Avant-propos
p. 7-11
Texte intégral
1La littérature et la culture, chinoise et française, possèdent respectivement originalité et tradition. Leur rencontre et leur connaissance mutuelles ont une histoire déjà ancienne. Au cours de ce long processus qui poussa les littératures occidentale et orientale à aller l’une vers l’autre, à échanger et à entrer en collision, les écrivains français du XXe siècle ont joué un rôle décisif. On pense d’abord, bien sûr, à ces grandes figures sinophiles de Pierre Loti, Paul Claudel, Victor Segalen, Saint-John Perse, Henri Michaux, André Malraux... Parmi tous ces écrivains fascinés par la Chine – ceux de la « première génération » mais aussi ceux, encore plus nombreux après la deuxième guerre mondiale et surtout dans les années 60 –, certains, en foulant eux-mêmes la terre chinoise, ont été en contact direct avec les paysages chinois et en ont fait leur matériau, leur fond de toile pour créer une oeuvre personnelle et originale, élargissant et enrichissant ainsi le champ de la description dans la littérature française. Mais dans tous les cas, que leurs oeuvres aient directement ou indirectement reçu l’influence de la Chine, ils ont fait progresser le brassage et la confrontation, à un niveau plus élevé et de manière intense, des littératures française et chinoise. Leurs oeuvres ont non seulement contribué à enrichir l’histoire des échanges littéraires et culturels entre la Chine et la France, mais elles procurent ici aux chercheurs des deux pays ce sujet aussi fécond que fascinant du rapport entre « Les écrivains français du XXe siècle et la Chine ». Les essais que nous publions ici constituent donc les premiers fruits de ce dialogue, résultant d’un colloque international organisé en octobre 1999 conjointement par les Universités de Nankin en Chine et d’Artois en France.
2Disserter sur « Les écrivains français du XXe siècle et la Chine » revient, en fin de compte, à parler des rapports qui lient des écrivains français à la culture chinoise, et de l’image que revêt la Chine chez ces écrivains. La Chine, en tant qu’entité culturelle orientale faisant face à l’Occident et en tant que « terre étrangère », « ailleurs » et « dehors » lointain et mystérieux, a été l’objet de passions, de rêves, d’explorations et de cristallisations pour des générations d’écrivains français : des humanistes comme Rabelais et Montaigne au XVIe siècle, aux penseurs du Siècle des Lumières tels Voltaire et Montesquieu, des maîtres du symbolisme au XIXe siècle avec Baudelaire et Mallarmé, jusqu’à la génération des poètes et écrivains du voyage vers l’Orient au XXe siècle – Segalen, Saint-John Perse, Claudel, Michaux...–, tous ont vu la Chine comme un « empire céleste merveilleux », radicalement différent de leur propre culture. Et, de diverses façons, tous lui ont voué un culte ; tous sans exception l’ont appelée et recherchée au travers de leur rêve et de leur quête ; tous l’ont explorée et sculptée selon leurs désirs et leur imaginaire personnels. Leur connaissance de la Chine a souvent été l’aboutissement d’un long parcours intérieur, allant de réflexions tirées des livres en rêveries personnelles, d’expériences et de perceptions vécues au contact de cette terre étrangère jusqu’à la confrontation finale et décisive de l’échange et du dialogue... De toute évidence, les recherches et les savoirs des écrivains français du XXe siècle sur la Chine se situent justement à cette phase de communication et d’échange en face à face. Les multiples aspects de leurs relations avec la Chine sont devenus tout naturellement des sujets auxquels s’intéressent les mondes littéraires contemporains des deux pays.
3On peut penser que les écrivains français du XXe siècle se trouvent privilégiés par rapport à leurs aînés du simple fait de leur contemporanéité avec une ère où l’Orient et l’Occident se croisent, se découvrent, et où il est devenu possible et même relativement facile de venir sur place observer et éprouver le terrain. Ils ne sont plus condamnés, comme les penseurs du Siècle des Lumières, à rechercher la civilisation chinoise à travers des piles de livres anciens ou des informations de seconde main, ni réduits comme les symbolistes à rêver sur un paravent chinois ou une poterie de l’époque Ming pour reconstituer la Chine. Ainsi, la compréhension de la Chine par les écrivains français du XXe siècle peut-elle être dite plus réelle et concrète que celle de leurs prédécesseurs, et leurs liens avec le pays manifestement beaucoup plus directs sinon plus fascinés. Lorsqu’on est écrivain français, imprégné de culture occidentale, et qu’on se rend personnellement sur le terrain pour « regarder » la Chine, alors inévitablement on adoptera des divergences de point de vue et de perception du paysage ; lorsqu’on est explorateur occidental, « voyageur lointain » en quête des secrets de l’Orient, du fait des différences de personnalité et de penchant, on vivra l’apprentissage et on fera l’expérience de la Chine sous des angles et à des niveaux divers. Tout cela crée une vision de la Chine beaucoup plus riche et variée que chez les écrivains de toute autre époque passée. Rien qu’en examinant les points de vue et les regards portés sur la Chine, on s’apercevra qu’ils sont multiples en raison des identités et des choix de chacun. Ainsi, sous la plume de ces générations d’écrivains, la culture et l’image de la Chine apparaissent riches en couleurs ; il nous est impossible de confondre le paysage chinois d’un Claudel, diplomate et poète chrétien, avec la Chine vue par un Segalen, à la fois poète et sinologue, ou encore avec celle d’un Michaux et d’un Saint-John Perse, tous deux voués à l’exploration intérieure ; de même, on ne peut pas faire l’amalgame entre la Chine d’un Malraux qui exalte le culte de l’héroïsme et celle observée par un Loti, à la fois officier de marine et écrivain épris d’exotisme. Au travers de ces multiples angles et de ces différents regards, chacun a créé une image différente de la Chine qu’il avait en lui, et de cette façon chacun d’entre eux a ouvert une voie différente pour approcher et percevoir ce pays.
4Peu importe au demeurant par quel moyen les écrivains français envisagent la Chine ou par quel angle ils l’examinent : tous, sans exception, la perçoivent comme « l’autre » absolu (l’« hétérotopie chinoise » évoquée par Foucault), tous se représentent la Chine comme une « composition imaginaire culturelle » nécessairement et radicalement différente de l’Occident. Sans s’être donné le mot, tous en font aussi un miroir qui aide à l’introspection et au retour sur soi, tous ont fébrilement projeté leur propre rêve dans la Chine. Si la Chine était déjà, au temps de Voltaire, une utopie politique pour les penseurs du Siècle des Lumières, et, au XIXe siècle, une utopie artistique pour les poètes de l’Art pour l’art, nous pouvons affirmer qu’au XXe siècle la Chine est devenue un refuge spirituel auquel aspire toute une génération d’écrivains-voyageurs en quête de leurs songes en Orient. Les écrivains français du XXe siècle qui ont voyagé en Orient constituent une génération qui doute, qui cherche ; bien que, pour ce long voyage vers la Chine, ils aient quitté leur pays avec des opportunités diverses (politique, militaire ou diplomatique) et sous des qualités différentes, la plupart d’entre eux ont été poussés par le scepticisme, voire la subversion à l’égard de leur culture occidentale originaire, et ont été attirés et fascinés par l’altérité de « l’autre », de l’« exote » pour reprendre le terme de Segalen. Alors, l’un après l’autre, ils sont partis pour la Chine en pensant que ce pays était sûrement le meilleur endroit pour y exprimer leur rêve : la recherche à laquelle s’est voué Claudel a été d’élucider ce mystère du « Pays des pêchers en fleurs » et de s’efforcer de l’intégrer dans sa propre structure mentale ; Segalen, lui, voyait la Chine comme sa « patrie spirituelle » et il était particulièrement attaché à sa quête et à son voyage spirituel et mystique dans ce monde mystérieux ; Michaux et Saint-John Perse ont fait de la Chine un nouvel horizon, en s’évertuant à mettre en valeur l’exploration des fondements de la vie intérieure ; Malraux a vu la Chine comme une scène propice pour y projeter ses fantasmes et, notamment, son rêve d’héroïsme ; Loti était convaincu que la Chine était un jardin exotique et il s’y est passionné pour décrire des paysages orientaux... Cette génération de voyageurs vers l’Orient a ainsi modelé la Chine selon ses aspirations personnelles, et n’a cessé d’y investir son propre idéal culturel qu’on peut qualifier de multicolore. Néanmoins, ce qu’il faut souligner, c’est que même si c’est en nourrissant un sentiment de crise, de fuite par rapport à leur propre culture et en éprouvant un attrait très fort pour la différence culturelle de ce lointain pays que ces écrivains se sont rendus là-bas, ils n’ont pas pu « fusionner » avec la Chine, car il n’y avait sans doute pour eux aucun moyen d’échapper aux limites de leur propre champ de vision. Cela s’est vérifié aussi bien pour des écrivains comme Claudel et Loti qui sont restés pour ainsi dire au seuil de la Chine, que pour ceux qui ont eu une connaissance assez aiguë de la culture chinoise, comme Segalen. La Chine n’aura finalement été pour eux qu’un « modèle », un miroir, voire un mythe dont ils se sont servis afin de développer leur réflexion sur la diversité de la culture et de la psychologie : « Je n’ai fait que de mettre ma pensée à exprimer dans le moule de la Chine » écrit Segalen en traduisant le véritable désir de ces écrivains qui explorèrent la Chine. De toute évidence, tout au long de cette quête éprouvante de la patrie spirituelle, cette génération de voyageurs vers l’Orient ne s’est pas vraiment perdue : ils ne recouraient d’ailleurs à la Chine qu’en tant qu’objet réfléchissant pour effectuer un retour sur soi et ériger leur propre image. Leur intense désir de lointain et d’ailleurs n’était en réalité sous-tendu que par leur intime besoin de se connaître eux-mêmes. Dans ce sens, on peut dire comme l’écrit ici même Qin Haiying, que « la quête de l’autre peut aussi amorcer la quête de soi, et rêver l’étranger n’est peut-être qu’une façon de se rêver, dans la mesure où ce qui nous fait rêver chez l’autre, c’est peut-être ce que nous portons déjà en nous-mêmes ou ce qui révèle notre propre altérité. L’étranger ne permet pas seulement de nous dépayser, mais aussi de mieux nous retrouver »1.
5C’est pourquoi les participants au colloque franco-chinois de Nankin se sont intéressés non seulement à la recherche et à l’identification positivistes des différentes influences que la culture chinoise a réellement exercées sur les écrivains français, et à la manière dont ont été reçues ces influences, mais aussi à l’étude culturelle et psychologique de la façon dont ces écrivains ont personnellement conçu et façonné l’image de la Chine. Il s’est agi, non seulement de savoir quelle était finalement leur vision de la Chine, quelle attitude ils avaient adoptée à son égard, mais aussi d’examiner comment ils l’avaient « regardée », par quel procédé, sous quel angle. On trouvera donc ici toute une série d’études sur le dialogue interculturel franco-chinois et ses modalités (regard réciproque, connaissance mutuelle, malentendu, déformation, etc.), autant de sujets qui continuent à inviter à d’autres approfondissements dans un effort prolongé de dialogue des chercheurs chinois et français.
6Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles nous avons souhaité organiser, juste avant l’avènement du nouveau siècle, ce colloque scientifique international. Parmi les participants, outre des professeurs de l’Université française d’Artois (Arras) et de l’Université chinoise de Nanjing (Nankin), étaient également présents des spécialistes des deux pays travaillant dans différents centres de recherche et d’enseignement supérieur de Chine et de France. Nous avons été particulièrement honorés par la présence de l’Ambassadeur de France en Chine, M. Pierre Morel, et du Consul général de France à Shanghai, M. Nicolas Chapuis, qui ont tenu à participer personnellement aux travaux du colloque. Dans son discours inaugural, Son Excellence l’Ambassadeur a souligné que France et Chine étaient désormais entrées dans une nouvelle ère de dialogue, à un « moment de l’histoire propice à un approfondissement réel de la compréhension entre les deux pays ». Si les écrivains français (et chinois) du XXe siècle ont déjà fait les premiers pas en ouvrant la voie à un dialogue et à des échanges directs dans le domaine culturel, les recherches entreprises par les chercheurs de nos deux Universités et de nos deux pays participent de toute évidence à la continuité et au rayonnement de ce dialogue.
7Les premiers résultats de ces échanges universitaires, qu’on trouvera rassemblés ici et que les Presses Universitaires de Nankin et d’Artois ont tenu a publier conjointement et simultanément dans les deux langues et dans les deux pays, ne constituent certes qu’une pierre ajoutée à une longue route vers la reconnaissance et la compréhension mutuelles des civilisations chinoise et française. Le fait qu’au croisement de ces siècles, à la lisière du changement de millénaire, des chercheurs des deux Universités et des deux pays s’assemblent pour retracer le bilan des expériences acquises par les écrivains français au contact de la grande civilisation chinoise, constitue incontestablement une étape importante pour la promotion d’une meilleure coopération littéraire et culturelle sino-française dans le siècle à venir. Chinois ou Français, nous attendons avec impatience que ce dialogue entre nos deux pays nous permette de mieux nous connaître, en espérant que ce volume d’actes, à sa modeste mesure, y contribue.
Notes de bas de page
1 cf. infra Qin Haiying, « Leçon de chinois ou le rêve de l’étranger », p. 229.
Auteurs
Professeur de Littérature comparée à l’Université de Nanjing (Nankin, Chine)
Professeur de Littérature française à l’Université d’Artois (Arras, France)
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