Les grandes directions de l’empire chinois de Segalen ou le détour illuminateur de la chine
p. 91-107
Texte intégral
1Segalen n’a jamais été totalement inconnu, ni méconnu. Aucun doute là-dessus. Mais, curieusement, ceux qui connaissent son œuvre n’en connaissent généralement qu’un fragment, celui qui correspond à leur spécialité. Car ses dons furent si variés et ses travaux si approfondis qu’il peut être revendiqué par plusieurs disciplines différentes. L’histoire de l’Art à cause de ses rapports posthumes avec Gauguin, l’ethnologie à cause des Immémoriaux, la musicologie à cause de ses relations avec Debussy et la sinologie enfin, la sinologie surtout, pour toutes les raisons que l’on sait. À vrai dire, Segalen et la Chine sont désormais inséparables et l’on ne peut, même aujourd’hui, s’intéresser en spécialiste à la Chine sans tomber un jour ou l’autre sur l’œuvre de Segalen dans tous ses aspects. On peut même dire que jusqu’à une date récente cette œuvre était plus connue des sinologues que des amateurs de poésie et que même des spécialistes de la littérature. Ce fut souvent un avantage pour la survie de l’œuvre. C’est parfois un inconvénient aujourd’hui. Beaucoup de gens risquent d’être rebutés par le déguisement chinois et de penser que cette œuvre n’est pas faite pour eux.
2Sans me dissimuler à quel point mon sujet est impertinent, surtout quand on le traite devant d’éminents sinologues, dans ce lieu qui est un des temples de la sinologie, je voudrais essayer de voir si la Chine était une fatalité pour Segalen, s’il aurait pu s’en passer ou si elle était absolument nécessaire à son œuvre et à l’épanouissement de sa poésie.
3 Et d’abord Segalen est breton, ce qui est incontestablement une qualité. On a souvent appelé la Bretagne la « Chine de l’Occident ». C’est probablement parce que les Bretons, en majorité, présentent dans leur caractère ce quelque chose de bizarre qui a toujours passé pour un trait distinctif des Chinois. Certainement aussi parce que rarement terre de France a vu naître autant de poètes, qu’ils s’expriment en vers ou en prose. Chine de l’Occident, elle l’est aussi parce que nombre de ses fils appartinrent à la Marine militaire et marchande, et que leurs courses les conduisirent souvent vers l’immense et mystérieux continent d’où ils rapportèrent bien des bibelots et des œuvres d’art de grande valeur. Segalen s’est probablement initié à l’art chinois dès son plus jeune âge. Beaucoup de Brestois gardaient et gardent encore, si elles n’ont pas disparu pendant la dernière guerre, de précieuses collections extrême-orientales. Bien plus, il avait dans la personne de son grand oncle Pierre-Charles Cras, médecin de la marine et chirurgien de renom, un témoin qui certainement avait abordé en Chine au cours de ses nombreux voyages et qui se trouvait à Saïgon au moment de l’expédition de Cochinchine. Une tradition familiale, l’occasion de voir de nombreux objets d’art chinois, n’ont certainement pas manqué d’éveiller sa curiosité d’enfant.
4La Bretagne était donc déjà une étape vers la Chine. A Bordeaux, à l’École de santé navale, malgré la variété de ses lectures et de ses centres d’intérêt, la civilisation pharaonique entre autres, il ne semble pas qu’il ait manifesté un goût particulier pour l’histoire ou l’art chinois. En fait, San Francisco, où il arrive le 30 octobre 1902, et où une fièvre typhoïde, dont il faillit mourir, le cloue pour deux mois, constitue la deuxième étape. Ce n’est pas en effet un des moindres paradoxes de sa vie que son premier contact avec la Chine ait eu lieu à des milliers de kilomètres de la Terre jaune. Il eut l’idée de visiter le quartier chinois de San Francisco, sorte de ville insérée dans la ville. Nous avons donc là affaire à un choix délibéré de Segalen. Il ne semble pas connaître encore grand-chose de la Chine, mais sa curiosité l’attire de ce côté. De plus, comment ne pas voir une valeur symbolique dans les faits qu’il rapporte à ses parents ? Comment ne pas voir un signe dans les premiers achats chinois qu’il ait jamais faits ?
[...] J’ai exploré aujourd’hui la « Ville chinoise » enclavée dans l’américaine. Vingt-six mille Chinois industrieux, authentiques, peuple immuable, malgré les changements de milieu, travailleur, fourmilier, poli. J’en ai rapporté de petits bibelots absolument chinois puisqu’ils ne sont pas destinés aux Américains, mais à la vente entre Célestes : une cupule d’ardoise incrustée, où le Chinois lettré délaie son encre de Chine, un pinceau monté sur bambou, et enfin – joie – du papier à lettre extraordinaire, léger, soyeux...
5Ce jeune homme de vingt-quatre ans, qui va occuper son premier poste de médecin de la Marine à Tahiti, a déjà des ambitions littéraires. Il sait déjà qu’il écrira, il a déjà le respect de l’acte d’écrire et le souci de donner à l’écriture un support digne d’elle. Il n’aurait pas cherché l’attirail du lettré, le papier luxueux, s’il ne les avait déjà trouvés. Il portait déjà en lui ce respect, cet amour et la Chine n’a fait ce jour-là que les confirmer et les servir. Mais il a compris aussi ce jour-là qu’une grande civilisation avait vécu pendant des millénaires, s’était épanouie et s’était affermie en honorant sous toutes les formes possibles, et beaucoup plus qu’en Occident où le respect n’existait plus guère que chez les poètes, l’acte sacré d’exprimer sa pensée sur des supports durables. C’est donc déjà un converti qui acquiert l’attirail du lettré, ce n’est pas l’attirail qui opère la conversion. En revanche, le théâtre chinois est pour lui une découverte fascinante. Il écrira plus tard :
[...] De tous les théâtres indigènes ou exotiques flairés, cherchés ou subis, aucun ne m’a plus fortement « étonné » que les scènes chinoises de San Francisco.
6Il est clair que les théâtres chinois sont de ceux qu’il a cherchés et sans aucun doute ces impressions mémorables pèseront à l’heure où il devra faire un choix.
7Pour le moment, il est tout entier à sa tâche d’exprimer son expérience d’Océanie en composant le roman-essai Les Immémoriaux. Il n’est pas question ici de présenter une analyse de cet ouvrage. Elle n’entre pas dans le cadre de notre sujet, mais on peut remarquer que, dès cette première œuvre, Segalen adopte le système de faire parler un autre en respectant le langage et la culture de l’autre. Bien entendu, c’est une règle de l’exotisme tel qu’il le comprend, tel qu’il l’expose dans ses Notes sur l’Exotisme. Il n’en est pas moins vrai que cela doit correspondre à un aspect important de sa personnalité. Il faut tenir compte également du souci de ne pas heurter de front les convictions religieuses et morales de sa mère. Emprunter la voix d’autrui est souvent un moyen commode d’avancer des opinions hérétiques. Article de la théorie d’exotisme, prudence devant d’éventuels et probables reproches maternels, goût du secret, tout cela explique que si souvent dans le livre Segalen fasse parler un Maori, exprime des sentiments déguisés, feigne d’adopter une façon d’écrire, de penser, de croire calquée sur le mode tahitien. Nous voyons là l’amorce d’un procédé qui sera repris plus tard avec Stèles, en apparence aussi au nom de l’exotisme.
8Une fois achevée la tâche de la rédaction et de la publication des Immémoriaux, le médecin de la Marine devait penser à une nouvelle affectation. Or, et ceci montre à quel point sa profession n’avait pour lui qu’une importance secondaire, Segalen n’envisage de nouveau déplacement que sous l’angle de son œuvre littéraire. Un an après son retour en France, avant même que ne paraisse son livre, il envisage un très lointain dépaysement, comme il l’écrit à son ami Charles Guibier en février 1906 :
je suis né pour vagabonder, voir et sentir tout ce qu’il y a à voir et sentir au monde, je poursuivrai ma collection. A commencer sans doute par l’Extrême-Orient.
Rien donc de très précis en fait. L’Extrême-Orient, ce peut être l’Indochine, la Chine, le Japon. L’important pour lui à cette époque n’est pas le lieu précis de l’Empire, mais tout ce qui peut enrichir sa sensibilité. Deux ans plus tard, ses intentions se sont nettement précisées. À Jules de Gaultier, il écrit le 20 mai 1908 :
je me suis donc mis à l’étude du chinois. Tout compte fait, j’attends beaucoup de cette étude, en apparence ingrate, car elle me sauve d’un danger : en France, et mes projets actuels menés à bout, quoi faire ensuite, sinon « de la littérature ». J’ai peur de la recherche du « sujet ». Alors que jusqu’ici, c’est toujours le sujet qui s’est imposé et m’a tenaillé jusqu’à son avènement, ou son enkystement provisoire. En Chine, aux prises avec la plus antipodique des matières, j’attends beaucoup de cet exotisme exaspéré.
9Voilà donc une déclaration des plus nettes. C’est bien l’écrivain et non le médecin qui décide d’étudier le chinois, ce n’est pas une affectation professionnelle particulièrement intéressante qui est envisagée, mais un nouveau champ d’exploitation littéraire. En somme, rien ne prouve mieux que l’étude du chinois et le départ pour la Chine ont été provoqués par des préoccupations littéraires. La Chine et non pas le Mexique, entre autres. Cette déclaration semblerait donc indiquer une sorte de vocation « chinoise » chez l’écrivain. Il attend de cette expérience un renouvellement de son inspiration, comme s’il n’envisageait pas qu’un écrivain pût rester sédentaire. Un voyage au loin lui paraît indispensable à une littérature originale. Toutes ses réflexions sur l’exotisme ne tendent qu’à renforcer cette opinion. C’est que la fréquentation des milieux littéraires à Paris lui a fait sentir le danger de devenir un professionnel des lettres, comme tant d’autres qui y détruisaient leur talent. L’exotisme considéré comme une esthétique du Divers, doctrine à la fois esthétique et morale, commande que l’on passe constamment du Même à l’Autre, et la Chine était l’extrême de l’Autre.
10Pour mesurer l’influence de la culture chinoise sur l’œuvre de Segalen, il est important de donner des dates et des repères précis. Segalen commence à apprendre le chinois vers avril-mai 1908 (lettre à sa femme du 8 mai 1908) en suivant les cours de Vissières à l’École des Langues orientales et il passe avec succès son examen dans le courant de mars 1909. Il a donc fait à peu près un an de chinois quand il entreprend avec Augusto Gilbert de Voisins son expédition mi-archéologique, mi-touristique le 9 août 1909. Il commence à rédiger sa première « Stèle » le 24 septembre 1910. Si doué qu’il ait été, il paraît bien difficile de penser à une profonde influence de la poésie chinoise sur lui. Bien entendu, les sinologues sont particulièrement bien qualifiés pour indiquer à quel degré de science sinologique Segalen était parvenu, mais il est infiniment douteux qu’il ait lu dans le texte assez d’œuvres importantes pour que ses propres poèmes en portent l’empreinte irréfutable. En outre, parallèlement à cette sinologie universitaire existait une sinologie littéraire, si l’on peut dire, représentée à des titres différents par deux hommes essentiellement, deux amis de Gilbert de Voisins, Claude Farrère et Louis Laloy. L’amitié que Segalen porte à Farrère est toujours restée lucide. Nombreuses sont les réserves exprimées sur le compte du romancier populaire qui « tend à la grande production », mais Farrère auréolé du prestige de grand voyageur en Extrême-Orient lui apportait aussi son expérience d’écrivain exotique, au sens galvaudé du mot, et si superficiel que soit cet exotisme. Pour Louis Laloy, au contraire, Segalen nourrit beaucoup d’estime. Musicologue, directeur du Mercure musical où avait paru l’étude de Segalen « Voix mortes » : musiques maories, grand ami de Debussy qu’il avait si intelligemment défendu au moment de la bataille de Pelléas, Laloy, de plus, avait appris le chinois, autant de titres à l’intérêt de Segalen qui parle de lui avec éloge dans une lettre à son ami Max Prat du 23 décembre 1908 :
Il se trouve que nous avons de commun à peu près tout, y compris le chinois, la myopie (qu’il exagère), le respect de l’opium, d’autres choses encore. Et ceci surtout que je le mets au rang des « EXOTES », dirais-je d’un mot que je voudrais imposer dans mon Essai rêvé et déjà défini.
11Segalen jugera Laloy, comme Farrère, digne de recevoir la première édition de Stèles.
12Farrère et Laloy, l’un et l’autre, naturellement, beaucoup plus que les sinologues universitaires, comme Chavannes et Vissières, devaient contribuer par leurs préoccupations esthétiques à la germination en Segalen de la Chine mythique, cet envers imaginaire de la Chine réelle, le lieu spirituel de son œuvre. Sinologie universitaire, sinologie imaginaire, toutes deux se combinaient, chacune renforçant l’autre pour le plus grand bénéfice de l’œuvre en formation. Segalen avait nettement conscience de leur distinction autant que de leur complémentarité. Simplement, il évitait toute confusion et le double écueil d’un exotisme de bazar et d’un document trop exact. Sur ce point, son œuvre chinoise qui repose très consciemment sur une Chine imaginaire se sépare résolument des Immémoriaux qu’on a pu faire entrer de nos jours dans une collection ethnographique. Il n’a pas encore passé un an en Chine qu’il confie aux feuilles de Briques et Tuiles, le 22 janvier 1910 :
[...] Mais non ! Il s’agit de faire voir. Il s’agit non point de dire ce que je pense des Chinois (je n’en pense à vrai dire rien du tout), mais ce que j’imagine d’eux-mêmes et non point sous le simili falot d’un livre « documentaire », mais sous la forme vive et réelle au-delà de toute réalité, de l’œuvre d’art.
Rappelons également la déclaration à Debussy du 6 janvier 1911
[...] Au fond, ce n’est ni l’Europe, ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là, je la tiens et j’y mords à pleines dents.
13Au moment où il commence le premier poème de Stèles, sa doctrine est fixée. Son mythe de la Chine né de ses lectures et de ses rêves, de ses contacts avec ceux qui y étaient allés, des œuvres d’art contemplées, cette Chine imaginaire, jamais non plus coupée du réel, devient « le lieu et la formule ». Et pourtant, il n’est pas possible qu’il soit très avancé dans l’étude du chinois, ni imprégné de culture chinoise au point de ne pouvoir adopter une autre forme que celle qu’il a choisie. Au moment où il compose son premier poème, rien n’indique que la Chine se soit imposée à lui comme une fatalité. En est-il de même quand le volume sort en 1912 ?
14L’apparence extérieure du volume fut soigneusement calculée et élaborée par Segalen à tel point qu’il paraît difficile d’imaginer une différente présentation de Stèles. Certes, les tristes nécessités de l’édition occidentale ont contraint à publier ce recueil sous des formes très diverses, très éloignées de toute allusion chinoise, mais qui n’éprouve à les regarder un remords pour cette trahison des intentions de l’auteur ? C’est qu’il ne s’agissait pas seulement de bibliophilie. Celle-ci était satisfaite par la qualité du papier, de la typographie, des matériaux employés : bois de camphrier mâle, soie, cachets de cinabre, etc., tout satisfaisait les amateurs de beaux livres. Mais, comme je l’ai montré longuement ailleurs, Segalen dépassait la bibliophilie en construisant son volume. Il n’obéissait pas seulement à des exigences esthétiques, il respectait un trait fondamental de la littérature chinoise. En passant en effet de l’Océanie à la Chine, Segalen était passé d’une culture orale à une culture écrite. La leçon des Immémoriaux était que la décadence de la culture maorie découlait de l’oubli des mots. Le langage était donc considéré comme un conservatoire de dieux. La culture chinoise repose sur l’écrit. En faisant ses achats au quartier chinois de San Francisco, Segalen du premier coup s’emparait des instruments qui assurèrent à la Chine une durée de quatre mille ans. L’étude du chinois lui avait appris d’autre part la solution apportée au problème essentiel qui se pose à tout artiste et qui est celui de la transcription spirituelle du monde. Ce système de caractères à valeur à la fois idéographique et phonétique a toujours fasciné les poètes en contact avec l’Extrême-Orient comme Claudel, Ezra Pound, Michaux. Rappelons en particulier la tentative amusée et amusante de Claudel dans ses Idéogrammes occidentaux pour se persuader que nos mots construits par les signes typographiques reproduisent la forme de la chose désignée. Il y faut beaucoup de bonne volonté. Il est clair que comme tout poète Segalen a été fasciné par un système graphique fondé sur les signes des choses. Les signes, plutôt que le dessin, même à l’origine. Le caractère chinois est toujours quelque chose de très élaboré. C’est, dit Granet, un emblème, le symbole de la chose plutôt que son image. Segalen a donc voulu rivaliser avec la valeur graphique de l’écriture chinoise, non pas par des recherches sur le plan typographique ou par une mise en page résolument novatrice. Il se contente de présenter son volume comme un emblème. Il transfère la valeur symbolique du caractère chinois au volume pris dans sa totalité. Car rien n’a été laissé au hasard. Le volume se présente à la chinoise, comme un album d’estampes ou d’aquarelles, pour mieux évoquer les inscriptions ou les figures incrustées dans la pierre et qu’on recueille par des estampages. Le format haut, rectangulaire évoque aussi la table des pierres portant les inscriptions, d’autant plus que les dimensions du volume reproduisent, réduites, les nobles proportions de la stèle des T’ang de Si-ngan-fou. Ajoutons à cela le cadre rectangulaire de chaque page qui lui aussi rappelle l’espace de pierre où figurent les mots et nous pouvons conclure que tout a été médité pour que d’emblée un coup d’œil jeté sur le volume nous renseigne sur la nature, la forme et presque le sujet des poèmes. Le volume est conforme à ce que dit Segalen des caractères chinois : « symboles nus courbés à la courbe des choses » – Tout semble donc nous conduire à penser que seule la culture chinoise, l’art chinois pouvaient suggérer à Segalen l’idée de créer et de présenter sous cette forme ses poèmes.
15Et pourtant, l’excellent travail de Jean Massin, La Lettre et l’Image, prouve que le souci de donner une valeur graphique à la lettre et à l’écriture est très loin d’être spécifiquement chinois. Pour s’en tenir à l’Occident, nombreuses furent les tentatives mi-plaisantes, mi-sérieuses pour créer des « emblèmes ». Que l’on songe aux lettrines des manuscrits enluminés, aux trouvailles des inventeurs d’affiches et de prospectus. Le jeu typiquement français des rébus est également une façon de figurer des valeurs phonétiques comme font les caractères chinois, bien que Segalen, qui sait trop à quel point l’accent et l’intonation varient d’une province à l’autre, ne considère que leur valeur graphique. De plus, Segalen avait certainement entendu parler des tentatives mallarméennes avec la publication d’Un coup de dés ; par Gilbert de Voisins et Pierre Loüys, sans aucun doute, il avait été renseigné sur les ambitions démesurées du Maître qui aurait souhaité opérer par la page une sorte de synthèse de tous les arts et donner graphiquement un équivalent du cosmos. Plus que personne, peut-être, parmi les modernes, Mallarmé est l’homme qui a médité sur les origines de la parole et de l’écriture. Il restait convaincu de l’existence d’un lien étroit entre la chose et les moyens qui l’expriment : son et écriture, au point de trouver des rapports entre le sens et le son, entre le sens et la forme du mot : « Pareil effort magistral de l’Imagination désireuse, non seulement de se satisfaire par le symbole éclatant dans les spectacles du monde, mais d’établir un lien entre ceux-ci et la parole chargée de les exprimer, touche à l’un des mystères sacrés ou périlleux du langage. » (Les Mots anglais, chap. 1, paragr. 1). Il en va de même pour la lettre comme il le confie à Gide en 1897 : « Le rythme d’une phrase au sujet d’un acte ou même d’un objet n’a du sens que s’il les imite, et, figuré sur le papier, repris par la lettre à l’estampe originelle, n’en sait rendre, malgré tout, quelque chose ».
16À vrai dire, tout système d’écriture idéographique est fondé sur les mêmes ambitions. La civilisation égyptienne que Segalen a étudiée avec beaucoup d’intérêt au temps de ses études médicales à Bordeaux, au point même d’envisager de prendre comme sujet de thèse : « La Médecine au temps des Pharaons », repose sur un système hiéroglyphique au sujet duquel tout ce qu’on peut dire, ou presque, à propos des caractères chinois se vérifie également. Le mystère est que des systèmes d’expression reposant sur les mêmes principes aient abouti à des résultats aussi différents. Nombreux sont donc, civilisations, individus, poètes, ceux qui un jour ou l’autre rêvèrent de souder le langage aux choses qu’il exprime. Segalen eut le bonheur d’étudier de très près la solution chinoise, mais ce n’est pas la Chine qui lui en donna l’idée. Le Grand Maître de la rue de Rome ne mit jamais le pied en Chine.
17Il est cependant un autre aspect fondamental du langage et du langage chinois en particulier que François Cheng a bien mis en valeur dans son remarquable livre : L’Écriture poétique chinoise, livre infiniment précieux qui permet aux non-sinologues de ne pas avancer trop d’énormités. Il s’agit de la valeur magique des mots. François Cheng parle en effet de la « croyance profonde en la puissance magique des caractères ». « Les moines taoïstes, dit-il, voient l’efficacité des talismans (ou charmes) qu’ils tracent dans la qualité de leur calligraphie, qui assure la bonne communication avec l’au-delà... À cette fonction sacrée des signes tracés, le poète ne saurait demeurer insensible ». Ailleurs, il parle encore de « l’immense confiance qu’avaient les poètes à l’égard des signes. Ils croyaient réellement pouvoir, par leur truchement, recréer un univers selon leurs désirs ». Cet aspect n’a pas échappé à Segalen naturellement. Il a même écrit un conte fantastique sur le pouvoir sacré du langage, Le Siège de l’âme. Le vol d’une tablette où se trouvaient inscrits les caractères signifiant le nom de l’Empereur provoque un tumulte, une sorte de tempête dans laquelle l’âme de l’Empereur voltige avec effroi. Tout rentre dans l’ordre lorsque le narrateur-témoin imagine d’inscrire à nouveau les caractères du nom. Voilà qui met bien en lumière le pouvoir contraignant du mot. Le mot soutient la chose dans l’être et même crée l’être. Le mot écrit ou prononcé possède, quand on sait le manier, le pouvoir de faire émerger à l’être des éléments immatériels.
18Mais là encore, cette croyance dans le pouvoir magique et créateur du langage n’est pas limitée aux Chinois. L’Égypte pharaonique en était convaincue. Dans son petit livre sur Les Prêtres de l’ancienne Égypte, Serge Sauneron écrit : « ... Le dieu initial, pour créer, n’eut qu’à parler ; et les êtres ou les choses évoquées naquirent à sa voix. La parole n’est pas en effet, dans l’esprit égyptien, un simple outil social facilitant les rapports humains, elle est l’expression audible de l’essence intime des choses ; elle reste ce qu’elle fut à l’origine du monde, l’acte divin qui suscita la matière ; dans l’articulation des syllabes réside le secret de l’existence des choses évoquées ; prononcer un mot, un nom... c’est agir sur la chose ou l’être mentionné, c’est rééditer l’acte initial du créateur... jamais les Égyptiens n’ont considéré le langage – celui correspondant aux hiéroglyphes – comme un outil social ; il est toujours resté pour eux l’écho sonore de l’énergie essentielle qui suscita l’univers, une force cosmique. Aussi l’étude de ce langage leur permettait-elle une “explication” du monde ». N’est-ce pas exactement ce qui a été dit à propos des caractères chinois ?
19Mais il n’est même pas besoin de recourir à la civilisation pharaonique. La croyance dans le pouvoir magique du langage est inhérente à tout poète, même d’Occident. Certes, on a toujours tendance à surestimer sa profession, mais tout poète sait bien que le langage n’est pas un instrument comme les autres. Tout poète sait que le mot a des pouvoirs que nous n’avons pas fini d’explorer. Il est bien facile de dénoncer l’orgueil des poètes, mais se faire une haute idée de ses fonctions n’invite pas à la négligence. Cet orgueil leur impose plus de contraintes que de relâchement. De là cette conception du poète devin, mage, qui court à travers les civilisations. Dans la poésie française, à l’orgueil des poètes de la Renaissance répond celui des Romantiques, Hugo en particulier qui professe sur le langage des opinions extrêmes : « Car le mot, c’est le verbe, et le verbe c’est Dieu ». Pour Mallarmé encore, le poète est un spécialiste de l’absolu dont le pouvoir va jusqu’à recréer par le langage un monde lavé de toutes les souillures, un monde d’essences pures : « je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets ». Autant, et plus que les Chinois, Mallarmé attribuait au langage poétique et à des figures de rhétorique comme la métaphore, un pouvoir presque métaphysique. Son ambition de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » rejoint la notion du Wên dont parle Segalen dans la préface de Stèles :
Le style en doit être ceci qu’on ne peut pas dire un langage car ceci n’a point d’échos parmi les autres langages et ne saurait pas servir aux échanges quotidiens [...],
ce qui est aussi, nous l’avons vu, le propre des hiéroglyphes.
20Le pouvoir créateur du Langage était aussi une des idées favorites de Saint-Pol-Roux, très lié avec Segalen depuis 1901. Le Magnifique, alors jeune théoricien prodige du Symbolisme et champion de l’Idéoréalisme, attribuait au poète, détenteur de l’instrument souverainement créateur, le Verbe, une importance et une fonction sacrées. Emporté par sa fougue méridionale, il n’hésite pas à proclamer : « L’homme et Dieu sont solidaires au point de se confondre. » Plus modeste, mais très conscient aussi des pouvoirs créateurs du Verbe, Claudel rappelle à plusieurs reprises que le monde fut créé par le Verbe divin, et que le poète en usant du langage recommence l’acte de la création. « Toute parole, une répétition. »
21Il en est de même avec les Romantiques allemands. En fait, c’est que cette croyance n’est pas vivace seulement chez les poètes, elle est universelle et correspond très probablement à ce que Jung a appelé un archétype. Mircea Eliade a fort bien remarqué combien chacun de nous à son insu, conserve inconsciemment des croyances ou des désirs fondamentaux qui font brusqueihent irruption dans des circonstances critiques. Il est avéré que dans toutes les sociétés et dans toutes les religions existent des mots tabous, des mots interdits pour des raisons ambivalentes d’ailleurs. C’est tantôt parce que le mot galvaude et dégrade, tantôt parce que le prononcer risque de provoquer des répercussions imprévisibles et néfastes dans l’entourage humain et matériel. Même dans notre civilisation occidentale gravement désacralisée subsiste la conviction obscure que le mot crée la chose. Quand on déclare à quelqu’un qu’il va se casser la jambe, il vous répond : « Ne parlez pas de malheur », comme si dire le mot malheur créait le malheur. Si tenace est cette obscure croyance que nous continuons à échanger des vœux et que nous nous gardons bien d’exprimer la possibilité d’une issue malheureuse à tout important événement en cours.
22Il faut donc bien avouer qu’il n’était pas nécessaire d’aller en Chine ou de savoir le chinois pour comprendre les liens des mots avec les choses, la valeur graphique des écritures, le pouvoir magique du langage. Les grandes civilisations, les grands poètes, à propos du langage et de la poésie ne cessent au fond de dire la même chose. Par-delà les différences de lieu, de siècle et d’individus, instinctivement, à un certain niveau spirituel, tous les poètes se retrouvent pour professer les mêmes opinions. On pourrait multiplier les rapprochements, mentionner la Kabbale et Milosz, tout se rejoint, tout se recoupe, à condition, bien entendu, qu’une expérience spirituelle authentique soit à l’origine de ces spéculations.
23Ce n’est donc pas nécessairement et uniquement la Chine qui a inspiré à Segalen les plus hautes vérités au sujet de l’importance du langage et du pouvoir magique de la poésie. Il indique d’ailleurs dans une lettre du 26 janvier 1913 à Jules de Gaultier, après la publication de Stèles :
Je cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets, mais des formes, qui sont peu connues, variées et hautaines. La forme Stèle m’a paru susceptible de devenir un genre littéraire nouveau, dont j’ai tenté de fixer quelques exemples. Je veux dire une pièce courte, cernée d’une sorte de cadre rectangulaire dans la pensée, et se présentant de front au lecteur.
À vrai dire, on serait tenté de minimiser encore là, au moins sur ce point, la dette de Segalen. Cette forme de pièce courte, il en avait déjà vaguement le projet, avant même de pouvoir vraiment lire le chinois, avant sans doute d’avoir jamais vu ni lu une stèle chinoise. N’écrivait-il pas déjà le 9 juin 1908 dans ses Notes sur l’exotisme, donc bien peu de temps après s’être mis à l’étude du chinois :
[...] J’aurai là peut-être un canton où je serais vraiment chez moi, où je pourrai jeter sous la forme de petites proses courtes, denses, non symboliques, tout l’inverse (si voisin, si adéquat au recto) de ma propre vision.
Voilà qui infirme les déclarations faites à Jules de Gaultier, voilà qui prouve bien qu’avant de partir pour la Chine, Segalen avait déjà imaginé la forme de ses poèmes. Disons pour concilier ces deux textes que la vue des stèles de pierre en Chine (mais il y en a partout dans le monde) provoqua une illumination, une analogie décisive entre la forme rêvée et les inscriptions lapidaires découvertes au hasard des chemins. Mais, naturellement, le terrain était depuis longtemps préparé. Que de gens ont vu des stèles grecques, romaines, arabes, chinoises sans imaginer d’en tirer une forme poétique française !
24Mais alors, dira-t-on, pourquoi donc Segalen a-t-il voulu prendre cette apparence chinoise, affubler son œuvre d’un vêtement d’emprunt au point de plonger ses lecteurs dans la perplexité ou de les faire croire à la traduction ou au pastiche ? Il est certain que les premiers lecteurs sans malice pensèrent immédiatement, et ce malentendu dure encore, que ces poèmes étaient traduits ou imités du chinois. À Jules de Gaultier, entre autres, qui lui posait la question, le poète répondit : « ... aucune de ces proses dites Stèles n’est une traduction, quelques-unes, rares, à peine une adaptation ». À défaut d’autres indices, et il y en a beaucoup, la préface suggérait assez clairement ce qu’il en était réellement. Malheureusement le déguisement chinois écarte encore beaucoup de lecteurs qui ne se doutent pas que le moindre poème de La Légende des Siècles exige beaucoup plus de connaissances livresques pour être compris dans toutes ses allusions.
25De toutes façons, Segalen devait bien s’attendre à provoquer chez le lecteur moyen, sinon un sentiment d’incompréhension, du moins quelque incertitude ou quelque embarras. Il était certainement conscient du risque encouru. En écrivant sa préface, qui est en même temps un art poétique, il a bien pris soin que sa description historique de la stèle de pierre suggère à qui sait comprendre une définition de la stèle poétique, de sa poésie ; comme il l’écrit à son ami Manceron le 23 septembre 1911 :
Quant à la préface de Stèles, elle est sur pieds. C’est simplement la description, en apparence rigoureuse, de la stèle classique, son histoire, sa fonction, ses dévolutions ; j’ai tenté que tout mot soit double et retentisse profondément.
De plus, le premier poème du recueil, « Sans marque de règne », est assez explicite, malgré l’accumulation des noms dynastiques, pour faire comprendre que « le transfert de l’Empire de Chine à l’Empire du soi-même est constant », c’est-à-dire que l’apparence et la fiction chinoises ne sont que des déguisements, et que ces poèmes sont en réalité une exploration de soi, « un jour de connaissance au fond de soi », comme il est dit dans la préface.
26Mais pourquoi donc avoir choisi l’équivoque et l’ambiguïté, pourquoi avoir adopté ce déguisement ? On pourrait au premier abord penser que Segalen a mis en application sa théorie de l’exotisme, comme il l’avait fait d’instinct dans Les Immémoriaux où le récitant est un Maori, exprimant des sentiments maoris, mais pour toutes les raisons que nous venons d’indiquer, il ne s’agissait pas dans Stèles d’exprimer le monde intérieur d’un Chinois, mais bien celui du poète. C’est au contraire une entorse à la théorie de l’exotisme, comme Henry Manceron l’avait très finement fait remarquer à Segalen qui répond dans la lettre du 3 février 1913 :
Je ne peux que te donner raison quand tu vois dans Stèles un démenti spontané à l’attitude d’exotisme littéraire que je t’exposais autrefois – non pas démenti : éclatement de la formule. C’est seulement de m’exprimer que j’ai tenté là-dedans. Je dois dire que l’exotisme m’a beaucoup facilité la tâche : en me permettant – non pas des sujets, je les tiens en défiance, – mais une forme, des cadres, des décors nouveaux.
Ainsi se trouve définie la différence d’exotisme entre Les Immémoriaux et Stèles. Avec Stèles, l’exotisme, qui existe encore, n’est plus qu’un moyen et non pas une fin. Le déguisement chinois a été adopté pour faciliter l’exploration du moi, non pas pour éclairer l’autre. Mais peut-être est-ce là un effet habituel de l’exotisme que, par une sorte de choc en retour, donner la parole à l’autre, sonder l’âme de l’autre aboutisse à une conscience plus aiguë de soi.
27Segalen, en tout cas, a respecté la règle du jeu. Autant que possible, il a évité les fausses notes, les anachronismes trop flagrants. Sans s’astreindre toutefois à un respect exagéré des usages qui aurait conduit directement au pastiche. Le fait qu’aux cinq directions habituelles de l’espace chinois, il ajoute celle du « bord du chemin » par exemple, et beaucoup d’autres détails. On attend qu’un sinologue averti traite le sujet passionnant de démêler dans Stèles la part du monde chinois et l’autre.
28Segalen a donc opéré dans son recueil un habile dosage de chinois et d’occidental, par goût de l’exotisme, donc de divers, pour utiliser le fruit de ses expériences chinoises, pour y introduire le piment de l’étrangeté.
29Outre l’exotisme, un certain exotisme, il faut avancer une autre raison, celle-ci liée au caractère et au tempérament personnel de Segalen. Il s’agit de la pudeur. Pudeur sentimentale d’abord. Rien n’est plus étranger à Segalen que de communiquer ses sentiments et ses émotions intimes sous une forme trop directe. Le témoignage de Jean Lartigue est très net à cet égard. Voici ce qu’il écrit dans sa préface à Équipée : « Victor Segalen concevait l’œuvre de l’écrivain comme celle de l’artiste, la voulant strictement objective. Ce qu’il laisse deviner d’intime dans celle-ci n’est point ce qu’il désirait qu’on y trouvât. Il avait l’âme trop haute pour chercher appui sur la tendresse des autres ». C’était d’abord une question de nature. Breton, réservé, habitué depuis l’enfance à dissimuler ses sentiments, réservant l’expression de ses réactions d’adolescent puis d’homme fait à très peu de confidents, il devait répugner à confier à ses poèmes la charge de confidences trop intimes. Et pourtant il a ménagé dans son recueil deux sections de poèmes consacrés les uns à l’amour, les autres à l’amitié. Mais c’est, pour ainsi dire, par délégation qu’il exprime les sentiments très réels et très forts que les êtres réels lui ont inspirés. Il lui fallait éviter tout ton trop personnel pour écarter ce qu’il appelle dédaigneusement « l’historiette » dans sa préface de Stèles : « bataille gagnée, maîtresse livrée, et toute la littérature ». La fiction chinoise était ainsi d’un précieux secours. Elle contribuait à donner à la poésie de Segalen sa valeur pudique et hautaine.
30C’était aussi une question d’esthétique. Segalen formé au combat antinaturaliste avait d’emblée adopté les positions symbolistes qu’il rappelle dans son Hommage à Gauguin Depuis toujours, il était donc hostile à toute forme d’art se réduisant à une copie de l’apparence matérielle des choses. De là tant de déclarations et de textes montrant que le rôle de l’artiste est de dépasser le règne du sensible. Dans la stèle « De la Composition », véritable art poétique écarté du recueil probablement parce qu’elle était trop explicite, le poète condamne sans appel la description. Il condamne également, ce qui est beaucoup plus surprenant, la Ressemblance et l’usage des similitudes, c’est-à-dire des comparaisons et des métaphores sous prétexte qu’elles ne sont que des tautologies maintenant toutes choses au même niveau. En revanche, toutes ses préférences vont à l’allégorie, figure de rhétorique précisément condamnée par le Maître qui emploie pour la définir autant d’expressions qui justifient à l’inverse le choix de Segalen : « ... lumière empruntée, image oblique, regard dérobé, commentaire incertain. Un pinceau prudent se risque peu jusqu’à l’allégorie ». Voilà donc qui implique de la part du poète un refus de l’expression directe et l’emploi, au contraire, de procédés aussi variés que la litote, l’ellipse, l’allusion, la suggestion, etc., qui ont tous pour objet de conduire par un détour à l’essentiel du sujet brûlant. Rien de plus conforme à l’esthétique mallarméenne. Le Maître de la rue de Rome l’a plusieurs fois affirmé : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu – le suggérer, voilà le rêve », ou encore : « Évoquer, dans une ombre exprès, l’objet tu par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal, comporte tentative proche de créer ». Et, comme en écho, Segalen dans « Perdre le Midi quotidien » écrit avec humour sans doute : « Éviter la stèle précisé... ». Or il se fait que tout Chinois dès l’âge le plus tendre apprend à s’exprimer par le détour, avec un art que l’âge et les années affinent et purifient. Est-ce pudeur encore, politesse exquise, extrême raffinement d’une civilisation, ou fondamentalement poésie ? Un peu de tout cela peut-être, avec en tout cas le souci permanent de voiler sa pensée sans la dissimuler tout à fait. De là l’emploi de toutes sortes de périphrases ou d’expressions convenues obéissant aux règles d’un code particulier à l’usage des affiliés de l’esprit. Un pareil code existe encore, mais bien facile à déchiffrer dans l’exercice des fonctions diplomatiques. Tout le monde sait bien que lorsque deux chefs d’État ont eu « une conversation franche et amicale », c’est que les désaccords ont été importants. L’usage de la litote et de l’euphémisme diplomatiques est un moyen de ne vexer personne, l’usage de la périphrase à la chinoise est celui de poncer une réalité trop rugueuse. Dire par exemple d’un grand personnage qu’il « a une jambe malade », c’est indiquer qu’il subit une irrémédiable disgrâce, et « changer les chevaux de l’attelage » signifie bel et bien déclencher une révolution. On voit l’immense avantage qu’on trouve à contourner une réalité trop désagréable ou trop brutale. Ce serait un grave manque de politesse et de discrétion, une dissonance que d’éclairer les choses sous un jour si cru que tout devient indécent. La raison profonde du mouvement précieux, de toute préciosité, réside dans le désir de corriger, sublimer ou escamoter une réalité pénible parce qu’elle ramène à l’humilité chamelle et matérielle. La périphrase permettait de donner du réel un succédané assimilable au cœur et à l’esprit. Le langage et la manipulation du langage avaient pour rôle de tenir à distance la réalité et de la transformer en éléments poétiques. Vienne un grand poète animé d’une ambition démesurée comme Mallarmé et la métaphore sous sa plume acquiert le pouvoir de métamorphoser la réalité matérielle, toutes les réalités matérielles et sensibles en leur double spirituel épuré. On peut dire en ce sens que Mallarmé a réalisé le vœu métaphysique implicite de toute préciosité.
31L’ambition de Segalen est d’ordre différent. Il n’a jamais été dans ses intentions de disqualifier le Réel, puisqu’il en fait au contraire le complément antagoniste, obligatoire de l’Imaginaire, et qu’il a montré à quel point il se trouvait à l’aise dans le monde des choses et des efforts physiques. La fiction chinoise, l’usage de la périphrase, de l’euphémisme, de la litote à la chinoise, c’est d’abord pour lui le procédé esthétique mallarméen de « montrer non la chose, mais l’effet qu’elle produit », d’évoquer, de suggérer plutôt que de peindre directement, de projeter des « images obliques » plutôt que de grossiers simulacres. Si nous en restions là, nous toucherions, et c’est déjà très bien, un monde raffiné, une haute civilisation où violence, drame, passions passeraient dans le Palais « où l’Imaginaire se plaît ». Segalen n’en reste pas là. Il a très tôt rencontré l’expression de Nietzsche « l’arrière-monde » et s’en est emparé, comme si elle répondait à une profonde exigence intérieure. Et l’arrière-monde est vague à souhait ! L’expression peut désigner, selon les moments, l’envers imaginaire des choses ou le domaine du surnaturel et de l’absolu. De toutes façons, il s’agit d’éléments qui ne tombent pas sous l’emprise des sens, ni peut-être de la connaissance. Comment donc le langage pourrait-il les désigner et les exprimer directement ? C’est ici que le détour chinois se révèle d’un précieux secours. La stèle « De la Composition » conclut par un éloge fervent de l’allégorie. Or, selon toute vraisemblance, si Segalen se sert de ce mot pour désigner le procédé le plus propre à conduire aux « marches d’arrière-monde », c’est qu’il est tombé sur un passage de Tchouang-tseu traduit par le P. Wieger : « De mes paroles, beaucoup sont des allégories... j’ai employé des allégories empruntées aux objets extérieurs, pour faire comprendre des choses abstraites. » (L. Wieger, Les Pères du système taoïste, Tchouang-tseu, chap. 27A, p. 449). Il est frappant de constater que le terme allégorie est employé par le P. Wieger dans un sens assez inhabituel, dans un sens beaucoup plus large que le sens généralement convenu. C’est sans doute ce qui incite Segalen à l’adopter à son tour, mais ce faisant il donne à cette figure de rhétorique une tâche au fond beaucoup plus noble et plus profonde que celle de faire comprendre des abstractions. L’allégorie dans ses poèmes a pour rôle de conduire à l’espace imaginaire et surtout de suggérer, d’évoquer l’inconnaissable. Cet inconnaissable, ce peut être aussi bien les profondeurs du moi, la Cité interdite de tous les secrets personnels, que le Nom caché, l’Absolu, l’Être, ou le Dieu des mystiques. On voit que la périphrase ou l’image oblique dont les Chinois usent par politesse et par raffinement devient dans le poème de Segalen un moyen de suggestion, d’évocation de ce qui ne peut se dire, un moyen d’approche de l’inconnaissable. L’allégorie devient un coup de sonde dans l’invisible.
32On peut remarquer que tout texte sacré, ou simplement solennel, ou plus simplement encore diplomatique, est toujours ambigu et polyvalent. On a souvent opposé la lettre et l’esprit, le sens littéral et le sens figuré. Certaines traditions vont jusqu’à prétendre que tout texte de la Bible contient sept sens superposés, le plus secret, le plus profond étant naturellement le sens anagogique, celui qui conduit des notions profanes aux secrets ésotériques, aux vérités réservées à ceux qui en sont dignes. Dans toute culture existent des notions trop pures, trop sacrées pour tomber sous la coupe des mots, ou encore des vérités beaucoup trop difficiles à faire comprendre dans un langage direct. C’est alors qu’interviennent les figures de rhétorique qui, par leurs images et leur voie détournée font pressentir et deviner ce qui est au-delà des mots et des concepts.
33Que toute poésie est ambiguë, ce n’est que trop vrai. La parole poétique vraiment fondée déborde de toutes parts les limites des mots, ou plutôt les mots du poème reculent sans cesse leurs limites sémantiques apparentes. C’est encore plus vrai d’une poésie qui, comme celle de Segalen, se dorme pour tâche de rendre « ce qui n’a pas été dit, ce qui n’est point promulgué, ce qui ne fut pas encore... » Quand il affirme que le poète doit renverser les murs de la connaissance, il s’inscrit évidemment dans la lignée des poètes issus de Nerval et Baudelaire, de tous ceux qui attribuent au langage poétique un pouvoir magique et gnostique. Rien d’étonnant si la stèle « De la Composition » se termine par l’éloge de l’allégorie. C’est la figure de rhétorique la plus apte à suggérer le plus de sens possible et les notions les plus obscures et les plus secrètes, le meilleur instrument pour explorer l’invisible, l’inouï. La plus belle réussite de Segalen en ce sens est la stèle « Éloge et Pouvoir de l’absence », qui sous couleur de rappeler une manie de l’Empereur Chehouang-ti nous présente en réalité par des tournures négatives rappelant la méthode apophatique de certains mystiques une allégorie de l’Absolu. L’allégorie règne donc dans Stèles, mais l’usage qu’en fait Segalen indique bien que le mot est pris dans son sens étymologique très large qui est de dire autre chose que ce qu’on veut vraiment dire, autre chose en somme que ce qu’on ne peut pas dire directement, mais pour faire mieux comprendre sa pensée, pour initier à de très hautes vérités. Bien entendu, ce type d’allégorie peut aussi s’exercer à tous les niveaux du discours et de l’être, de l’euphémisme consolateur et poli à l’évocation de l’indicible. Aussi le poète ambitieux qu’était Segalen accueillit-il avec enthousiasme les idées exposées par le sinologue russe Alexeieff, ardent admirateur du taoïsme, au cours de leur rencontre à Petrograd en février 1917 :
Le vrai poète, n’est autre que le [...] de Tchouang-tse, un homme rempli du Tao et devenu un saint. Quand le tao-poète se trouve parmi les gens du monde, il s’oppose à eux dans toutes les directions, car il n ’estpas du troupeau [...] L’inspiration est un son du Tao, rarissime, inaudible [...] L’idéal de la poésie restera une intuition inexprimable qui s’accumule en silence et se fait voir sans qu’aucun mot soit prononcé...
(Lettre à Jean Lartigue, 10 février 1917.)
Alors que son œuvre poétique était déjà à peu près terminée, Segalen ne pouvait trouver de meilleure justification pour tous ses efforts dans son cheminement sur les hauteurs escarpées de l’esprit.
34La Chine n’était donc pas une fatalité pour Segalen. Même s’il n’était pas allé en Chine, même s’il avait tout ignoré de sa culture, il n’en aurait pas moins été le poète qu’il fut. Ses convictions auraient été les mêmes, et ses incertitudes, et ses recherches. Simplement, le détour l’eût conduit par d’autres chemins, l’allégorie aurait pris une autre forme, mais l’essentiel, le centre serait resté le même. Tous les grands poètes ont leur « Chine intérieure », pour reprendre la belle expression de Jouve. Il reste que la Chine l’a admirablement servi. Le détour chinois adopté au départ comme un instrument d’exotisme est devenu bientôt le moyen de rejoindre la voie royale suivie par tous les poètes soucieux, comme Rimbaud, « d’inspecter l’invisible et d’entendre l’inouï ». La Chine a permis à cet homme si pudique et si secret d’exprimer son monde intérieur sans l’étaler, ni le galvauder. Il a trouvé dans la Chine l’instrument le plus propre à servir une poésie de voyant. On peut dire en ce sens que toute l’œuvre « chinoise » de Segalen est une immense allégorie de son univers de poète, une allégorie grâce à laquelle il pouvait projeter des éclairs dans la nuit ou fixer l’illumination d’un moment. C’est bien ce qu’il avait voulu dire à son ami Manceron en déclarant : « le transfert de l’Empire de Chine à l’Empire de soi-même est constant ». Il avait fallu ce très long détour par l’Empire du Milieu pour aller aussi loin que l’esprit peut aller vers la citadelle de tous les secrets, vers l’inaccessible Po-Youl. Mais, dit-il encore : « On fit, comme toujours, un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi... »
Auteur
Université de Paris-IV
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