Les yeux des chinois (et ce qu’y lisent Pierre Loti, Victor Segalen, Alexis Léger)
p. 79-90
Texte intégral
1Pierre Loti, Victor Segalen, Saint-John Perse (pour un peu de temps encore Saint-LegerLeger) : trois écrivains français qui se trouvent en Chine au début du XXe siècle pour des raisons diverses, touchant à la guerre ou la paix, à la diplomatie qui va avec, au commerce, à l’aventure, au désir de s’en aller ailleurs et qui, diversement, vont trouver là-bas de quoi alimenter, relancer, infléchir autrement leur œuvre.
2On pourrait comparer le regard que tous trois portent également sur bien des objets rencontrés : paysages, villes, palais, temples, statues... Mais tous trois croisent également sur les sentiers et sur les routes, dans les rues des villes chinoises et dans le périmètre des Légations, des hommes et des femmes dont le visage les regarde – dans les deux sens du terme : les fixe et les concerne. C’est ce rapport au visage de l’Autre que je voudrais interroger dans des œuvres que ces trois auteurs ont rapportées de Chine, Les Derniers jours de Pékin, Équipée, Lettres d’Asie1, car il me paraît emblématique de leur recherche et de leurs différences.
3Lorsque la barrière de la langue interdit, à peu près, tout échange, une forme de communication brève peut s’établir – ou pas – de visage à visage. Par les yeux, des messages à déchiffrer s’échangent : regards de paix, regards de guerre, regards de refus ou d’accueil, de répulsion ou de désir. Emmanuel Levinas insiste, dans L’Humanisme de l’autre homme, sur l’épiphanie qu’est immanquablement l’apparition d’un visage nu en face de nos yeux : « Autrui qui se manifeste dans le visage perce en quelque sorte sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà »2. Ce simple visage signifie l’exigence d’autrui ; cette seule présence « est une sommation de répondre »3 et implique la responsabilité de celui qui s’y trouve confronté. Il s’agira donc ici d’examiner ce que lisent nos trois écrivains français dans les yeux de Chinois croisés et ce que cela révèle de leur rapport à l’Autre et à eux-mêmes.
Le regard curieux
4C’est à la fois le plus fréquent et le moins intéressant. Les Chinois regardent avec curiosité ces Européens encore rares qu’ils croisent ; les trois auteurs français regardent les Chinois, et surtout les Chinoises, avec la même curiosité. « Voici le spectacle pour lequel j’avoue que j’étais venu » écrit Loti, et c’est la sortie de la messe, une occasion unique de voir quelques belles dames de Pékin. Il s’attarde longuement sur leurs pieds, leurs vêtements, leur coiffure, leur visage : elles sont « peintes à la façon des têtes de cire chez les coiffeurs, bien blanches avec un petit rond bien rose au milieu de chaque joue »4. Ce que l’on trouvera dans les Lettres de Chine de Segalen à sa femme n’est pas foncièrement différent, par exemple lorsqu’il lui fait le portrait de la femme mandchoue d’un interprète : « coiffure édifiée des heures durant, cheveux plats, lèvres peintes d’un rouge étonnant, joues plaquées d’un rose Maurice Denis très exact, sourcil prolongé »5. On rencontre sous les diverses plumes toutes les façons de réifier l’autre : on le végétalise, portraits de femmes-fleurs ; on l’animalise sous des espèces différentes dont la plus fréquente est assurément le chat. Segalen rejoint ici Loti en trouvant à son fidèle intendant, Toum, « une figure de chat ». On le chosifie en le réduisant par métonymie à un habit : « ces coupes de pantalon, ces tuniques », dit Loti ; et même Saint-John Perse n’est pas en reste lui qui se surprend « un peu vain de détenir chez [lui] une des trois seules nattes survivantes de l’ancienne domesticité dans le quartier diplomatique »6. Dans le meilleur des cas, les Chinois sont assimilés à des œuvres d’art. « On dirait des poupées d’un autre âge, d’un autre monde, échappées de vieux paravents ou de vieilles potiches »7, écrit Loti, et Segalen : « il est drôle [...]de coudoyer dans une vraie vie certains costumes ou personnages qu’on dirait issus de tentures, de tapisseries, de peintures et de vases »8. Cette « beauté chinoise cristallisée depuis la grande peinture T’ang » est froide et distante. L’attitude des femmes est toute retenue et conventionnelle ; leurs yeux de faïence sont des yeux sans regard. Le butin rapporté par le regard du curieux est finalement, quoique spectaculaire, assez maigre : « La femme chinoise par aucun trait ne se rapproche de la nôtre » écrit Segalen ; « Oh ! Les étranges minois fardés et les étranges atours [...] tout cela doit être millénaire comme la Chine, – et combien c’est loin de nous ! » écrit Loti9. Ce que l’étranger en un pays remarque c’est donc l’étrangeté de celui qui pourtant vit dans son pays. Celui-ci, tour à tour objet d’étonnement, d’amusement, d’effroi, d’admiration, reste précisément un objet.
5En poussant l’investigation, on voit s’installer, principalement chez Loti qui écrit un reportage pour le Figaro, toute une rhétorique de l’emphase : tout objet décrit se voit pourvu de qualifications superlatives, tout personnage ou paysage est versé dans un univers de conte de fée – de préférence pour la couleur locale les Mille et une nuits – ou de cauchemar. L’emphase glisse vers l’excès et finalement, entre monstres et merveilles, le réel est frappé de monotonie. L’excès de pittoresque mène à la pénurie de mots qui elle-même conduit à la tautologie. Tout ce qui est chinois est tellement tout, tellement trop tout qu’un seul mot peut encore le qualifier : « chinois ». « Tout est tellement chinois ici »10 relève-t-on ; le donjon qui domine Pékin est d’« une chinoiserie vraiment excessive »11 ; « les rêveries ultra-chinoises de l’Impératrice »12 devaient être insondables. Bref, ce qui est chinois, y compris les Chinois et surtout les Chinoises, est très chinois, trop chinois, chinois.
Le regard du sphinx
6Sous leur apparence de cire ou de porcelaine, ces yeux sont cependant bien vivants. En Chine comme partout ils sont les messagers de l’âme. Mais peut-être plus qu’ailleurs leurs messages sont difficiles à déchiffrer à cause des différences de civilisations, de comportements et de mentalités qui rendent toujours complexes et hasardeuses les interprétations, mais aussi à cause des rapports conflictuels qui existent entre Chinois et étrangers au début du siècle : Loti arrive à Pékin juste après la guerre des Boxers, Léger obtient un poste de secrétaire d’ambassade après des incidents provoqués par l’extension de la concession française de Tien T’sin. Seul des trois, Segalen peut être utile à ceux qu’il croise ou entretenir un rapport plus individualisé avec eux : il est médecin et parle suffisamment chinois pour établir les conditions d’une communication réelle sinon satisfaisante.
7Mais, par exemple, Alexis Léger décrit ainsi pour sa mère son intendant qu’il côtoie depuis plusieurs années : « Sous la calme et patiente douceur de mon brave François, je n’ai jamais trouvé la moindre trace de perfidie ni d’hostilité secrète, mais jamais non plus la moindre lueur d’affection réelle [...]. Je ne saurai jamais bien ce qu’il pense de moi humainement indépendamment de sa considération pour ma figure officielle »13. Le bon François, à qui ce prénom va si mal, reste une énigme pour son employeur. Le regard de chat se fait regard de sphinx. L’adjectif énigmatique prend un statut d’épithète de nature lorsqu’il s’agit du regard croisé de l’étranger, c’est-à-dire du Chinois. Sous la plume de Loti : « figure d’énigme, la vieille Chinoise nous dévisage tous, d’un regard impénétrable »14. Cette fois, le regard se refuse absolument à quelque échange que ce soit. Autre portrait, plus détaillé, celui de l’ancien favori de l’Impératrice Tseu-Hi, « riche comme Aladin », Li-Hung-Chang, « les pommettes saillantes sous de tout petits yeux vifs et scrutateurs ». Les regards s’échangent, en apparence. « Nous nous dévisageons [...] c’est deux êtres qu’un monde sépare. Son énigmatique figure [...] cependant simule une satisfaction ». Conclusion : « Ce vieux prince des Mille et une nuits chinoises [...] n’a cessé de me paraître inquiétant sous son masque insaisissable et peut-être sourdement dédaigneux ou ironique »15. Toutes les modalisations soulignent la difficulté de traduire avec fidélité le message. En même temps que les adjectifs insistent sur l’impression désagréable que ressent Loti d’être un objet et peut-être le jouet de ce regard scrutateur – qui n’a ni considération, ni estime pour ce qu’est l’Européen dans sa généralité ou dans son individualité.
8Pire, ces regards impénétrables sont relayés par bien d’autres omniprésents et impassibles, ceux des statues de dieux, des portraits d’empereurs, avec leurs yeux obliques, leur regard baissé et ce sourire de sérénité si étranger aux divinités d’occident et aux occidentaux.
9Loti dans son palais travaille sous les yeux d’« une déesse blanche (... qui) médite les yeux baissés, calme, souriante et douce au milieu des mille débris »16 et qu’il imagine protectrice. Mais l’idole debout géante du temple des Lamas, dieu d’or aux paupières baissées, l’inquiète : « en la fixant, on subit d’elle un maléfice plutôt charmeur ; on se sent hypnotisé et retenu là par son sourire qui tombe d’en haut si détaché et si tranquille »17.
10Finalement, de plus en plus souvent dans Les Derniers Jours de Pékin, le regard porté sur l’autre fait place au regard – ou au non-regard – de l’autre, femme, homme ou statue, qui le vise et qu’il interprète d’une façon de plus en plus autocritique. C’est d’abord le regard obstinément refusé de l’autre qui l’amène à ce retour sur soi. Dès le premier chapitre « une vieille Chinoise peut-être centenaire [...] s’en va [...] sans même paraître nous voir »18. En effet, des soldats allemands prennent possession de sa maison et commencent à jeter par la fenêtre ses affaires avant même qu’on l’ait emmenée plus loin. Et Loti n’aime pas les rires des soldats.
11Il sera gêné plus que tout devant les deux déesses, égéries des Boxers vaincus, qu’il est allé avec d’autres officiers regarder, comme on va au zoo. Car en face d’eux ils ne trouvent que deux jeunes filles défaites et en deuil qui ont manqué leur suicide (tandis que leur mère l’a réussi). « Elles restent là, les yeux rivés à terre. [...] leurs regards désolés ne se lèvent même pas pour savoir qui entre ni ce qu’on leur veut »19. Et les hommes s’en vont, écrit-il, « gênés à présent d’être là comme d’une inconvenance que nous aurions commise »20. La découverte de l’humanité de l’autre prend le voyeur au dépourvu, lui rend certaines scènes plus insupportables que les omniprésents cadavres mutilés ou décomposés.
12Quant à l’étonnante scène finale du livre : la description de la fête française à la légation, il semble que son climat de dérision lui vienne du regard surplombant de la grande déesse d’albâtre autrefois favorable au travail de Loti. « Trop mystérieusement pâle » en effet, elle « devient gênante avec son sourire qui semble prendre en pitié ces puérilités et ces sauteries occidentales, avec la persistance de ses yeux baissés comme pour ne pas voir »21. C’est son regard interprété qui transforme la commémoration de l’héroïsme et des certitudes héritées de la Révolution française en « pauvre petit cotillon d’exil ».
13Tel qui croyait regarder, est regardé ; tel qui se trouvait civilisé et jugeait l’autre étrange est par certains regards indéchiffrables ou certains non-regards introduit, non sans gêne, à l’humanité de l’autre et à sa propre barbarie. Il y a bien longtemps, ailleurs, sous le regard et l’énigme du Sphinx, Œdipe avait déjà trouvé une définition de l’homme.
Le regard exotique
14Lorsqu’il voyage en Chine, Segalen qui s’oppose en tout à Loti, réfléchit à son Essai sur l’exotisme, notion qu’il définit comme « la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité étemelle »22, cette certitude que l’Autre est autre et ne saurait être moi. Il se veut exote, c’est-à-dire voyageur-né, apte à saisir « toute la saveur du divers », à goûter en amateur le constat de cette différence. Pour cela il s’appuie sur les « moments d’exotisme » – points forts et puissamment vécus du voyage où il a la confirmation, comme un choc, savoureux et salvateur, de l’irréductible altérité de l’Autre.
15Dans Équipée, deux épisodes particuliers de regards effectivement échangés cette fois mettent à l’épreuve cette théorie. Ainsi dans l’épisode 1823, consacré à un féminaire comparé, « apparue tout d’un coup au tournant d’un sentier » (la surprise est la condition nécessaire du choc), une femme Neissou « surgit au détour du chemin ». On sait que pour l’homme et le théoricien Segalen, les femmes, même ses « sœurs raciales », comme il les appelle, sont radicalement autres, à jamais étrangères – il tient beaucoup à « l’exotisme des sexes » et se déclare adversaire résolu du féminisme qui vise à effacer les différences de statuts. Lui qui a jusque là décrit les femmes rencontrées en Chine comme tout à fait autres, mais « très peu femmes » sous leur masque ou leur habit de parade, prend soudain en plein visage – si l’on peut dire – cet être féminin qui s’avance « jeune, maigre et dansant comme la chèvre, et qui rebondit sur ses pieds ». Elle est certes animalisée mais louée aussi d’être jeune, saine et agile. Par tous ces caractères, elle correspond au désir du narrateur. « Il est grand temps que je le réaffirme avant la maturité : la jeune fille, la vierge, est pour moi la véritable amoureuse »24, a-t-il écrit, et encore, elle est « distante de nous à l’extrême, donc précieuse incomparablement à tous les fervents du divers ». Les mots sont d’ailleurs les mêmes pour décrire la jeune fille Neissou et la femme maorie des Immémoriaux : son pas est élastique, elle est musclée, ambrée, sa peau est fine etc... Incarnation de l’exotisme, elle est donc aussi susceptible d’être un objet de désir – ce qu’il envisage. Mais il se trouve que l’objet théorique en question est une jeune personne totalement naturelle, surprise par cette rencontre brusque et inattendue pour elle aussi qui s’avançait dans une parfaite auto-suffisance : la voici « immobile et dévisageant l’étranger, les yeux grands et fixes plongés tout entiers dans les miens ». Leurs regards se rencontrent comme dans la plus pure tradition romanesque (française en tout cas – Flaubert), et l’on sait bien que dans ce regard se joue le destin des personnages. Mais ce qui se passe ici est tout le contraire du romanesque. La jeune fille « vire tout d’un coup [aussi vite qu’elle était apparue], et s’enfuit en éclatant de rire ». Cependant que l’exote hésitait sur la conduite à suivre, craignait un faux pas, s’interrogeait sur la signification du rire, invite ou moquerie, la belle s’est enfuie. « Et la femme Neissou, apparue posée sur sa terre, toute droite comme une flèche retombée du ciel, et qui vibre, n’est qu’un but lointain que je n’atteindrai pas ». Image bizarre, soit dit en passant, car une flèche est rarement un but mais c’est plutôt elle qui atteint ou manque son but. L’autre, sous les traits d’une jeune fille, existe donc bien pour lui ou elle-même dans la vibration de son existence propre : elle vibre, elle rit, elle vit, elle n’est pas lui. La preuve est faite que l’exotisme est là disponible à chaque détour du sentier ; pourtant l’exote semble déçu d’avoir raison, comme si la fille-flèche l’avait un peu blessé. Et il ira chercher un « réconfort »– le mot est de lui – dans le portrait de la femme et non d’une femme tibétaine, qu’il prend bien soin de ne pas approcher en proclamant qu’elle est inapprochable à cause de son odeur (celle du beurre de yack). L’émotion qu’elle peut susciter est donc promptement débarrassée de toute composante sexuelle et retrouve le terrain familier et théorique de l’exotisme comme d’une esthétique du divers : Segalen nous livre alors un beau portrait coloré à la Gauguin où se reflète l’accord primitif de la femme et de la montagne d’où elle vient.
16Ainsi, quand l’autre est une femme, quand l’échange se fait, la femme cesse d’être un objet exotique distant à l’extrême – le narrateur évoque des visions de chasse, de dérobade, de jeux sexuels réclamant une connivence. Mais il y est vaincu physiquement (faute de bons jarrets), vaincu moralement (trop lent à réagir), il se trouve objet du rire de la femme. Il ne doit son salut (d’amour-propre) qu’à son humour (autoreprésentation en balourd) et à sa mauvaise foi (comment peut-on aimer une Lolotte ?). La question du désir pose peut-être l’une des limites de la théorie de l’exotisme.
17L’autre épisode conté, le chapitre 20 d’Équipée25, est celui où le narrateur s’étant écarté de sa caravane arrive par hasard à « la ville antique des Trous de Sel Noir – l’antique HeiYentch’ang » qui figure sur les cartes anciennes, jusqu’au XVIIIe siècle, mais n’est plus mentionnée sur les cartes modernes où n’apparaît plus désormais que le village des Puits de Sel Blanc. Au bout d’un chemin à demi-effacé, il tombe finalement face à une humanité directement issue – une fois encore – d’œuvres d’art antiques. « Ils ont la coiffure enchignonnée du vieux Ming, et les longs vêtements que peignent les porcelaines ». Mais ils ont aussi des yeux bien vivants et un échange s’établit : « pour la première fois, je suis regardé non pas comme un objet étranger qu’on voit peu souvent et dont on s’amuse, mais comme un être qu’on n’ a jamais vu ». Cette expression d’enfant qui découvre, « cet air étrange de leurs yeux, [...] ces regards sont plus inconnus que tout ». L’exote lit son propre exotisme dans les yeux de l’autre exotique, et déchiffre leur irréductible et merveilleuse extranéité les uns par rapport aux autres dans un comble d’exotisme qui le comble. Mais cette fois cela était trop beau pour être vrai, cette enclave préservée d’une humanité Ming coupée du monde et demeurée fixée à un stade d’évolution antérieur de trois siècles n’était qu’« un rêve de marche, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds balancés » et qui a fourni au marcheur ce dont il rêve depuis le début, un concentré d’exotisme historique et d’exotisme géographique mêlés. Ce si parfait moment, cet échange inouï et inédit dans son étrangeté n’était qu’un leurre proposé par le monde à l’exote crédule qui, à la faveur de l’hésitation engendrée par le demi-sommeil propice au fantastique, avait pris son désir pour la réalité.
18L’exotisme selon Segalen existe bien à des degrés divers et s’impose comme une évidence lors de brefs instants de plénitude. Mais, comme mode d’être absolu ou simplement durable, il reste à l’état de belle utopie et dans l’expérience il ne préserve ni des désirs ni des déconvenues qu’apporte la vie en Chine ou ailleurs.
Le regard de « l’homme de mer » (Saint-John Perse)
19Alexis Léger, lui, est resté cinq ans en Chine. Il a donc eu le temps de visiter le pays et de s’y faire des amis. On sait qu’il a fréquenté une jeune femme chinoise, il raconte qu’il jouait aux échecs le soir avec des amis chinois, par exemple. Or, curieusement, à lire ses lettres, nous ne trouvons que très peu de matière pour notre recherche. Si l’on considère les correspondances authentiques – lettres à Philippe Berthelot, Secrétaire général du quai d’Orsay, publiées par Jean-Luc Barré dans le Seigneur Chat26 ou les lettres à Auguste Boppe, son ministre, récemment publiées dans la Revue d’Histoire Diplomatique27 avec une présentation de notre actuel ambassadeur à Pékin, Pierre Morel, on n’y relèvera que des portraits d’Européens, collègues diplomates, jésuites, passants plus ou moins illustres. .
20Si l’on considère les « Lettres d’Asie » regroupées dans les Œuvres Complètes de Saint-John Perse, on a la surprise, mauvaise, de voir les portraits attendus remplacés par des sortes de fiches signalétiques de personnalités chinoises, comme le ministre des Affaires Étrangères Lou Tseng-hsiang, l’écrivain Liang Ki-chao ou la générale Dann Pao-tchao. Par exemple, Madame Dann est issue d’une grande et vieille famille mandchoue. Son père était ambassadeur de Chine en France au moment de l’affaire des Boxers. Elle a été liée à tous les mystères de l’ancienne cour impériale. Mais nous ne saurons rien ni de ces mystères, ni de la physionomie de Madame Dann. Un nom, une origine géographique et sociale, un rang dans l’ancienne et dans la nouvelle Chine, l’activité actuelle, jamais rien de plus. On comprend évidemment mieux cette façon de procéder lorsque l’on sait que ces Lettres d’Asie ont en réalité été écrites pour l’édition de la Pléiade, à partir d’anciens brouillons ou à partir de rien. Ces lettres s’appuient donc, comme l’a montré C. Mayaux28, sur les renseignements directement recopiés dans le journal de l’époque publié en langue française La Politique de Pékin qui précisément ne s’intéressait qu’à l’aspect officiel de la vie diplomatique, aux personnalités, non aux personnes. Il n’en reste pas moins que cette absence de portraits manifeste de la part d’Alexis Léger une certaine indifférence au visage d’autrui. Et c’est ce que vont confirmer les deux seules allusions à des regards dans ces lettres.
21La première, relevée dans une lettre à sa mère, évoque d’ailleurs le regard non d’un homme mais d’un cheval mongol ! Mais déjà son traitement en dit long. « Sous l’épaisse bourre qui les coiffe, quels admirables yeux de colibris ou de caniches, vraiment les plus attendrissants qui soient »29. Et encore, « il vient maintenant à moi avec des yeux d’enfant, insoucieux de sa laideur et de son manque de manières »30. La relation si proche avec son cheval n’est pas faite pour étonner : sa biographie mentionne qu’enfant, en Guadeloupe, sa famille lui avait fait don d’un cheval, pour ses huit ans. Le poème Éloges en garde souvenir : « J’ai aimé un cheval, qui était-ce ? » Mais, plus intéressant, si on entre dans le détail de la lettre d’Asie, on s’aperçoit que cette bête un peu médium devient comme un prolongement et un double de lui-même. « Mon cheval mongol, une bête primitive, me semble parfois faire tellement corps avec moi, que c’est moi, l’homme, qui me sens devenir cheval, et lui, cheval, qui me tient pour son totem »31. Quand on sait qu’il l’a baptisé du nom d’Allan, nom que sa propre mère lui donnait dans son enfance, il ne reste pas de doutes sur le rôle de double de lui-même enfant que joue cette bête, étrangement pourvue d’un regard d’oiseau tropical.
22L’autre regard, un peu plus longuement décrit, Léger va, curieusement encore, le rencontrer dans le désert. Il est décrit dans la lettre à Joseph Conrad du 26 février 192132. « Dans le regard de chameliers rencontrés au désert de Gobi, j’ai cru parfois surprendre comme un regard d’homme de mer »33, phrase en tous points surprenante dont les modalisations attirent le regard et qu’il faut replacer dans son contexte.
23Le projet affiché de la lettre à Conrad est de dissuader cet écrivain – poète de la mer – de venir en Chine, « certainement le pays le moins fait pour un homme de mer ». Alexis Léger énumère donc tous les aspects négatifs de cette « terre de paysannerie et de petit artisanat qui tourne le dos à la mer », même si la mauvaise foi, disons l’imaginaire, lui fait négliger l’immensité du littoral chinois... Mais au fur et à mesure que son argumentation se développe, il s’achemine vers la démonstration contraire, à savoir que la Chine intérieure, c’est-à-dire les grands espaces déserts d’Asie Centrale, est l’équivalent d’une mer : « la Chine est un Océan de poussière », « le désert est le plus beau simulacre de mer qu’on puisse imaginer ». Le mot mer revient une quinzaine de fois en l’espace d’une demi-page. En même temps l’interlocuteur fictif, Conrad, l’homme de mer, disparaît totalement au profit d’une méditation sur lui-même et pour lui-même qui a toujours été la proie – de par sa naissance – de la même hantise de mer que cet interlocuteur. « Pour moi, ... pour moi..., et moi... » rythme cette description de la Chine-Mer. Et c’est alors qu’intervient, parmi bien d’autres curiosités marines du désert (comme « les chars gréés de voile » à la façon des navires, les sonneries de trompes et de conques dans les lamaseries, la présence d’oiseaux de mer, mouettes et sternes du Gobi), le regard d’homme de mer des chameliers. Autrement dit, le regard prêté à ces hommes n’est autre que le regard prêté à J. Conrad qui n’est autre que son propre regard attribué à deux prête-nom.
24De façon générale, tout le butin de Saint-John Perse récolté sur les routes du monde est pour son œuvre, toutes ses rencontres ne sont jamais que des détours pour revenir à lui-même. Conrad l’homme de mer, comme Dante « au double destin d’homme de songe et d’action », mais aussi tous les autres hommes et femmes à qui il consacre des hommages ou écrit des lettres, sont des doubles de lui-même qui lui servent de prétexte à un autoportrait en poète ou à un développement sur sa poétique ou sur sa vision du monde.
25Ce qu’il a découvert en Chine, ses lettres et surtout les deux œuvres qu’il en a rapportées Amitié du Prince et Anabase le montrent bien, c’est la confrontation avec les grandes steppes de Mongolie et les abords du désert de Gobi, le désert qui a exercé sur lui « une fascination proche de l’hallucination »34, dit-il avant d’y être allé, « qui m’aura conduit spirituellement encore plus loin que je ne m’y attendais : aux frontières même de l’esprit », écrira-t-il ensuite35. Ce qu’il y a trouvé, c’est Anabase qui nous le raconte : un homme insatisfait des étroites limites temporelles et spatiales qui lui sont allouées de naissance voyage à la recherche de l’évasion véritable. Dans le vide du désert, il découvre, sous l’apparente immobilité, l’apparente stérilité, le mouvement et la fécondité qui animent le monde, Il y gagne la certitude que « la mort n’est point » (c’est Amers qui le formulera), que sous toutes les cendres la braise palpite, que la puissance de la mer persiste à l’endroit le plus reculé des plus profonds déserts et il opère finalement sa jonction avec le mouvement en cours depuis la Création. Car cet homme est aussi le poète qui dans l’espace le plus nu rejoint l’instant premier de la Genèse où une voix animatrice crée, avec les mots, le monde et tous les êtres (dans une vision bien plus proche de la Bible que du Tao). Ce sera désormais son sujet, de poème en poème reconduit.
26Dans tout cela, on le voit, point de place pour l’exotisme ni même pour l’altérité. Dans « L’Été plus vaste que l’Empire » au début du chant IV d’Anabase, cet Empire avec sa majuscule est assurément l’Empire du Milieu, la Chine ; mais il est tout autant l’Empire romain, référence omniprésente dans le texte de Saint-John Perse. La formule, générale, accepte toujours plusieurs références. La référence chinoise est et sera donc présente, toujours, jusqu’à « Chant pour un Équinoxe », mais jamais seule, jamais vraiment déterminante, pas plus qu’aucune autre en tout cas. « Et le ciel est sans heurt, la Terre franche de tout bât, Terre de Seth et de Saül, de Che Houang Ti et de Chéops ». Ces hommes au pouvoir temporel et spirituel immense ont régné, sont passés ; reste le décor permanent de l’aventure humaine. En Chine, mais cela signifie dans le désert, Alexis Léger qui, comme l’initié, va désormais opter définitivement pour un autre nom, le pseudonyme Saint-John Perse, a trouvé le cadre de tous ses poèmes à venir : les grands espaces nus livrés aux seules forces élémentaires ; leur sujet : l’aventure humaine sur terre ; leurs acteurs : l’Homme dans l’infinie variété de ses gestes et la permanence de sa condition. Le séjour en Chine marque la fin des implications très ouvertement personnelles d’Éloges. Le regard des chameliers du Gobi comme le regard du cheval mongol ne sont sans doute que des détails, ils nous éclairent cependant : ce qu’on y lit s’appelle exil.
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27Ainsi au bout du monde, et la Chine est finalement cela pour nos trois écrivains, les yeux des Chinois semblent émettre des messages bien différents en fonction de leur destinaire.
28À aucun moment le moi de Saint-John Perse ne semble perdre, face à l’Autre, ce que Levinas appelle « sa souveraine coïncidence avec soi, son identification où la conscience revient triomphalement à elle-même pour reposer sur elle-même »36. À aucun moment nous n’assistons à « la mise en question de soi » pour « l’accueil de l’absolument autre ». Chinois, Français : la différence n’est pas suffisante pour être pertinente ; « toutes sortes d’hommes dans leurs voies et façons » (Anabasé) sont les multiples incarnations d’un même homme dans sa permanence et sa généralité. « Homme au faucon, homme à la flûte, homme aux abeilles », ils sont sans nom et sans visage, comme leur représentant le Poète lui-même : « Et un tel, fils d’un tel [...], vient au pouvoir des signes et des songes ». En Chine, il n’a pas trouvé les Chinois mais, avec le décor et le sujet, les acteurs de toute son œuvre à venir, autrement dit l’Homme universel, sous tous ses visages, celui dont les yeux reflètent la condition d’exil.
29Segalen qui dans son voyage en Chine expertise sans cesse le Divers rencontre à l’endroit le plus reculé de son voyage sur un sentier de montagne, un jeune homme, si proche de lui qu’il peut saisir dans ses yeux le moindre reflet noisette. Cet être blond, léger, flottant, il l’identifie comme un fantôme adolescent venu de son passé : « l’Autre est venu à moi » écrit-il, puis, tout compte fait, « l’Autre est moi ». Le lecteur attentif trouvera néanmoins qu’il ressemble aussi à l’image reçue de Rimbaud : son regard recueilli, son maintien un peu aigre, cet air d’être occupé à des espoirs et à des rêves démesurés, son insensibilité au réel et sa façon de planer sur les contreforts de l’Himalaya évoquent d’assez près « l’homme aux semelles de vent ». Au plus profond de la Chine, ce moi définitivement autre lui signifie que l’exotisme est partout, même aux lieux les plus proches, la Bretagne par exemple, ou en lui-même, dans ses souvenirs. De même que Saint-John Perse, c’est en Chine qu’il trouve son illumination qui est de nature exactement inverse. À l’homme est partout le même se substitue la leçon : l’exotisme est partout et, comme a presque dit Rimbaud, même je est un autre.
30Quant à Loti, expérimentateur plus innocent, moins théoricien que Segalen ou Perse, il a rapporté du voyage cette rencontre authentique avec le visage de l’Autre dans son absolue nudité qui « perce la conscience et opère comme une visitation », ce visage qui, comme le dit encore Levinas, « désarçonne l’intentionnalité qui le vise »37, une intentionnalité d’abord purement pittoresque. À sa façon dans Les Derniers Jours de Pékin il a écrit sa version d’un Barbare en Asie.
Notes de bas de page
1 Éditions utilisées : Loti, Balland, 1985 ; Segalen, Robert Laffont, Bouquins, tome II, 1995 ; Perse, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972.
2 Le Livre de poche, coll. Biblio essais, 1972, p. 51.
3 Id., p. 53.
4 Les Derniers Jours de Pékin.
5 Plon, 1967, Lettre du 29 juin 1909, p. 80.
6 Lettres d’Asie, p. 863.
7 Les Derniers Jours de Pékin, p. 206.
8 Lettres de Chine, p. 79.
9 Les Derniers Jours de Pékin, p. 206.
10 Id., p- 171.
11 Les derniers Jours de Pékin, p. 183. La notion d’« excessivement chinois » intervient également sous la plume de Segalen dans l’Essai sur l’exotisme, mais avec un arrière-plan idéologique et esthétique tout différent. Pour lui, le vrai (?), le pur art chinois qu’il admire sans réserve appartient à l’époque des Ming qu’il considère comme le classicisme chinois. Il lit donc tout ce qui vient ensuite comme une décadence.
12 Ibid.
13 Lettres d’Asie, p. 863.
14 Les Derniers Jours de Pékin, p. 43.
15 Id., p. 167.
16 Id., p. 106.
17 Id., p. 142.
18 Id., p. 28.
19 Id., p. 47.
20 Id., p. 48.
21 Id., p. 274.
22 Essai sur l’exotisme, Fata Morgana, 1978, p. 25.
23 p. 298-301.
24 Lettre à Henry Manceron, Tien-Tsin le 23 septembre 1911, donnée dans son Essai, p. 53.
25 p. 303-305.
26 Plon, 1988.
27 Juin 1999.
28 Les Lettres d’Asie, Gallimard, Les Cahiers de la N.R.F., 1994.
29 Pléiade, p. 869.
30 Id., p. 853.
31 Id., p. 841.
32 Id, p. 885-889.
33 C’est moi qui souligne.
34 Pléiade, p. 881, lettre du 4 mai 1920.
35 Id., lettre du 5 juin 1920.
36 Op. cit., p. 53.
37 Op. cit., p. 53.
Auteur
Université de Paris-III Sorbonne Nouvelle
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