L’empire Chinois, mythe personnel et politique : Segalen (René Leys) et kafka (La Muraille de Chine)
p. 109-131
Texte intégral
1René Leys est aussi et surtout, comme Le Château de Kafka, le roman allégorique de l’être, cet étemel absent »1. C’est à Henri Bouillier que revient l’initiative d’un rapprochement entre les univers romanesques de Kafka et de Segalen. Quatre œuvres au moins pourraient ici dialoguer et permettre des regards croisés : René Leys et Le Fils du Ciel, d’une part, Le Château et les fragments de La Muraille de Chiné2 d’autre part. Le contexte particulier du colloque nous a néanmoins conduit à écarter Le Château, dont l’histoire est située au cœur de l’Europe ; les textes ici retenus présentent l’avantage, par leur référent, de nous faire approcher l’imaginaire spécifiquement chinois de Kafka comme de Segalen.
2Peut-on cependant mettre sur un plan d’analogie le rapport à la Chine de ces deux écrivains ? L’objection peut venir assez spontanément. Segalen, comme chacun sait, s’est employé durant des années à comprendre la Chine de l’intérieur, à en apprendre la langue, à en pénétrer l’histoire, l’art et la culture. Rien de comparable, à cet égard, avec Kafka : les textes « chinois » n’occupent dans son œuvre qu’une part relativement marginale ; surtout, sa connaissance de la Chine se limite, pour l’essentiel, à des recueils de poésies et de légendes3. Il est clair que la Chine réelle n’a pour Kafka qu’une importance limitée, que certaines lectures allégoriques tendraient à réduire au statut de prétexte4.
3Il serait pourtant abusif de radicaliser l’antithèse. On s’accorde généralement à reconnaître que la passion de Segalen pour la Chine n’allait pas non plus sans distance. Sans aller jusqu’à suggérer, comme Todorov, que l’écrivain était paradoxalement « indifférent » à la Chine5, H. Bouillier signale que celle-ci lui a surtout fourni une sorte d’« exotisme exaspéré »6 ; il rappelle par ailleurs que prédomine, chez Segalen, « la Chine mythique, cet envers imaginaire de la Chine réelle, le lieu spirituel de son œuvre »7, et que, en cet Extrême-Orient, il est allé chercher, selon ses propres termes, non tant la Chine qu’une « vision de la Chine »8. Gageons donc qu’entre le voyageur-ethnographe du Finistère (cet Extrême Occident), et le visionnaire de Prague, inventeur du « comte Ouestouest », la distance n’est pas infinie : dans l’un et l’autre cas, la Chine est peut-être avant tout le prête-nom d’une méditation sur l’altérité, psychologique et culturelle, beaucoup plus qu’un objet de connaissance positive ; pour tous deux, la « Chine intérieure » (Jouve) prime la Chine des géographes et des historiens. Bref, l’Empire du Milieu sert à dire « autre chose ».
4Plus encore : ces récits ne cessent de poser, en des termes souvent explicites, la question du rapport entre Chine réelle et Chine mythique, entre rêve et réalité, légende et histoire. Ils semblent s’ouvrir sur une promesse : raconter la Chine secrète, faire pénétrer dans les mystères de l’Empire ; l’ambition intellectuelle est d’explorer le sens et la consistance du rêve chinois. Partant, étudier ces œuvres invite à se poser une double question : pourquoi la Chine se prête-t-elle ainsi au rêve et au mythe ? quelle vérité – sur la Chine peut-être, sur la civilisation sans doute, sur l’identité individuelle probablement – ce rêve chinois finit-il, envers et contre tout, par laisser émerger ?
5Dans le roman de Segalen, l’histoire, – racontée sous la forme d’un journal de l’année 1911 – repose sur le duo du personnage-narrateur, homonyme de l’auteur, et de son étrange professeur de chinois, un jeune homme belge de dix-sept ans, qui prétend bientôt détenir des secrets d’État, en raison de son appartenance à la Police Secrète de l’Empire et de ses liens privilégiés avec l’Impératrice en personne. Tout le roman repose sur le développement de l’affabulation chinoise de René Leys à laquelle « Segalen »9 se laisse prendre, avant que la réalité ne paraisse renvoyer l’ensemble des aventures érotico-politiques du jeune Belge du côté de la mythomanie. Quant au narrateur de Kafka, il tente de se saisir d’un problème historique épineux : la construction de la muraille de Chine, afin de démêler le vrai du faux, de dégager les vraies causes de la construction monumentale des légendes et des idées fausses qui circulent à son propos.
Dire la Chine
6À l’origine des deux textes se trouve donc une volonté de savoir, une libido sciendi, qui porte sur un aspect majeur de la Chine impériale. Les premières pages de René Leys décrivent un personnage avide d’en savoir plus, de pénétrer les secrets du règne de l’Empereur Kouang-Siu, disparu moins de trois ans plus tôt, d’aller au-delà des versions officielles pour pénétrer jusqu’aux secrets intimes de la « ville violette interdite »10. Le narrateur de Kafka, quant à lui, un lettré chinois, prend la parole au moment où « la muraille de Chine a été terminée à son extrémité septentrionale »11 et où il devient loisible de revenir sur les principes et les motifs de sa singulière construction.
7Au commencement se trouve donc un mystère – une énigme, un point d’histoire et de politique resté sans réponse. Or, chacun des textes souligne à l’envi la difficulté du projet de comprendre. « Segalen » est près de renoncer lorsque s’ouvre le roman, sur le point d’abandonner « ce livre qui, sans Lui, n’a plus de raison d’être »12, découragé par l’échec de ses « efforts à recueillir sa Présence, à rejoindre au-dehors toutes les échappées rétrospectives du “Dedans” »13 ; il raconte avoir cherché le témoignage des médecins européens et chinois, tenté d’acheter l’indiscrétion des « Eunuques », mais en pure perte, sans avoir rien recueilli d’autre que « des anecdotes éculées dont la presse locale avait déjà nourri ses colonnes »14. Le culte du secret apparaît comme une irréductible composante de la Cité Interdite. Pareillement, si le chroniqueur de Kafka s’interroge, c’est d’abord pour cette raison évidente que la Direction ne s’est pas expliquée sur ses initiatives ; le chroniqueur, armé de ses faibles moyens, entreprend donc de mettre au clair des intentions secrètes. Sur cette audacieuse prétention, cependant, pèsent deux hypothèques. D’une part, l’obscurité intrinsèque de certaines institutions : le chroniqueur rappelle, non sans un humour discret, que, spécialiste de « l’histoire comparée des peuples », il a pu observer que si les Chinois possédaient « certaines institutions populaires et politiques d’une incomparable clarté », d’autres institutions étaient en revanche d’une « incomparable obscurité », à l’exemple de la « dignité impériale »15. La deuxième hypothèque est d’ordre politique ; elle réside dans les conseils de prudence politique véhiculés par la sagesse populaire : « Autrefois, la maxime secrète de beaucoup de gens, et même des meilleurs, était celle-ci : Cherche de toutes tes forces à comprendre les commandements de la Direction, mais seulement jusqu’à une certaine limite ; après, mets fin à tes réflexions »16. Même si le chroniqueur semble dire qu’il peut désormais parler librement (« On peut peut-être aujourd’hui en parler sans danger »17), les allusions à une possible violence politique suggèrent que la parole de l’enquêteur ou de l’historien pourrait ne pas être absolument libre d’entrave.
8Dans les deux textes, la difficulté d’accès à la vérité se matérialise dans la présence des murs. À chaque fois l’emblème politique de l’Empire est une fortification. Chez Segalen, le narrateur se complaît à évoquer l’architecture singulière d’une ville entourée « d’enceintes géométriques »18, fournit un plan de la ville qui fait apparaître les encastrements successifs balisés par des remparts de plus en plus infranchissables : Ville Tartare, Ville Impériale, Palais, Palais du Milieu19... L’imaginaire de Segalen est centripète : il converge vers le centre de la structure, le « milieu » isolé et protégé par une interminable série de murs et de cloisons. L’essence de l’Empire repose dans « la magie enclose dans ces murs..., où je n’entrerai pas »20 et dans la figure d’un Empereur dont on ne sait s’il règne ou s’il est retenu prisonnier dans « l’enclos où l’on avait muré sa personne, cette ville violette interdite, – dont les remparts m’arrêtent maintenant »21. La question de la clôture, de la fortification, de l’enfermement est donc le point de fixation du récit.
9Chez Kafka, l’imaginaire est centrifuge. Lorsqu’il est question du Palais, ce n’est pas pour se demander comment y entrer, mais comment en sortir : la parabole du message impérial démontre, dans un paradoxe digne de Zénon d’Élée, qu’il est tout simplement impossible pour le messager d’atteindre son destinataire :
Mais hélas, que ces efforts restent vains ! Et il est toujours à forcer le passage à travers les appartements du palais central ; jamais il ne les franchira, et s’il surmontait ces obstacles, il n’en serait pas plus avancé ; [...] et si enfin il se précipitait par l’ultime porte – mais jamais, jamais cela ne pourrait se produire – il trouverait devant lui la Ville Impériale, le centre du monde, la Ville qui a entassé les montagnes de son propre limon. Là personne ne pénètre, même pas avec le message d’un mort22.
10L’essentiel de l’attention de l’écrivain pragois se porte cependant moins sur la clôture du Palais impérial que sur l’édification d’une muraille à l’extérieur de la cité ; il s’agit encore de murs, de remparts, mais ceux-ci n’obéissent pas au dessein de cacher – ou plutôt : si ces remparts cachent quelque chose, ce n’est pas par leur présence, mais par leur finalité. Il s’agit donc d’interroger des intentions : l’approche de l’enquêteur est d’ordre généalogique et archéologique ; les remparts ne demandent pas à être percés, mais à être compris.
11Culte du secret, intentions cachées, murs infranchissables, palais inviolables, menaces à mots couverts : les obstacles à l’enquête sont si considérables qu’ils forcent les personnages à déployer des trésors de ruse ou d’inventivité pour capter des bribes de vérité échappées du Dedans.
12Chez Kafka comme chez Segalen, à une méthode unique succède bientôt une stratégie nouvelle, qui consiste à multiplier les chemins d’accès au mystère impérial.
13« Segalen », au cours du roman, met à l’épreuve divers modes d’accès au Dedans. Certains d’entre eux relèvent d’une approche méthodique et rationnelle, mais se révèlent bien vite inopérants. Ainsi le récit de l’Audience au Palais n’exprime-t-il que la déception de n’avoir rien vu : la voie directe est plus égarante qu’instructive. L’enseignement de Maître Wang, l’un de ses deux professeurs de chinois, lettré et familier du Palais, n’est pas davantage éclairant. Il n’a rien d’autre à proposer qu’une oiseuse érudition, qui se résout en manie taxinomique, en nomenclatures aussi dérisoires que mortes, qui ne trahissent qu’une passion de l’Ordre – quand « Segalen » est à la recherche de sensations fortes : son rapport à la Chine est un rapport de désir, donc de désordre.
14L’observation de la ville – directement, à partir des points de vue élevés23, ou indirectement, à travers l’étude des plans – apporte au personnage des satisfactions bien supérieures, semble-t-il : elle flatte un désir de maîtrise et de toute-puissance ; elle lui permet de « comprendre »24 la cité, en un sens spatial et intellectuel, sans lui permettre pour autant de la « pénétrer ». Il s’agit encore d’une approche abstraite, occidentale (le plan du palais qu’étudie « Segalen » est européen), qui ne permet pas encore l’intimité avec le Dedans. Dans cette mesure, René Leys apparaît comme un sauveur : c’est lui qui va réenchanter la Chine, en faisant parler le romanesque. Autrement dit, parti pour une enquête sur les derniers jours de Kouang-Siu, le narrateur opte durablement pour un accès romanesque à l’Empire, pour la voie de la fabulation. Ce choix n’est cependant pas accepté sans distance critique : à mesure que le roman avance, la conscience rationnelle, l’esprit logique et occidental du narrateur se réveillent, reprennent le dessus, procèdent à des vérifications... À la fin, le principe de réel semble définitivement l’emporter, par le surgissement de l’Histoire et la chute de l’Empire, sans que cependant le narrateur se résigne à trancher, à répondre, selon ses propres termes, par « oui ou non »25 à la question de l’imposture de René Leys.
15Au total, la démarche du narrateur confronté à l’énigme impériale semble constamment se mouvoir dans la zone de l’approximatif, – entre le possible, le plausible, l’incroyable et l’invraisemblable, l’incertain, le douteux... pour aboutir à une forme de dégagement sceptique. Il est clair que Segalen – l’auteur et le narrateur se confondent ici – semble choisir de se tenir à égale distance de la pure fantaisie romanesque et de la philosophie positiviste de la connaissance caractéristique de l’école naturaliste – la polémique antinaturaliste (le « Prix Concourt » et l’esthétique du « Document humain »26) traverse les dernières pages du roman. Clairement, le romancier choisit de suspendre la question de la connaissance objective, au profit du frémissement mythique. La Chine semble être de ces pays qu’on ne pénètre pas sans le secours de l’imagination.
16Dans le texte de Kafka, la démarche est tout aussi hybride et sinueuse. La narration n’est qu’en apparence plus homogène. L’enquêteur, certes, déclare que son « enquête est, en effet, uniquement historique »27 ; et il recourt de fait aux méthodes traditionnelles de l’historien : analyse des traces, examen des documents, critique des sources (« si j’évoque ce point, c’est parce que, dans les premiers temps de la construction, un savant a écrit un livre dans lequel il poursuivait très exactement ces comparaisons »28)... Les témoignages sont également convoqués, y compris le sien propre, puisque le narrateur a lui-même vécu l’époque héroïque de la construction de la muraille et fait appel à ses souvenirs d’enfance29 ; cette intrusion d’un « je » personnel, autobiographique, compromet partiellement l’apparence de distance et d’objectivité affectée au début de l’enquête. Mais plus encore, l’historien n’hésite pas à mobiliser pour sa démonstration des éléments dont la pertinence historique n’est pas même examinée : les témoignages incertains et les rumeurs, mais aussi les légendes, les paraboles, les mythes (la légende d’« Un Message Impérial » sert à exprimer le rapport entre l’Empereur et ses sujets30) –, des apologues dont certains semblent être indirectement inspirés par le pouvoir lui-même (ainsi, celui qui est censé enseigner de quelle manière on doit « réfléchir sur les ordonnances de la Direction »31). Ces éléments, qui se déploient dans la zone de l’incertain et de l’idéologique, sont quasiment dotés du même statut épistémique que les documents. Ce qui s’annonce d’abord sous les dehors de la scientificité se. révèle parasité par le mythe, et la voix de l’historien semble à son tour habitée par les multiples échos des croyances populaires et de l’idéologie impériale.
17Aborder la Chine, entreprendre de pénétrer ses mystères, semble donc exposer l’enquêteur à une série d’obstacles et le texte à des brouillages et des perturbations de tous ordres.
18L’enquête semble égarer celui qui la mène comme celui qui la lit, au point que son objet même devient incertain – et se déplace à mesure que progresse l’histoire. Ainsi, peu à peu, l’attention de « Segalen », d’abord fixée sur l’Empereur défunt et les mystères du Palais impérial, se porte sur son informateur : c’est René Leys qui finit par devenir la source d’intérêt, l’individu mystérieux, aussi impénétrable que les murs du Palais. Le transfert d’objet est plus flagrant encore en ce qui concerne Kafka ; le texte dérive insensiblement : l’interrogation sur la muraille conduit à un développement sur la Direction, lequel aboutit à une interrogation sur l’institution impériale. L’inachèvement du texte n’est pas un simple accident de parcours : comme souvent chez Kafka, l’impossibilité de conclure tient aussi à la nature même du propos, qui semble peu à peu se dérégler, tourner en rond, partir dans toutes les directions, incapable de répondre aux questions qu’il soulève. Du « harcèlement interrogatif »32 qui envahit le texte, aucune certitude n’émerge. Plus tard, on le sait, d’autres fragments composant la « matière chinoise » semblent reprendre cette méditation de zéro, multipliant les lieux, les narrateurs, les angles d’approche, – mais ne faisant qu’accuser l’effet de désorientation et de décentrage.
19Cette prolifération de points de vue, ce mélange des niveaux narratifs et intellectuels aboutissent dans l’un et l’autre cas à l’élaboration d’un texte aporétique, où les réponses sont suspendues, retardées, déjouées, ou purement et simplement récusées. Le texte de Segalen commençait par un décourageant renoncement (« je ne saurai donc rien de plus. Je n’insiste pas, je me retire... »33) ; il s’achève par un refus :
Et d’un geste machinal, relisant le premier feuillet du manuscrit, je souligne ces mots : « Je ne saurai rien de plus... je me retire... »
Et j’ajoute d’une tout autre écriture ... et ne veux rien savoir de plus34.
20Entre cette impossibilité de savoir et cette décision de ne pas savoir, que s’est-il passé ?
21Le texte de Kafka commençait lui aussi par une volonté de savoir ; il s’enlise finalement dans ses propres replis et digressions : pourquoi cet égarement ? Qu’est-ce qui, dans l’interrogation sur l’Empire chinois, provoque cet ébranlement du Logos – en tant que discours, raison, ordre ? Ou encore : quelle connaissance d’un autre genre que la connaissance positive interdit aux personnages de porter trop loin leurs investigations ? Ce renoncement au savoir n’est-il à son tour qu’un écran destiné à passer en contrebande un autre savoir sur soi-même et sur la cité ?
Au-delà des murs : failles et brèches
22Si les textes n’étaient que la description d’une clôture impénétrable (étanchéité des murs, secret de la Direction), le récit ne pourrait pas advenir. René Leys, l’étranger mystérieusement introduit au Palais, est celui qui, dans les enceintes de la Cité Interdite, ouvre une brèche où s’engouffrent le récit et le désir : celui-ci ne s’éveille ni dans la connaissance absolue de l’Empire, ni dans l’ignorance complète, mais dans l’entre-deux. Encore faut-il s’arrêter sur la nature singulière de cette brèche : la fable que met en œuvre René Leys est d’abord une intrigue politico-policière. L’initié, et initiateur, se dit policier, et même bientôt chef de la Police Secrète ; il rend compte des menaces imminentes qui pèsent sur le Régent. Autrement dit, le roman que bâtit le jeune homme se fixe sur les périls qui guettent la paix de l’Empire, renvoie à une inquiétude fondamentale sur la pérennité de celui-ci, sa solidité, ses assurances – or, cette inquiétude est celle-là même que nourrit Segalen, fasciné par l’exemple historique d’un Empereur malade et mélancolique dont il se fera le romancier dans Le Fils du Ciel. Plus encore, cette précarité de l’Empire est vérifiée, à la fin, non par René Leys, mais par l’Histoire elle-même, à travers la chronique des révolutions de 1911 et du décret d’abdication en faveur de Yuan Che-K’ai, qui place la Chine « presque en république »35. De l’intrigue fantasmatique imaginée par René Leys au verdict de l’Histoire, la différence n’est donc pas si grande qu’elle paraît au premier abord : ce dont il est question dans le roman, c’est bien de l’ébranlement d’un vaste édifice, d’une forteresse supposée imprenable et qui s’effondre comme un château de cartes.
23Dans le cas de Kafka, cette brèche est de deux ordres : il s’agit d’abord de l’allusion déjà mentionnée à la récente libéralisation politique de l’Empire (la « foudre a cessé de frapper »36) qui ouvre un certain espace à l’investigation intellectuelle ; mais la brèche d’où le récit tire son origine est aussi une faille d’ordre politique. L’enquête commence au moment où la Muraille est réputée achevée. Or, cette définitive consolidation de l’Empire n’est avancée qu’avec prudence : d’emblée la question de la construction fragmentaire est posée : pourquoi a-t-on choisi de construire la muraille par fragments de cinq cents mètres ? Pis encore : très vite s’insinue le soupçon, entretenu par les rumeurs publiques, que parmi les brèches causées nécessairement par ce mode de construction, certaines « n’ont jamais été fermées »37. Il faut alors en tirer les conséquences. La première est que la muraille n’est pas un rempart efficace contre les Nomades du Nord, contrairement à sa destination supposée ; la muraille apparaît comme une sorte de dérisoire et perméable « ligne Maginot » avant la lettre et l’inexpugnable Empire du Milieu comme un tigre de Papier :
Le mur était, en effet, destiné – selon la conviction généralement répandue et admise – à protéger le pays contre les peuples du Nord. Mais comment une muraille pourrait-elle protéger si elle n’est pas construite de manière continue ? Non seulement un mur de cette sorte n’est pas capable de protéger, mais la construction elle-même est en perpétuel danger. Ces fragments de muraille, abandonnés dans des régions désertiques, peuvent à tout moment être aisément détruits par les nomades38.
24Ajoutons que cette menace, de virtuelle qu’elle est dans Lors de la construction de la Muraille de Chine, devient très concrète dans Un vieux parchemin, où un savetier, tenant boutique en face du Palais impérial, rapporte l’invasion de la capitale par les nomades du Nord et se fait le chroniqueur minutieux et terrifié de leur innommable barbarie39.
25La seconde conséquence est une interrogation du narrateur sur les motivations secrètes de la Direction. Les brèches de la muraille creusent une autre brèche, cette fois dans l’histoire officielle, – dans la propagande – et amènent le narrateur à s’aventurer dans une série d’hypothèses et de spéculations, jusque dans des zones périlleuses, puisqu’elles incitent à mettre en doute certains des fondements mêmes de l’institution impériale.
26Ainsi, les deux récits se construisent-ils sur des failles, s’engouffrent dans les espaces laissés imprudemment vacants par l’Empire : la méditation et la rêverie ne portent pas tant sur du plein que sur du vide, sur des clôtures que sur des fissures. Pour Kafka comme pour Segalen, l’Empire – en dépit de sa superbe – est fragile, exposé à tous les dangers intérieurs et extérieurs : le rêve, la réflexion critique, l’Histoire elle-même le menacent de toutes parts de dissolution. La fascination porte, chez Segalen, sur un Empire agonisant ; chez Kafka, la force dissolvante de la méditation historique s’exerce, plus discrètement, mais avec une force égale, sur les mythes fondateurs de l’Empire. Quelle est cependant la nature exacte et l’étendue de ces investigations ? Qu’est-ce qui, précisément, filtre à travers ces brèches ? Qu’est-ce qui, au juste, s’ébranle ? Il me semble qu’on voit ici se dégager deux lectures possibles : la première, d’ordre psychologique, la seconde, d’ordre politique.
La crise de l’identité : failles et fissures dans « l’Empire du soi-même »
27En tant qu’ils provoquent, sollicitent l’imagination, les murs opaques de l’Empire informent sur le sujet imaginant : à quel type de représentations donne prise le mystère impérial tel qu’il est réinventé par les personnages ? Dans les deux œuvres, la rêverie sur l’Empire révèle celui qui rêve avant de révéler l’objet du rêve : quelle est cette Chine imaginaire, cet Empire intérieur que visent les deux auteurs ?
28Le texte de Kafka autorise-t-il une lecture métaphorique de l’Empire chinois comme figuration d’un conflit intérieur ou d’un fantasme psychologique ? Les indices textuels sont relativement ténus. L’un d’entre eux cependant ne peut être négligé. Dans Un vieux parchemin, relatant l’occupation de la ville par les nomades, entre mille autres traits de sauvagerie (ils « campent à la belle étoile pour obéir à leurs penchants, car ils détestent les habitations. Ils passent leurs journées à affûter leurs épées »40, ils mangent de la viande crue – détail dont Claude David souligne à juste titre qu’il constitue pour Kafka « le comble de l’horrible »41), il est dit que ces nomades ne parlent pas le chinois et possèdent une langue pour le moins fruste : « Pour se comprendre entre eux, ils crient comme les choucas »42. L’allusion au choucas ne vient pas par hasard : cet oiseau est un emblème identitaire43. La notation inopinée aboutit donc à un renversement de perspective : le barbare n’est plus ici l’étranger, l’autre : il renvoie à soi-même, l’altérité est intérieure. Prendre au sérieux ce détail c’est retrouver un paradoxe fameux de Kafka : être à la fois du côté de la volonté de destruction de l’ordre (du Père, ici figuré par l’Empereur) et du côté de sa préservation ; occuper le rang d’adjuvant et d’opposant : « dans ton combat entre toi et le monde, seconde le monde ». La Ville impériale assiégée par les barbares, sous le regard impuissant de l’Empereur et de ses sujets, se change ainsi en un gigantesque théâtre intérieur où l’écrivain participe sans l’avouer à la destruction de ses propres assises, à la mise en scène de sa propre défaite. Pas plus que l’architecture de son « terrier » (Bau) ne met l’animal à l’abri de ses ennemis, les murailles ne sont suffisamment imperméables pour interdire l’accès de la capitale aux barbares. Ainsi, à travers la fable chinoise, c’est la lutte entre des instances conflictuelles au sein de l’identité personnelle qui se donnerait à déchiffrer.
29Que le « Dedans » soit l’objet d’un investissement métaphorique et fantasmatique est plus manifeste encore dans le cas de l’œuvre de Segalen. René Leys ne peut en rien être réduit au rôle de manipulateur ou de mystificateur. À la fin du livre, relisant ses notes, le narrateur prend conscience du tandem singulier qu’il formait avec son mentor : il se rend compte qu’il a soufflé au jeune homme l’essentiel de son affabulation ; le professeur ne fait que répondre à une demande tacite de son disciple, exécute un programme fantasmatique dont les grandes lignes ont été dessinées par le narrateur. On ne compte plus les effets de mimétisme, de contamination, les jeux de miroir et d’échos entre René Leys et son disciple zélé. Tout se passe comme si ce dernier, désireux de rêver la Chine – au moment où l’Empire donne des signes de faiblesses, où il menace de s’abâtardir sous la funeste influence européenne – exhortait implicitement son initiateur à lui faire vivre par procuration une aventure chinoise digne de ses fantasmes.
30En quoi d’ailleurs, il convient une fois de plus de récuser toute identification hâtive, malgré l’homonymie et les sources autobiographiques du roman, entre le narrateur-diariste et l’auteur. Car cette projection fantasmatique, hautement subjective, sur l’objet étranger, ne correspond qu’assez mal aux exigences formulées par l’auteur de l’Essai sur l’exotisme ; et surtout, le « roman secret et policier »44 qu’invente René Leys ressemble à bien des égards à un exotisme de quatre sous. En somme, si ce René Leys terriblement ignorant (il n’a jamais entendu parler de Marco Polo), au goût littéraire assez fruste (« il relit Paul Féval »), était romancier, il ne vaudrait guère mieux que ce Pierre Loti auquel « Segalen » ne cesse de décocher des traits45. Plus encore, René Leys – le narrateur ne cesse de le rappeler avec condescendance – est un « fils d’épicier » : or, que fait-il donc sinon « vendre » des sensations, de l’exotisme à bon marché, à son élève qui ne demande qu’à être bluffé ? Tout se passe comme si Segalen acceptait cette fois de jouer le jeu du spectateur naïf, – consentant temporairement à s’assimiler au lecteur de roman populaire, d’entrer dans le jeu d’un récit d’assouvissement (il n’y est question que de meurtre et d’érotisme). Le narrateur devenu narrataire d’un récit sur mesure, décide de passer avec indulgence sur les incohérences et les ficelles un peu grosses du conteur : si la tenue littéraire fait défaut, elle est largement compensée par la jouissance fabulatrice, « l’euphorie du récit » (Jean Ricardou), la charge émotionnelle et les résonances fantasmatiques qu’elle met en œuvre.
31Sur ces résonances fantasmatiques, tout a été dit par la critique. On ne s’attardera pas sur les faits, qui parlent d’eux-mêmes. Il s’opère insensiblement dans le récit de René Leys une série d’infléchissements : l’intrigue, de politique qu’elle était (il s’agissait de déjouer des complots contre le Régent), devient peu à peu presque exclusivement érotique (les aventures amoureuses de René Leys et de l’Impératrice, veuve de Kouang-Siu). Au fil du récit, la « pénétration » des secrets de l’Empire prend un sens presque exclusivement sexuel. René Leys avait d’abord conté à « Segalen » la singulière nuit de noces de l’Empereur Kouang-Siu – qui s’endort sur son épouse avant toute consommation – avant de confesser son propre dépucelage auprès de l’Impératrice : la « pénétration de la Chine » passe par celle de l’Impératrice. Le Dedans, c’est aussi celui du « lit » et du sexe féminin46... « Segalen » était déçu, au début de son livre, de n’avoir « levé aucun secret d’alcôve »47 ; le voilà désormais comblé avec ces deux récits, dont le premier s’apparente à une scène primitive, et le second à l’accomplissement d’un fantasme œdipien.
32Ce n’est pas tout. La plupart des commentateurs ont décelé la prégnance d’un imaginaire homosexuel dans le récit. L’homosexualité du jeune René Leys est presque transparente -son absence manifeste de désir pour les femmes, ses nombreux « amis » font peser sur lui tous les soupçons – comme est clairement lisible la propre attirance de « Segalen » pour l’éphèbe. L’atmosphère homosexuelle du roman se révèle sur fond d’une peur quasi obsessionnelle de la castration et d’une phobie de la femme (quand les femmes ne sont pas des tueuses virtuelles – l’Impératrice est un moment soupçonnée de comploter contre le Régent –, elles appartiennent à la « Police Secrète »). Bref, dans le Dedans de l’Empire régnent les femmes – au milieu des Eunuques. On se souvient d’ailleurs du portrait de Kouang-Siu dans Le Fils du Ciel : celui d’un Empereur entièrement dominé par la figure écrasante et castratrice de la « Douairière ». Mieux, cet Empereur pathétique qui fascine « Segalen » est lui-même féminin, un « Empereur Femme »48.
33Il n’est pas fortuit que, dans cette quête, l’initiateur soit un adolescent fragile, en proie à des terreurs nocturnes, orphelin de mère, vivant le drame d’un remariage paternel : dans tout le récit court un questionnement sur la filiation – qu’est-ce qu’être un fils, de qui est-on le fils ? – et l’Empereur lui-même, « fils du Ciel », doit vivre une identité impossible, sacrificielle, parce qu’il relève d’une double généalogie, réelle et légendaire, humaine et divine.
34On comprend mieux dès lors le rapport ambivalent à la vérité que noue le narrateur dans le roman. Dans l’enclos des murailles du Dedans se joue pour Segalen un scénario fantasmatique dans lequel se retrouvent tout à la fois le mystère de l’origine (la scène primitive), la défaillance du père, l’impérieuse puissance maternelle (le « phénix » femelle49), – et le secret de sa propre féminité. Comment s’étonner, dans ces conditions, que – à l’instar de l’enfant face aux secrets de la sexualité dans les théories freudiennes – le personnage désire et ne désire pas savoir50 ? La curiosité envers ces figures de l’altérité que sont l’Empereur et l’Impératrice, s’arrête au moment même où elle pourrait être satisfaite, retenue par le sentiment inquiétant que cette altérité renverrait peut-être in fine aux propres fissures de son identité. Ainsi a-t-on pu analyser la fonction très particulière de l’ironie dans le texte : elle permet dire sans assumer pleinement, de jouer sur les tableaux de la crédulité et du doute, de l’adhésion et de la distance – en somme, elle est la forme même du déni, exemplaire d’une identité en crise, qui refuse de trancher.
35C’est ainsi que cet Empire qui devrait en principe représenter l’altérité absolue, le « tout autre », finit, comme par un choc en retour, par ramener au narrateur (via René Leys), aux troubles de son propre moi. Dans un remarquable article, Bruno Gelas a montré chez Segalen cette articulation entre le même et l’autre, entre identité et altérité. Derrière la passion de l’altérité, il y a une fuite de soi ; derrière le désir du divers, de la différence, il y a la sourde et inavouée nostalgie de l’inité51. Les murs du Dedans figuraient une identité invulnérable, idéal de permanence à soi-même, d’autant plus forte qu’elle est soustraite au regard inquisiteur, dérobée à toutes les curiosités, à l’abri de toute altération. Les révélations de René Leys ont donc à cet égard une fonction ambivalente : elles satisfont un désir irrésistible de voir et de connaître, une curiosité irrépressible ; mais en même temps, elles exposent des déchirures angoissantes au sein d’un ordre sacré, d’un mythe rassurant ; elles révèlent des « secrets de famille » dont le premier intéressé, au fond, ne veut rien savoir. La célèbre formule de Segalen : passer de « l’Empire du Milieu à l’Empire du soi-même » ne signifie pas seulement que l’Empire est une métaphore du moi et que l’Autre renvoie au Même ; mais aussi que ce qui est en jeu, c’est l’empire sur soi-même.
Le rêve et l’Histoire (Segalen)
36Il serait cependant hâtif d’en conclure que la fable impériale n’est qu’un prétexte à l’épanchement de soi ou à la figuration d’un drame intérieur. Si l’Empire, dans l’œuvre de Segalen, est une représentation – au sens presque schopenhauerien –, cette représentation dit encore, malgré son caractère subjectif, mythique, illusoire ou tronqué, quelque chose de significatif sur le réel qu’elle vise. C’est ce que nous enseigne la description, dans René Leys, de la cité impériale, qui est l’objet d’un triple investissement imaginaire.
37La première métaphore dominante est celle de l’échiquier. Pékin est une ville « dessinée comme un échiquier tout au nord de la plaine jaune »52 ; l’image revient à intervalles réguliers : la « ville échiquière » impose un itinéraire qui prend le « dessin d’une “marche de cavalier” »53 ; plus loin, décrivant sa participation au scénario de René Leys, « Segalen » écrit :
Je joue dans son jeu. Je prends parti : le parti de nos Mandchous aux belles Cités Interdites. Et j’observe les règles du jeu. J’étudie de nouveau par avance la marche de chacun des pions54.
38Cette métaphore de l’échiquier est bientôt associée, au milieu de l’œuvre, à celle du Palais comme « ruche » :
Les bâtiments, les cours, les espaces, les Palais du Palais sont là, schématiques et symétriques comme des alvéoles [...] l’esprit est le même : la ruche a travaillé dans la cire pour un seul de ses habitants, – une seule, la Femelle, la Reine. Quatre cent millions d’hommes, [...] pas plus différents entre eux que les travailleuses de la ruche, ont aggloméré ceci : des cases d’échiquiers, des formes droites et dures, des cellules dont l’image géométrique [...] n’est pas autre que le « parallélépipède » rectangle ! Mais, protégé, abrité, défendu contre les incursions barbares... en l’honneur du seul habitant mâle de ces Palais, – Lui, l’Empereur55.
39Enfin une troisième image domine la fin de l’œuvre. René Leys apprend en effet à son disciple l’existence d’une nouvelle dimension de la ville : celle de la profondeur. La ville plane, construite comme un échiquier, comporte des voies souterraines – et le nom même de Pékin, selon René Leys, n’est inscrit que « dans la ville “Intérieure”, sous la route qui mène du Péi-T’ang au Péi-t’a... »56. L’information sonne pour le narrateur comme une révélation, ouvrant des perspectives aussi palpitantes qu’angoissantes :
Il m’initie et m’admet « en profondeur ». Pei-king n’est pas, ainsi qu’on pouvait le croire, un échiquier dont le jeu loyal ou traître se passe à la surface du sol : il existe une Cité souterraine, avec ses redans, ses châteaux d’angles, ses détours, ses aboutissants, ses menaces, ses « puits horizontaux » plus redoutables que les puits d’eau, potable ou non, qui bâillent en plein ciel... Le tout, si bien décrit, qu’il parvient à me faire frissonner moi-même57.
40Ces trois images clés semblent obéir à une loi d’analogies et d’oppositions, qui mettent en jeu une dialectique de l’ordre et du désordre, mais aussi du masculin et du féminin.
41La métaphore de l’échiquier semble d’abord souligner une des composantes essentielles du mythe impérial : celle de l’Ordre. L’échiquier représente ici l’utopie d’une cité « géométrique »58 – on songe bien sûr à Thomas More ou à Campanella –, organisée autour de règles immuables, émanation terrestre d’un cosmos ordonné, d’une hiérarchie céleste. Image d’une société entièrement hiérarchique tournant autour d’un roi et d’une reine – où l’on envoie les pions se faire sacrifier en première ligne : n’est-il pas dit que Pékin a été « voulue pour elle-même », indépendamment de l’intérêt de « ses parasites les sujets chinois »59 ? L’association à la ruche se comprend alors aisément, dans la mesure où, depuis au moins Mandeville et la Fable des abeilles, la ruche apparaît comme une des figurations privilégiées d’une société ordonnée, dans laquelle chaque élément travaille aveuglément à l’harmonie du Tout. On repère toutefois un premier infléchissement puisque le narrateur est en quelque sorte contraint de faire subir une torsion à la logique métaphorique en substituant un souverain mâle (l’Empereur) à la souveraine femelle (la reine des abeilles). Dès lors, la métaphore en dit plus long que le discours explicite, puisqu’elle semble montrer que, derrière la symbolique masculine, paternelle, du souverain, se dissimule la figure de la Reine Mère.
42À vrai dire, envisagée à travers cette interprétation, la métaphore de l’échiquier est elle-même ambivalente. Aux échecs, le roi est la pièce la plus précieuse, au centre de toutes les convoitises, mais la reine est le personnage le plus puissant – elle combine les pouvoirs de la tour et du fou, à l’exclusion de celui du cavalier (et il n’est pas fortuit que les évolutions à cheval de René Leys et du narrateur fassent l’objet de développements hautement érotisés : c’est le lieu où s’affirme une virilité mise à mal par ailleurs).
43Plus encore, la métaphore du jeu d’échecs, – si elle représente à certains égards un ordre social dans lequel chaque élément est à sa place, déterminé à des fonctions immuables, un cosmos théologico-politique – peut s’inverser en une image plus inquiétante : il y est question, constamment, de la mort du roi, de la mort du père (« échec est mat » signifie « le roi est mort »). Si la ville est une ville échiquière, c’est parce qu’en ses murs se joue et se rejoue sans cesse le sacrifice du roi, dimension dont « Segalen » semble avoir l’intuition dès le début du roman, lorsqu’il évoque la mort de Kouang-Siu :
Je suis sûr qu’il est mort comme personne ne meurt plus : de dix maladies toutes naturelles, mais avant tout de cette onzième, méconnue, – qu’il fut Empereur, – c’est-à-dire la victime désignée depuis quatre mille ans comme holocauste médiateur entre le Ciel et le Peuple sur la terre60.
44D’une certaine manière, la dernière image, celle de la ville souterraine, celle de la « Cité Profonde en ses cavitations de la terre »61 fait entièrement basculer la représentation de Pékin du côté du féminin et de la mort. La cité impériale qui ne porte pas son nom, sinon dans ses entrailles (« les deux caractères “Pei-king” sont inscrits, quelque part, dans la ville »62), est une Cité-Femme. Ces métaphores souterraines expliquent que l’une des obsessions de « Segalen » comme de René Leys soit celle des puits, des trous sans fond, dans lesquels on est toujours menacé de sombrer63.
45Échiquier, ruche, ou cité souterraine : toutes ces images travaillent à faire de la Cité impériale une ville tout à la fois menaçante et menacée, despotique et fragile, écrasante et précaire, dans la mesure même où elle se veut le fragile point d’équilibre entre le ciel et la terre, l’éternité et l’Histoire, le masculin et le féminin. L’un des intérêts majeurs de ce roman est précisément de se situer, historiquement, au moment où cet équilibre bascule. Le destin de René Leys est en ce sens emblématique de celui de l’Empire. Le jeune homme s’effondre sous le double poids du scepticisme croissant de « Segalen » et de l’Histoire en marche. Dès que la foi du narrateur se fissure, dès que le doute gagne, le jeune homme se défait, meurt de ne pouvoir maintenir longtemps l’illusion de sa toute-puissance ; mais c’est aussi le cas pour l’Empire tout entier. Durant les deux tiers du roman, la fonction de René Leys a été précisément de sauvegarder la fiction de l’Empire chinois ; le dernier tiers vient rappeler que cet Empire n’existe plus. À mesure qu’avance l’Histoire réelle (avec ses révolutions, avec l’arrivée de la République), l’Empire se déréalise – le narrateur en vient à s’interroger si « cette ville et son nom détiennent une existence solide, foncière, autre que légendaire et historique »64, ou si l’Empire et le Palais tout entier ne sont décidément pas un rêve d’historien »65.
46Très tôt, Segalen note que le « palais actuel [...] ne contient plus qu’un grand vide, et pas une majesté. – Pas de “successeurs”, pas d’héritiers. – Des simulacres... »66 ; lorsque, convié à une Audience, il entre au Palais, c’est encore le « vide », que masque et meuble le luxe des décorations67, qui frappe le visiteur. Vacance du pouvoir, vacuité d’une Cité Impériale qui ne semble plus habitée que par des acteurs de second rang, vanité d’un « Palais de songes »68 qui s’effondre à la fin comme un château de cartes, « fumée dansant sur une écume de non-sens »69 : « Si la sacralité même du Milieu implique le secret, clé du mystère, une intuition traverse René Leys comme le Fils du Ciel, celle de sa vacuité... Le Centre est aussi le lieu de l’Absence »70. René Leys n’a-t-il pas prévenu son ami qu’à l’endroit où le nom de Pékin est inscrit, « cela sonnait creux »71 – comme ses propres affabulations ? C’est pour avoir, peut-être, approché cette vérité désenchantée que « Segalen » finit par quitter une ville qui « n’est plus l’habitat de [ses] rêves » et dont il doute « d’y avoir jamais désiré entrer »72.
Utopie collective ou projet totalitaire (Kafka)
47Cette dialectique de l’absence et de la présence, du vide et du plein, du céleste et du terrestre, du féminin et du masculin est familière aux lecteurs de Kafka, – on pourrait montrer qu’elle opère en particulier dans Le Château. Les textes de La Muraille de Chine font apparaître des mécanismes très analogues, à ceci près que leur dimension proprement politique est plus accusée encore. La méditation porte ici sur le destin d’une collectivité nationale. Selon des modalités qui lui sont propres, le texte de Kafka fait subir au mythe impérial un travail de sape tout aussi radical.
48Le chroniqueur ne cesse de s’interroger, comme en se jouant, sur la nature exacte et sur l’étendue réelle du pouvoir impérial. Le texte joue sur des effets d’ironie et de distance parfois presque imperceptibles. L’Empire y apparaît, comme chez Segalen, comme un singulier composé de force et de faiblesse. L’insistance y est tout aussi sensible sur la double nature de l’Empereur, pris entre son humaine condition et son statut divin :
L’Empereur en tant que tel, l’Empereur quant à lui, est si grand qu’il dépasse tous les étages du monde. Mais l’Empereur vivant, un homme semblable à nous, est couché comme nous sur un lit de repos, qui peut-être est cependant étroit est court. Comme à nous, il lui arrive d’étirer ses membres, et, s’il est très las, il bâille avec sa bouche au dessin délicat. Mais comment le saurions-nous – à des milliers de milles dans le Sud – nous qui vivons presque aux confins du plateau du Tibet73 ?
49Même si la thèse de la double nature (« L’Empire est immortel, mais chaque Empereur tombe et s’écroule »74) est exposée ici avec déférence, – on songe aux réflexions de l’historien germano-américain Ernest Kantorowicz sur l’institution de la royauté dans Les deux corps du Roi – le travail de l’ironie se fait sentir dans l’insistance portée par le narrateur sur l’éloignement spatial : il devient impossible d’écarter l’hypothèse que la divinité de l’Empereur tienne précisément à son caractère lointain et inaccessible. L’étendue démesurée de l’espace produit ainsi une dissolution presque totale de la temporalité et du sens historique. C’est ce qu’implique la série de développements sur l’immensité du territoire chinois, où les décrets ne parviennent aux sujets que des décennies après leur promulgation ; le chroniqueur n’apprend la construction de la Muraille de Chine que trente ans après le début des travaux75. Faut-il s’étonner alors que l’Empire se prévale d’une légitimité étemelle – « La Direction a sans doute au contraire existé de tout temps, de même que la décision de construire une muraille »76 – ? Dans la Chine imaginée par Kafka, l’aura d’éternité n’est peut-être qu’un effet de l’inconcevable lenteur des transmissions77.
50L’éternité impériale s’en trouve marquée d’un signe létal. Le travail imaginaire sur l’espace impérial conduit Kafka à des pages très suggestives sur le gouvernement des morts : dans les villages éloignés du centre, ce sont les Empereurs anciens et les dynasties défuntes qui continuent de régner78. On rejoint là l’un des motifs majeurs de l’univers imaginaire de Kafka, mis en lumière en particulier par Marthe Robert (L’Ancien et le Nouveau) : la tyrannie sourde du passé sur le présent. Kafka fait de l’anachronisme la clé de voûte de sa vision de l’Histoire.
51Cette structure particulière de l’espace-temps impérial conduit à des effets de sens profondément ambigus. Le même éloignement qui divinise l’Empire et lui donne son aura sacrée confère à ces villages une autonomie presque totale : le pouvoir central est abstrait, inimaginable, et se trouve de fait privé de toute emprise effective. Incidemment le chroniqueur avance une idée presque sacrilège : « Si l’on voulait conclure de tous ces faits qu’au fond nous n’avons pas d’Empereur, on ne serait pas très éloigné de la vérité. J’en reviens toujours là : il n’existe peut-être aucun peuple plus fidèle à l’Empereur que le nôtre, mais cette fidélité ne profite pas à l’Empereur. [...] Pékin est aussi étranger aux gens du village que la vie d’outre-tombe79 ». C’est ainsi que, comme l’a déjà montré Muriel Philibert, l’isolement géographique des villages apparaît paradoxalement à la fois comme un motif d’arriération politique et de protection bienheureuse contre les empiètements de l’Empire ! La « vie en quelque sorte libre et sans règle »80 du village peut presque y apparaître comme un îlot de liberté, ou de résistance passive.
52Presque. Car la description si singulière de la vie loin de l’Empire encourage à lire autrement le récit fondateur de la « construction » de la muraille de Chine ; nous sommes invités en quelque sorte à lire un autre texte sous le texte officiel. Sur cet arrière-plan que nous venons sommairement de délimiter (un Empire lointain, des villages disséminés), deux histoires parallèles – celle d’un État et celle d’un peuple – semblent chercher à se dire.
53D’un côté, le texte de Kafka laisse deviner les mobiles non dits de la construction de la muraille : il s’agit, pour un gouvernement qui, « dans le plus ancien Empire de la terre [...] ou bien n’a jamais été en mesure de donner à l’institution impériale une clarté suffisante [...] ou bien [...] a négligé de le faire »81, d’assurer enfin son... empire sur la population. Même s’il convient de se garder de tout anachronisme, force est de reconnaître que le pouvoir impérial que décrit Kafka en 1917 semble déjà dominer admirablement les techniques d’enrégimentement de masse dont le siècle à venir fournira de riches exemples. On peut rappeler ici les analyses d’Hannah Arendt sur le mouvement totalitaire : celui-ci suppose d’une part que le pouvoir puisse compter sur des masses immenses, matière première d’une mobilisation générale, et que d’autre part ces masses soient informes, désorganisées, prêtes à tout aliéner au parti... ici représenté par la Direction. Celle-ci exerce sur la population un pouvoir sans limites, que Kafka décrit en des termes qui ont pu évoquer à bien des lecteurs les techniques de domination totalitaire :
Nous autres – je parle ici sans doute au nom de beaucoup de gens – n’avons pris conscience de nous-mêmes qu’en ressassant les ordonnances de la Direction suprême, et nous avons compris que, sans la Direction, ni notre sagesse scolaire ni notre intelligence humaine n’auraient suffi pour accomplir l’humble fonction qui était la nôtre à l’intérieur du grand Tout82.
54Cette Direction, que le narrateur dit inspirée par les « mondes célestes »83, se voit remettre les pleins pouvoirs non seulement sur les corps mais sur les esprits :
Pourquoi donc, s’il en est ainsi, abandonnons-nous notre pays natal, la rivière et ses ponts, notre mère et notre père, notre épouse en larmes, nos enfants à instruire [...] Pourquoi ? demande à la Direction. Elle nous connaît. Elle qui agite de si grands soucis, elle sait qui nous sommes [...]84.
55Le discours du chroniqueur, certes, semble ici excessivement codé : la forme d’ironie que véhicule le texte de Kafka tient précisément ici85 à la surenchère dans la reprise de la propagande officielle. C’est en reprenant littéralement les mots mêmes de l’idéologie impériale que le texte insidieusement les mine, laissant transparaître la mainmise totalitaire d’un pouvoir désireux d’unifier son peuple autour d’un dessein collectif.
56Le projet totalitaire cependant nécessite, de l’autre côté – celui du peuple – l’acceptation de cette aliénation collective. Il faut ici prêter attention à la description, par le chroniqueur, de l’exaltation populaire :
Semblables à des enfants [...], ils prenaient alors congé de leur pays natal ; la joie de travailler à nouveau au grand œuvre national devenait invincible. [...] Sur tous les chemins, des groupes, des oriflammes, des drapeaux ; jamais ils n’avaient vu à ce point combien leur pays était grand, riche, et aimable. Tout paysan était un frère pour lequel on construisait une muraille protectrice [...] Union ! Union ! On était cœur contre cœur, le peuple entier formait une immense ronde ; le sang n’était plus enfermé dans les limites misérables du corps, il s’écoulait délicieusement à travers la Chine immense avant de revenir à son point de départ86.
57L’évocation est de nouveau surcodée, difficile à interpréter. L’enthousiasme tient ici à l’élan unitaire, lié à la conscience de soi naissante d’un peuple jusque-là dispersé aux quatre vents et sans véritable identité nationale. Il est clair qu’y résonne la problématique très contemporaine, pour Kafka, de l’identité nationale ou communautaire. On retrouve la métaphore organiciste déjà repérée chez Segalen, – cette même fascination de l’unification d’une communauté, au-delà de toute atomisation. Si la Chine impériale fascine dans les deux cas, c’est peut-être d’abord qu’elle apparaît, par son territoire démesuré et son immense population, comme un dépassement possible du principe d’individuation. C’est ce qui fait dire à certains interprètes que tout n’est pas négatif dans l’expérience en cours : elle sortirait les masses informes de leur torpeur en vue d’un accomplissement collectif. Encore faut-il préciser que le texte donne moins à voir l’émergence d’une communauté qu’un déracinement généralisé – qui rappelle ce que Hannah Arendt a désigné comme « l’humanité désolée » (c’est-à-dire arrachée à son sol) du régime totalitaire – au service d’une stratégie d’asservissement. La positivité supposée du grand œuvre national est en outre grevée d’une série de soupçons. Anne Philibert a raison de relever que la métaphore du sang et du sol – outre ses résonances avec l’idéologie völkisch, celle des communautés organiques, « naturelles »– peut renvoyer, à mots couverts, à la somme des sacrifices humains impliqués dans l’édification de la muraille. Le peuple qui prend conscience de lui-même, comme le suggèrent les images (« semblables à des enfants », la « ronde »), peut aussi apparaître infantilisé, manipulé au nom d’intérêts qui ne sont pas les siens. Rappelons que, loin de la capitale, les compatriotes du chroniqueur n’ont rien à craindre des nomades87 et qu’en tout état de cause, la muraille serait inefficace, car pleine de trous. Tout obéit donc à un motif connu de la seule direction – et dont les paradoxes mettent le chroniqueur au rouet :
La construction fragmentaire entrait dans les vues de la Direction. Mais la construction fragmentaire n’était qu’un expédient mal adapté à son objet. La conclusion s’impose donc que la Direction voulait qu’il fût mal adapté. – Étrange conclusion88 !
Fascination d’un peuple pour son unité projetée dans la Direction ou l’Empire ; manœuvres d’un pouvoir pour parvenir à la domination totale : ce n’est là qu’une interprétation parmi d’autres d’un récit qu’on doit se garder de figer dans une leçon trop simple. Mais elle fait sans doute partie des suggestions les plus fortes de ce texte ; comme dit le chroniqueur lui-même, dans une formule déjà citée – « on peut peut-être aujourd’hui en parler sans danger »...
58En guise de conclusion, il peut être utile de souligner un dernier élément commun aux textes de Kafka et de Segalen : ce qu’on pourrait désigner comme le « devenir livre » de la Chine. À la fin du roman de Segalen, que reste-t-il de la Chine ? Plus rien, ou presque, du mythe de l’Empire du Milieu, assassiné par l’Histoire ; mais il reste un doute, auquel le narrateur semble donner une dernière chance. Les hésitations de « Segalen » à traiter de mensonge les affabulations de René Leys tiennent, on le sait, à la conviction qu’il y a une sorte de vérité dans la fidélité du jeune homme à sa fable : pas une vérité pour les logiciens, mais une vérité « à la chinoise »89 ; exactes ou inventées, les confidences de René Leys « habitaient vraiment un Palais »90. Plus encore : c’est le fabulateur lui-même qui avait conseillé à « Segalen » de poursuivre la rédaction de son journal – alors même qu’il savait que ses histoires y tenaient sans doute la première place (« je me souviens qu’il n’en ignorait pas l’existence : lui-même m’avait prié de la continuer avec soi »91). Risquons l’hypothèse : René Leys ne disparaît que quand il est assuré de s’être transformé en livre, d’être devenu roman. Il meurt du reste empoisonné par un poison au titre évocateur, puisqu’il évoque encore l’écriture : « il aurait fait usage de “feuilles d’or”, mort impériale... et tout à fait de la couleur de ses récits... »92. Si, comme symbole collectif, le mythe chinois a été définitivement mis à mort par l’abdication de l’Empire, l’imaginaire (individuel) de la Chine survit, maintenu vivace par la grâce de la mort d’un « fils d’épicier belge », – qui, dans ce jeu d’échecs littéraire, tenait à la fois le rôle du cavalier et du fou, sacrifié à l’autel d’un Empire défunt.
59Quant à la Chine de Kafka, elle n’était dès le départ qu’une Chine de papier, qu’un texte. Le tour de force de l’écrivain est de s’être saisi librement d’un « lieu de mémoire » tout à la fois chinois et universel pour le faire revivre comme prétexte littéraire d’une interrogation sur le monde. Ce qui, dans l’Histoire, devait assurer les assises, la sécurité militaire et politique de l’Empire devient, en littérature, le point de fracture de toutes les certitudes politiques et ontologiques : celles du monde, de l’État, du peuple – toujours pressés d’aboutir à des unifications factices ou approximatives, à des totalisations oppressives – mais aussi celles de l’écrivain lui-même, qui se perd dans un texte qui n’est que conjectures jamais closes. C’est ainsi que le récit tout entier, fragmenté, inachevé, devient lui-même une muraille de Chine sur laquelle, à son tour, le lecteur projette ses inquiétudes et ses soupçons.
Notes de bas de page
1 Henry Bouillier, préface de René Leys, in Victor Segalen, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Henry Bouillier, coll. Bouquins, Robert Laffont, tome 2 (Cycle chinois, cycle archéologique et sinologique), 1995, p. 455. Nos références à René Leys sont tirées de l’édition Gallimard, coll. L’imaginaire. La première parution du roman date de 1922, trois ans après la mort de Segalen. Abréviation pour René Leys : RL.
2 On peut regrouper ainsi les textes appartenant à la « matière chinoise » de Kafka. Les premiers textes datent de mars 1917. Le principal fragment est Lors de la construction de la muraille de Chine (Beim Bau der chinesischen Mauer) (publication posthume en 1931) ; ce fragment contient la parabole Un Message impérial (Eine kaiserliche Botschaft), publié par Kafka dans le recueil Ein Landarzt, en 1919. Notre contribution portera essentiellement, mais non exclusivement, sur cet ensemble, le plus connu, d’une longueur approximative de 15 pages. Il faut y ajouter deux texte de deux pages : Un vieux parchemin (Ein altes Blatt), publié dans le même recueil qu’Un message impérial, et Le coup frappé à la porte du domaine (Der Schlag ans Hoftor), publié à titre posthume en 1931. Plus tardivement (à l’automne 1920) ont été écrits : La Requête (Die Abweisung, littéralement : Le Refus) (6 pages), Au sujet des lois (Zur Frage der Gesetze) (2 pages), La Levée des troupes (Die Truppenaushebung) (2 pages), et divers fragments de quelques lignes. Tous ces derniers textes ont été publiés à titre posthume. La traduction de ces nouvelles et fragments figure dans Franz Kafka, Œuvres complètes, édition de Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome 2. Nos indications de pages renvoient à cette édition de référence. Par convention, on regroupera sous le titre général de La Muraille de Chine tous les textes appartenant à la matière chinoise Abréviation : M.C.
3 Kafka mentionne à diverses reprises l’ouvrage Chinesische Lyrik vom 12. Jahrhundert v. Chr. Bis zur Gegenwart, recueil de poésies chinoises, paru en 1905, dans une traduction de Hans Heilmann. Il faut mentionner également les Chinesische Geister- und Liebesgeschichten, éditées par Buber (« qui pour ce que j’en connais, sont superbes » [lettre à Felice, 16 janvier 1913], in Œuvres complètes, édition de Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome 4, p. 235). Kafka commande aussi à Kurt Wolff l’ouvrage d’Otto Fischer, Chinesische Landschaft (Œuvres complètes, tome 3, p. 1270). On relève surtout l’insistance sur un poème chinois de Tan-Tsen-Tsaï, que Kafka cite intégralement, commente d’abondance dans ses lettres à Felice (Œuvres complètes, tome 4, p. 83, 126, 240, 246, 247), et où il se plaît à retrouver l’expression de ses affres littéraires et amoureuses. À Milena, Kafka cite également un livre chinois non identifié, qui « ne parle que de la mort » (Ibid., p. 1098). En aucun cas cependant, il ne s’agit de « sources » susceptibles d’expliquer la thématique des fragments narratifs.
4 Claude David a beau rejeter les interprétations « judaïsantes » de Greenberg ou de Tauber, celles-ci ne manquent pas d’arguments ; l’une des contributions les plus convaincantes est celle proposée par Giuliano Baioni, in Kafka – Literatur und Judentum, trad. de l’italien par Gertrud Billen und Josef Billen, Verlag J.B. Metzler, Stuggart, Weimar, p. 144-168. Baioni établit de façon convaincante que la description de la stratification hiérarchique de l’Empire aurait été inspirée à Kafka par sa découverte du judaïsme hassidique d’Europe de l’Est – dans lequel une aristocratie de maîtres charismatiques, les tzaddik, confisqueraient le savoir religieux au détriment de la masse ignorante des fidèles. Il est certain que le texte Au sujet des lois peut être lu à travers cette grille interprétative, qui ne permet cependant pas d’expliquer l’intérêt que présentait pour Kafka la transposition chinoise.
5 « Passionné pour la Chine, il reste en même temps, au dire de ses amis, indifférent à son égard » (Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, coll. La Couleur des idées, Seuil, Paris, 1989, p. 367).
6 Lettre à Jules de Gaultier, citée dans Œuvres, p. 6.
7 Henri Bouillier, in Œuvres, p. 7.
8 Déclaration à Debussy, citée par Bouillier, Ibid., p. 7.
9 C’est ainsi que nous désignerons désormais le protagoniste pour le différencier de l’auteur dont il est l’homonyme : les origines « autobiographiques » du récit ont été dûment établies, mais René Leys reste un récit de fiction.
10 RL, p. 15.
11 MC, p. 475.
12 RL, p. 15.
13 Ibid., p. 15.
14 Ibid., p. 16.
15 MC, p. 481.
16 Ibid., p. 479.
17 Ibid., p. 479.
18 RL, p. 14.
19 Ibid., p. 107.
20 Ibid., p. 13.
21 Ibid., p. 14-15.
22 MC, p. 484.
23 RL, p. 66-67.
24 Ibid., p. 107.
25 Ibid., p. 238.
26 Ibid., p. 216.
27 MC, p. 480.
28 Ibid, p. 477.
29 Ibid., p. 486-487.
30 Ibid., p. 483-484.
31 Ibid., p. 479-480.
32 Muriel Philibert, Kafka et Perec : clôture et ligne de fuite, E.N.S. Fontenay-St Cloud, 1994, p. 76. Nos analyses du texte de Kafka doivent beaucoup à cette remarquable étude.
33 RL, p. 13.
34 Ibid., p. 229.
35 Ibid, p. 232.
36 MC, p. 480.
37 Ibid., p. 474.
38 Ibid., p. 474.
39 Ibid., p. 488-490.
40 Ibid., p. 489.
41 Œuvres complètes, tome 2, p. 1084.
42 MC, p. 489.
43 Kafka se plaît à rappeler que son nom, en tchèque, signifie « choucas ».
44 RL, p. 150.
45 Ibid., p. 82.
46 Ibid, p. 150.
47 Ibid., p. 16.
48 Marc Gontard, Victor Segalen, Une esthétique de la différence, L’Harmattan, Paris, p. 114.
49 RL, p. 150.
50 Cf. sur ce point les analyses de la structure du déni et de l’énonciation ironique dans l’article de Pierre Glaudes, « René Leys et le double jeu », in Victor Segalen, Les Cahiers de l’Herne, 1998.
51 Bruno Gelas, « Les jeux de l’altérité dans René Leys », p. 149-160, in Victor Segalen, actes du colloque international, sous la direction de Yves-Alain Favre, Cahiers de l’Université de Pau, n° 11, tome 1.
52 RL, p. 14.
53 Ibid., p. 31.
54 Ibid., p. 192.
55 Ibid., p. 107.
56 Ibid, p. 182.
57 Ibid., p. 184.
58 Ibid., p. 14.
59 Ibid., p. 14.
60 Ibid., p. 14.
61 Ibid., p. 184.
62 Ibid., p. 182.
63 Cf. Pierre Glaudes, art. cit., p. 330.
64 RL, p. 182.
65 Ibid., p. 196.
66 Ibid, p. 49.
67 Ibid., p. 103.
68 Ibid., p. 184.
69 Ibid., p. 196.
70 Ibid., p. 183. On songe ici à un poème de Stèles, « Éloge et pouvoir de l’absence », qui fait notamment dire à l’Empereur : « Je règne par l’étonnant pouvoir de l’absence [...] Des musiques jouent en l’honneur de mon ombre ; des officiers saluent mon siège vide [...] Égal aux Génies qu’on ne peut récuser puisque invisibles [...] » (Œuvres, tome 2, p. 117). Ce pouvoir des fantômes ou des morts est très proche de celui que décrit le chroniqueur de Lors de la construction de la muraille de Chine (voir infra).
71 RL, p. 183.
72 Ibid., p. 228.
73 MC, p. 482.
74 Ibid., p. 483.
75 Ibid., p. 487.
76 Ibid., p. 481.
77 La manière dont était vécu, à Prague, le règne lointain de l’Empereur François-Joseph, n’est assurément pas étrangère à cette évocation de l’Empire chinois.
78 Ibid., p. 485.
79 Ibid., p. 486.
80 Ibid., p. 486.
81 Ibid., p. 486.
82 Ibid., p. 479.
83 Ibid., p. 479.
84 Ibid., p. 481.
85 Cf. encore sur ce point les analyses de Muriel Philibert, op. cit., p. 118.
86 MC, p. 477.
87 Ibid., p. 480.
88 Ibid., p. 479.
89 RL, p. 238.
90 Ibid., p. 239.
91 Ibid., p. 236.
92 Ibid., p. 235.
Auteur
Université d’Artois
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Poison et antidote dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
Sarah Voinier et Guillaume Winter (dir.)
2011
Les Protestants et la création artistique et littéraire
(Des Réformateurs aux Romantiques)
Alain Joblin et Jacques Sys (dir.)
2008
Écritures franco-allemandes de la Grande Guerre
Jean-Jacques Pollet et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
1996
Rémy Colombat. Les Avatars d’Orphée
Poésie allemande de la modernité
Jean-Marie Valentin et Frédérique Colombat
2017