toute tranquillité, le fervent Thérapion convaincu par la clémence de la Vierge, la veuve Aphrodissia engloutie dans l’abîme, expiant ainsi sa passion sacrilège, Kâli qui accepte la fusion déplorable avec un corps impur, le petit vieux qui vainc par non-agir..., les personnages yourcenariens participent chacun, d’une façon ou d’une autre, de cet esprit du détachement.
17Yourcenar a ainsi exprimé son point de vue sur la création romanesque : « je voulais offrir un certain angle de vue, une certaine image du monde, une certaine peinture de la condition humaine qui ne peut passer qu’à travers un homme, ou des hommes »24. Ces paroles montrent explicitement l’importance des personnages dans l’œuvre de notre écrivain. D’une part, nos analyses précédentes démontrent que, en dépit d’une grande diversité de leurs contextes historique et culturel, les héros des Nouvelles orientales témoignent en face du monde et de la vie d’un certain point commun qui est également partagé par leur créateur. D’autre part, malgré l’esprit taoïste dominant, Comment Wang-Fô fut sauvé reste un texte profondément yourcenarien à plus d’un titre. Quelques indices s’imposent.
18Wang-Fô est sauvé dans l’eau. Si c’est par hasard que Yourcenar a recours à la métaphore de l’eau en disant que : « la sagesse taoïste [est] pareille à une eau limpide, tantôt claire, tantôt sombre, sous laquelle se décèle l’arrière-fond des choses »25, on doit se féliciter de cet heureux hasard, car l’eau « qui est apte à favoriser tous les êtres et ne rivalise avec aucun » (Tao-tö king, chap. VIII), symbolise parfaitement la suprême vertu de la sagesse taoïste. La rivière, la mer, la source, la fontaine..., l’eau est un motif très présent dans l’œuvre yourcenarienne. Elle est surtout un lieu de révélation : c’est dans l’eau terne d’un canal que Cornélius Berg, « le vieux vagabond fatigué [...] contemplait vaguement toute sa vie »26. Sur ce point, il ne faut pas oublier les deux chefs-d’œuvre de notre écrivain : dans Mémoires d’Hadrien (1951), Antinoüs s’est noyé dans le Nil. Cette mort est pour l’Empereur la désillusion du bonheur et constitue ainsi un des tournants les plus importants dans sa vie ; dans L’Œuvre au Noir (1968), entre le ciel et la mer, Zénon, nu et seul, se sentant envahi à la fois par le plein et le vide, réalise à ce moment extrêmement lucide son accomplissement en renonçant à s’enfuir.
19Nous savons déjà que Wang-Fô est « taciturne ». Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que ce trait est souvent lié, dans les ouvrages de Yourcenar, à des personnages plus ou moins lucides. Prenons quelques exemples des Nouvelles orientales. Le prince Genghi, à sa cinquantième année, s’est décidé à quitter la cour pour vivre en ermite : « cet homme raffiné put enfin goûter tout son saoul au luxe suprême qui consiste à se passer de tout »27. Quand il devait répondre aux messages de parents ou d’amis, « ce prince renommé jadis pour son talent de poète et de calligraphe renvoyait le messager chargé d’une feuille blanche »28. Rien ne peut mieux symboliser la réticence qu’une feuille blanche. Le peintre Cornélius Berg, qui avait durant sa jeunesse exercé son talent auprès de sultans et de pachas, a fini sa carrière avec le dégoût de peindre. Ses anciens amis « qui se rappelaient le bruyant Cornélius d’autrefois s’étonnaient de le retrouver si taciturne »29 ; or, « à mesure que se perdait le peu de talent qu’il avait jamais possédé, du génie semblait lui venir »30. Zénon, lui aussi, est taciturne, depuis sa jeunesse. Au retour d’équipées nocturnes avec son cousin, « Henri-Maximilien se vantait de ses exploits. Zénon taisait les siens »31. Chez ces personnages cette réticence signifie un refus d’ostentation, une méfiance du langage et une recherche de l’absolu, elle ne doit pas être prise pour une fausse vertu ou un abaissement hypocrite de soi, mais pour l’humilité fondamentale de l’homme qui a pleine conscience du néant de toute vanité. Ce trait commun entre Wang-Fô, un personnage taoïste et d’autres personnages yourcenariens ne témoigne-t-il pas d’une coïncidence entre la pensée taoïste et une recherche permanente de l’écrivain ?
20Ling, personnage secondaire dans Comment Wang-Fô fut sauvé, est pourtant une figure significative dans l’œuvre yourcenarienne. « Ling n’était pas né pour courir sur les routes au côté d’un vieil homme »32. Né dans une famille riche, il était encore jeune, mais toute sa vie semblait déjà prévisible. S’il n’avait pas connu Wang-Fô, il aurait continué à vivre une vie routinière dans la classe sociale à laquelle il appartenait. Mais la rencontre avec le vieux peintre l’a détourné de sa route. Après la mort de sa femme, il a abandonné tous ses biens pour suivre Wang-Fô dans son errance. Il « ferma derrière lui la porte de son passé »33. Cette fuite de la famille est au fond une révolte contre le milieu bourgeois de son origine. Nous avons ici un thème très fréquent dans la création de Yourcenar. Zénon est parti à l’âge de vingt ans de sa famille dont il dédaigne la richesse dans l’espoir de connaître le monde. De même que lui, Henri-Maximilien, ne voulant pas passer sa vie à auner les tissus, « avait quitté sans regrets sa maison natale de Bruges et son avenir de fils de marchand »34. Dans l’œuvre yourcenarienne, la bourgeoisie représente un milieu social très conformiste. Pour Ling, Zénon et d’autres personnages, ce moment de partance est le moment de délivrance des contraintes familiales et sociales, le moment de résurrection par le déracinement.
21Le thème de l’errance ou du voyage occupe une place très saillante dans Comment Wang-Fô fut sauvé. Dès la première ligne, l’écrivain nous peint une image d’errance. Dans ses voyages, Wang-Fô capte toutes sortes d’images pour enrichir sa vie et son art. Son salut final est aussi un nouveau départ, comme Ling lui a dit : « Partons, mon maître, pour le pays au-delà des flots »35. Sans entrer dans les détails, nous signalons que le thème du voyage traverse plusieurs contes des Nouvelles orientales. Il nous paraît remarquable que dans Mémoires d’Hadrien et dans L’Œuvre au Noir les protagonistes sont également de grands voyageurs. Hadrien aime le dépaysement et valorise le voyage en tant que « ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés »36. Zénon, malgré la persécution religieuse qui l’oblige à se déplacer sans cesse, n’en éprouve pas moins la joie de partir. Ainsi en est-il du moment où il quitte l’hospice de Saint-Cosme, « une totale liberté naissait du départ »37. Sur ce point, il nous est impossible de passer sous silence le goût du voyage de l’écrivain elle-même. Toute sa vie, Marguerite Yourcenar a été une voyageuse inlassable pour qui « le besoin de voyage restait aussi puissant qu’un désir charnel »38. Ce qui lui importe dans le voyage, c’est que tout déplacement dans l’espace s’accompagne d’une exploration intérieure. Un personnage qui est particulièrement significatif est Nathanaël dans Un homme obscur (1985). À la différence des autres voyageurs yourcenariens, Nathanaël est un voyageur malgré lui, emporté par le hasard pour passer quelques années de sa vie dans des pays lointains. Après tous les périples qu’il avait connus, il a découvert l’un des secrets de la vie en tous lieux et en tous temps : l’uniformité sous les apparences disparates. En quoi, Nathanaël rejoint pleinement l’esprit du Tao. Ou plutôt, c’est à travers son personnage que l’écrivain exprime le fruit de sa propre exploration intérieure.
22Il nous reste encore à faire remarquer que le thème de la mort, pour ainsi dire la réflexion sur la relation entre la mort et la vie, passe à travers toute la création de Marguerite Yourcenar. Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, l’écrivain déclare que nous devons « accepter les maux, les soucis, les maladies des autres et les nôtres, la mort des autres et la sienne pour en faire une partie naturelle de la vie »39. Au lieu d’opposer catégoriquement la vie et la mort, l’écrivain établit une relation entre elles : la mort est l’issue fatale de toute existence, et par là même elle fait partie de la vie, elle est même « suprême forme de la vie », fût-ce l’ultime étape. Yourcenar rapproche à ce propos l’attitude taoïste de celle de Montaigne, l’homme qui, selon notre écrivain, parmi les philosophes occidentaux, ressemble peut-être le plus à un philosophe taoïste. Le fatalisme héroïque dont fait preuve Wang-Fô devant la mort trouve beaucoup d’affinités avec l’attitude d’un grand nombre de personnages yourcenariens Nous verrons que, surtout dans les grands romans de la maturité, les réflexions de l’écrivain sur la mort s’élargissent et s’approfondissent. L’Empereur Hadrien voudrait « entrer dans la mort les yeux ouverts40... » pour ne pas manquer une expérience essentielle. La mort de Nathanaël est un retour à l’universel : « L’heure du ciel rose était passée, couché sur le dos, il regardait les gros nuages se faire et se défaire là-haut. Il reposa la tête sur un bourrelet herbu et se cala comme pour dormir »41. Ainsi finit la vie de Nathanaël et sur cette phrase se termine l’ouvrage. Pour notre écrivain ainsi que pour ses personnages, la frontière entre la vie et la mort a déjà été abolie. En intégrant la mort dans la vie, ils acquièrent une vision plus profonde sur l’existence humaine et dépassent la mort pour atteindre l’étemel.
23 Comment Wang-Fô fut sauvé, une nouvelle qui n’occupe apparemment qu’une place mineure dans l’œuvre de Yourcenar, s’avère être un texte représentatif, par ses thèmes, ses motifs, et surtout par son esprit qui se retrouvent dans d’autres textes yourcenariens. Le salut de Wang-Fô, c’est le salut par le détachement. Rappelons-nous que dans la langue chinoise, le sens étymologique du « Tao » signifie la voie. Nous sommes en droit de penser que l’écrivain nous indique par un personnage taoïste une voie vers le salut de l’être humain : c’est par le détachement du superficiel, de l’accidentel, du temporaire et en intégrant la vie humaine éphémère dans le mouvement du grand univers que l’existence humaine atteint son accomplissement. C’est l’anéantissement qui se veut plénitude.
Notes de bas de page
1 Marguerite Yourcenar, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, Coll. « L’Imaginaire », 1978, p. 147.
2 Matthieu Galey, Les yeux ouverts, Paris, Le Centurion, 1980, p. 115.
3 Nouvelles orientales, op. cit. p. 111.
4 Ibid., p. 13.
5 Ibid., p. 13.
6 Ibid., p. 14.
7 Les yeux ouverts, op. cit., p. 223.
8 Nouvelles orientales, op. cit., p. 11.
9 Ibid., p. 11.
10 Ibid., p. 16.
11 Ibid., p. 19.
12 Ibid., p. 22.
13 Ibid., p. 22.
14 Ibid., p. 21.
15 Ibid., p. 24.
16 Ibid., p. 24.
17 Ibid., p. 11.
18 Ibid., p. 24.
19 Ibid., p. 26.
20 Ibid., p. 149.
21 Ibid., p. 126.
22 Ibid., p. 134.
23 Ibid., p. 41.
24 Les yeux ouverts, p. 62.
25 Ibid., p. 333.
26 Nouvelles orientales, op. cit., p. 142.
27 Ibid., p. 62.
28 Ibid., p. 63.
29 Ibid., p. 140.
30 Ibid., p. 140.
31 Marguerite Yourcenar, Œuvres romanesques. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, p. 583.
32 Nouvelles orientales, op. cit., p. 11.
33 Ibid., p. 15.
34 Œuvres romanesques, op. cit., p. 560.
35 Nouvelles orientales, op. cit., p. 26.
36 Œuvres romanesques, op. cit., p. 381.
37 Ibid., p. 753.
38 Les yeux ouverts, op. cit., p. 325.
39 Ibid., p. 329-330.
40 Œuvres romanesques, op. cit., p. 515.
41 Ibid., p. 1042.
Auteur
Université de Shenzhen
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