La Chine sous la plume de Loti. Une lecture des Derniers jours de Pékin
p. 73-77
Texte intégral
1Le nom de Pierre Loti (pseudonyme de Julien Viaud, 1850-1923) n’est pas inconnu aux lecteurs chinois. Déjà, au début des années 30, deux de ses œuvres ont été traduites en chinois, à savoir Madame Chrysanthème, par Xu Xiacun et Pêcheur d’Islande par Li Liewen, cette dernière œuvre, retraduite en 1982 par Yi Sha, ayant connu une diffusion plus importante.
2Cependant, l’œuvre qui reflète les relations profondes entre Loti et la Chine, c’est celle intitulée Les derniers jours de Pékin, publiée en 1902, très connue en Occident, mais presque ignorée des Chinois. Elle retrace fidèlement ce que son auteur a vu à Pékin lors de l’intervention des forces coalisées de huit pays occidentaux, intervention à laquelle il a participé en tant qu’officier de marine. Il a vu, de ses propres yeux vu, entre autres, la répression sanglante exercée par les forces alliées de ces pays étrangers contre le mouvement des Boxers et il a noté cet événement en toute objectivité.
3Au moment où Loti fut appelé par son gouvernement à participer à l’expédition de Pékin en 1900, il était déjà un écrivain de renom. Il observait donc la Chine avec l’optique de cette double identité, et la description qu’il en a faite présente un double aspect, traduisant des sentiments complexes. Lorsqu’il regarde ce pays d’un œil de « conquérant », c’est-à-dire avec froideur et dédain, l’image qu’il nous en offre est celle d’un empire en agonie, piétiné et dépecé par les puissances occidentales. Mais lorsqu’il observe ce pays en sa qualité d’écrivain entiché d’exotisme, donc avec un humanisme apitoyé, la peinture qu’il nous en fait est celle d’une civilisation antique orientale, penchant vers son déclin. Cette double image que Loti nous a donnée de la Chine dans Les derniers jours de Pékin porte des traces d’une époque historique, ce qui confère à ce livre une valeur de document historique, et à son auteur une place particulière dans l’histoire des relations culturelles sino-fançaises.
4Pour nous, lecteurs chinois, ce qu’il y a de plus méritoire dans ce livre, c’est la véridicité et l’objectivité avec lesquelles est décrit le sort tragique d’un pays semi-féodal et semi-colonial, foulé aux pieds par des puissances occidentales. En effet, en tant qu’officier de marine, qui était du nombre des « envahisseurs », Loti était témoin de cette époque la plus ténébreuse et la plus humiliante que la Chine ait vécue. De ce fait, il pouvait observer et décrire la Chine d’alors sous un angle particulier. Lire Les derniers jours de Pékin, c’est en quelque sorte suivre les traces de son auteur pour nous transporter dans ces années de misères, dans cette vieille Chine outragée et couverte de mille blessures. Au fil de la lecture, nous semblons revoir les agresseurs européens piétiner de leur bottes brutales la belle terre chinoise recelant des trésors culturels et des vestiges historiques, mettre à sac et à feu la Cité Interdite et ses palais resplendissants de dorures et de décorations, nous semblons réentendre les pleurs et les sanglots des habitants sans défense, femmes, enfants et vieillards surtout, qui, expulsés par la guerre, abandonnent leurs foyers, sous les éclats de rire des soldats étrangers. Pékin, noyé dans le sang, était alors transformé en un grand abattoir et un cimetière immense. Mais au milieu des humiliations, des massacres et des pillages auxquels se lancent les envahisseurs étrangers, retentissent les grondements de la révolte des Boxers. Voilà le tableau d’une réalité criante que nous a brossé Loti avec à la fois le flegme d’un militaire et la sensibilité d’un écrivain. Et ce tableau constitue la page la plus sombre de l’histoire moderne de Chine et de l’histoire des relations entre la Chine et les pays occidentaux. Les derniers jours de Pékin revêt donc un intérêt de témoignage très rare.
5Aux yeux des lecteurs occidentaux, l’attrait principal de cette œuvre réside dans l’exotisme et l’orientalisme dont elle est imprégnée. En effet, Loti était considéré comme le plus grand romancier exotique du XIXe siècle. Son état d’officier de marine lui a permis de faire des voyages sous les climats les plus divers. Ces voyages lui ont révélé des civilisations lointaines et originales encore mal connues à son époque. Il les décrivait dans ses livres, ce qui s’accordait avec le goût des Occidentaux et le besoin d’une littérature colonialiste qui étaient alors en vogue. Cela a fait son succès. Comme toutes les œuvres exotiques, celle de Loti avait pour source cette curiosité et ce besoin d’évasion qui poussent les gens à la connaissance des pays nouveaux et à la création littéraire. Les choses les plus inconnues, les plus étranges sont les plus capables d’exciter la force créative. Cela pourrait expliquer pourquoi Loti, chargé de cette mission militaire, ne pouvait s’empêcher d’être attiré par les paysages et les mœurs de la Chine qui avaient toujours du charme pour lui, malgré les dégâts de la guerre. Il ne pouvait, plus tard, étouffer l’envie de les retracer dans son livre Les derniers jours de Pékin. C’est ainsi que les scènes de cruauté et de barbarie, l’image corrompue et capitularde du gouvernement des Qin y côtoient avec les descriptions pittoresques de petites maisons de briques couleur d’ardoise, de hautes pagodes ailées survivant aux feux de la guerre. Certes, de nombreux villages étaient saccagés ou détruits, la vie économique était plongée dans le marasme, mais il restait des champs de sorgho s’étendant à perte de vue et ondulant sous le vent d’automne, avec cette grâce particulière à la campagne chinoise. Certes, les paysans souffraient de bouleversements et de privations, mais ils gardaient toujours une hospitalité sincère, offraient généreusement aux amis venus de loin ce qu’il leur restait de thé, d’alcool de riz, de gâteaux faits par eux-mêmes. Et Loti, comme un guide qui connaît bien ce qu’il fait voir aux touristes, montrait tout cela à ses lecteurs. Il leur disait qu’entre les peuples, il ne devait pas y avoir que des échanges de coups, mais aussi des rapports d’amitié, que dans le cœur simple, un peu fermé et conservateur de ces pauvres gens habitaient la bonté et la force de création, que ces gens avaient leurs arts particuliers, leur propre façon de manifester leur joie de vivre. Regardez-les marcher sur des échasses. Regardez-les faire danser le dragon. Écoutez-les jouer de ces instruments musicaux spéciaux, suona, gong, flûte. Admirez leurs feux d’artifice... La fête dans une campagne orientale avait des couleurs et des charmes tellement différents de ceux de la campagne méditerranéenne ! Il racontait à ses lecteurs que sur cette terre chinoise traversée par les désastres de la guerre, la Grande Muraille et la capitale millénaire restaient dressées, majestueuses et magnifiques. Un des premiers Occidentaux a avoir pénétré dans Pékin, Loti décrivait à ses lecteurs le Temple du Ciel où les empereurs chinois offraient le sacrifice à leurs ancêtres, les galeries aux poutres peintes et sculptées, les robes brodées des concubines impériales, les longs rouleaux de peinture pendus dans les salles spacieuses, les palais somptueux avec leurs cours profondes, leurs pavillons élancés, leurs meubles raffinés en bois précieux. Et ces descriptions ont excité la curiosité et l’émerveillement de beaucoup d’Occidentaux.
6Loti était témoin des saccages et des destructions perpétrés par les intrus bottés et armés dont il faisait partie. Devant les dégâts causés à cette civilisation exotique pour laquelle il se passionnait, il éprouvait des sentiments compliqués et parfois contradictoires. Aussi Les derniers jours de Pékin fait-il entendre des sons discordants qui traduisent le choc entre deux civilisations qui s’affrontaient. Mais en fin de compte, ce qui l’emportait, c’est son engouement pour l’exotisme et pour cette capitale antique dont il s’efforçait de pénétrer le secret. Idéaliste égaré, il chantait avec mélancolie la complainte de ce grand empire qui se mourait et pour cette antique civilisation en voie de disparition.
7Que Loti recherche les charmes exotiques dans les ruines de l’Empire chinois reflète son goût esthétique, sa passion pour une vieille civilisation déclinante. Ce goût esthétique se manifeste dans l’intérêt qu’il avait pour tout ce qui renferme quelque élément d’une culture exotique ou tout ce qui la symbolise. Dans Les derniers jours de Pékin, Loti ne se lasse pas de décrire avec minutie chacun des objets qui ornaient les palais de la Cité Interdite, chacun des vestiges trouvés dans les tombeaux impériaux mis à jour. Officier expéditionnaire et écrivain orientaliste en même temps, au milieu des pillages et des massacres auxquels il assistait et parfois même participait, il n’oubliait pas d’admirer les beaux trésors qui traînaient partout. Dans la solitude de son séjour à Pékin, il se plaisait à jouer avec les bibelots rapportés des saccages forcenés, à en savourer la beauté exotique. Plus tard, après son retour en France, il décorera les fêtes qu’il offrira à Rochefort, son pays natal, des butins qu’il aura rapportés de son expédition en Chine. Il fera de son salon une espèce d’exposition d’exotisme, où il fera la démonstration du cérémonial de certaines fêtes orientales, au grand émerveillement de ses amis. Il se déguise par exemple en empereur chinois, habillé de robe brodée de dragons, trônant sur une chaise sculptée de dragons, symbole de l’empire chinois. Ces soirées appelées Loti-Treffen seront éternisées par des poèmes qui en parlent et invoquées à maintes reprises dans la littérature exotique. L’œuvre de Loti, en permettant à ses lecteurs de se faire une idée de cette civilisation lointaine de l’Orient, satisfaisait la curiosité des Occidentaux, et plus particulièrement des Parisiens qui n’avaient jamais pu sortir de leur monde étroit, et encore moins mettre pied dans ce pays fabuleux qu’était pour eux la Chine. C’est là une des raisons pour lesquelles Les derniers jours de Pékin a été très apprécié et recherché par les lecteurs européens à sa publication.
8Loti écrivait son roman sur la Chine à une époque où on assistait à l’affrontement et au conflit entre la civilisation chinoise et la civilisation européenne, entre les puissances occidentales et l’empire des Qin, entre les forces coalisées de huit pays et le mouvement des Boxers, entre le gouvernement des Qin et le peuple des insurgés. Les contradictions les plus vives, sur les plans politique, culturel et religieux, régnaient au sein du gouvernement chinois. Témoin de ces conflits, Loti les a reflétés dans son œuvre avec objectivité et véridicité, nous montrant ainsi l’image d’une vieille Chine vacillante au milieu des tempêtes et nous disant que ce pays demi-féodal et semi-colonial était déjà à l’agonie, ce qui non seulement donne à cette œuvre une grande valeur de document historique, mais encore fait d’elle une espèce de miroir pour les lecteurs chinois d’aujourd’hui, qui peuvent, à travers ce livre, mieux connaître ce qu’était notre pays à ce moment du passé.
9En outre, ce qui est positif dans ce livre, c’est qu’en décrivant les conflits politiques et culturels entre la Chine et l’Occident, l’auteur appelle la réconciliation ; au milieu de la violence et de l’hostilité, il recherche les bons rapports et l’amitié entre les peuples. C’est là l’aspiration de l’exotisme, c’est là le reflet de la conscience un peu idéaliste, il est vrai, d’un écrivain épris de raison et d’humanisme. Mais cela prouve la sympathie et l’affinité qu’il avait pour la civilisation d’autres nations, par delà la contradiction et l’antagonisme qui pourraient exister entre elles. Et cette attitude a un intérêt tout à fait instructif dans le monde actuel où les différences et les conflits culturels entre les nations dégénèrent parfois en conflits militaires.
10Il est à noter que l’exotisme littéraire réside dans le processus de la connaissance et de la compréhension mutuelles entre le « moi » et « autrui », car l’exotisme est en fin de compte une aspiration littéraire à la démonstration du « moi », sans laquelle il n’y aurait pas d’exotisme qui tienne. Sans le désir profond d’embellir le « moi », il n’y aurait pas celui d’embellir « autrui ».
11Si Loti a décrit la Chine, c’est par goût et par passion pour la civilisation orientale. Il la décrit sans bien la connaître. Aussi ce qu’il a écrit au sujet de la Chine manque-t-il de profondeur, de cette profondeur qu’on trouve, par exemple, chez Segalen.
12C’est sur les ruines de la vieille Chine ravagée par les bottes des puissances étrangères que Loti recherche la beauté exotique, qu’il admire la civilisation orientale et qu’il essaie de créer une atmosphère de sympathie. Donc, ce qu’il admire et embellit, c’est en réalité le « moi », la civilisation occidentale. Il veut montrer, en définitive, la supériorité culturelle des Européens. De ce point de vue, l’exotisme littéraire chez Loti n’est qu’une possession intellectuelle d’autrui par le moi. Ce qu’il s’efforce de faire en écrivant Les derniers jours de Pékin, ce n’est que d’intégrer dans son esthétique la civilisation chinoise et le monde oriental.
Auteur
Université de Nankin
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