Le monde chinois en signes. Lire Connaissance de l’Est de Claudel
p. 27-38
Texte intégral
1La connaissance suppose d’abord l’expérience de l’existence, puis la reconnaissance de l’essence grâce à la conscience. Et Connaissance de l’Est1 de Paul Claudel apparaît comme un recueil de récits de voyage, apportant différents éléments constituant l’identité de la Chine du début du XXe siècle. Pourtant, à lire de près, nous apercevons que ces récits sont plutôt des nominations subjectives en série, issues d’une exaltation poétique, tantôt affective, tantôt répugnante. La connaissance que constituent ces chinoiseries à peine nommables n’est qu’un prétexte, un lieu où l’auteur pourrait laisser libre cours à son imagination et à son élan poétique. La connaissance ici se montre comme résultat d’une signifiance, comme trame de signes reliant le monde naturel au monde social, la culture à la langue, et le poète, émerveillé d’abord par le cadre naturel, dégoûté ensuite par ce monde abominable, erre dans son territoire imaginaire. Il a quand même retrouvé la grandeur culturelle de ce monde abominable et y a aperçu une éclaircie de la répugnance, du dégoût, du sentiment de l’abjection. Il détourne la tête, il crache du verbe, il nous tend sa « connaissance » en images poétiques, imprégnées de son sang et de sa fantaisie. C’est un autre bouquet de fleurs du Mal qu’il offre au lecteur.
Les signes
2Connaissance de l’Est est en réalité une représentation du monde chinois par les signes. Ces signes si nombreux et si hétérogènes en apparence, pourraient être regroupés en quatre catégories : signes du monde naturel, signes de la société, signes de la culture, et enfin, signes de la langue. Par ces signes, le lecteur apprendra sur la Chine et le monde oriental : ils « ne sont que l’instrument de notre connaissance, et c’est en ce sens seulement qu’ils en sont la condition. Comme on fait l’apprentissage d’un outil, c’est ainsi que nous faisons l’éducation de notre sens. Nous apprenons le monde au contact de notre identité intime » (Sur la cervelle, p. 124).
Signes naturels
3La première dimension de la Chine est ce cadre naturel magnifique, harmonieux, mais tout à fait exotique pour Claudel. Le dépaysement l’enchante d’autant plus qu’il pourrait profiter pleinement du charme de son choix sans pour autant subir de conséquence. Diplomate et voyageur, il est privilégié, il pourrait « voir tous les détails parfaitement », admirer « ces étoiles sinistres qui se couchent à deux heures du matin » (Hongkong, p. 251). Et cette « vielle Chine des taotaïs et des chaises à porteurs, pleine d’ordures, de lanternes et de diableries » (Hongkong, p. 26), Claudel l’a présentée en plusieurs aspects : espace, temps, végétation, etc.
4L’espace y est vaste, paisible : « ... j’aime mieux voir, de ce fond plat de la plaine où je chemine, les montagnes autour de moi dans la gloire de l’après-midi siéger comme cent vieillards. Le soleil de la Pentecôte illumine la Terre nette et parée et profonde comme une église. L’air est si frais et si clair qu’il me semble que je marche nu, tout est paix. » (L’entrée de la terre, p. 50). Cette terre est aussi sombre et humble : « Captif de l’infini, pendu à l’intersection du Ciel, je vois au-dessous de moi toute la Terre sombre se développer comme une carte, le Monde énorme et humble..., toutes choses me sont lointaines, seule la vision m’y rattache » (La Terre vue de la Mer, p. 108).
5Le temps est nuancé en durée et climat. L’écoulement du temps, l’alternance des saisons, la renaissance végétale, la moisson y sont souvent évoqués : « Mais plus tendrement qu’en mai, ou lorsque l’insatiable juin adhère à la source de la vie dans la possession de la douzième heure, le Ciel sourit à la Terre avec un ineffable amour. Voici... le grain se sépare de l’épi, le fruit quitte l’arbre, la Terre fait petit à petit délaissement à l’invincible solliciteur de tout, la mort desserre une main trop pleine ! » (Octobre, p. 61). Les activités rurales y sont aussi évoquées : « Ici, on coupe le riz, là on ramasse les javelles... les gens qui face à face battent les épis... et déjà la charrue commence à retourner le limon. Voici l’odeur du grain, voici le parfum de la moisson » (Novembre, p. 61). Le froid, la chaleur, la neige, la gelée, la pluie, le vent, la tempête sont aussi fréquemment décrits : « mais au-devant de nous, un long mont, tel qu’un talus de neige, barre, d’un bout à l’autre du ciel... Seul au milieu de la solitude, comme un combattant qui s’avance dans l’énorme arène, notre navire vers l’obstacle blanc qui grandit fend les eaux mélancoliques » (Tempête, p. 66). Cette image de mer en tempête se retrouve dans d’autres circonstances : « Je vois dans le cirque noir errer les pâles cavaleries de l’écume... je suis situé dans le chaos, je suis perdu dans l’intérieur de la Mort... Mais le jour qui suit, ... voici, de nouveau la Vie ! » (Le risque de la mer, p. 115).
6La végétation est assimilée soit à l’animal, soit à l’être humain. « Ce géant [le banyan], comme son frère de l’Inde, ne va pas ressaisir la terre avec ses mains, mais, se dressant d’un tour d’épaule... C’est un nœud de pythons, c’est une hydre qui de la terre s’arrache avec acharnement » (Le banyan, p. 55). Et puis, certaines végétations possèdent des qualités humaines : « L’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme... j’ai vu les pins soutenir leur lutte contre les Puissances de l’air. En vain le vent de l’Océan les couche : agriffé de toutes ses racines au sol pierreux, l’arbre invincible se tord, se retourne sur lui-même, et comme un homme arc-bouté sur le système contrarié de sa quadruple articulation, il fait tête... » (Le pin, p. 91-92).
7Le cadre naturel décrit par Claudel offre une série d’images exotiques et diverses, mais qui obéissent à un ordre préétabli, donc cohérent pour la vie humaine : « Ainsi, la nature s’accommode singulièrement à notre esprit, et, par un accord subtil, le maître se sent, où qu’il porte son œil, chez lui. De même qu’un paysage n’est pas constitué par de l’herbe et par la couleur des feuillages, mais par l’accord de ses lignes, et le mouvement de ses terrains... La nature elle-même a préparé les matériaux, suivant que la main du temps, la gelée, la pluie, use, travaille la roche, la fore, l’entaille, la fouille d’un doigt profond » (Jardins, p. 37). En quittant la Chine, Claudel a l’impression de quitter sa deuxième mère-patrie : « Tout mon cœur désespérément... fuit le rivage derrière nous qui s’éteint. Il n’est pas de sein si bon que l’éternité, et de sécurité comparable à l’espace incirconscrit... Tout se réduit au fait et à la passion multiforme des hommes et de la chose » (La terre quittée, p. 125).
Signes sociaux
8Les signes naturels provoquent chez Claudel un émerveillement, tandis que les signes sociaux lui infligent une grande peine, une grande déception aussi. Elle est marquée paradoxalement par le désordre de la vie et l’attention accordée à la mort. C’est d’abord le désordre social que Claudel a symbolisé dans sa description de la ville : « L’étroit boyau des rues où nous sommes engagés au milieu d’une foule obscure n’est éclairé que par les boutiques qui le bordent... où l’on entend un enfant qui pleure, parmi des empilements de cercueils, un feu de pipe... Après un long chemin sous la pluie, dans la nuit, dans la boue, nous nous trouvons soudain dans un cul-de-sac jaune qu’une grosse lanterne éclaire d’un feu brutal. Couleur de sang, couleur de peste » (Ville la nuit, p. 34) ; l’étroitesse spatiale abrite un mouvement humain lent, paresseux : « Une fumerie d’opium, le marché aux prostituées... remplissent le cadre de mon souvenir. La fumerie est un vaste vaisseau, remplie d’une fumée bleue... Sur d’étroits escabeaux, la tête casquée de fleurs et de perles, vêtues d’amples blouses de soie et de larges pantalons brodés, immobiles et les mains sur les genoux, les prostituées, telles que les bêtes à la foire, attendent dans la rue, dans le pêle-mêle et la poussée des passants... Je passe, j’emporte le souvenir d’une vie touffue, naïve, désordonnée, d’une cité à la fois ouverte et remplie, maison unique d’une famille multipliée » (Ville la nuit, p. 36).
9La vie ici est donc un désordre naïf, le tohu-bohu des brouettes et des chaises à porteurs, l’abominable figure des lépreux et des convulsionnaires. La Chine était donc ce grand malade oriental qui reste engourdi et qui, ne sachant la gravité de son état, pensant encore moins à sa guérison, sombrait dans l’agonie. Ensuite, « la mort, en Chine, tient autant de place que la vie. Le défunt, dès qu’il a trépassé, devient une chose importante et suspecte, un protecteur malfaisant. Les liens entre les vivants et les morts se dénouent mal, les rites subsistent et se perpétuent... On taille les tombes dans le flanc des montagnes, dans la terre solide et primitive et tandis que, pénible multitude, les vivants se pressent dans le fond des vallées, dans les plaines basses et marécageuses, les morts, au large, en bon lieu, ouvrent leur demeure au soleil et à l’espace » (Tombes – Rumeurs, p. 47). La Chine ne semblait pas ce lion endormi, mais le cheval mort d’épuisement qui fait l’objet de la voracité même après sa mort : « Je vois dans l’herbe flétrie un cadavre de cheval écorché qu’un chien dépèce. La bête me regarde en léchant le sang qui lui découle des babines, puis, appliquant de nouveau ses pattes sur l’échine rouge, il arrache un long lambeau de chair, un tas d’intestins est répandu à côté » (La Tombe, p. 86). Image d’une Chine martyre, sacrifiée à la consécration des aventuriers rapaces et étrangers.
10Devant ce désordre omniprésent et cette obsession de la mort, les habitants n’ont pas de moyens de résistance, encore leur faut-il d’abord en être conscients. Ce mal innommable « bouleverse plus violemment encore l’identité de celui qui s’y confronte comme un hasard fragile et fallacieux. Une plaie de sang, et de pus, ou l’odeur doucereuse et âcre d’une sueur, d’une putréfaction, ne signifie pas la mort... Le cadavre est le comble de l’abjection. Il est la mort infestant la vie »2. Faute de moyens, les gens gardent le pouvoir de la parole ; on murmure, on crie, on suggère des messages codés : « le seul bruit qui y soit entendu quand vient le soir et que le fracas des métiers cesse, est celui de la voix humaine... Chacun croit qu’il parle seul : il s’agit de rixes, de nourriture, de faits de ménage, de famille, de métier, de commerce, de politique. Mais sa parole ne périt pas : elle porte, de l’innombrable addition de la voix collective où elle participe. Dépouillée de la chose qu’elle signifie, elle ne subsiste plus que par les éléments inintelligibles du son qui la convoie, l’émission, l’intonation, l’accent. Or, comme il y a un mélange entre les sons, se fait-il une communication entre les sens, et quelle est la grammaire de ce discours commun ? » (Tombes. Rumeurs, p. 49). Le mythique réside peut-être dans les signes culturels et linguistiques.
Signes culturels
11Plus ou moins déçu par les signes sociaux, le poète constate quand même un aspect encourageant dans la société chinoise : ce sont des signes culturels manifestés dans divers domaines : architecture, beaux-arts, mythes, rites, vie quotidienne. Les constructions orientales sont hautement symboliques : les pagodes, les temples, les maisons, les jardins, les tombes même révèlent une culture riche, ancienne, pleine de mystères pour les Occidentaux. « Le mur serpente et ondule, et sa crête, avec son arrangement de briques et de tuiles à jour, imite le dos et le corps d’un dragon qui rampe » (Jardins, p. 7), allusion faite à cet Empire du Milieu dont le symbole impérial est justement le dragon. Certaines dispositions similaires au jardin occidental évoquent chez Claudel une parenté architecturale : « Me voici dans le lieu étrange. C’est un jardin de pierres. Comme les anciens dessinateurs italiens et français, les Chinois ont compris qu’un jardin, du fait de sa clôture, devait se suffire à lui-même, se composer dans toutes ses parties... Visages, animaux, ossature, mains, conques, torses sans tête, morceau de foule figée, mélangée de feuillages et de poissons, l’art Chinois se saisit de ces objets étranges, les imite, les dispose avec une subtile industrie » (Jardins, p. 38/ Constat de l’ingéniosité de l’architecture chinoise, mais aussi de l’harmonie du lieu et de l’ambiance paisible que ce genre de constructions offrent aux visiteurs. C’est justement cette aspiration de s’évanouir dans la nature que les constructeurs voulaient attendre des créations artificielles, une volonté de se fondre dans la nature, dans le cours naturel des choses. « Les Chinois font des écorchés de paysages. Inexplicable comme la nature, ce petit coin paraissait vaste et complexe comme elle. Du milieu de ces rocailles s’élevait un pin noir et tors, la minceur de sa tige, la disproportion de cet arbre unique avec le pays fictif qu’il domine, – tel qu’un dragon qui se bat dans le vent et la nuée » (Jardins, p. 40). Le poète y voit un empereur en difficulté pour le contrôle de son empire.
12Le théâtre cantonais nous présente à la fois l’art théâtral de Canton et la projection du drame théâtral sur le monde chinois. Ce théâtre est une terrasse de pierre : la scène entre les coulisses et la foule, une toiture carrée, le rideau inexistant, l’orchestre par derrière, les instruments de musique, deux oiseaux dans la cage de jonc. Ce cadre théâtral confère la solennité et la distance. Solennité, car c’est ici que « la comédie évolue, la légende s’y raconte elle-même, la vision de la chose qui fut s’y révèle dans un roulement de tonnerre » (Théâtre, p. 44). Distance, parce que tout ce qu’on joue sur la scène est illusoire et fantasmatique : « l’empereur pleure sur son royaume, la princesse injustement accusée fuit chez les monstres et les sauvages, les armées défilent, les combats se livrent, les années et les distances d’un geste s’effacent, les débats s’engagent devant les vieillards, les dieux descendent, le démon surgit d’un pot » (Théâtre, p. 45). Les pièces de théâtre font vivre des moments d’oubli de la réalité : « la place principale est tenue par les gongs et cymbales dont le tapage discordant excite et prépare les nerfs, assourdit la pensée qui dans une sorte de sommeil ne vit plus que du spectacle qui lui est présenté » (Théâtre, p. 46). Et pourtant, la réalité cruelle reste là, la foule massive et ignorante, le contraste frappant entre les classes sont clairement signifiés par la disposition des salles de théâtre : « La salle et la cour tout entière sont emplies exactement d’une tarte de têtes vivantes... C’est un pavage de crânes et de faces rondes et jaunes, si dru qu’on ne voit pas les membres et les corps, tous adhèrent, les cœurs du tas l’un contre l’autre. Cela oscille et d’un seul mouvement, tantôt tendant un rang de bras, est projeté contre la paroi de pierre de la scène, tantôt recule et se dérobe par les côtés. Aux galeries supérieures, les riches et les mandarins fument leurs pipes et boivent le thé dans des tasses à soucoupes de cuivre, envisageant comme des dieux le spectacle et les spectateurs... le drame s’agite sous l’étoffe vivante de la foule » (Théâtre, p. 46).
Signes linguistiques
13Ce monde chinois en signes apparaît multicolore et hétérogène. Pourtant, on pourrait trouver une unité à travers les différents signes. C’est le transfert de la signification linguistique dans d’autres supports. Que ce soit un objet, un geste, un bruit, une scène, ou un récit, il sert de porteur de sens, donc un signe construit, embelli parfois, mais surtout métaphorisé ou symbolisé. Il est un caractère, un mot qui signifie, mais sous le visage d’un objet, sous forme d’une image. Au fond, il est instrument et auxiliaire de la langue humaine. Il n’est donc pas étonnant que Claudel manifeste une affinité particulière aux signes de la langue chinoise. « On peut donc voir dans le caractère chinois un être schématique, une personne scripturale, ayant, comme un être qui vit, sa nature et ses modalités, son action propre et sa vertu intime, sa structure et sa physionomie » (Religion du Signe, p. 52).
14On remarque une croyance fervente des Chinois en leur langue, en leur écriture. « On incinère avec respect le plus humble papier que marque le mystérieux vestige. Le signe est un être, et, de ce fait qu’il est général, il devient sacré. La représentation de l’idée en est ici l’idole. Telle est la base de cette religion scripturale qui est particulière à la Chine » (Religion du Signe, p. 53) Ce qui frappe Claudel, c’est cette expressivité puissante du signe chinois : « Le signe chinois développe, pour ainsi dire, le chiffre ; et l’appliquant à la série des êtres, il en différencie indéfiniment le caractère... le caractère [existe] par la proportion des traits » (Religion du Signe, p. 53). Ainsi, un trait horizontal indique une espèce, un trait vertical un individu, et les traits obliques des propriétés et des énergies qui donnent le sens, et le point suspendu dans le blanc sous-entend quelque rapport. Des inscriptions dans les temples, sur les stèles, sur les façades des édifices constituent une énonciation en profondeur dans le reculement des ors assombris. Le signe entre les colonnes signifie son propre silence, un langage silencieux, mais qui dit tout. Ainsi, « L’écriture a ceci de mystérieux qu’elle parle. Nul moment n’en marque la durée, ici nulle position, le commencement du signe sans âge : il n’est bouche qui le profère » (Religion du Signe, p. 54).
15On vient d’évoquer des catégories de signes constituant chacune un monde chinois spécifique. Il reste à voir comment le poète les associe les uns aux autres pour constituer sa connaissance du monde chinois. Cette connaissance consiste au fond en images, transferts des constats de voyage et des sentiments personnels du poète. Ces images possèdent une part de vérité mais surtout la reconnaissance par l’auteur de l’essence du monde oriental.
Le transfert
16Claudel a créé les différents signes en utilisant plusieurs façons de représenter le monde chinois. On y remarque surtout trois oppositions : le monde naturel s’oppose au monde humain, le monde réel au monde supposé, le monde substantiel au monde sémiologique. Par le transfert des signes, ces mondes en opposition constituent l’ensemble du monde chinois tel que Claudel l’a senti et perçu, et qu’il voudrait cristalliser en lettres. Le parcours de reconnaissance est marqué d’abord par un enchantement, puis par une déception, et enfin par une sublimation en signes littéraires.
Enchantement
17Le premier contact de Claudel avec la Chine est un émerveillement, le plaisir de voir une vieille civilisation et la surprise de découvrir ce qu’il n’attendait pas dans son imaginaire. « Ce vieux monde, une seule chose avec tant de siècles ténébreux, la Chine des Dix-huit Provinces et des Quatre Dépendances, une seule chose sous son dernier empereur... Ah, laissez-moi rejoindre une dernière fois derrière moi ce pays plein de délices et d’amertume ! Il y a un tas de choses qui me faisaient signe, je le sens, et que j’ai négligées ! Laissez-moi retrouver la source de ces grandes larmes oubliées ! » (Hongkong, p. 26). Pourtant, le poète connaît encore très peu ce monde, il est un hôte étranger, tout lui est étrange, il faut donc apprendre. « N’y aurait-il pas des points spéciaux à étudier ? » la géométrie des rues, la mesure des angles, le calcul des carrefours ? la disposition des axes ? tout ce qui est mouvement ne leur est-il pas parallèle ? tout ce qui est repos ou plaisir, perpendiculaire ? » (Villes, p. 44). Embarqué dans un bateau, le voyageur fait sa route et commence son exploration de ce monde étrange, et la pensée, d’abord comme cette mer calme, va ensuite poursuivre son exil jalonné de tempêtes et de vagues.
18Et surtout, ce cadre naturel connote un monde en harmonie, où « l’homme qui dort avec un grand soupir remord à la terre profonde. Tout est silencieux, car c’est l’heure où la terre donne à boire et nul de ses enfants en vain ne s’est repris à son sein libéral ; le pauvre et le riche, l’enfant et le vieillard, le juste et le coupable, et le juge avec le prisonnier, et l’homme comme les animaux, tous ensemble, comme de petits frères, ils boivent ! » (Vers la montagne, p. 57). Et l’eau qu’ils boivent vient du fleuve vaste et jaune. Dans cette Asie centrale, solide et primordiale, « l’eau exprime la force d’un pays résumé dans ses lignes géométriques. Chaque goutte est le calcul fugace, l’expression à raison toujours croissante de la pente circonférentielle... C’est la sortie d’un monde, c’est l’Asie en marche qui débouche » (Le fleuve, p. 71). La végétation est remplie de symboles : la palme est l’insigne du triomphe, le cocotier fait le geste de montrer son cœur, le pin possède toutes les qualités d’un être humain modèle, et le banyan sacré, géant de la terre, suggère un pays vaste, potentiellement puissant : « je vois debout dans le Banyan un Hercule végétal, immobile dans le monument de son labeur avec majesté » (Le Banyan, p. 56). Cependant, euphorie passée, il ne manque pas d’étrangetés ni de déceptions.
Désillusion et abomination
19Si l’on restait toujours dans ce monde naturel, Connaissance de l’Est, bien que complaisant, serait partiel. On doit connaître les conditions de vie des habitants qui y vivent. Le bateau d’exploration continue sa navigation, et le monde social ne fait que décevoir le voyageur. Tout d’abord, la campagne est un vaste cimetière, et dans les villes, « ces rues semblent des allées de nécropoles, ces demeures aussi abritent le sommeil, et tout, du fait de sa fermeture, me paraît solennel et monumental... La rue sent toujours son odeur de crasse et de cheveu » (Vers la montagne, p. 57). Ensuite, c’est le manque d’ordre social, source des misères et vices sociaux. « Saisi d’étonnement, je considérais ce document de mélancolie. Et du milieu de l’enclos, comme un monstre, un grand rocher se dressait dans la basse ombre du crépuscule comme un thème de rêverie et d’énigme » (Jardins, p. 40). Cette énigme se traduit par le régime impérial de fermeture sous-entendu dans la description du jardin et des villes, par l’engourdissement de la masse populaire ignorante, par les chiens étrangers avides qui arrachent des lambeaux de chair sur ce cheval défunt.
20Le poète, au moment même où il chante la beauté de la nature, n’échapperait pas à ce mélange de béatitude et d’amertume que comporte l’acte de création. « Du ciel choit ou de la paupière déborde une larme identique. Ne pense point de ta mélancolie... Ni la monotonie de ce bruit assidu... La douleur est l’été et dans la fleur de la vie l’épanouissement de la mort... Il pleut immensément, et j’entends seul, au milieu de la solitude mouillée, un cri d’oie » (Tristesse de l’eau, p. 86-87). L’abomination provient de la mort, de la solitude, mais aussi du vide. « La Chine montre partout l’image du vide constitutionnel dont elle entretient l’économie : la vacuité qui confère à la roue son usage, au luth son harmonie... Et soudain un cri lugubre nous atterre ! » (Halte sur le canal, p. 90). Au moment du malaise, de la suffocation, le sujet se transfigure en voyageur sur le bateau, « que le bateau n’arrive pas présentement à l’escale ! que ce malheur soit conjuré d’entendre ou de l’avoir proférée, une parole ! » (La descente, p. 80). Il entend des cris, qui réveillent les aptitudes verbales de l’homme. Le poète acquiert le rôle de râleur, « un représentant de la fonction paternelle prend la place du bon objet maternel manquant. Du langage, au lieu du bon sein. Le discours substitué au soin maternel. Une paternité plus idéale que surmoïque »3. Du mal, le poète essaie de le transformer en fleurs.
Sublimation des signes
21Si le monde social a déçu le poète, le monde culturel lui laisse quand même un espoir. Cramponné dans son arche de Noé, le poète constate la grandeur de la culture chinoise, et le caractère chinois lui inspire de riches images. En tant qu’étranger, il reste impuissant devant cette abomination des réalités orientales et incapable de changer la condition humaine des Chinois. Pourtant, dans la jarre de Pandore, il reste encore l’espérance. « Tant de beauté me force à rire ! Quel luxe ! quel éclat ! quelle vigueur de la couleur inextinguible ! c’est l’Aurore ! Ô Dieu, que ce bleu a donc pour moi de la nouveauté ! que ce vert est tendre, qu’il est frais ! » (La descente, p. 80). Que le poète soit sur le bateau, dans une barque, dans un vaisseau ou sur un sampan, il essaie toujours de construire son propre monde chinois, un monde par le langage. « Dans l’abjection, la révolte est tout entière dans l’être. Dans l’être du langage... le sujet de l’abjection est éminemment productif de culture. Son symptôme est le rejet et la reconstruction des langages4 ».
22Au début, le poète connaît peu de choses sur la Chine : « Je n’ai pas autre chose à dire de la Pagode. Je ne sais comment on la nomme » (Pagode, p. 33). En parcourant les villes et la campagne, les monts et les eaux, la plaine et la mer, les espaces clos et les champs ouverts, le poète saisit vaguement les visions, attrape en survol des impressions, rumine des surprises, pour enfin peindre son tableau : « Que l’on me fixe par les quatre coins cette pièce de soie... d’une main rustique, j’y peindrai la terre. Les limites des communes, les divisions des champs y seront exactement dessinées... Aucun arbre ne manquera au compte, la plus petite maison y sera représentée avec une naïve industrie » (Peinture, p. 64). Il essaie de trouver dans le monde naturel un lieu idéal pour vivre : « ... là-haut, à cent pieds, entre les bambous qui le fourrent, le torrent s’engloutit et d’une colonne verticale, moitié obscure et moitié lumineuse, frappe, assenant un coup, le parquet de la caverne qui tonne. Nul œil humain ne saurait me découvrir où je suis, dans ces ombres que midi seul dissipe, la grève de ce petit lac qu’agite le bond étemel de la cascade est ma résidence » (Le contemplateur, p. 64). Sublimation du corps et de l’esprit.
23Pourtant, le monde social s’avère plus difficile à reconstituer. « ... renversant mes mains autour de ma bouche, je crie des noms : le mot d’abord meurt, puis le son ; et, le sens seul ayant atteint les oreilles de quelqu’un, il se tourne de côté et de l’autre, comme celui qui s’entend appeler en rêve s’efforce de rompre le lien » (La Mer Supérieure, p. 58). Impuissance totale du verbe. Toutefois, il reste encore une marge, le rêve : le mur éclairé par le feu violent de la lune, le prêtre tenant le gouvernail, le pêcheur digérant le long jour de silence et de mélancolie, les travaux de drainage, etc., tout ce qui est irréalisable dans le réel, on s’en rassasie en illusion. « Et je me revois à la plus haute fourche du vieil arbre dans le vent, enfant balancé parmi les pommes... La lune se lève, je tourne la face vers elle, baigné dans cette maison de fruits. Je demeure immobile, et de temps en temps une pomme de l’arbre choit comme une pensée lourde et mûre » (Rêves, p. 78). Cette pomme mûre, comme la fonte réussie de la cloche, incarne la création ingénieuse des signes littéraires.
24L’ouvrier fondeur de la cloche a mis quinze ans pour accomplir son œuvre, Claudel en a mis plus de onze pour préparer sa Connaissance de l’Est. Cette ténacité touche profondément le poète : « La première [cloche] qu’il coula fut ravie au ciel dans un orage. La seconde, comme on l’avait chargée sur un bateau, tomba dans le milieu du Kiang profond et limoneux. Et l’homme résolut, avant de mourir, de fabriquer la troisième » (La cloche, p. 82). Le lecteur y aperçoit un peuple démuni, mais courageux, qui lutte contre le destin, qui tente d’améliorer sa condition. Le courage est peu de chose à côté de l’esprit de sacrifice : « Cependant, la fille grandit avec le désespoir de son père. Elle voyait le vieillard, rongé par sa manie... jetait dans le creuset des épis de blé, et le sang de ses propres veines. Alors une grande pitié naquit dans le cœur de la vierge... Ayant fait sa prière au dieu souterrain, elle vêtit le costume de noces, et, comme une victime dévouée, elle se précipita dans le métal en fusion » (La cloche, p. 82). C’est ainsi que la cloche fut fondue. Et elle possède une âme et retentit avec une voix vigoureuse. Et le Sage au cœur vigilant sait encore entendre la première cloche dans les espaces célestes et la seconde cloche dans les abîmes du Kiang. Une œuvre réalisée au prix du sang et de la vie serait une œuvre étemelle. Le poète aperçoit qu’au verbe banal de sa Connaissance, il manque de vibrations et de rythmes, et qu’il faut y précipiter des images, métaphores ou symboles. « L’image, parallélisme des signifiés, vient compenser l’infériorité rythmique... en composant dans la métaphore filée, une cascade de sens. Tout texte se tisse son réseau d’images : il arrive que l’on puisse en effet les assembler selon une cohérence, qui est celle d’un second récit dans le récit »5.
25La dissolution de soi dans l’objet serait la seule façon de sublimer son expérience douloureuse en langage. « Un langage, déclarant forfait, structure dans le corps un étranger inassimilable, monstre, tumeur et cancer, que les écouteurs de l’inconscient n’entendent pas car c’est en dehors des sentiers du désir que se blottit son sujet égaré. La sublimation, au contraire, n’est rien d’autre que la possibilité de nommer le pré-nominal, le pré-objectal. L’abject est bordé de Sublime. Ce n’est pas le même moment du parcours, mais c’est le même sujet et le même discours qui les font exister »6. Claudel s’adonne à ce sacrifice, à l’exemple de cette fille dévouée. « Dans l’intérieur de la terre se dissoudra le sacrement de mon corps, mais mon âme, pareille au cri le plus perçant, reposera dans le sein d’Abraham. Maintenant tout est dissous, et d’un œil appesanti je cherche en vain autour de moi et le pays habituel à la route ferme sous mon pas et ce visage cruel. Le ciel n’est plus que de la brume et l’espace de l’eau... J’aurai beau chercher, je ne trouve plus rien hors de moi, ni ce pays qui fut mon séjour, ni ce visage beaucoup aimé » (Dissolution, p. 141).
26Le poète est fondu, dissous dans sa Connaissance de l’Est, chaque nerf, chaque sens, chaque éclat d’affect, il les expose aux sensations, aux perceptions, aux imaginations. Il reconstitue ses constats et expériences en images, transfère ces images en symboles, sublime ces symboles en signes. Les signes naturels démarquent un cadre naturel qui enchante l’auteur ; les signes sociaux pleurent une Chine impériale en agonie, en attente d’une révolution ; les signes culturels chantent la grandeur d’une civilisation qui retrouvera bientôt sa renaissance ; et les signes linguistiques constituent l’abstraction littéraire de tous les autres signes et la force motrice de l’évolution du monde chinois. En quittant cette terre chinoise, le poète lui adresse ses salutations en signes littéraires : « Et je saluerai cette terre, non point avec un jet frivole de paroles inventées, mais en moi que la découverte soudain d’un immense discours cerne le pied des monts comme une mer d’épis traversée d’un triple fleuve » (Salutation, p. 109). Connaissance de l’Est nous révèle donc une essence : la grandeur d’une nation et le courage d’un peuple.
Notes de bas de page
1 P. Claudel. Connaissance de l’Est, NRF-Gallimard, 1974. Tous les textes cités dans le présent article se réfèrent à cette édition.
2 J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980, p. 11.
3 Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 56.
4 Ibid., p. 57.
5 J.-Y. Tadié, Le récit poétique, Gallimard, 1994, p. 187.
6 Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 19.
Auteur
Université de Nankin
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