La chine dans Le Soulier de satin de Paul Claudel
p. 39-58
Texte intégral
1Le Soulier de satin que Paul Claudel composa entre 1919 et 1924 n’offre pas une apparence évidente d’éléments chinois comme Le Repos du septième jour et Partage de midi. Il présente une « action espagnole » de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe. Cependant, la pièce, dont la plus grande partie est écrite au Japon où Claudel séjournait à titre d’ambassadeur, semble très influencée par la culture chinoise. Une quinzaine d’années de séjour en Chine avait donné à l’écrivain une occasion précieuse et un intérêt grandissant d’assimiler la civilisation chinoise. Même au Japon, Claudel continua à étudier la doctrine taoïste et d’autres phénomènes culturels chinois, et il transcrivit dans ses œuvres de l’époque japonaise le souvenir de la Chine vue, entendue et lue.
I. La source du sujet
A. La légende du Bouvier et de la Tisserande
1. L’affirmation de Claudel
2Dans une allocution prononcée à Paris en 1944, Claudel avouait : « Le sujet du Soulier de satin, c’est celui de la légende chinoise des deux amants stellaires qui chaque année après de longues pérégrinations arrivent à s’affronter, sans jamais pouvoir se rejoindre, d’un côté et de l’autre de la voie lactée »1.
3Cette légende de deux amants stellaires est sans aucun doute l’histoire du Bouvier (Niulang) et de la Tisserande (Zhinü), qui est tellement connue des Chinois et si souvent reprise par la poésie et le folklore qu’on ne finirait pas d’en énumérer les variantes.
2. La légende ancienne et connue en Chine
4Dans le Shijing (le Livre des Vers) datant du XIe siècle au VIIe siècles avant J.C., il y a déjà un poème concernant le Bouvier et la Tisserande stellaires. Citons-en une traduction que Claudel avait certainement consultée :
Cependant, du haut du ciel, les étoiles de la Voie lactée nous regardent,
Et elles ne manquent pas de lumière.
Il y a aussi les trois étoiles disposées en triangle et formant la constellation de la Vierge qui fait de la toile,
Elles parcourent dans la journée sept des douze parties de la sphère céleste.
Bien qu’elles parcourent sept des douze stations du ciel, Elles ne font pas une belle pièce de soie pour nous récompenser.
Ce bœuf traîné à l’aide d’une corde est très brillant ; Mais il ne nous sert pas à traîner une voiture2.
5Sous les Han de l’Est (25-200), Ying Shao (vivant du IIIe siècle) ajouta à la légende l’anecdote du « pont des pies » dans son Fengshu tongyi (Histoires des mœurs et coutumes) qui est malheureusement perdu et dont on ne peut trouver que certaines traces dans un ouvrage sous les Tang (618-907) : Suihua jili (Les Beaux récits des Quatre saisons) de Han E3.
6Dans Gushi Shijiu shou (Les Dix-neuf poèmes anciens) qui furent conservés grâce à Wenxuan (Anthologie des textes littéraires), compilé au début du VIe siècle par le Prince Xiao Tong (501-531), le 10e poème concerne les deux amants stellaires :
Hauteur, l’étoile du Bouvier, Blancheur, la Dame au bord du Fleuve.
Minceur, la main pâle s’allonge, Cliquètent navette et battant.
Pour un jour, c’est trop d’un motif, Ses pleurs comme la pluie ruissellent.
Le Fleuve est clair et peu profond, Entre eux, bien faible est la distance.
Présence, un cours d’eau s’interpose, Regards, on ne peut se parler4.
7Avec le temps, des variantes de cette légende deviennent de plus en plus nombreuses.
3. Les textes lus par Claudel
8Bornons-nous aux quelques versions éventuellement consultées par Claudel.
9Claudel ne pouvait pas lire en chinois, malgré ses longs séjours au pays. Ce qui l’obligeait à se plonger dans la lecture des versions en français, en anglais ou en latin, ou à travailler par l’intermédiaire de ses interprètes chinois chaque fois qu’il voulait prendre connaissance de la littérature chinoise. Des versions de la légende du Bouvier et de la Tisserande ne manquaient pas heureusement en Chine à cette époque-là.
* La version de Pétition
10Dans le numéro 8 des Variétés sinologiques qui sortirent à Shanghai en 1895, Corentin Pétillon raconte cette histoire :
Dans la nuit du 7 à la 7e lune, la Tisserande passe la Voie lactée pour se rendre chez le Bouvier. Ces deux constellations, dont la première fait partie de la Lyre, et la seconde de l’Aigle, ne sont visibles en même temps qu’une fois par an. La légende suivante donne la raison de ce phénomène. L’Empereur céleste permit à la Tisserande de s’allier au Bouvier ; mais à partir de ce mariage, la jeune fille, qui dans son activité oubliait auparavant de faire même sa toilette, suspendit son travail. Irrité par sa paresse, le dieu lui ordonna de reprendre sa place primitive à l’est de la Voie lactée, avec l’injonction expresse de ne voir son mari que le 7 de la 7e lune5.
* La version de Hearn
11Dans « La légende de la Tisseuse céleste » des Fantômes de Chine écrit par Lafcadio Hearn et publié en 1887, l’auteur confond l’histoire du Bouvier et de la Tisserande avec celle de Dong Yong et de Qixiannü (la septième immortelle).
12Il raconte l’aventure de Grâce-Orientale6, un jeune homme pauvre et vertueux qui est réduit à se vendre comme esclave afin d’obtenir de quoi enterrer son père mort. Il travaille péniblement pour son maître, mais reste pauvre et en mauvaise santé. Un jour la Tisserande céleste est venue lui rendre la santé et devenir sa femme sans lui dire son propre nom. Elle tisse chaque jour une grande pièce de soie brodée avec d’étranges dessins multicolores. Elle travaille avec tant d’ardeur qu’elle arrive en peu de temps à racheter la liberté de son mari. Après lui avoir donné un fils, la Tisserande le quitte pour toujours. Elle doit s’en retourner dans le palais céleste parce qu’elle n’est envoyée que pour un temps par les dieux en récompense de la piété filiale de Grâce-Orientale7.
13Nous remarquons que cette histoire n’est en réalité que la première moitié de la légende de Dong Yong et de Qixiannü mêlée de quelques éléments de celle du Bouvier et de la Tisserande8.
4. La version courante de la légende
14Après les résumés de ces deux versions probablement consultées par Claudel, il convient de faire un bref récit de l’histoire d’après la version la plus courante en Chine.
15La Tisserande est la fille de l’Empereur céleste et la petite-fille de l’Impératrice douairière céleste. Elle habite du côté Est du Fleuve argenté et travaille tous les jours sur son métier à tisser. De l’autre côté du Fleuve, vit un jeune bouvier, orphelin, pauvre et maltraité par son frère aîné.
16Un jour le vieux bœuf, unique compagnon du Bouvier, lui dit que la Tisserande et ses amies vont se baigner dans le Fleuve, qu’il pourra enlever les habits de la Tisserande et lui demander sa main. Le Bouvier fait ce que le bœuf lui a dit et épouse la Tisserande. Ils mènent une vie heureuse. Le mari laboure et cultive, la femme tisse et tient le ménage. Ils ont un fils et une fille.
17L’Empereur et l’Impératrice douairière du ciel se rendent compte de cette liaison, jugée illégitime selon le règlement céleste. Très en colère, ils ordonnent de ramener la Tisserande et de l’enfermer dans le Palais du ciel pour la punir.
18Le Bouvier, part aussitôt à la recherche sa femme enlevée, mettant ses deux enfants dans des paniers, qu’il porte sur l’épaule, attachés avec des cordes aux deux bouts d’une palanche de bambou. Il va jusqu’au lieu où se trouve le Fleuve argenté, qui est déjà monté au ciel sous l’ordre de la cour céleste pour devenir un fleuve du ciel. Le Bouvier rentre chez lui désespéré.
19Le bœuf agonisant encourage le Bouvier, il le prie de l’écorcher après sa mort et de porter sa peau qui lui permettra de monter au ciel. Le Bouvier suit le conseil et monte tout en haut du ciel avec ses enfants, Or à peine atteint-il le bord du Fleuve céleste, que la main de l’Impératrice douairière s’avance, qui fait un trait avec son épingle en jade, le long du courant d’eau. Tout d’un coup, la petite rivière limpide et tranquille est devenue un large fleuve bouillonnant...
20Depuis, le Bouvier et la Tisserande sont séparés par le Fleuve infranchissable, chacun restant de son côté. Ils se lancent mutuellement des appels sans arriver à se rejoindre.
21L’Impératrice douairière, finalement touchée par cet amour inébranlable, consent à leur permettre de se rencontrer une fois par an. C’est au soir du 7e jour du 7e mois selon le calendrier lunaire. À leur rencontre annuelle, toutes les pies sur la Terre disparaissent. Elles s’envolent vers la Voie lactée et forment sur ce Fleuve céleste, de leurs petits corps rapprochés et de leurs ailes battantes, un pont sur lequel les deux amoureux passent pour se rejoindre. Leur amour reste immortellement jeune et éternellement fidèle.
5. La fête des deux étoiles et la carte des astres
22Le 7e jour de la 7e lune devient donc chez les Chinois la fête du Bouvier et de la Tisserande. Même aujourd’hui, on la célèbre encore avec plus ou moins d’éclat. À cette occasion, les jeunes filles prient la Tisserande en lui demandant de leur accorder ses talents aux travaux féminins (filer, tisser, broder, coudre) et enfilent des aiguilles au clair de la lune. C’est ainsi que cette fête est couramment appelée Qiqiao (demande de l’habileté)9.
23On dit que longtemps après, le Bouvier et la Tisserande sont devenus deux étoiles très brillantes.
B. La ressemblance entre Le Soulier de satin et la légende chinoise
24L’action principale du Soulier de satin reste dans la même structure que celle de la légende chinoise au sujet des deux amants stellaires.
1. La séparation des amants à une grande distance et pendant une longue durée
25Le théâtre de Claudel et la légende chinoise présentent, tous les deux, deux amants séparés par une grande distance.
26Dans Le Soulier de satin il s’agit des océans. Pour le Bouvier et la Tisserande, cette distance est symbolisée par une large rivière du ciel.
27Dans la mythologie chinoise, le Fleuve céleste, correspondant à la Voie lactée, demeure un courant d’eau infranchissable aux mortels. Ici ce n’est pas la distance qui compte. Les Chinois ne considéraient pas, dans leur imagination, la Voie lactée comme un phénomène astronomique, mais comme un symbole d’obstacle infranchissable et de séparation irrémédiable.
28Image plus littéraire et légendaire que spatiale et scientifique, le Fleuve céleste qui sépare les deux amants représente, sinon une distance, du moins un obstacle surnaturel. La distance comptée par année-lumière ne signifie pas grand-chose dans l’imagination des Chinois d’hier. Ce qui est important, c’est le mot « céleste » : un « Fleuve du Ciel » ne peut jamais être traversé par un mortel. Une fois le fleuve transporté dans le ciel, il n’est plus le même, car il quitte le monde des hommes pour aller vers le monde du divin.
29Cette séparation est aussi d’une durée extrêmement longue, et presque étemelle.
30Dans Le Soulier de satin la lettre de Prouhèze met plus de dix ans à arriver à son destinataire. Après une seule rencontre dramatique sur le pont du vaisseau-amiral du vice-roi, c’est la séparation étemelle : Prouhèze se sacrifie pour la cause de Dieu, tandis que Rodrigue va se consacrer à la même cause en vivant avec la fille de son amante.
31Dans la légende chinoise, le Bouvier et la Tisserande doivent attendre 365 jours pour leur rencontre annuelle sur le pont – c’est aussi sur un pont – des ailes des pies.
2. La contradiction entre le désir humain et l’interdiction divine
32Dans l’un comme dans l’autre cas, règne une contradiction, un désaccord entre les désirs humains de l’amour, du bonheur, de l’aisance et l’injonction d’un impératif fort, impératif divin et céleste.
33Dans la légende chinoise, l’injonction se traduit par l’interdit des dieux ; dans la pièce de Claudel, elle est, au contraire, l’appel de Dieu.
34Dans l’histoire du Bouvier et de la Tisserande, on voit la volonté des dieux représentée par l’Empereur et sa mère qui juge illégal l’amour entre un homme et une immortelle. C’est cette volonté divine qui condamne, à dessein de maintenir l’ordre normal de l’univers, ces deux amants à une séparation pénible et une attente douloureuse. C’est aussi cette volonté divine qui fournit au Fleuve argenté sa largeur : la main de l’Impératrice douairière fait, d’un trait avec l’épingle, du petit courant d’eau tranquille un immense fleuve bouillonnant, elle le fait devenir définitivement l’obstacle infranchissable.
35Dans Le Soulier de satin on voit une autre intervention fatale. Avant qu’elle ne fonctionne, il n’existe pas d’obstacle assez efficace pour empêcher la rencontre des amants et l’accomplissement de leur amour : malgré la largeur des océans, Rodrigue peut, comme une navette habile glissant entre les trames sur le métier, traverser les eaux en bateau sans grande difficulté, de l’Espagne en Afrique, de l’Amérique en Europe.
36Une lettre que son amie avait envoyée dix ans auparavant peut le faire venir auprès d’elle en traversant tout l’océan...
37Mais la volonté de Dieu empêche Prouhèze de faire sa promesse à Rodrigue et celui-ci de prononcer « un mot » à son amie :
Le Vice-Roi. – Fais-moi seulement cette promesse et moi je garderai la mienne.
Dona Prouhèze. – Je ne suis pas capable de promesse.
Le Vice-Roi. – Je suis le maître encore ! Si je veux, je peux t’empêcher de partir.
Dona Prouhèze. – Est-ce que tu crois vraiment que tu peux m’empêcher de partir ?
Le Vice-Roi. – Oui, je peux t’empêcher de partir.
Dona Prouhèze. – Tu le crois ? eh bien, dis seulement un mot et je reste. Je le jure, dis seulement un mot, je reste. Il n’y a pas besoin de violence10.
38À la volonté de Dieu, Rodrigue « baisse la tête et pleure » et Prouhèze se laisse prendre et emporter pour s’éloigner de son aimé.
3. Le dénouement tragique, avec un espoir lumineux
39Avec le dénouement tragique, dans les deux cas, les spectateurs, auditeurs et lecteurs peuvent concevoir un petit espoir lumineux.
40Le Bouvier et la Tisserande peuvent malgré tout se rejoindre une nuit par an. Au pont des ailes de pies, à cette rencontre nocturne du 7 de la 7e lune, le peuple chinois a confié combien de sympathie, de souhait et d’espoir ! Sympathie pour leurs malheurs, souhait pour leur amour fatal, espoir pour que tous les amoureux sur la terre puissent éviter le destin de ces deux amants stellaires.
41Dans Le Soulier de satin, Sept-Épées, fille de Prouhèze, rejoint finalement son amant Jean d’Autriche, ce qui veut dire que la génération suivante trouve enfin l’amour et le bonheur. La mort de la mère et l’esclavage du père spirituel n’empêchent pas la jeune fille de continuer avec son futur mari la cause inachevée des parents.
C. Les différences entre les deux cas
42Claudel n’avait pas l’intention d’écrire une histoire orientale, mais une pièce de théâtre de sacrifice au sens catholique. La légende du Bouvier et de la Tisserande, si forte qu’elle sollicite l’imagination de Claudel du fait de sa portée universelle, n’arrive pas à pénétrer dans l’idée principale du Soulier de satin. Les différences entre la légende chinoise et le drame français sont donc plus évidentes que leurs analogies. Voyons comment Claudel est influencé par cette légende tout en se gardant de lui emprunter trop.
1. Le monde de Dieu ou le monde terrestre ?
43La Tisserande, qu’elle y soit consentante ou contrainte, cherche une vie terrestre, un amour humain, qui lui semblent préférables à la vie austère mais solitaire dans le ciel.
44Quant au Bouvier, il est pauvre, mais jeune, laborieux et brave, on dirait une incarnation de la vertu traditionnelle. Leur amour traduit en effet le meilleur souhait ou l’idéal utopique du peuple chinois.
45Quand l’ordre céleste interdit cette liaison considérée comme illégitime entre un être humain et une immortelle, cela suscite toujours une réaction de griefs et d’hostilité chez les lecteurs ou auditeurs chinois. En effet, selon le critère moral des Chinois, il est évident que la séparation forcée des deux amants des deux côtés de la Voie lactée est un châtiment injuste, et que l’Empereur et l’Impératrice douairière célestes prennent figure de tyrans.
46Dans Le Soulier de satin c’est autre chose. Bien que Rodrigue et Prouhèze s’aiment beaucoup, ils ont chacun une tâche différente qui les appelle. Rodrigue veut conquérir la terre et élargir le monde, ce qui lui semble nécessaire pour l’Espagne catholique ; tandis que Prouhèze a pour tâche la conquête des âmes, la délivrance des captifs spirituels.
47Ici, on ne voit presque rien de semblable entre les caractères de la Tisserande et de Prouhèze quand elles choisissent leur avenir. La Tisserande abandonne une vie céleste qui doit être confortable et oisive, pour devenir l’épouse d’un pauvre bouvier et travailler de ses propres mains. Prouhèze abandonne une vie tranquille dans un monde paisible pour se donner à Dieu. Rodrigue lui-même se contente aussi d’être privé du bonheur humain pour se consacrer à la tâche dure de donner forme à un nouveau monde.
2. La lutte intérieure ou un interdit extérieur ?
48Le Bouvier et la Tisserande sont d’accord sur leur vie conjugale, qu’ils trouvent heureuse. L’inégalité conventionnelle de leurs statuts sociaux ne pose aucun problème sentimental à leur union.
49La seule intervention vient du Ciel. La cour impériale du Ciel est si puissante qu’elle s’occupe de toutes les affaires etde tous les mondes : céleste, terrestre, infernal. Le Bouvier et la Tisserande ne peuvent échapper à cette force d’intervention surhumaine. Selon la conception chinoise de l’ordre universel, le destin tragique des deux amants est inévitable puisqu’ils agissent contre les préceptes établis par le Palais du Ciel.
50Dans Le Soulier de satin la décision de se séparer est prise par les héros amoureux du plus profond d’eux-mêmes. La séparation volontaire ou consentie est le résultat d’une lutte intérieure extrêmement longue, violente et douloureuse.
51Au début du drame, Prouhèze « essaye de rejoindre son amant, mais c’est avec une aile rognée »11, puisqu’elle donne déjà un de ses souliers de satin à la Sainte Vierge. Elle est partie à la poursuite de Rodrigue, tout en mettant la responsabilité de son action dans la main de Dieu.
52Dans le château de Rodrigue où il reste au lit sans connaissance, Prouhèze demeure tout près de lui, mais sans jamais le voir. Quand son mari lui confie la lourde tâche de « garder cette place perdue entre la mer et le sable », elle « accepte » après un moment d’hésitation pour « réfléchir ». Elle écrit : « Je reste » à Rodrigue qui, plus tard, vient la chercher dans la forteresse de Mogador pour la prendre.
53Quand son mari meurt et qu’elle est désespérée de se trouver toute seule dans les mains d’un renégat, elle lance à la mer la lettre demandant du secours. Mais la lettre met dix ans à parvenir à sa destination. Qui sait combien de temps elle lutte intérieurement pendant ces dix ans ? Qui sait à quel point ce conflit intérieur lui cause de souffrances ?
54Quand dix ans après, Rodrigue arrive pour sauver son amante, il est trop tard : elle est déjà sauvée, autrement dit, elle est déjà sacrifiée. Rodrigue est contraint de choisir comme Prouhèze, choisir un sacrifice grandiose : la séparation étemelle. Prouhèze va mourir, tandis que Rodrigue lui promet de garder son enfant.
55L’appel de Dieu n’est-il pas un appel extérieur ? Un appel n’est-il pas toujours lancé de l’extérieur ? On aurait pu le dire. Mais sans atteindre les cœurs humains, l’appel divin n’aurait servi à rien. Quand cet appel pénètre l’âme profonde de nos héros et que leurs cœurs en sont touchés, ils deviennent des héros combattants. Cependant leurs champs de bataille ressemblent plutôt à une balance des poids : d’un côté, il y a la passion, le plaisir, le bonheur du monde ; de l’autre, il y a la conquête de l’âme, la Rédemption, l’Esprit suprême...
3. La séparation volontaire ou forcée ?
56Après la lutte intérieure, la balance penche vers le côté spirituel qui pèse généralement plus lourd que le côté matériel. À travers la lutte au fond du cœur, l’appel de Dieu devient la propre volonté des héros.
57Prouhèze et Rodrigue choisissent, l’un après l’autre, volontairement, la séparation étemelle.
58Contrairement au cas de la légende chinoise, où la séparation du Bouvier et de la Tisserande est obligatoirement imposée, la Lumière de Dieu pénètre doucement, non sans causer des souffrances, dans les cœurs de Prouhèze et de Rodrigue.
59Quant à la séparation, Claudel utilise dans cette pièce de théâtre une série d’images pour nous en donner des métaphores. Rappelons que la séparation étemelle dans ce monde-ci n’est, aux yeux de nos héros, que la condition unique pour aller dans l’autre monde, un monde d’éternité et d’infinité. Leur renoncement à l’amour doux sur la terre a pour seul but de goûter la béatitude suave de Dieu dans la pleine lumière de l’Éternité.
60On trouve facilement aussi dans d’autres pièces de Claudel cette séparation dans la vie et l’union dans la mort. L’Otage nous montre un deuil double chez Coûfontaine. Toussaint Turelure pose les corps de Sygne et de Georges sur la même table afin que « ceux qui ont été séparés durant la vie aient le même lit dans la mort »12.
61Ce thème cher à Claudel de séparation-union demeure vraiment un fil de conduite qui traverse tous les textes du théâtre de Claudel : Pierre de Craon et Violaine dans La Jeune Fille Violaine (deuxième version), Anne et Élisabeth dans L’Annonce faite à Marie, etc.
62Entre Violaine et Pierre de Craon, Ysé et Mesa, Prouhèze et Rodrigue, Sygne et Georges de Coûfontaine, Pensée et Orian, on voit sans arrêt le thème du grand amour contrarié, défendu, rendu inaccessible par les circonstances ou la destinée.
4. La comparaison au tableau
63Essayons d’établir un classement en deux colonnes pour mieux voir les différences dans les deux actions de l’amour, le drame d’une histoire espagnole de Claudel et la légende chinoise.
Le Soulier de satin | Le Bouvier et la Tisserande |
L’aspiration des héros vers Dieu. | L’aspiration d’une immortelle vers le monde terrestre. |
L’idée d’un sacrifice pour Dieu | L’idée d’une recherche du bonheur humain |
Une lutte intérieure | Un interdit extérieur |
La séparation volontaire ou consentie | La séparation forcée |
La séparation comme devoir | La séparation comme châtiment des crimes |
Une dure tache de conquête de la terre et de l’âme | Un bonheur familial où l’homme laboure et la femme tisse |
Dieu occupe la première place dans l’amour | Un amour excluant les dieux |
Dieu est omniprésent et omnipotent | Les dieux sont méchants et puissants |
Un drame à la gloire de Dieu | Une légende contre les Dieux |
5. De Partage de midi au Soulier de satin
64Après l’analyse des différences entre Le Soulier de satin et la légende chinoise des deux amants stellaires, nous pouvons voir plus clair dans les ressemblances de ces deux histoires d’amour, surtout quand nous faisons la comparaison du Soulier de satin avec une autre pièce de Claudel, Partage de midi.
65Dans Partage de midi, Mesa et Ysé sont les amants tragiques que la passion emporte mais ne délivre point. Ils ne parviennent qu’à tomber au fond du désespoir en unissant leur double néant, car ils ne peuvent rien se donner sinon la souffrance et la mort. Quand ils retrouvent enfin la grâce de Dieu comme l’aboutissement définitif, c’est déjà trop tard.
66Dans Le Soulier de satin, Claudel résout le problème qu’il avait posé dans Partage de midi. Prouhèze et Rodrigue deviennent deux héros du sacrifice. Ils tombent amoureux tout en laissant Dieu occuper la première place dans leur cœur. Ils comprennent qu’ils ne peuvent s’aimer ailleurs que dans le paradis. À travers les corps qui se séparent, c’est Dieu qu’ils vont apercevoir sans cesse. C’est à ce prix que leur amour demeure un amour divin.
67Nous pouvons aller plus loin jusqu’à Tête d’Or. À la fin du drame, c’est la Princesse, représentant l’église catholique, qui triomphe : la puissance sauvage s’incline enfin devant la légitimité, mais celle-ci ne triomphe que dans la mort. Cette fin ressemble aussi à celle de la légende chinoise si l’on considère « la rencontre des deux amants sur le Pont des pies » comme une concession ou un compromis des dieux et qu’on mette à part le sentiment de sympathie.
68Claudel trouve dans la légende des deux amants stellaires quelque chose qui éveille des résonances dans Tête d’Or, Partage de midi, Le soulier de satin et toutes ses œuvres théâtrales.
69La séparation des corps dans le temps et l’espace n’empêche pas une réunion des esprits étemels en Dieu. Ce genre de « réunion dans la séparation », tout au contraire de ce qui se produit dans Partage de midi peut se retrouver facilement dans la légende chinoise des deux amants stellaires : deux corps séparés par une distance astronomique, mais deux cœurs toujours liés. Dans un certain sens, le thème claudélien de « l’amour partagé mais interdit » est un thème des « amants célestes », puisque les amoureux ne peuvent pas s’appartenir « sur la terre » et qu’ils doivent se réunir au-delà.
II. Commentaires
Le titre : Le Soulier
70Le titre du Soulier de satin se rapporte à la visite de Prouhèze à la Sainte Vierge dans la scène V de la Première journée et à ce qui s’y passe. L’intention de Prouhèze est de s’enfuir pour rejoindre Rodrigue, mais elle est consciente que ce qu’elle va faire serait inconvenant et interdit. Malgré elle, elle confie un de ses souliers à la Sainte Vierge pour que celle-ci garde dans sa main « le malheureux petit pied » de cette amoureuse et que lorsqu’elle s’élancera « vers le mal », « ce soit avec un pied boiteux »13.
1. Le soulier dans la Bible
71Dans l’Ancien Testament la remise de la sandale est le symbole de la transmission du droit de rachat ou de propriété. Poser la sandale sur un terrain équivaut à une prise de possession14. Et nous trouvons dans Ruth :
Autrefois, en Israël, voici ce qu’on faisait, en cas de rachat et en cas d’échange, pour valider toute affaire : l’un ôtait sa sandale et la donnait à l’autre, telle était la façon de témoigner en Israël. Celui qui avait droit de rachat dit donc à Booz : « Acquiers pour toi » et il ôta sa sandale15.
72Évidemment, Prouhèze qui laisse son soulier à la Sainte Vierge lui dorme ainsi le droit de la protéger et de la garder de s’enfuir. La remise du soulier dans la main de Marie est pour Prouhèze la cérémonie de dégagement.
2. L’histoire de l’âme de la grande cloche
a. Le texte de Claudel
73La provenance biblique du thème du soulier n’empêche pas le poète de faire allusion à un autre soulier, soulier brodé en soie ou en satin qui nous introduit dans l’ancienne Chine.
74Cette fois-ci le soulier est lié à une légende dont les lecteurs de Connaissance de l’Est peuvent trouver la trace un peu floue dans « La Cloche ». Claudel nous y raconte une histoire de sacrifice : la fille d’un fondeur, pour aider son père à accomplir la tâche pénible de la fabrication d’une grande cloche, se jette dans les métaux en fusion pour donner son âme au chef d’œuvre :
Ayant fait sa prière au dieu souterrain, elle vêtit le costume de noces, et, comme une victime dévouée, s’étant noué un brin de paille autour du cou, elle se précipita dans le métal en fusion16.
75Dans Some Chinese Ghosts de Lafcadio Hearn où Claudel trouva cette légende, l’histoire de « L’Âme de la grande cloche » est racontée d’une façon plus complète : un mandarin, chargé par ordre de l’Empereur de faire fondre une cloche capable de se faire entendre à cent lieues à la ronde, rencontre les difficultés insurmontables : « l’or et le cuivre ne se marieront jamais, l’argent et le fer ne s’embrasseront point, à moins que la chair d’une vierge ne soit dissoute dans le même creuset, à moins que le sang d’une jeune fille ne soit mêlé aux métaux en fusion »17. Pour aider son père, la jeune fille Ko-Ngai se jette dans le creuset.
76Dans La Cité chinoise Eugène Simon raconte la même histoire de la grande cloche. La seule différence est que la jeune fille qui se sacrifie s’appelle Kouë18.
b. La fin de l’histoire apporte le soulier
77Jusqu’ici, l’histoire racontée par Hearn et Simon et celle qu’on lit dans Connaissance de l’Est sont identiques bien que Claudel transporte l’histoire de la Grande Cloche de Beijing (Pékin) à Nanjing (Nankin)19. Mais Hearn présente à la fin de l’histoire un nouveau personnage et un nouvel objet : la servante de la jeune fille et le soulier brodé :
La suivante d’Adorable [Ke ’ai, le prénom de la jeune fille], muette, stupide de chagrin, restait devant la fournaise. Et elle tenait toujours à la main un soulier, un soulier tout petit, mignon, brodé de perles et de fleurs, le soulier de celle qui avait été sa jeune et belle maîtresse. Car elle avait essayé de retenir Adorable au moment où celle-ci s’élançait pour le saut fatal : elle n’avait réussi qu’à saisir le soulier. Le joli petit soulier lui était resté dans la main, et immobile comme si elle était privée de raison, elle continuait à le contempler20.
78Dans une autre version de « La Grande Cloche » (version de Jin Shoushen), le thème du soulier occupe une place beaucoup plus importante : au moment même où la jeune fille se lance dans le creuset tout rouge,
[...] the workmen had yelled “Look out ! Stop her !”
At first Deng [le père de la jeune fille] had been stupefied. At this cry he charged after her, but too late to stop her. All he managed to catch hold of was one embroidered slipper21.
79Et après que la Cloche est fondue et installée, on entend tous les jours, à chacune de ses volées, un son frissonnant comme un sanglot et un gémissement. On dit que c’est la plainte longue et grave de la jeune fille sacrifiée :
This new bronze bell was hung in the Bell Tower. Every evening et seven o’clock it is given eighteen swift strokes, then eighteen slow ones then eighteen neither swift nor slow, and this sequence is repeated, making a hundred and eight strokes in all, each tailling off : xie ! xie ! xie !
Mothers hearing that sound say sadly : “The Bell Goddess is asking for her slipper again”22.
80Dans la version de Heam, la fin de l’histoire tombe aussi sur le soulier :
Et maintenant encore, quiconque entend cette grande plainte d’or se tait, mais lorsque le frisson aigu et doux parcourt l’air, et que tombe le sanglot de Hiai, alors vraiment, toutes les mères chinoises dans toutes les rues bariolées de Pékin murmurent à leurs chers petits : « Chut ! C’est Adorable qui pleure son soulier ». « C’est Adorable qui réclame son soulier ! »23.
81Ici, Xie est un caractère homophone du caractère « xie » (soulier)24. Quant à « Hiai » il nous semble d’avoir deux explications possibles :
« Hiai » peut être considéré en chinois comme un soupir équivalant à « hélas », et ce soupir ressemble beaucoup à la prononciation de « xie ».
L’autre explication nous paraît aussi convaincante : dans de nombreuses régions de la Chine du Nord et de l’Ouest, les gens prononcent « Hai » dans leurs dialectes pour désigner le soulier.
c. L’origine de l’histoire
82Il y a dans Jiwen [Recueil d’Anecdotes] (récits rédigés par Niu Su de la dynastie des Tang) l’origine de cette histoire. Elle raconte le sacrifice d’une jeune fille se lançant dans le creuset pour pleurer le malheur de son père, un fondeur qui n’avait pas réussi à son travail ordonné par l’empereur et qui avait été sévèrement puni. Il existe, à la fin de cette histoire, deux souliers de la jeune fille qui surnagent à la surface du métal liquide bouillonnant. Seulement le père était chargé de fondre des armes au lieu d’une cloche25.
83De toute manière, ayant fait la comparaison des variantes de Niu Su, de Jin Shoushen, de Heam, de Simon avec le texte de Claudel, nous remarquons un point commun : un lien sûr qu’on ne peut jamais trancher entre la légende de la Grande Cloche (ou de la jeune fille sacrifiée) et le thème du soulier.
84Quant à l’épisode du soulier, nous n’avons aucune raison de supposer une ignorance de Paul Claudel sur le dénouement de l’histoire. La seule explication de la différence qu’on y remarque, c’est que Claudel reprit la légende dans Connaissance de l’Est, en supprima la fin, tout en laissant ce joli soulier chinois jouer un autre rôle dans son chef-d’œuvre Le Soulier de satin.
3. Le symbole du soulier
a. Le témoignage du sacrifice humain
85Le soulier, dans la légende chinoise comme dans le drame de Claudel, reste le témoignage d’un sacrifice humain. Prouhèze donne son soulier à la Sainte Vierge pour que celle-ci contrôle sa conduite et qu’elle la garde d’avoir à se sentir un jour coupable d’adultère. L’offrande du soulier, c’est le partage de son âme avec Dieu. Ce partage est d’autant plus important qu’il marque le premier pas vers le sacrifice total de son amour et de sa personne pour Dieu. Comme Stanislas Fumet l’indique :
Il est le gage, ce soulier, de la confiance de Prouhèze, qui en retirant son soulier pour l’offrir à la Madone, remet à la Sainte Vierge la base de sa liberté même26.
86Le soulier offert à la Vierge nous fait penser aussi aux sandales brûlées par Laozi quand il va partir pour les montagnes de l’Ouest :
– Et quel est, dit le Préfet, cette mince fumée, ce léger filet que je vois s’élever au ciel dans l’ouverture de la passe ?
– Ce sont mes deux sandales de paille, dit Lao tzeu, que je brûle, n’en ayant plus besoin ; ce sont mes sandales de pèlerin que j’offre en sacrifice aux génies de la Montagne27.
87Quelle ressemblance entre les attitudes de Laozi et de Prouhèze ! Le Sage brûle ses sandales pour dire adieu à ce monde et se plonger dans ses méditations de vide ; tandis que l’héroïne claudélienne donne son soulier pour renoncer à son élan d’amour charnel et pour s’abriter dans l’Esprit de Dieu.
b. Le gage d’amour
88Il est plus intéressant de savoir que le soulier, selon les mœurs de certaines régions de la Chine, demeure un gage d’amour. Quand une jeune fille tombe amoureuse, elle prépare puis offre à son fiancé une paire de souliers avec des semelles intérieures brodées de fleurs et d’oiseaux28. Prouhèze ne donne pas son soulier à son amant, mais à Notre Dame, patronne de sa maison. Donc, le gage d’amour emprunté à la Chine devient sous la plume de Claudel un gage de foi religieuse ou d’amour consacré à Dieu.
89Dans l’ancienne Chine, les petits souliers féminins étaient considérés aussi comme un symbole sexuel, puisque les petits pieds déformés dits jinlian (« lotus d’or ») demeuraient une des parties les plus érotiquement séduisantes du corps féminin. Aussi le soulier brodé "à museau de tanche"29 était-il devenu un objet de fétichisme30.
90En chinois, « le soulier usé » est une insulte grossière qui veut dire « putain ». Laisser ses souliers usés, c’est vendre au public son charme et sa chasteté. Garder ses souliers, c’est garder sa virginité et sa chasteté. Prouhèze qui choisit la Sainte Vierge comme gardienne de son soulier, le rend éternellement inusable, immettable, inutilisable.
Comparons ces versets dans la 3e Journée :
Don Camille. – Ce petit pied nu me suffit.
Dona Prouhèze. – Adieu, Senor ! je retire mon pied, quelqu’un est venu me chercher et je suis libre31.
91Prouhèze au pied nu est déjà privée du soulier et elle est libre de ce gage.
c. L’âme d’une œuvre d’art
92Il faut ajouter que dans la légende chinoise, le soulier de la fille du fondeur est aussi un témoignage d’un sacrifice pour l’art puisqu’elle donne son âme pour un chef-d’œuvre. Nous avons déjà vu qu’en Chine, la transcription phonétique signifie non seulement le soulier, mais aussi l’harmonie, et la concorde ou l’accord32.
93Comme il existe toujours des calembours dans tous les genres de la littéraire chinoise, écrits comme, oraux (poésie, prose, folklore, légende, théâtre, roman, etc.)33, nous avons quantité de raisons de considérer les sons de la Grande Cloche comme une oraison qui supplie les métaux en fusion de s’accorder parfaitement et de devenir une cloche aux sons harmonieux. D’ailleurs, ce genre de supplication demeure tout à fait raisonnable en vue de l’application de la vertu filiale si exigée dans l’ancienne Chine.
94Suivant cette logique, on peut aller plus loin jusqu’à supposer que le soulier brodé choisi par le dramaturge français comme le titre d’une de ses œuvres traduise sa dévotion totale pour la recherche de l’art poétique au sens claudélien.
95Faute de matériaux, il ne nous est pas possible de développer cette supposition ni de l’approfondir dans notre texte. Mais cela ne nous empêche pas de citer ici toute la fin du Ravissement de Scapin :
Tirez-moi haut ! Sursum corda ! Ne voyez-vous pas que j’essaye de m’élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie peuvent me permettre... (il lui jette son soulier) d’atteindre34.
96Enfin, « Scapin disparaît par la trappe. Le second soulier tombe »35. Dans ces paroles de Scapin, nous pouvons voir le souci de Claudel de rechercher, de perfectionner et d’exploiter sans cesse la création artistique. Et ces deux souliers ôtés et tombés l’un après l’autre ne sont-il pas le symbole ou même le témoignage de cet esprit de sacrifice pour l’art ?
97Dans le folklore chinois, il y a beaucoup d’histoires semblables à ce sacrifice de l’âme humaine pour l’âme d’une cloche. Par exemple : les fameuses Épées doubles du couple Gan Jiang et Mo Xie.
98Pour forger une paire d’épées magiques qu’avait commandées le Roi des Wu à l’époque du Printemps et de l’Automne, Gan Jing « recueillit le fer le plus pur sur les monts des Cinq Horizons, la fine fleur du métal des Six Directions. Il scrutait le ciel, examinait le terre, attendant que le Yin et le Yang brillent d’un même éclat, que tous les esprits s’approchent pour l’observer »36.
99Mais le fer pur ne put être fondu ni se liquéfier. Alors, la femme de Gan Jiang dit : « Je sais la raison, c’est que la métamorphose d’une matière divine nécessite un être humain pour s’accomplir ». Et elle se jeta dans le creuset. L’âme de Mo Xie donna aux épées un dynamisme tellement harmonieux qu’elles pouvaient s’envoler toutes seules et par couple37.
100La grande Cloche possède une âme, celle de la fille du fondeur ; les épées magiques aussi : celle de Mo Xie. Et le soulier de satin, a-t-il aussi une âme ? Certainement oui. On peut très bien l’expliquer par une ancienne croyance chinoise.
101Dans « Méditation sur une paire de chaussures », Claudel dit :
Les Chinois ont remarqué que les objets usuels longuement employés par un même maître ont pris une espèce de personnalité, un visage propre, j’allais presque dire une âme, et le folklore de toutes les nations est rempli de ces êtres plus humains que l’homme, puisque c’est à l’homme seul qu’ils doivent leur existence, et qui, à son contact éveillés, ont pris peu a peu une espèce de vie propre et d’activité autonome, une espèce de volonté latente et fée38.
102Prouhèze a déjà confié son âme et sa personne à Dieu quand elle met son soulier dans la main de la statue de la Madone, comme l’ancien souverain Tang s’était sacrifié aux dieux lorsqu’il se coupait des cheveux et se rognait les ongles. Puisque Tang pouvait remplacer le tout par une partie (pars pro toto), ainsi que Gan Jiang et Mo Xie, Prouhèze peut certainement substituer son soulier à sa propre personne – un des « objets usuels longuement employés par » une même maîtresse – qui « est comme imprégné d’une vie personnelle »39.
103Ce qui est très curieux, c’est que dans la légende de Cendrillon règne la même idée d’alliance et de concordance. Le Prince essaie le petit soulier perdu dans l’escalier du Palais à toutes les filles du Royaume. Il ne peut être enfilé que par une seule, celle à qui personne n’aurait pensé : Cendrillon.
104Il nous semble beaucoup plus curieux que les Chinois connaissent, eux aussi, une légende tout à fait pareille : « Le soulier de Ye Xian », rapportée dans le recueil You yang za zu [Miscellanées de You yang] (une œuvre de Duan Chengshi de la dynastie de Tang). Dans cette histoire, l’héroïne vit avec sa belle-mère méchante et sa demi-sœur. Grâce à une nymphe poissonne, elle peut aller à une soirée de danse avec une paire de souliers d’or. Comme Cendrillon, Ye Xian perd un soulier, et enfin elle est la seule candidate à enfiler le soulier obtenu par le roi... Dans l’Occident comme dans l’Orient, le soulier présente un aveu implicite : amour, harmonie, etc.
4. D’autres sources possibles du soulier
* Yang Guifei
105Une autre histoire chinoise concernant le soulier féminin, l’histoire de Yang Guifei, célèbre favorite de l’Empereur Ming Huang des Tanga, put probablement fournir à Claudel la source du titre du Soulier de satin comme le marque Gadoffre40.
106Mais sur ce point aucune certitude n’est possible puisqu’il nous manque les matériaux l’affirmer, le seul ouvrage contenant l’histoire de Yang Guifei que Claudel ait pu consulter est La passion de Yang kwei-fei, écrit par Georges Soulié de Morand, diplomate aussi en Orient, publié en 1924 à Paris (H. Piazza). Or à ce moment Claudel avait déjà fini les 4e, 1re et 2e journées du Soulier de satin et il était en train de réécrire la 3e journée, dont les manuscrits avaient été détruits par le tremblement de terre de 1923 à Tokyo.
L’histoire dans le bateau « l’Ernest Simons »
107Louis Chaigne suppose une autre origine du titre Le Soulier de satin. Au mois d’octobre de l’année 1900, Claudel rejoignit son poste en Chine, « sur le pont du bateau » – L’Ernst Simons – « tandis qu’il se tient, lui, très malheureux, indifférent et taciturne, d’autres passagers se divertissent et s’amusent. On rit au sujet d’un soulier de femme, tiré au sort suivant le jeu britannique du hunt the slipper et qui échoit, contre son gré, au sévère diplomate »41. La référence n’est pas suffisante pour qu’on donne un fil de connexion entre le soulier au jeu britannique et le soulier de Prouhèze, soulier de témoignage, de gage d’amour et d’âme.
Conclusion
108Le Soulier de satin n’est pas un mélange de la connaissance grossière de la Chine comme Le repos du septième jour ni un rassemblement des images sombres de la prison attachées particulièrement à l’Empire du Milieu. Bien que le chef-d’œuvre écrit au Japon reflète encore la Chine où il avait vécu pendant quinze ans, ce reflet atteint déjà à un niveau supérieur : c’est la conséquence de longues méditations, de nombreuses lectures et de profondes réflexions de Paul Claudel sur la civilisation chinoise et sur la comparaison de deux grandes civilisations différentes, l’occidentale et l’orientale.
109Dans la pièce, « les choses de la Chine » se cachent sous l’apparence de l’action dramatique espagnole, mais les empreintes de ces choses se laissent apercevoir partout et parfois elles se mélangent avec des choses du Japon. Dans un certain sens, Le Soulier de satin est plus « chinois » qu’aucun autre drame de Claudel.
110En sujet, la légende du Bouvier et de la Tisserande fournit le thème des deux amants séparés qui devient un thème de vocation catholique. Dans la légende chinoise et le drame de Rodrigue et de Prouhèze chez Claudel, nous voyons des points communs : la séparation des deux amants non seulement par une longue distance dans l’espace, mais aussi pour une longue durée dans le temps ; nous voyons la même contradiction entre le désir humain et l’intervention divine. Une série d’images littéraires symboliques correspondent dans les deux cas aux thèmes de séparation, de réunion, telles que l’étoile, l’eau, la voie lactée, le mur, les ailes, le fil, la navette, etc.
111En ce qui concerne le « Soulier » du titre, une autre légende chinoise « l’âme de la grande Cloche » a beaucoup inspiré Claudel. Le soulier chinois symbolisant à la fois le gage d’amour, l’âme du possesseur et l’âme du chef-d’œuvre se reflète partout dans ce drame de Claudel. Quand Prouhèze donne son soulier à Notre Dame, cet objet en satin demeure le témoignage du sacrifice volontaire humain et le gage d’amour humain et divin.
Notes de bas de page
1 Paul Claudel, Théâtre, t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 1476.
2 Che King, trad. par Couvreur, livre V, chant IX, p. 265.
3 Zhongguo Shenhua chuanshuo, p. 208.
4 Les Dix-neuf poèmes anciens, p. 26-27.
5 Voir Gilbert Gadoffre, « Claudel et l’univers chinois », in Cahiers Paul Claudel, n° 8, Gallimard, 1968, p. 352. Mais en réalité, les Chinois peuvent voir pendant presque toute l’année la Lyre et l’Aigle en même temps, bien qu’elles soient à deux côtés opposés de la Voie lactée.
6 C’est le nom adapté de Dong Yong.
7 Fantôme de Chine, p. 85-115.
8 Voir Zhongguo shenghua cidian, p. 3 et 377.
9 En chinois, Qiqiao (la demande de l’habileté) se prononce de la même façon que « Qiqiao » (la fête de Double Sept, c’est-à-dire le 7e soir de la 7e lune).
10 Paul Claudel, Théâtre, ibid., p. 859.
11 Id. p. 686.
12 Id. p. 298.
13 Id. p. 685-686.
14 Voir Psaumes, LX, 10 et CV111, 10.
15 Ruth, IV, 7-8. Dans un autre livre de l’Ancien Testament, nous trouvons la punition de retirer la sandale à ceux qui violent la loi du lévirat : « L’homme, dont le frère vient de mourir laissant la veuve sans enfant, doit la prendre pour femme et pratiquer ainsi envers elle son devoir de beau-frère pour que le premier-né qu’elle enfantera perpétue le nom du frère mort. Si l’homme ne veut pas prendre sa belle-sœur et refuse le jugement des anciens de la ville, sa belle-sœur s’avancera vers lui, sous les yeux des anciens, elle lui retirera la sandale de son pied et lui crachera à la face, puis elle prendra la parole et dira : “Ainsi fait-on à l’homme qui ne rebâtit pas la maison de son frère !” Et le nom dont on l’appellera en Israël sera “Maison du Déchaussé” ». (Deut., XXV, 5-10.)
16 Paul Claudel, Œuvre poétique, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 71.
17 Fantômes de Chine (Some Chinese Ghosts), p. 24-25.
18 La Cité chinoise, p. 316-318.
19 En Chine, il y a de grandes cloches dans de nombreuses villes. Leur usage ancien est double : tocsin en temps de guerre, sonnerie des « veilles » en temps ordinaire. La légende de « L’Âme de la grande cloche » est très répandue en Chine et elle possède beaucoup de variantes. Claudel dut apprendre cette histoire à Nanjing bien qu’il s’agisse de la Grande Cloche de Beijing. E. Simon nous apprend que cette histoire est très connue aussi dans la province de Fujian : « Au Fo-kien, il n’est pas une maison, à la campagne comme à la ville, où on ne soit prêt à vous la conter » (La Cité chinoise, p. 318). À Nanjing, il existe vraiment un édicule où réside une assez grande cloche comme celle que décrivait Claudel dans « La Cloche ». C’est Dazhongting (l’édicule de la Grande Cloche), mais il n’est pas près, comme le dit Claudel, de « l’observatoire où Kang-chi [Kangxi, empereur de la dynastie des Qing à la fin du XVIIe siècle] vint étudier l’étoile de la vieillesse » (Po, p. 70).
20 Fantômes de Chine (Some Chinese Ghosts), p. 28-29.
21 Beijing Legends, p. 58. Notre traduction : « Les ouvriers avaient crié : « Attention ! Arrêtez-la ! » À la première seconde, le père Deng resta stupéfié. À ce cri, il se précipita après elle, mais c’était trop tard pour l’arrêter. Tout ce qu’il avait pris dans la main, ce fut un soulier brodé ». La Cité chinoise de Simon raconte presque de la même façon : « l’un des assistants s’élance pour la retenir, il ne peut la saisir que par le pied et il ne garde en ses mains qu’une de ses mules » (Op. cit.p. 317).
22 Beijing Legends, p. 58-59. Notre traduction : « Cette nouvelle cloche en bronze fut pendue dans la Tour de la Cloche. Tous les soirs à sept heures, on lui donne dix-huit coups rapides, puis dix-huit coups lents, et puis dix-huit coups ni rapides ni lents. Et cette série est répétée, faisant ainsi en tout cent huit coups, chacun diminuant : xie ! xie ! xie ! Les mères entendant ces sons disent tristement : “La déesse de la Cloche demande encore son soulier” ».
23 Fantômes de Chine, p. 31-32.
24 La prononciation « xie » en chinois peut désigner non seulement le soulier, mais aussi l’harmonie, l’accord ou la concorde. Nous reparlerons de ce jeu de mots plus tard.
25 Taipingyulan, [Lectures impériales de l’ère Taiping], t. 415.
26 S. Fumet, Dona Merveille, dans Études carmélitaires, avril 1931, p. 176.
27 Paul Claudel, Œuvres en prose, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 923.
28 Dans la littérature occidentale, le soulier joue aussi un certain rôle symbolique d’amour (voire érotique). Les pantoufles en vair de Cendrillon en demeurent un bon exemple.
29 Paul Claudel, Journal, Gallimard, Pléiade, t. 1, 1968. p. 95.
30 D’après le témoignage de certaines illustrations anciennes, même entièrement nues, et en plein commerce charnel, les femmes gardaient toujours leurs petits souliers arqués (gongxi) et brodés. Jacques Houriez dit dans « La Bible et le sacré dans Le Soulier de satin » : « Le don du soulier signifie assez clairement une mutilation volontaire. Le symbole du pied et de la pantoufle, du sexe masculin et du sexe féminin n’est pas seulement rabelaisien, mais universel. Prouhèze consacre à la Vierge une part de ses pulsions sexuelles afin d’aller vers l’adultère d’un pas blessé, afin d’échouer dans l’attentat qu’elle va commettre » (Op. cit. p. 52).
31 Paul Claudel, Théâtre, t. II, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 836.
32 Claudel dans « Le Poète et le Shamisen » parle de « Hsieh Ho », « la principale règle d’art ». Ce « Hsieh Ho » (en système phonétique « pinyin » : Xie) he veut dire tout simplement « l’harmonie » (Paul Claudel, Œuvres en prose, 1965, p. 822). On dit aussi en français « âme » pour l’harmornie propre d’une cloche, d’un piano, de tout instrument de musique.
33 Voir Édouard Chavannes, De l’expression des vœux dans l’art populaire chinois.
34 Paul Claudel, Théâtre, t. II, 1965, p. 1374.
35 Ibid.
36 Zhongguo shenhua chuanshuo, p. 634.
37 Id. p. 635. D’après une variante, Mo Xie ne se lança pas dans le feu. Le couple se coupa les cheveux et se rogna les ongles. Il les jeta dans le fourneau. Ainsi, le fer se liquéfia et l’on put forger les épées. Voir R. Mathieu, Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, p. 208-209.
38 Paul Claudel, Œuvres en prose, 1965, Gallimard, p. 1242-1243. Il faut remarquer que la méditation de Claudel sur les objets animés vient du livre de Wieger Folklore chinois moderne. Wieger dit qu’en Chine, « tout objet antique devient, avec le temps, transcendant, intelligent, animé », par exemple, « une vieille corde, un vieux balai, un vieux soulier, un morceau de bois pourri, tout vieil objet peut devenir un méi, être transcendant, féroce et homicide ». (Op. cit. p. 11.)
39 Paul Claudel, Sous le signe du Dragon, Paris, Gallimard, 1957, p. 63.
40 Gilbert Gadoffre, « Claudel et l’univers chinois », in Cahiers Paul Claudel n° 8, Gallimard, 1968, p. 350-351.
41 Vie de Paul Claudel et genèse de son œuvre, p. 83.
Auteur
Institut de Recherche en Littératures Étrangères de l’Académie des Sciences Sociales de Chine
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