Rêveries chinoises d’un officier français : Pierre Loti
p. 59-71
Texte intégral
1Le 1er janvier 1900, Pierre Loti croyait entrer dans le XXe siècle, et ne sera détrompé de son erreur qu’au nouvel an suivant, 1901 : « Je m’étais trompé, affirment les chronologistes, et ce matin seulement je verrai l’aube de ce siècle nouveau1. » Son séjour en Chine se place donc, parmi d’autres ambiguïtés, entre un siècle finissant et un siècle qui commence.
2Lorsque, dans l’été 1900, les Boxeurs révoltés s’en prirent à la représentation étrangère à Pékin, huit nations alliées2 montèrent une expédition militaire destinée à rétablir l’ordre et à protéger les étrangers résidant en Chine. À bord du cuirassé français, Le Redoutable, il y avait un officier, le capitaine de frégate Julien Viaud, plus connu dans la société parisienne du temps sous son pseudonyme d’écrivain, Pierre Loti. Il mène en effet de pair deux carrières, l’une d’officier de la Marine Nationale, l’autre d’écrivain à succès dont les romans touchent un large public. Ces deux activités sont liées, car les expériences du marin nourrissent l’inspiration de l’écrivain : à plusieurs reprises déjà, Loti avait publié des récits de ses expéditions. C’est ce qu’il va faire encore en Chine, composant un journal personnel, matière première de 29 articles publiés par Le Figaro entre le 9 mai et le 30 décembre 1901. Ces articles seront repris en volume, un peu augmentés, sous le titre Les Derniers Jours de Pékin, et paraîtront chez Calmann-Lévy en février 1902.
3 Loti, qui ne connaissait alors de l’Extrême-Orient que le Tonkin et l’archipel des Penghu, séjourne à Pékin quelques semaines, en octobre 1900 puis en avril 1901. Chargé de missions officielles, il a conscience de la singularité de la situation et note que cette expédition représente un choc de cultures, celle de « l’Europe armée contre la vieille Chine ténébreuse3 » (p. 1030).
4Cette découverte de la Chine, si elle n’a duré que quelques semaines, a pour Loti un retentissement durable, qui va s’exprimer à travers des formes littéraires variées : le journal intime, le reportage, puis le théâtre, et même dans son activité de décorateur.
5Si sa première impression est plutôt négative, celle d’un pays de grisaille marqué par l’omniprésence de la mort, le recul va lui permettre de découvrir cette culture en esthète, puis de réfléchir sur la confrontation des civilisations. Sa réflexion sur la Chine l’éloigne de plus en plus du réel, pour le conduire à la construction imaginaire d’un pays rêvé.
Un pays marqué par la mort
6En 1891, Loti avait publié un recueil intitulé Le Livre de la pitié et de la mort. En vérité, beaucoup des ouvrages de l’écrivain pourraient porter ce titre, et en particulier Les Derniers Jours de Pékin. C’est en effet de la compassion que ressent l’officier, découvrant Pékin après les massacres de l’été 1900. Au temple de Confucius, il est frappé par une maxime gravée sur le mur : « La littérature de l’avenir sera la littérature de la pitié » (p. 1097), ce qui rejoint tout à fait sa pensée. À première vue le livre est très morbide, reprenant une obsession fondamentale de l’œuvre de Loti, celle de la mort, des cadavres, de la décomposition4. La capitale présente en effet un étrange aspect : les corps des victimes n’ont pas été inhumés après les combats, et dans les rues, dans les maisons, on trouve d’affreux restes humains. Pas une page de ce livre qui n’en parle avec la plus extrême violence :
En fait de découvertes, nous avons ce matin celle d’un amas de cadavres : les derniers défenseurs de la “Ville impériale”, tombés là, au fond de leur tranchée suprême, en tas, et restés enchevêtrés dans leurs poses d’agonie. Les corbeaux et les chiens, descendus au fond du trou, leur ont vidé le thorax, mangé les intestins et les yeux ; dans un fouillis de membres n’ayant presque plus de chair, on voit des épines dorsales toutes rouges se contourner parmi des lambeaux de vêtements. Presque tous ont gardé leurs souliers, mais ils n’ont plus de chevelure : avec les chiens et les corbeaux, d’autres Chinois évidemment sont descendus aussi dans le trou profond et ont scalpé ces morts pour faire de fausses queues. Au reste, les postiches pour hommes étant en honneur à Pékin, tous les cadavres qui gisent dans nos environs ont la natte arrachée avec la peau et laissent voir le blanc de leur crâne (p. 1090).
7Même dans les passages descriptifs où la beauté domine, la mort est toujours présente. Ainsi Loti, visitant la Ville Impériale où il va loger, découvre « Le Lac des Lotus » et « Le Pont de Marbre ».
« Le Pont de Marbre ! » [...] Oui, ce long arceau blanc supporté par une série de piliers blancs, cette courbure gracieusement excessive, ces rangées de balustres à tête de monstre, cela répond à l’idée que je m’en faisais ; c’est très somptueux et c’est très chinois. Je n’avais cependant pas prévu les deux cadavres, en pourriture sous leurs robes, qui, à l’entrée de ce pont, gisent parmi les roseaux (p. 1070).
8De même, en voyage vers les tombeaux des Empereurs, il fait étape à Laï-Chou-Chien (Laishu) et s’épouvante, reçu en grande pompe à l’entrée de la ville, de voir les remparts ornés de têtes coupées dans des cages (p. 1143). La mort ne se fait jamais oublier, elle se rappelle au voyageur à chaque détour de son chemin.
9Ce sentiment de la mort planant partout s’exprime aussi par la mention récurrente de la couleur noire ou grise5. Loti est aussi un graphiste ; ainsi, dans cette première vision de la ville de Pékin :
Pékin !... Et, en quelques secondes, tandis que je subis la puissance évocatrice de ce nom ainsi jeté, une grande muraille couleur de deuil, d’une hauteur jamais vue, achève de se découvrir, se développe sans fin, dans une solitude dénudée et grisâtre, qui semble une steppe maudite. [...] En même temps, la pluie devient de la neige, dont les flocons blancs se mêlent aux envolées sombres des détritus et de la poussière. La muraille de Pékin nous écrase, chose géante, d’aspect babylonien, chose intensément noire, sous la lumière morte d’un matin de neige et d’automne. Cela monte dans le ciel comme les cathédrales, mais cela s’en va, cela se prolonge, toujours pareil, durant des lieues. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Pas une herbe non plus le long de ces murs ; un sol raviné, poussiéreux, sinistre comme des cendres, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des ossements, un crâne. Et, du haut de chacun des créneaux noirs, un corbeau, qui s’est posté, nous salue au passage en croassant à la mort (p. 1055).
10De telles mentions de la couleur grise et de la poussière parcourent tout le récit. L’obsession de la mort ne vient pas seulement des traces encore visibles des combats tout récents. Plus encore, Loti a l’impression d’assister à la mort lente de toute une civilisation, d’où le titre de son livre, Les Derniers Jours de Pékin. Ainsi, découvrant la Grande Muraille, Loti note le contraste entre le caractère grandiose de l’ouvrage dans l’espace, « une chose colossale qui ne doit nulle part finir » (p. 1035) et la finitude de son rôle dans l’Histoire :
Sans doute elle ne reverra plus flotter le pavillon jaune et le dragon vert des célestes empereurs, cette muraille légendaire qui avait arrêté pendant des siècles les invasions du Nord ; sa période est révolue, passée, finie à tout jamais (Ibid.).
11L’un des mots-clés de l’ouvrage est « vétusté », et ce mot, dans l’œuvre de Loti, ne dénote pas seulement l’ancienneté des choses, il annonce aussi, généralement, leur fin proche. Revenant en avril 1901 à Pékin, qu’il a quittée six mois auparavant, il note cette « vétusté », et suggère une accélération du vieillissement de la cité :
Vraiment, je trouve que Pékin a vieilli encore depuis mon voyage d’automne, mais vieilli d’un siècle ou deux ; cet ensoleillement d’avril l’accable davantage, le rejette d’une façon plus définitive parmi les irrémédiables ruines ; on le sent fini, sans résurrection possible (p. 1129).
12Les points de suspension, ponctuation dont Loti, dans toute son œuvre, fait un usage abondant, marquent fréquemment, dans ce texte, le doute sur l’avenir.
13La mort est présente aussi par la destruction de toute une culture. Le comportement des soldats européens n’est pas toujours irréprochable, et Loti ressent ce que peut avoir de sacrilège la profanation de la « Cité interdite » et des temples du Palais des Ancêtres :
On veut bien briser pour moi les cachets de cire rouge et déchirer les bandelettes de toile à l’une de ces entrées si défendues, et je pénètre dans un des sanctuaires très sacrés, celui du grand empereur Kouang-Su, dont la gloire resplendissait au commencement du XVIIIe siècle. [...] Quel sacrilège sans nom aux yeux de ce mort, l’ouverture pour nous des bahuts où reposent ses cachets, et rien que notre seule présence, dans ce lieu impénétrable entre tous, au milieu d’une impénétrable ville ! (p. 1087-8)
14Mais l’attitude de Loti n’est pas dénuée d’ambiguïté, puisqu’il n’hésite que peu à violer ces interdictions, et qu’il rapportera de son expédition dix caisses d’objets chinois, expliquant dans une lettre à sa femme : « Que ta conscience ne se tourmente pas de ces pillages, je n’ai d’ailleurs pas pris de lingots d’or ni de valeur, comme tant d’autres. [...] Je n’ai pas pillé ces fourrures, mais je les ai rachetées à des pillards chinois »6. Il est vrai que le respect des œuvres d’art est une notion relativement récente...
15La Chine vue par Loti peut donc sembler à première vue un empire marqué par la décomposition, à tous points de vue. Mais Loti est sensible à d’autres aspects de la civilisation chinoise.
Le « génie du colosse jaune »
16À plusieurs reprises (p. 1115, 1159), Loti emploie pour désigner la Chine l’expression de « colosse jaune », qui n’est pas dénuée d’ambiguïté. Si le pays l’effraie quelque peu, il en reconnaît la grandeur et va porter sur les lieux où il séjourne un regard d’esthète : Loti est en effet depuis longtemps un grand amateur d’art, d’abord par tendance personnelle, puis sous l’influence de Judith Gautier en ce qui concerne la Chine.
17Le dessinateur et coloriste qu’il est dépasse l’impression de grisaille dont nous avons vu la récurrence, pour se montrer sensible, dans certaines circonstances, à l’éclat des couleurs de la nature, et de celles employées en architecture et en décoration :
Une lumière paradisiaque tombe alors sur nous, d’un profond ciel discrètement bleu, rayé par des bandes de petits nuages d’un gris rose de tourterelle ; dans ces moments-là, on aperçoit aussi, au loin, de somptueuses toitures, d’un émail jaune d’or, qui s’élèvent parmi les ramures si sombres, comme des palais de Belle au bois dormant... (p. 1157)
et, dans un passage où il admire les toitures d’émail de la Cité interdite :
Malgré leur vieillesse, elles étincellent encore sous ce soleil rougissant, les pyramides de faïence jaune aux contours arqués avec une grâce qui nous est inconnue ; à tous les angles de leurs sommets, des ornements simulent de grandes ailes, et puis en bas, vers les bords, viennent des rangées de monstres, dans ces mêmes poses qui se recopient de siècle en siècle, qui sont consacrées et immuables.
Elles étincellent, les pyramides de faïence jaune. Jusque dans le lointain, sur le bleu cendré du ciel où flotte l’étemelle poussière, on dirait une ville en or, et ensuite une ville de cuivre rouge, à mesure que le soleil s’en va... (p. 1112)
18C’est donc en peintre qu’il admire d’abord le cadre dans lequel il séjourne. Mais, plus encore, il trouve dans l’art chinois un mélange unique d’imitation et de transfiguration de la nature, que ce soit dans l’art des jardins ou la décoration intérieure. La complexité de ses sentiments, « admiration, respect, effroi » s’exprime surtout dans un curieux passage où Loti, revêtu d’une robe asiatique, fume de l’opium7 avec un camarade :
Nous n’avions jamais à ce point compris l’art chinois [...] Nous en ignorions, comme tout le monde, la grandeur presque terrible, avant d’avoir connu cette « Ville impériale », avant d’avoir aperçu le palais muré des Fils du Ciel ; et, à cette heure nocturne, dans la galerie surchauffée, au milieu de la fumée odorante épandue en nuage, l’impression qui nous reste des grands temples sombres, des grandes toitures d’émail jaune couronnant l’énormité titanesque des terrasses de marbre, s’exalte jusqu’à de l’admiration subjuguée, jusqu’à du respect et de l’effroi...
Et puis, même dans les mille détails des broderies, des ciselures, dont la profusion ici nous entoure, combien cet art est habile et juste, qui, pour rendre la grâce des fleurs, en exagère ainsi les poses languissantes ou superbes, le coloris violent ou délicieusement pâle, et qui, pour attester la férocité des êtres quels qu’ils soient, voire des moindres papillons ou libellules, leur fait à tous des griffes, des cornes, des rictus affreux et de gros yeux louches !... Elles ont raison, les broderies de nos coussins : c’est cela, les roses, les lotus, les chrysanthèmes ! Et, quant aux insectes, scarabées, mouches ou phalènes, ils sont bien tels que ces horribles petites bêtes peintes en relief sur nos éventails de cour... (p. 1102)
19On remarquera dans ce passage que, si l’art imite et grossit la nature, la nature elle-même semble se conformer à cette esthétique de l’exagération. Dans les spectacles que lui offre la Chine, Loti se montre sensible à ce qu’il appelle les « chimères », petits pieds bandés des femmes ou poissons extravagants dans des bassins :
Les Chinois, qui torturent les pieds des femmes, déforment aussi les arbres pour qu’ils restent nains et bossus, les fruits pour qu’ils aient l’air d’animaux, et les animaux pour les faire ressembler aux chimères de leurs rêves (p. 1151).
20C’est un art suprêmement raffiné que celui qui soumet la nature aux exigences de l’esthétique, et qui confond ainsi la réalité et l’artifice.
21À partir de l’art, et de l’histoire, Loti se passionne aussi pour le riche passé de la Chine, dont il admire les traditions. On le voit dans le « drame chinois », La Fille du Ciel, écrit deux ans plus tard avec Judith Gautier8.
22La fille du célèbre poète Théophile Gautier avait eu pour précepteur un Chinois en exil, Tin Tun-Ling, qui lui avait appris la langue chinoise, et l’avait aussi initiée aux beautés de la littérature. À 22 ans, elle avait publié un livre de traductions de poèmes chinois, Le Livre de jade9 qu’admirait Paul Claudel. Beaucoup de points communs la rapprochaient de Loti10 : l’amour de l’Orient, tout d’abord, le goût du déguisement, du théâtre et en particulier des marionnettes, le rejet du progrès aussi. En collaboration, Loti et Judith Gautier vont écrire une pièce où la mort des êtres et des cultures domine, encore.
23« L’action se passe de nos jours, en Chine », écrivent les auteurs qui imaginent que sous le règne de l’empereur Kouang-Su11, de la dynastie des Tsin, des Chinois révoltés contre les Mandchous ont proclamé à Nankin un autre empereur, descendant des Ming. La pièce se passe au moment où, après la mort de cet empereur, sa fille est sacrée régente. Au cours des cérémonies, l’empereur de la Chine du Nord, Kouang-Su, s’introduit secrètement à Nankin.
Des rumeurs, mais combien contradictoires, couraient sur la personnalité de cet invisible empereur Kouang-Su, gardé en tutelle, comme captif au fond de ses palais, et si inconnu de tous. Les uns le disaient bienveillant, lettré, curieux des choses modernes. Les autres le représentaient comme faible d’esprit et de corps, livré à tous les excès et incapable d’agir12.
24Les auteurs choisissent la version la plus favorable, et présentent l’empereur comme un homme de bonne volonté, soucieux de réunifier l’empire13. Amoureux de la Fille du Ciel, la jeune Impératrice régente, qui est veuve, Kouang-Su fait ce qu’il peut, mais en vain, pour éviter la destruction de Nankin par les armées tartares. Mais l’impératrice a trop de fierté pour se soumettre : elle s’empoisonne à la scène finale, et le drame se termine donc sur une double mort, celle de la jeune femme, et avec elle la fin de l’empire du Sud.
25La Fille du Ciel montre l’éclat des dynasties impériales et la grandeur des Empereurs, le Fils du Ciel, qui règne à Pékin, la Fille du Ciel, qui règne à Nankin. L’Empereur du Nord s’adresse ainsi à la descendante des Ming :
Deux lignées rivales d’empereurs fabuleux, de héros déifiés, qui allaient s’étiolant depuis des siècles, sous l’oppression des rites et des formules, dans des prisons trop magnifiques ; deux dynasties qui semblaient vouées à la durée poussiéreuse des momies, ont par miracle abouti à vous et à moi, qui sommes vivants et jeunes ; de notre union pourrait jaillir une Chine nouvelle, qui serait vivante aussi et dominerait le monde. [...] Nous ne sommes pas seuls, à cette heure solennelle de l’histoire, dans ce lieu qui nous paraît vide et plein de silence... Des Ombres de guerriers et d’Empereurs, des Mânes illustres s’assemblent de tous les points de l’air, descendent autour de nous et prêtent l’oreille, anxieux de la décision que vous allez prendre14.
26Le monde impérial pourrait sembler mort et révolu. La fiction des deux dramaturges montre pourtant que, s’appuyant sur ce passé, les jeunes Empereurs pourraient construire un avenir radieux. C’est encore plus explicite dans un prologue que Loti ajoute à la pièce au moment de sa représentation à New-York, pour rendre la situation plus claire, où l’Empereur Tartare exprime son rêve :
Mes ancêtres ont gouverné par la conquête et la terreur ; je gouvernerai, moi, par la concorde et par l’amour. Et alors finiront ces haines de trois siècles, qui ont fait couler des fleuves de sang. Et, unis à jamais, par nos deux personnes fondues en une seule, Chinois et Tartares ne formeront plus qu’un même grand peuple, guidé par une même tête !...[...] Courons vers la vie, courons vers la lumière15 !
Kouang-Su se situe explicitement ici comme le passeur entre deux époques, un passé sanglant, un avenir radieux.
27Loti n’aime pas son époque (« temps médiocres et séniles, où tout s’en va en dérision », p. 1127), déplorant par exemple à son retour en avril que le chemin de fer aille désormais jusqu’au cœur de Pékin (p. 112816). À la frontière entre XIXe et XXe siècles, il ne peut donc être que fasciné par ce passé et cette culture ancienne, et tenté de confronter les deux civilisations, l’européenne et la chinoise.
Ces jardins suspendus étaient un lieu de choix pour les rêveries ultrachinoises d’une intransigeante Impératrice. [...] Comparée à ceci, quelle laideur barbare offre la vue à vol d’oiseau d’une de nos villes d’Europe : amas quelconque de pignons difformes, de tuiles grossières ; toits sales plantés de cheminées et de tuyaux de poêle, avec en plus l’horreur des fils électriques entrecroisés en réseau noir ! [...] Comme on comprend que ces ambassades chinoises, qui, au temps où florissait leur immense patrie, venaient chez nos rois, ne fussent pas éblouies outre mesure à la vue de notre Paris d’alors, du Louvre ou de Versailles ! (p. 1112-1113)
La confrontation
28Grand voyageur, Loti a cependant une attitude curieuse à l’égard de l’étrangeté et de la nouveauté. Dans tous ses récits de voyage, comme dans son journal intime, il n’a de cesse que de rapprocher l’inconnu du connu, postulant en quelque sorte l’unicité du monde. C’est le cas en Chine aussi, dès le premier contact :
Des jardins, des vergers que l’automne a jaunis en même temps que ceux de chez nous ; des vergers qui d’ailleurs ressemblent parfaitement aux nôtres, avec leurs humbles carrés de choux, leurs citrouilles et leurs alignements de salades. Les maisonnettes aussi, les maisonnettes de bois aperçues çà et là dans les arbres, imitent à peu près celles de nos villages, avec leurs toits en tuiles rondes, leurs vignes qui font guirlande, leurs petits parterres de zinnias, d’asters et de chrysanthèmes... (p. 1033)17
29Mais cela est vrai surtout dans les campagnes, et à Pékin, Loti est surtout sensible aux différences : « Entre ce monde et le nôtre, quels abîmes de dissemblances ! » (p. 1063). Officier d’une armée d’occupation, il ressent un fort sentiment d’exil (p. 1135) et il est amené à tenter un difficile parallèle.
30Son jugement sur le peuple chinois n’est pas exempt des stéréotypes véhiculés à cette époque par une propagande volontiers raciste. Il lui semble difficile de comprendre les Chinois, qu’un cliché répandu dit impénétrables : « Quatre ou cinq cents millions de cerveaux tournés au rebours des nôtres et que nous ne déchiffrerons jamais... » (p. 1067). Il évoque aussi la cruauté latente des Chinois (une expression française parle de « supplice chinois » pour évoquer le raffinement dans la cruauté) :
Ces gens-là, d’ordinaire si maniables et doux, si accessibles au charme des petits enfants et des fleurs, mais qui peuvent tout à coup devenir tortionnaires avec joie, avec délire, arracheurs d’ongles et dépeceurs d’entrailles vives... (p. 1120)
31Il est difficile de comparer sans juger, et Loti en vient souvent à établir des échelles de valeurs. La Chine lui semble être « notre aînée de plus de trente siècles » (p. 1143), il reconnaît l’ancienneté de sa culture, mais il la juge « arriérée » (p. 1143), « humanité en retard d’au moins mille ans sur la nôtre » (p. 1145). Il est vrai que les cérémonies militaires auxquelles il assiste présentent de curieux tableaux où se juxtaposent les cultures ; à côté des militaires européens en uniforme « viennent aussi de craintifs dignitaires chinois, gens d’un autre monde, et, dirait-on, d’un autre âge de l’histoire humaine. Et les messieurs en haut-de-forme de la diplomatie ne manquent pas non plus, apportés comme par anachronisme dans les vieux palanquins asiatiques. » (p. 1130)
32L’humour de Loti affleure parfois dans certains portraits de vieux mandarins, comme venus d’un « autre monde ». L’un d’eux pose une question naïve qui sert à l’écrivain à fustiger le sinocentrisme que le XXe siècle naissant reprochait aux citoyens de « l’Empire du milieu » :
Est-il vrai, me demande-t-il [le vieil académicien] que l’Empire du Milieu occupe le dessus de la boule terrestre, et que l’Europe s’accroche péniblement penchée sur le côté ? (p. 1152)
33Dans le domaine esthétique, Loti se montre plus nuancé, comprenant qu’on ne peut établir de hiérarchie en ce domaine. La révélation de l’art chinois, pendant son séjour dans la cité impériale, lui fait juger cet art « au moins égal au nôtre, mais profondément dissemblable » (p. 1087), et il est fasciné par cette décoration somptueuse.
34Alors, comme il l’avait déjà fait pour d’autres cultures, Loti va tenter une improbable entreprise que l’on pourrait qualifier de « quadrature du cercle » : il s’agira, non de superposer un cercle et un carré, mais de faire entrer dans sa modeste maison natale de la Charente française tous les mondes rencontrés dans ses voyages. Il avait déjà aménagé un salon turc, une chambre arabe, une pagode japonaise, une salle gothique, mêlant entre ses quatre murs toutes les époques et tous les lieux. Avec les dix caisses d’objets rapportés de Chine, il va aménager une salle chinoise. Sa relique la plus précieuse est une paire de chaussures de l’Impératrice Tseu-Hi, « deux petits souliers rouges, étonnants et comiques. [...] Leur extravagance est seulement dans les talons, qui ont bien trente centimètres de haut, [...] qui sont des blocs de cuir blanc tout à fait invraisemblables. » (p. 1111). Ces objets encombrants et précieux, volés dans une chambre du palais impérial, rapportés en cachette sous le manteau d’uniforme de son domestique figureront dans la salle chinoise de sa maison, terminée en mars 1903. Cette pièce a aujourd’hui disparu, mais il nous en reste quelques documents photographiques, qui montrent la place importante donnée à un trône laqué rouge et or, à des paravents de miroirs18.
35L’inauguration de la salle chinoise de Rochefort fut l’occasion d’une grande fête comme Loti aimait en organiser, une fête chinoise donnée le 11 mai 1903, dont Judith Gautier, qui fut parmi les invités, a écrit une relation précise19. Les invités, priés de venir habillés à la chinoise, ou à la rigueur à la japonaise, purent admirer un cortège de musiciens et de gardes somptueusement vêtus qui précédaient « l’Impératrice » (en réalité un jeune élève annamite du collège de la ville), tout le monde faisant semblant de croire à la réalité de cette mise en scène ; il est vrai que
l’impératrice actuelle, la vraie, celle dont on ne prononce pas le nom et que l’on ne désigne que par ses titres, est présente à cette fête sous la forme d’une bannière de soie jaune sur laquelle sont reproduits quatre vers écrits par elle20.
36Si Tseu-Hi (Ci Xi) en personne n’était pas forcément au courant de cette fête, l’Ambassade de Chine à Paris était représentée par deux dignitaires.
37Quand « l’Impératrice » s’est retirée, les invités circulent dans la demeure, prenant plaisir
à traverser le jardin illuminé, ou à se glisser, si on peut en trouver le chemin, vers la fumerie d’opium ; là des fumeurs couchés sur des divans aspirent et soufflent l’épaisse et odorante fumée bleue du bienfaisant poison, s’engourdissent, s’enfuient dans le rêve. On sert aussi toutes les sortes exquises de thé21.
38Le chroniqueur du Figaro, Gaston Mauberger, conclura ainsi son compte-rendu de la fête : « l’opinion est désormais bien établie, dans les Charentes, que la Chine est un pays charmant22 ». On le voit, le jugement que Loti contribue à accréditer est assez éloigné de sa première impression sur Pékin, deux ans et demi auparavant.
39Des années s’écoulent avant que la pièce La Fille du Ciel composée dans l’hiver 1903-1904 soit publiée (en juin 1911, chez Calmann-Lévy) et jouée, en grande partie à cause de la mauvaise volonté de l’actrice Sarah Bernhardt. C’est, de façon assez surprenante, un théâtre new-yorkais, le Century Theater, qui en fera la création mondiale23. Loti fera le voyage en septembre 1912 pour assister à la première ; la pièce fut jouée pendant huit mois, dans des décors somptueux24. Le directeur du théâtre, George Tyler, avait même fait le voyage de Rochefort pour voir la salle chinoise, et envoyé une mission en Chine pour préparer les décors. La rêverie chinoise de Pierre Loti se répand ainsi à travers le monde, à travers cette production à grand spectacle.
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40Les voyageurs et les poètes, souvent, rêvent un pays avant de le découvrir dans ses réalités. Judith Gautier, qui consacra presque toute son œuvre à la culture chinoise, n’avait jamais mis les pieds en Asie. Loti, qui détestait les « touristes », suit une démarche inverse. Par ses fonctions militaires, il est d’abord amené à voir les sinistres réalités d’un pays en guerre, et sa première vision de la Chine apparaît terriblement négative et « désenchantée » (un mot qu’aime l’écrivain), sous le signe de l’obsession de la mort. Pourtant, il ne s’en tient pas à cette première impression ; curieux de tout, il cherche à pénétrer plus avant dans la connaissance de la Chine, de son art, de ses traditions. Lui qui n’aime pas son époque, qui rejette le progrès technique, ne peut qu’être sensible à cette culture millénaire si soucieuse de préserver le passé. Se tournant vers l’avenir de la Chine, il prédit sa fin prochaine mais, en même temps, évoque une possible renaissance du « colosse jaune », en des termes qui font écho à la phrase célèbre de Napoléon : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». En ce tout début du XXe siècle, l’Europe s’inquiète en effet du « péril jaune ».
Quand les alliés auront évacué la Chine, le parc des tombeaux, qui nous aura été ouvert un moment, redeviendra impénétrable aux Européens pour des temps que l’on ignore, jusqu’à une invasion nouvelle peut-être, qui fera cette fois crouler le vieux colosse jaune... À moins qu’il ne secoue son sommeil de mille ans, le colosse encore capable de jeter l’épouvante, et qu’il ne prenne enfin les armes pour quelque revanche à laquelle on n’ose songer... Mon Dieu, le jour où la Chine, au lieu de ses petits régiments de mercenaires et de bandits, lèverait en masse, pour une suprême révolte, ses millions de jeunes paysans tels que ceux que je viens de voir, sobres, cruels, maigres et musclés, rompus à tous les exercices physiques et dédaigneux de la mort, quelle terrifiante armée elle aurait là, en mettant aux mains de ces hommes nos moyens modernes de destruction ! (p. 1159)
41Cet Empire endormi pour un « sommeil de mille ans » rappelle un conte de Perrault célèbre en France et que Loti aimait, La Belle au bois dormant25. On y voit intervenir des fées et d’étranges maléfices. Et, finalement, le regard que Loti porte sur la Chine semble surtout faire intervenir le féerique. Dans Les Derniers Jours de Pékin se trouve avec insistance, à quatre reprises26 un mot qui résume bien cette attitude, le mot « fantasmagorie », qui désigne, selon le sens ancien, l’art de faire apparaître des fantômes, ou un spectacle surnaturel et fantastique. Dans les quelques semaines de son séjour, et dans les années qui ont suivi, Loti a évolué, d’un regard désabusé sur un pays en voie de décomposition, vers l’admiration pour son passé, pour son art, pour sa culture. Sur le modèle du mot « utopie », on pourrait parler d’« uchronie ». Entre deux siècles, quasiment hors du temps, du débarquement à Ning-Haï, en passant par la maison de Rochefort, puis par le grand spectacle du théâtre new-yorkais, c’est une Chine de rêve que fait peu à peu surgir Pierre Loti, un pays appelant la fiction plutôt que le reportage, un pays imaginaire, fantasmagorique, « fabuleux27 ».
Notes de bas de page
1 Loti, La Troisième Jeunesse de Mme Prune, 1905, éd. Proverbe, 1994, p. 32, (Plus loin TJP).
2 France, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, Autriche, Russie, Japon, États-Unis.
3 Les références aux Derniers Jours de Pékin renvoient à l’édition des Voyages de Loti, Robert Laffont, 1991, collection « Bouquins ».
4 Voir sur ce sujet l’ouvrage d’Alain Buisine, Pierre Loti : l’écrivain et son double, Tallandier, 1998.
5 Alain Buisine, parlant de l’art de l’écrivain, voit en Loti un écrivain qui « dé-peint », dont la couleur spécifique serait le cendré (op. cit. p. 30). Loti a pris quelques photographies de Pékin, notamment de la Cité Interdite, en noir et blanc, naturellement. Quelques-unes sont reproduites dans Pierre Loti l’enchanteur, de Christian Genet et Daniel Hervé, La Caillerie, Gemozac, 1988.
6 Lettre du 19 mai 1900, citée par Thierry Liot, La Maison de Pierre Loti à Rochefort, éd. Patrimoines et médias, 1999, p. 70. Loti revient sur ce point dans La Troisième Jeunesse de Mme Prune, et ironise : « on nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous, officiers ou soldats de l’expédition de Chine, que nous avons admis la dénomination “pillage” pour toute chinoiserie ou japonaiserie, si honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante » (TJP, p. 55).
7 Le jugement de Loti sur l’opium révèle cette contradiction en lui entre la crainte d’un « poison » destructeur et l’attirance pour une drogue qui, quand il en goûte, lui permet de percevoir différemment ce qui l’entoure. Voir la scène d’« extase », p. 1101. Loti proposera de l’opium à ses invités en 1903.
8 Voir Joanna Richardson, Judith Gautier, 1986, trad. fr. Seghers, 1989.
9 Lemerre, 1867.
10 Elle l’avait rencontré en 1887 chez Mme Juliette Adam.
11 Il s’agit de Guang-Xu (1856-1908). Nous adoptons, à propos de cette pièce, les graphies des auteurs.
12 Avant-propos de La Fille du Ciel. On lit aussi dans Les Derniers Jours de Pékin : « Qu’était-ce, au fond, que ce rêveur, qui le dira jamais ? » (p. 1080).
13 Il est influencé par le réformateur Kan-You-Wey, personnage authentique qui figure dans la pièce sous le nom de Puits-des-Bois.
14 La Fille du ciel, acte IV, scène 9.
15 Annales politiques et littéraires, 22 septembre 1912.
16 Voir aussi p. 1139, où l’installation de la gare est désignée comme un « sacrilège ».
17 Voir aussi p. 1149 : « on oublie qu’on est au fond de la Chine, sur l’autre versant du monde, on s’attend à voir, dans les sentiers, passer des paysans de chez nous... »
18 Thierry Liot, op. cit., p. 71.
19 Judith Gautier, « Une fête chinoise chez Pierre Loti », Femina, 15 juin 1903.
20 J. Gautier, ibidem.
21 J. Gautier, ibidem.
22 Gaston Mauberger, « Une fête chinoise chez Pierre Loti », Le Figaro, 13 mai 1903.
23 À ma connaissance, cette pièce n’a jamais été représentée depuis, en France ni ailleurs.
24 L’Illustration du 16 novembre 1912 en donne quelques images.
25 Le palais de la Belle au bois dormant est d’ailleurs évoqué, p. 1157.
26 Pages 1064,1080, 1101, 1170.
27 « Fabuleux » est le dernier mot du livre. Merci aux personnes qui m’ont apporté des éléments d’information : Mme Denise Brahimi (Université Paris VII), Mme Danièle Naud et le personnel de la Bibliothèque-médiathèque de Rochefort qui abrite un important fonds Pierre Loti.
Auteur
Université d’Artois
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