Chapitre IV. L’irritation, une stratégie offensive
p. 251-312
Texte intégral
« Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde. »
Fernando Pessoa
1 A un premier niveau d’analyse il est apparu que l’irritation naissait de l’enfermement du moi sur lui-même. En quête de vérité, de perfection et d’accord avec le monde, les personnages croient déceler le mensonge dans l’erreur, l’erreur dans l’imperfection et la disgrâce dans la dysharmonie. Donner libre cours à l’irritation devient une tâche afin de rester le témoin vivant, vigilant et pathétique de ses propres échecs ainsi que du mensonge du monde. À un deuxième niveau de lecture, l’irritation traduit toute la tension entre la volonté de penser d’une part et celle d’exister d’autre part, entre la volonté de penser l’existence et celle d’exister sous le contrôle d’une pensée qui sans cesse défait les efforts de construction rendus ainsi dérisoires. L’irritation manifeste la volonté de l’homme de l’esprit d’exister contre les faits sans se détruire et sans se trahir non plus. Pareil défi s’avère n’être le plus souvent qu’une entreprise suicidaire ; elle laisse tout au plus à un narrateur sans corps et sans nom la possibilité d’enregistrer les traces de l’échec et d’œuvrer à une mise en ordre à laquelle il finit le plus souvent par succomber lui-même. Ainsi, c’est une narration indirecte qui, paradoxalement, faisait assister le lecteur en direct au combat mortel, qui vient le menacer lui-même jusque dans son statut de lecteur. Enfin, l’intérêt porté à l’art ouvre les stratégies de l’irritation sur de nouveaux horizons. Sur le fond, l’existence demeure une tragédie et il serait vain d’attendre de l’art les réponses que ni l’expérience personnelle ni la quête désespérée d’hommes de l’esprit plus exigeants que le lot ordinaire, ne sont en mesure d’apporter. Cependant, il ressort également des derniers romans (la trilogie sur l’art et Auslöschung), que toute la vertu de l’art réside aussi dans ses faiblesses, dans ses artifices. Les réponses qu’il ne donne pas, son éloignement par rapport à la réalité des faits devient source d’interrogation et début de réponse. Dans l’essai Über naive und sentimentale Dichtung Schiller fait de l’éloignement par rapport à la nature et à la vérité première le point de séparation radicale entre la poésie naïve et la poésie sentimentale. À l’inverse des Grecs qui sont « naïfs », en accord avec eux-mêmes, heureux, artistes par nature, les hommes modernes sont conscients de toute la distance qui les sépare de la nature ; l’art traduit leur inquiétude, leur déchirement, il est tension vers un idéal initialement perçu comme inaccessible. Schiller pressent là l’éloignement de l’origine, le sentiment de solitude et d’abandon que les temps modernes vont sceller comme le propre de la condition humaine une fois consommées et dénoncées les naïvetés de l’idéalisme. En même temps, l’art y gagne une autonomie qualifiée par Theodor W. Adorno d’« irrévocable »1 ; débarrassé d’une naïveté première, l’art, tout en affirmant son autonomie, est amené à s’interroger sur sa légitimité, faisant ainsi sienne une naïveté à un second degré2. L’art comme école de la mise en abîme, à distance, est l’angle sous lequel Thomas Bernhard nous le fait percevoir. Avant même de donner à voir, l’art se donne à voir et s’exhibe sans fard ; plus exactement, le fard est sa nature ; s’il nourrit le besoin vital d’illusion, s’il propage des mensonges, c’est toujours dans cette distance, derrière le masque que l’observateur vigilant peut toujours repérer. La vertu de l’art est bien de restituer à l’observateur la liberté de son regard. Avant de montrer quelque chose, il se présente lui-même comme quelque chose qui se montre. Indépendamment de son contenu, l’art est avant tout une école du regard. S’il montre des mensonges, ces mensonges ne sont pas cachés. Avant tout, l’art les révèle comme tels. Les leurres ou les errements insupportables dans une relation directe du moi avec la réalité ou le monde qui l’entoure deviennent matière à rire par le biais de l’art. L’irritation peut devenir une délectation qui n’a plus rien de morbide ou de douloureux.
2L’évolution de l’œuvre vers le choix du rire invite à définir à un quatrième niveau cette fois, ce qu’il advient de l’irritation. Cette évolution passe par une critique radicale non seulement du monde mais également du regard que l’on porte sur lui. L’art d’exister devient un art de rire du monde, mais également de soi. Pour autant, la tension et l’irritation mentionnées plus haut n’en sont pas évacuées. Elles sont certes désamorcées et si elles quittent le devant de la scène, ce serait un défaut d’observation que de croire qu’elles deviennent secondaires. Plus exactement, on peut avancer que l’irritation change de stratégie et que ce changement devient repérable stylistiquement dans un recours moins systématique au discours indirect. Le plus souvent, le lecteur se retrouve en présence d’un « Je » qui se cite lui-même en faisant tout simplement état de ses pensées et en les communiquant au lecteur, quand il ne parle pas lui-même à la première personne. Les règles plus traditionnelles du jeu de la lecture semblent en partie rétablies et de ce fait, l’irritation tenue à distance. De manière d’être au monde, comme elle l’est de Frost à Korrektur, celle-ci devient manière d’être au monde possible à partir de Der Untergeher. De strictement éthique, la perspective de l’œuvre devient esthétique. Cette évolution marque un renversement des priorités. Vouloir vivre l’échec pour vivre dans la vérité devient un impératif moins urgent que de vouloir d’abord tenter de vivre, dût-ce n’être que pour y échouer. L’injonction : « Je dois vivre selon la vérité » n’est plus première car elle fait de l’existence une photo en négatif, une chrysalide prisonnière des exercices suicidaires de la pensée, une anti-expérience. Retournée en un devoir critique et scrupuleux d’observation de la manière de vivre, de réagir, l’injonction éthique laisse s’épanouir différents possibles de l’existence, elle ouvre à nouveau la voie à l’expérience. « Trier », « mettre en ordre » son existence n’entraîne plus exclusivement dans une spirale incontrôlable où l’observateur passif se laisse dominer par l’irritation. L’irritation devient un mode d’existence possible parmi d’autres. Ses excès peuvent être contenus par un observateur davantage maître de lui-même dès lors qu’il retrouve sa position d’observateur extérieur et dégagé de l’obligation de conformité à une vérité de toute façon insaisissable. En la matière, la seule obligation qui reste – et l’Autrichien Thomas Bernhard rejoint là son prédécesseur R. Musil – est une obligation d’anticonformisme qui n’ouvre pas, il est vrai, chez Thomas Bernhard, sur la perspective exigeante mais optimiste de l’« homme expérimental », tel que l’incarne l’« Homme sans qualités ». L’irritation ne dégénère plus en fièvre dévastatrice pour le moi, elle redevient une éruption passagère qui ménage au moi la possibilité de se construire tout en lui permettant de traduire son exaspération. Désormais, la voie devient libre pour une existence qui, refusant de devenir le modèle d’une anti-expérience, se constitue et s’élabore au travers d’une antiautobiographie comme le révèle le projet dont le dernier roman Auslöschung fait l’aveu.
I. Reconquête du moi
3La réflexion sur l’art, telle qu’elle se dessine à partir de Alte Meister, vient conforter et confirmer un renversement de taille repérable dans Der Untergeher que l’auteur juge nécessaire de qualifier de « roman », comme il l’avait fait pour Das Kalkwerk et Korrektur. On peut sans doute gloser à l’infini sur la signification de cette mention du genre. Le lecteur familier de Thomas Bernhard n’ignore pas cependant que troubler, dérouter et heurter le sens commun en apportant des précisions qui ajoutent au paradoxe est un exercice de style très prisé de l’auteur. Si l’auteur « destructeur d’histoire » comme il se définit lui-même, avertit que Das Kalkwerk et Korrektur sont des romans, c’est sans doute à l’adresse du lecteur qui pourrait être pris de doute face à la nouveauté cultivée dans un genre traditionnel. Une fois habitué à la déroute, le lecteur ne doit-il pas se garder de mettre Der Untergeher, qualifié lui aussi de roman, exactement sur le même plan ? Le risque serait en effet que passe inaperçu le retour à une facture plus traditionnelle, derrière un style et une écriture qui restent bien propres à Thomas Bernhard. Il ressort de Alte Meister que le moi n’est plus seul face au monde, à le regarder comme une réalité extérieure, étrangère et hostile. L’art lui renvoie un regard de ce monde dont il se sentait coupé et dont il s’excluait volontairement. Autant le moi trouvait répugnant le mensonge du monde3, autant le mensonge et la fiction de l’art qui se donnent comme tels redeviennent sujet de rire. Plus que cela, le regard que lui renvoie l’art vient à la rencontre du sien. Entre le tableau qu’il regarde et le tableau qui le regarde, c’est à nouveau la possibilité d’un lien qui est restaurée. Plus encore qu’il n’est exposé, montré, le tableau s’expose à son regard, attendant de lui un jugement4 ou tout au moins s’offrant à lui comme possibilité de se faire un jugement. Ainsi le monde est-il étranger, l’autre, autre, mais cette fois dans une relation et dans un va-et-vient avec le moi. Le monde, l’autre, existent dans un rapport qui n’est plus uniquement de rejet et d’opposition, comme lorsque seul le moi les perçoit. Le moi n’est plus coupé d’eux et replié sur lui-même, même s’il a tout le loisir de rester méfiant ou ironique et de rejeter le regard qu’il reçoit. Le moi recouvre une liberté salvatrice ; par l’image que le monde lui renvoie, il n’est plus abandonné à son refus du monde ; même s’il continue à être et à exister dans son rejet du monde, c’est essentiellement la possibilité d’être et d’exister qu’il retrouve dans et par ce refus. C’est ce lien retrouvé avec le monde que prépare Der Untergeher.
1. Rétablissement des distances
4Précédé juste un an auparavant du récit Beton, Der Untergeher paraît en 1983, au terme d’une période qui, après la parution de Korrektur (1975), est très riche en pièces de théâtre et consacrée à l’autobiographie. À l’inverse des romans précédemment cités, Der Untergeher n’est pas perçu comme la meilleure illustration de l’écriture de Thomas Bernhard, il y manque la force, l’énergie irritante des romans précédents dont il ne semble être que l’écho ou la répétition plus fades. C’est cette impression qui s’exprime dans les réactions dans la presse relevées par Jens Dittmar5 : « Le Naufragé est un livre d’une médiocrité fascinante parce qu’il est une variation sur du déjà connu. Cette variation, que ce soit sur le plan de la langue ou du contenu, est de surcroît dépourvue du moindre suspense. C’est la raison pour laquelle le livre est interminable, voire ennuyeux. Sur 243 pages, du vide. Bernhard, lui, y est arrivé »6. Cette critique sans ambages croit voir pointer l’épuisement de l’œuvre derrière la variation, la redite et l’effet d’ennui qui les accompagne. Le même manque de force et de persuasion est déploré par un autre critique : « Le besoin suicidaire d’écrire, né d’une blessure de l’âme dans la prime jeunesse, développée au cours des rituels sadomasochistes dans un climat délétère, culminant dans le désespoir et une hostilité glaciale, dans la prise de conscience d’une perpétuelle imperfection, manque ici totalement de sérieux. La langue le révèle qui est devenue mécanique et automatique, qui se parodie elle-même continuellement et donc annule, c’est-à-dire ne réalise plus ce qu’elle prétend, et ne pense plus ce qu’elle dit »7. L’affadissement déploré dans ces propos et imputé à la langue réduite au pâle reflet de son propre discours, présente l’intérêt de souligner un changement, même si la stratégie de ce changement est mal cernée. Le recul et la suite de l’œuvre permettent d’apporter un peu plus de discernement dans ces réactions riches de leur immédiateté. On peut d’ores et déjà retenir que c’est moins la répétition en elle-même, la reprise de thèmes ou de situations typiquement bernhardiens qui lassent ces critiques que les moyens stylistiques mis en œuvre pour les exprimer et qui en ferait rater les effets.
5De fait, jusqu’à Auslöschung, les ingrédients de base qui alimentent le régime vitriolé de Thomas Bernhard sont constants depuis Frost, pour ne parler que des romans ; ils ont des noms simples mais à forte résonance car ils touchent aux expériences fondamentales de l’existence humaine : désespoir, solitude, incompréhension face à la mort, révolte assurée de son échec à construire un avenir ou même à liquider les origines – biographiques ou politiques (amour / haine des parents, du pays d’origine, de l’Autriche). Der Untergeher ne vient que rallonger la liste des naufragés que sont tous les antihéros de Thomas Bernhard. La répétition des thèmes ne lasse pas nécessairement en soi le lecteur qui peut au contraire apprécier de retrouver chez un auteur prisé les constantes qui font sa spécificité. Plus que tout autre, le lecteur de Thomas Bernhard attend « du Thomas Bernhard ». Or les critiques mentionnées plus haut laissent entendre que cette attente est déçue, invitant par là à regarder de plus près ce qu’il en est de l’effet objectif du texte et de ce que W. Iser appelle le « pôle artistique » du texte8. L’action dans Der Untergeher est, comme d’habitude, très schématique : trois amis ont étudié le piano à Salzbourg, D’abord élèves de professeurs ordinaires – à savoir, confondant art et dilettantisme – ils ont été formés ensuite par le maître Horowitz, seul capable de faire s’épanouir tout le génie de l’un d’eux : Glenn Gould. Pour les deux autres, le destin est nettement moins brillant. Surprenant dans un couloir du Mozarteum les exécutions au piano de son ami Glenn, le narrateur décide de ne plus toucher au piano, conscient qu’il n’arrivera jamais à un tel niveau de génie musical. Le troisième ami, Wertheimer, surnommé « affectueusement » par Glenn « le naufragé » désespère de pouvoir atteindre le génie de Glenn sans toutefois parvenir à trancher dans le vif comme le narrateur. De surcroît, sa sœur, à qui il est très attaché, s’installe en Suisse où elle a le mauvais goût, selon Wertheimer, d’épouser un dénommé Duttweiler qui a fait fortune dans l’industrie chimique. Se sentant trahi, Wertheimer met un point final à son malheur en se suicidant. Sur le fond, la situation est typique ; dans la forme, son exposé n’est pas non plus totalement nouveau puisqu’ici encore, un narrateur qui reste anonyme fait état du naufrage de Wertheimer. Mais la similitude avec les romans précédents ne va pas au-delà, des différences de taille sont à relever car elles modifient en profondeur la stratégie du texte et de ceux qui vont suivre.
6Les romans précédents avaient habitué le lecteur à un narrateur présent mais inexistant qui s’effaçait rapidement et subrepticement derrière un personnage parlant à la première personne. Ce personnage était un candidat à l’échec type qui s’exprimait à travers le déictique « je » de manière faussement directe puisque les propos de ce « je » étaient eux-mêmes rapportés à travers le filtre d’un second, voire troisième narrateur encore plus inexistant pour le lecteur que le narrateur supposé de l’ensemble de l’histoire. Dans Korrektur, Thomas Bernhard poussait plus loin encore ce jeu de la communication indirecte puisque le narrateur supposé détaché au premier abord et préposé à la mise en ordre, se retrouvait entraîné dans le tourbillon mortel du naufragé et devenait à son tour victime. En combinant ainsi cette communication indirecte sur la forme et également sur le contenu, Thomas Bernhard ménageait une tension qui s’avérait à la fois fascinante et irritante pour le lecteur lui-même mais qui faisait aussi cette force dont les critiques mentionnées plus haut déplorent l’absence dans Der Untergeher. C’est qu’en lieu et place d’une narration directe rapportée indirectement, nous avons à faire ici à une alternance de narration directe ou semi-directe – les propos ou réflexions du narrateur – et de narration indirecte qui cette fois rapporte directement des propos tenus par le personnage naufragé. Ce dernier n’est ainsi tenu à distance du lecteur que par un narrateur qui devient un intermédiaire, joue à plein son rôle de narrateur ; sans lui, le lecteur ignorerait tout de Wertheimer. À son tour, le narrateur devient présent, il n’est plus éclipsé par un naufragé qui est le seul à tenir le devant de la scène. Ainsi la présence de l’absent n’est plus imposée au lecteur par une logique strictement grammaticale ; il existe au travers d’un narrateur présent qui pour être narrateur n’en devient pas moins personnage. En devenant indirecte, la narration restitue aux personnages une voix, c’est-à-dire un corps, une étoffe, un moi qui n’est plus réduit à n’être qu’un esprit monologuant.
7Proche parent des narrateurs anonymes des romans précédents, celui de Der Untergeher partage encore avec eux le rôle d’enregistreur de la débâcle morale et existentielle. La différence cette fois, c’est que le narrateur agit en toute liberté ; c’est de lui-même et non à la demande d’un supérieur hiérarchique ou d’un ami, comme c’était le cas dans Frost et dans Korrektur, qu’il se rend à Traich dans le pavillon de chasse où son ami cherchait refuge depuis deux ans. Il espère pouvoir consulter là des écrits que Wertheimer pourrait avoir laissés et envisage de les « rassembler », de les « sauver » et de les « mettre en ordre »9. L’auteur laisse ici au narrateur le loisir de prendre des initiatives, il le traite comme un personnage proche des narrateurs à la première personne des romans antérieurs en ceci encore qu’il rédige un travail scientifique sur son ami Glenn Gould10. À l’instar de Roithamer, il ne cesse de corriger ce travail et de le détruire11 mais cet échec ne ravage pas son esprit en le rendant fou. Le narrateur se félicite même plutôt de préférer détruire ce qui ne le satisfait pas ; le sentiment de ne pas sacrifier ainsi la recherche de la perfection, de l’exactitude sur l’autel du « dilettantisme », terme qu’il affectionne tout particulièrement, comme l’auteur réel, suffit à le combler12. Il agit suffisamment librement pour porter un jugement sur ce qu’il entreprend et trouver « folle » son idée d’aller à Traich13. De même, il semble prendre son parti de préférer la recherche désespérante de la vérité au réconfort illusoire de réponses désespérément incomplètes et imparfaites. Le travail projeté sur les écrits de Wertheimer enfin, s’avérera d’autant moins dangereux pour lui qu’il n’y aura pas lieu d’y procéder, Wertheimer ayant lui-même brûlé ses notes et feuillets dans un accès de folie, selon le témoignage de son serviteur Franz14. À la fois hors du texte et dans le texte, le narrateur se retrouve personnage et garde le contrôle de ses actes et de ses observations. Tout le temps du récit, le naufragé, le vrai, celui qui a sombré avant que ne soit déclaré ouvert le protocole de son naufrage, est et reste bien un autre. C’est très exactement dans cette objectivation de l’échec et de la déroute, dans sa mise à distance sous le regard détaché d’un observateur pour une bonne part impassible que réside la nouveauté dans l’écriture de Der Untergeher.
8Le sujet observé n’entraîne pas cette fois l’observateur dans son échec ; celui qui sombre est bien le sujet du roman, c’est-à-dire un objet d’observation, matière à analyse et à critique. Il l’est de manière objective, comme l’on tient à distance un objet pour mieux le regarder, ce que fait le narrateur qui n’oublie pas que ce qu’il regarde là n’est pas un objet mais un être humain, un ami de surcroît, tout comme Glenn Gould, un « ami pour la vie »15. Le roman ne trahit pas le titre qui annonce ce que la lecture permet de vérifier après coup, à savoir qu’il s’agit bien de l’observation d’un naufragé bien circonscrit. Le titre se fait garant d’un recul que le roman ne dément pas et qui diffère des autres où le lecteur est immédiatement plongé au cœur du désastre et où il y est tenu prisonnier. L’amitié, la fraternité qui lient ces jeunes gens issus tous les trois de Salzbourg ne sont plus le signe d’un moi identique caché sous des rôles différents, elles ne masquent plus un sujet s’essayant sans succès à des exercices de maîtrise d’un moi qui s’autodéchire. Cette amitié réelle et crédible laisse apparaître des êtres proches mais également différents. C’est en mettant l’accent sur ces différences que le narrateur parvient à faire exister les personnages, à les distinguer les uns des autres et surtout à mettre en place une mise à distance triangulaire particulièrement salutaire, celle précisément que recherche Roithamer et qu’il évoque dans la réflexion déjà citée : « pour maintenir dans une position d’équilibre un corps, il est nécessaire qu’il y ait au moins trois points d’appui qui ne soient pas situés sur une seule et même droite »16. Cette observation triangulaire repose essentiellement sur un jeu de comparaisons qui fait apparaître les ressemblances, les points communs mais surtout les différences.
9Les points de ressemblance sont communs à la quasi totalité des naufragés et autres hommes de l’esprit de l’univers austro-bernhardien : ils sont atteints de maladie pulmonaire17, ils se jettent à corps perdu dans la musique pour contrarier leurs géniteurs18, ils détestent la nature et leur véritable élément est la grande ville19, ils sont candidats à la mort naturelle (Glenn Gould), volontaire (Wertheimer), inévitable et probable (le narrateur). Leurs différences sont d’autant plus crédibles que la ligne sur laquelle elles sont établies n’est jamais droite. Ainsi Wertheimer et le narrateur sont plus proches l’un de l’autre que de Glenn Gould, proximité qui rend le musicien différent mais celui-ci les perçoit à son tour comme deux êtres différents puisqu’il désigne dès le début du roman Wertheimer comme « le naufragé »20, le distinguant bien ainsi du narrateur qui se juge lui-même perdant mais s’assume comme tel. Celui-ci n’a de cesse, à son tour, de relever ce qui le différencie de Wertheimer conjurant ainsi peut-être la crainte de subir son sort mais parvenant néanmoins, le temps du récit, à déjouer un destin de naufragé auquel il se sait pourtant promis : « Glenn est le triomphateur et nous les ratés »21. Le recul géographique garantit également à l’observateur un éloignement salutaire qui l’a préservé du suicide22 tout en le mettant en mesure de mieux comprendre l’échec de Wertheimer. Ici, pas davantage que dans Auslöschung où Murau choisit l’exil à Rome, les personnages ne cherchent refuge à Cambridge, c’est-à-dire, symboliquement, dans leur pensée et leur réflexion d’hommes de l’esprit. On sait, notamment à partir des entretiens avec K. Fleischmann que Thomas Bernhard aimait particulièrement Madrid mais Madrid figure ici, au-delà de cet aspect autobiographique, l’exemple d’un lieu à partir duquel l’existence peut devenir vivable ; il concrétise en fait la possibilité d’un regard à distance sur le lieu des origines jamais perdu de vue par ailleurs. Cet éloignement géographique d’une part, et le jeu de mise à distance d’autre part, entre un perdu (Wertheimer), un donné perdant (le narrateur) et un vainqueur que la mort naturelle a tout de même déjà emporté (Glenn Gould) modifie totalement le cadre général du récit qui perd du côté absolu et irréel des romans précédents.
10Pas plus ici qu’ailleurs Thomas Bernhard ne déroge à la règle de la destruction des histoires et il ne fait pas naïvement répéter à son narrateur / interprète qu’il déteste les descriptions : « Je ne supporte plus les récits [...]. Je ne supporte plus les descriptions [...]. C’est la raison pour laquelle je me contentais de m’absorber dans la contemplation des paysages »23. Toutes proportions gardées, il n’en reste pas moins vrai que les personnages prennent corps et chair ou, tout au moins, que le narrateur parvient à les faire exister sous nos yeux sans pour autant renouer avec la tradition du récit, de la description ou encore de l’étude des caractères. Nous quittons l’univers désincarné de l’abstraction pour entrer dans l’univers subjectif de l’existence parce qu’un moi reprend, sous le visage du narrateur, une parole qui est la sienne. La narration directe, à défaut de plonger le lecteur in medias res, le noyait dans un discours qui ne renvoyait jamais qu’aux limites du langage. La narration indirecte recrée un univers dans lequel le lecteur est invité à évoluer librement sans se laisser enfermer dans des oppositions et des contradictions qui l’excluent en même temps qu’elles s’excluent et le tiennent hors de portée des réponses qu’il cherche. Ce renversement n’est pas un renversement purement formel. Il revient à considérer en effet l’homme non plus sous l’angle exclusif et premier de la pensée mais sous celui de l’existence, ce qui ne doit pas être entendu non plus comme un reniement de l’homme de l’esprit et de ses valeurs.
2. L’existence dans la différence
11Concrètement et dans le récit, le recentrage du champ de l’observateur non plus depuis la pensée – ou un moi abstrait du monde – mais depuis l’existence, se repère au fait que les personnages restent bien différents et ne sont pas assimilables les uns aux autres. Mais il faut observer que ce n’est plus leur opposition en elle-même qui compte mais bien leur différence, la possibilité même de les tenir dans leur écart, à distance les uns des autres tout en soutenant cet écart, textuellement, en se tenant dessous, pour porter les différences et les faire se tenir ensemble. Le néologisme de différance crée par Jacques Derrida24 semble ici particulièrement approprié. Le narrateur, Wertheimer et Glenn Gould ne sont plus différents les uns des autres comme l’était le peintre Strauch par rapport à son entourage. Il sont dans un rapport d’altérité qui n’est pas uniquement celui de la séparation absolue, ils ne sont pas l’effet ou le produit d’un action de séparer qui leur interdirait d’être dans un autre état que celui de cette même séparation25. Le narrateur est désormais le garant d’une unité qu’il contribue à préserver sans qu’elle dépende exclusivement de lui mais qui ne gomme pas non plus les différences qui font de l’existence des trois amis, trois destinées distinctes.
12Dans Der Untergeher le narrateur est constamment occupé à observer et juger des amis, soupeser et jauger le bien-fondé de leurs décisions et de leur comportement, sans omettre de s’observer lui-même au passage. Wertheimer à qui le narrateur réserve l’essentiel de ses observations est l’ami dont il se sent le plus proche, sinon dans leurs affinités, tout au moins dans leurs dispositions personnelles : les deux sont victimes de l’influence néfaste de Salzbourg dont ils ont voulu se préserver en se réfugiant dans la musique ; ce fut alors pour rencontrer Glenn Gould dont les qualités exceptionnelles ont révélé la médiocrité de leur talent : « Dans cette ville, nous sommes allés attraper la mort en suivant des cours chez Horowitz et en côtoyant Glenn Gould »26. Le narrateur n’hésite pas à se mettre sur le même plan que Wertheimer en se définissant lui aussi comme un candidat à l’échec27 et en relevant leur goût commun pour la solitude28. Réfléchissant à son projet de devenir pianiste, il considère a posteriori que ce n’était là qu’un expédient pour se guérir de sa lassitude de vivre : « Au fond je n’avais pas voulu devenir un virtuose du piano, tout [....] n’avait été pour moi qu’un prétexte pour échapper à l’ennui réel que m’inspirait le monde, au dégoût de vivre éprouvé par moi très tôt déjà. Et Wertheimer, au fond, n’agissait pas différemment »29. Cette similitude dans les dispositions porte les deux amis vers des centres d’intérêt proches ; sans plus de précision, le lecteur apprend que Wertheimer se tourne vers les sciences humaines, littéralement les « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) après ses échecs musicaux ; le narrateur lui, se défait de son piano pour s’adonner à la philosophie. Il n’en reste pas moins vrai que le narrateur survit à Wertheimer, lequel était pourtant sûr que son ami le précéderait dans son naufrage30. Il reste ainsi au lecteur à élucider pourquoi le naufragé escompté parvient à démentir le naufragé désigné.
13La fin de Wertheimer est présentée comme un fait inéluctable, sa personne comme le type même de celui qui doit échouer et qui n’a aucune issue. Géographiquement, il n’a pas le privilège de la distance comme le narrateur ; il est condamné à vivre à la campagne pour ménager ses poumons bien que détestant la campagne. Il ne peut pas davantage vivre à Salzbourg qui lui rappelle trop ses origines, son échec au piano et la trahison de sa sœur ; pour comble de catastrophe, il n’aime pas particulièrement voyager31. Piégé, il l’est encore par ses exigences d’homme de l’esprit qui exècre le dilettantisme, l’approximation, « la pensée timorée qui ne va pas au bout d’elle-même »32. Il connaît l’insatisfaction dévastatrice de Roithamer. Il efface tout ce qu’il écrit : « Il a voulu publier un livre mais cela ne s’est pas fait parce qu’il n’a cessé de modifier son manuscrit tant et si bien qu’il n’est plus rien resté du manuscrit initial, la modification n’a consisté en définitive en rien d’autre qu’à biffer son manuscrit du début jusqu’à la fin jusqu’à ce que pour finir il n’en restât plus que le titre Le Naufragé »33. La tentative de rédiger son autobiographie, de retrouver un moi à travers elle, s’avère irréalisable. Wertheimer réduit sa propre biographie à des ratures puis à une trace sous forme de titre qui sonne lui-même comme une condamnation. Fort de ce verdict, il s’essaye sans plus de succès à des fragments, des notes éparses qu’il finit par jeter aux flammes avant de se suicider. Il est le type même de l’homme de l’esprit qui, nourri de l’irritation que lui inspire l’imperfection du monde, finit par se faire dévorer par elle. Là où d’autres survivent bien au défaut de perfection, Wertheimer succombe, d’un mot, il se laisse « irriter » ; mais dans ce roman, le verbe n’apparaît que deux fois, dont une employée à l’encontre de Wertheimer : « Les êtres qui n’étaient pas aussi exceptionnels que Wertheimer ne se sont pas laissés irriter par Glenn de façon aussi suicidaire »34. Tout en étant « hors du commun », et sans doute aussi pour cette raison même, il se laisse irriter et dérouter.
14Le narrateur, quant à lui, reste à l’abri de cette irritation malgré les points de ressemblance. Il enregistre les effets qu’elle produit sur Wertheimer sans être perturbé dans les proportions où l’est l’ami de Roithamer dans Korrektur. Il se souvient des propos sans illusion de Wertheimer : « Nous tentons toujours de sortir de notre coquille mais nous échouons dans cette tentative parce que nous refusons de voir que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes, si ce n’est par la mort »35 et les commente ainsi : « Maintenant il est sorti de sa coquille, pensais-je, de façon plus ou moins ragoûtante »36. Cet humour traduit la distance qui protège le narrateur et fait sa supériorité sur Wertheimer. La manière dont il envisage son propre suicide tend plutôt à montrer qu’il voit là une possibilité mais pas une nécessité absolue ou la conséquence inéluctable d’un enferment total sur lui-même : « Me supprimer, pensais-je, maintenant que Glenn est mort, que Wertheimer s’est suicidé, tandis que j’inspectais la salle de l’auberge »37. Seul avec lui-même dans cette auberge de Wankham qui rend l’ami disparu si présent, le narrateur semble, tout en l’envisageant froidement, ne pas vouloir croire qu’il aura un sort identique à celui de Wertheimer. D’avance il interprète son suicide potentiel comme un acte de détresse extrême provoqué par la perte de ceux qui étaient « ses amis pour la vie ».
15L’exemple montre encore que le narrateur, face aux événements qu’il observe avec une certaine froideur, a surtout la capacité de les commenter ; il cherche certes à « rassembler » dans une nouvelle toile les fils épars de l’existence de son ami pour mieux la comprendre mais il les fait surtout apparaître comme des pistes possibles qu’il laisse simplement s’étaler devant ses yeux. Leur désordre ne se refermera pas dans l’imbroglio inextricable où les narrateurs des romans précédents se laissent enserrer jusqu’à l’étouffement. En homme de l’esprit, il est toujours tenté par la « mise en ordre » et le « tri » mais parvient à rester en même temps un observateur distant et dégagé. Il a pris son parti, semble-t-il, de l’échec de son travail sur Glenn, quant à celui de son travail sur Wertheimer, il en est d’avance libéré par son ami lui-même qui a détruit toutes ses notes. Le temps du récit, il est exclusivement un narrateur qui ne succombe pas à l’opération diabolique de la « mise en ordre ». Exigeant comme Wertheimer, il a des ressources que n’a pas son ami. Wertheimer est tout à sa passion, tout à son malheur dont il veut s’aveugler et s’abreuver. Son échec, selon le narrateur, tient à son refus de voir et d’admettre que disposé comme il l’est, il ne peut que souffrir. Son erreur est de s’obstiner à vouloir le bonheur, la paix, alors que tout le prédispose au malheur, à l’inquiétude : « Wertheimer est né malheureux, il le savait, mais comme tous les êtres malheureux, il avait refusé de se rendre à l’évidence que c’était son destin à lui d’être malheureux mais pas celui des autres, cela le déprimait, et l’enfonçait dans son désespoir »38. À la différence de Wertheimer, le narrateur tient son propre malheur à distance, il n’est pas dans la contradiction analysée par Kierkegaard où le moi veut être lui-même tout en refusant de l’être. Cette différence explique que Wertheimer ne résiste pas à la maladie à la mort qu’il porte en lui alors que le narrateur, selon ses propres termes, est pris dans « un processus de dépérissement ». Pour être parallèle, leur destinée n’en est pas pour autant identique : « Wertheimer s’est plongé dans les sciences humaines [...] quant à moi j’ai amorcé mon processus de dépérissement »39. À l’inverse de Wertheimer, le narrateur est capable d’auto-analyse, d’auto-critique : « Mais pour être honnête, je n’aurais jamais eu l’étoffe pour faire un virtuose du piano [...] parce que la virtuosité de pianiste, j’en ai toujours fait un usage pervers dans mon processus de dépérissement »40. Il ne nourrit aucune illusion sur ses entreprises dans lesquelles il décrypte des manœuvres d’évitement qui ne correspondent à rien d’autre qu’au refus de se rendre à l’évidence de l’imperfection et de la vanité de toute action ou de toute tentation de compréhension : « Nous commençons comme virtuoses au piano pour devenir chercheurs, fouilleurs, trifouilleurs dans les sciences humaines et philosophiques et finissons par sombrer »41.
16Le narrateur analyse son incapacité et celle de Wertheimer à aller jusqu’au bout de leurs aptitudes à faire de la musique ou à penser. Cela revient à analyser dans le même temps l’incapacité à admettre ces limites. La supériorité du narrateur sur Wertheimer tient à cette distance critique qui sait mesurer l’écart entre l’absolu de la visée et la faiblesse non moins radicale à l’atteindre. Le narrateur n’en devient pas pour autant un sage mesuré, prenant son parti des limites de l’humaine condition. Sa « sagesse » consiste à vivre dans la conscience maintenue toujours lucide et vivante de ce décalage sans qu’il éprouve le besoin de l’authentifier par une irritation exacerbée. Il ne perd jamais de vue la tension qu’il y a à exister d’une part et penser de l’autre – autre variante des limites rédhibitoires entre connaître et penser. Pour cette raison, il ne lui échappe à aucun moment qu’il est pris, comme Wertheimer, dans un « processus de dépérissement » mais il n’est pas victime de cette conscience. C’est à l’inverse en la maintenant ouverte qu’il peut trouver, sinon une raison de vivre, en tout cas une raison de ne pas se suicider, de ne pas sombrer volontairement. Cette nouvelle disposition par rapport à la réalité des choses explique également que le narrateur considère avec une certaine froideur et avec indifférence l’échec de son travail sur Glenn. L’idée de recommencer éternellement pour détruire toujours et encore le fait vivre dans l’inquiétude, le prive de repos sans le faire sombrer dans le désespoir. « La semaine prochaine je serai à nouveau à Madrid et la première chose à faire, c’est de détruire l’étude sur Glenn pour en commencer une nouvelle, pensais-je, encore plus concentrée, encore plus authentique, pensais-je »42 .
17L’échec n’est plus considéré par le narrateur sous l’angle absolu de la pensée mais sous celui plus relatif de l’existence. Dans les romans précédents, les personnages ne cessaient de réfléchir sur eux au travers d’eux-mêmes, c’était là leur seul moyen de penser l’existence en général et la leur en particulier de manière absolue mais leurs exigences entraient sans cesse en contradiction avec leurs limites ; le narrateur disparaissait entièrement derrière ces possédés de l’absolu ou subissait le même sort. Ici, le narrateur ne cesse de réfléchir sur son existence, mais en la pensant à travers celle de ses deux amis, il ne réfléchit plus dans un mouvement qui, pour se vouloir absolu, s’enferme sur lui-même et se condamne mais dans un mouvement de réflexion qui, à partir de l’intérêt qu’il trouve à l’existence de ses deux amis, retrouve de l’intérêt pour la sienne. Très exactement, il se découvre comme « existant », au sens kierkegaardien. L’être intéressé (inter-esse) définit le statut de l’homme comme un être intermédiaire, entre Dieu qui est éternellement (sans exister) et un être de la nature privé de pensée. Inférieur au premier, l’être humain est supérieur au second. Il « vit dans un entre-deux, [...], toujours à distance de soi mais aussi en quête indéfinie de soi. [...] L’existence de l’homme se distingue de l’être de Dieu, elle se distingue de la réalité d’un être de la nature et aussi de l’idéalité de l’idée. Le concept d’existence est construit par une corrélation de différences. D’abord un homme se distingue d’un être de la nature. [...] C’est plus encore de l’être idéal ou l’être de pensée, c’est-à-dire l’être abstrait, que l’être existant se distingue. Si un être idéal a bien une réalité (précisément de pensée), il n’a pas d’existence »43. Le commentaire d’André Clair aide à bien saisir tout ce qui fait la particularité du narrateur dans Der Untergeher. Il permet de mesurer la distance parcourue : les personnages cessent de se penser comme de purs esprits, à partir d’une pensée « désintéressée », spéculative et absolue pour se penser comme des existants, de manière « intéressée ». Ceux qui persistent à ne pas le faire précipitent leur débâcle, c’est le cas de Wertheimer ; ceux qui renversent la perspective, quant à eux, ne se réconcilient pas pour autant naïvement avec l’existence. Ils continuent à vivre dans la dualité et le conflit mais ils diffèrent leur débâcle, comme ici, dans un « processus de dépérissement ».
18Les comparaisons entre les trois amis auxquelles le narrateur procède, deviennent un véritable jeu de réflexion au double sens du terme : il s’agit de réfléchir sur les amis perdus pour revenir sur soi. Le jeu des comparaisons devient un exercice de l’esprit qui consiste à penser sa propre perte sans se perdre, à penser sa mort sans se laisser mourir à ce jeu. Le renversement ne débouche pas sur une réconciliation humainement compréhensible et souhaitable (mais naïve) avec l’existence. Il constitue une nouvelle tentative pour concilier la volonté de penser avec la nécessité d’exister. De ce point de vue la prudence et les réserves du narrateur sont éloquentes ; elles traduisent sa détermination à ne pas céder une once des exigences de l’esprit : les descriptions, les histoires et la fiction au sens traditionnel restent bannies du propos. Le narrateur ne veut pas davantage donner dans la peinture de caractère ou l’analyse psychologique des autres personnages. Partir de l’existence ne signifie en rien la reproduire pour rester empêtré dans sa matérialité, sa consistance opaque. Ainsi le narrateur désigne-t-il ses amis sous des termes généraux et abstraits : Glenn, par exemple, est « le génie », « l’artiste », « le vainqueur », Wertheimer, outre qu’il est « le naufragé », est encore « celui qui se froisse »44, « celui qui cherche à égaler les autres »45. Le narrateur se montre également soucieux de faire comprendre que l’amitié qui les lie s’enracine dans une même inquiétude de l’esprit, est d’ordre intellectuel et philosophique, relève d’une parenté de l’esprit et non d’un quelconque sentimentalisme : « L’idée de vouloir revoir après la mort de Wertheimer le pavillon de chasse de ce dernier, me parut subitement absurde [...]. Cette façon d’agir n’a pourtant rien de sentimental pensais-je »46. Le refus de tout sentiment d’emblée décrié en sentimentalisme prête à sourire tant il est étudié, forcé, mais il révèle bien en tout cas la volonté de l’esprit de ne pas se laisser aller. Ces réserves l’illustrent bien, le propos est désormais de penser l’existence à partir de l’existence, et le moyen le plus sûr pour la pensée de l’avoir à l’œil est de la critiquer, d’en rendre manifestes les crises. Désormais, c’est moins le sujet qui observe qui devra pâtir de l’irritation que l’objet observé.
3. L’exercice de la critique
19La critique passe d’abord dans le roman Der Untergeher par une critique dure et en règle de Wertheimer. En étudiant au verre grossissant un ami qui lui est très cher et qui est comme une part de lui-même, le narrateur dégage par anticipation sa méthode de toute accusation de parti pris et la fait apparaître comme d’autant plus juste qu’elle vaut également pour lui-même, à la différence près que le narrateur, par cette capacité critique même, se préserve des faiblesses auxquelles Wertheimer succombe. Ces faiblesses favorisent la maladie à la mort : de l’aveu de Wertheimer, l’existence n’est rien d’autre que le désespoir47. Les déchirements qui torturent Wertheimer sont très exactement ceux du désespéré tel que le décrit Kierkegaard dans le Traité du désespoir, torturé « de ne pouvoir mourir » car « sa volonté propre, c’est de se détruire, mais c’est ce qu’elle ne peut, et cette impuissance même est une seconde forme de destruction d’elle-même, où le désespoir manque une seconde fois son but, la destruction du moi »48. La nouveauté ici n’est pas dans l’insatisfaction perpétuelle caractéristique des hommes de l’esprit de Thomas Bernhard mais dans le regard porté sur elle par le narrateur. Ainsi celui-ci ne cesse de souligner ouvertement la complaisance de Wertheimer à l’égard de son malheur : « Je l’appelais toujours l’offensé »49 et pour plus de redondance encore, le narrateur rapporte le jugement de Glenn Gould : « Notre naufragé est un fanatique [...], il est toujours à deux doigts de mourir d’auto-apitoiement »50. Le désespéré occulte sans cesse les vraies raisons de son désespoir et les masque sous des explications qui ne sont que faux-fuyants et solutions d’évitement. C’est également ce que le narrateur met en valeur en des termes très durs : « À plusieurs reprises, il se laisse aller à prétendre qu’il avait renoncé à ses talents de pianiste par amour pour sa sœur [...]. Voilà comment il essayait d’échapper à son désespoir force mensonges, pensais-je »51. Il fabrique de toutes pièces les causes de son malheur : « Mais Wertheimer était bien plus encore victime de sa conviction intime que sa sœur ne vivait plus que pour lui »52.
20Wertheimer apparaît comme celui qui « désespère de l’infini », l’infini étant ici, moins ce qui s’oppose au fini comme chez Kierkegaard lorsqu’il évoque le moi comme synthèse du fini et de l’infini, que l’absolu, le parfait en opposition à l’approximatif, l’inexact. Wertheimer est bien de l’engeance de ces « fanatiques de la vérité » qui s’accommodent mal des errements de la raison. Cependant l’effet de fascination est totalement coupé par les commentaires du narrateur. Alors qu’il fait toucher du doigt l’insatisfaction perpétuelle de Wertheimer en évoquant le besoin qu’il a de marcher et d’arpenter en tous sens comme un dément les rues de Vienne, il corrige aussitôt la vision pathétique qu’il donne de ce malheureux en taxant ces escapades de « manœuvres de diversion » ; plus encore, il tourne totalement en dérision le personnage en rappelant dans le même passage que Wertheimer était un « fétichiste de la chaussure ». Par ce détail concret qui dégrade la manie de la perfection de Wertheimer en fétichisme de la chaussure, le narrateur se montre capable d’une méchanceté digne de Guignol. Les substantifs sous lesquels les personnages sont désignés, servent, comme ici, à les enfermer dans un caractère. Wertheimer fait les frais de cette recette courante dans la comédie. « Personne n’a parcouru autant de rues de Vienne que lui, toutes et en tous sens et retour au point de départ jusqu’à l’épuisement total. Manœuvres de diversion, pensai-je. Il faisait une consommation immodérée de chaussures. Un fétichiste de la chaussure, voilà comment Glenn aussi le qualifiait »53. Ses courses folles à travers Vienne ne guérissent pas Wertheimer du « désespoir du fini ». Il ne peut rien achever de ce qu’il entreprend parce qu’il se réfère sans cesse à un absolu hors de portée, plus précisément encore, il répugne à être lui-même, imaginant que ce qu’il n’a pas envisagé ou que ce qu’un autre que lui a envisagé est bien supérieur. Il échoue toujours à contrecarrer le besoin du moi à se perdre dans une soif de perfection et d’absolu. Échouant à se réaliser dans l’imperfection et la finitude, il échoue également à prendre des initiatives et des décisions. Cette infirmité est dénoncée sans ménagements par le narrateur qui parle de son ami comme d’un être sans personnalité et sans caractère qui s’étiole sous l’ombre envahissante de deux amis qu’il essaie d’imiter sans succès : « Wertheimer était perpétuellement un imitateur zélé, il prenait n’importe qui pour modèle pour peu qu’il pensât qu’il était mieux placé que lui et bien qu’il n’eût pas les qualités requises »54. Tout aussi sévèrement, le narrateur juge le manque total d’indépendance de Wertheimer55 avant de l’exécuter post mortem par ce verdict : « Des années durant, il n’a pour ainsi dire produit rien d’autre que du dépit mis en musique, pensais-je. Et tout ce à quoi il s’exerçait, ce n’était plus soudain qu’à titre de second Schopenhauer, de second Kant, de second Novalis »56.
21À l’évidence, il importe ici de dédramatiser l’impossibilité d’accéder à la vérité. De même que toute pensée n’est jamais que citation, Wertheimer n’est que le reflet caricatural de grands philosophes qui ne peuvent en aucun cas devenir des maîtres à penser et dont on peut seulement imiter péniblement et avec plus ou moins de succès le parcours intellectuel. Wertheimer se suicide entre autres en raison de cet échec, le narrateur ne se laisse pas entraîner dans le désespoir radical de son ami, il enregistre surtout l’incapacité de Wertheimer à être lui-même : « Wertheimer n’était pas en mesure de se voir lui-même comme un être unique comme tout un chacun peut et doit le faire s’il ne veut pas désespérer, peu importe qui il est, il est unique, me dis-je sans cesse moi-même et c’est ce qui me sauve »57. Wertheimer est l’exemple même du désespéré qui, refusant d’être lui-même, choisit l’aliénation. Homme de l’esprit, il répugne à se fondre dans la foule et la masse vulgaire, mais s’inspire de ses amis qu’il estime tout en étant payé de retour par un jugement très sévère et d’un mépris tout ironique : « Tout ce qui faisait le propre de Wertheimer était toujours quelque chose de copié, d’imité, il copiait tout sur moi, il m’imitait en tout, il me copiait et il m’imitait jusque dans mes échecs, pensai-je »58. Non sans cynisme, le narrateur commente : « Il n’y a guère que son suicide qui a été en définitive le fait de sa propre décision émanant totalement de sa personne »59. En ne revendiquant pas cette paternité du suicide, le narrateur signifie sa désapprobation. Surtout, il dénonce l’incapacité de Wertheimer à prendre des décisions, et parmi elles, celle qui est essentielle : décider d’être lui-même. La seule décision qu’il prend est la mauvaise, toutes celles qu’il n’a pas retenues auraient été justes parce qu’elles lui auraient permis d’être ce qu’il refuse d’être : un être unique : « Wertheimer a toujours abordé son existence en partant de présupposés faux »60.
22Mais que peut désormais signifier accepter d’être soi-même, vouloir être un être unique lorsque l’on est conscient, comme l’est le narrateur, de vivre dans un « processus de dépérissement » et que l’on n’est pas entièrement sûr d’échapper au sort de Wertheimer ? C’est encore la référence à Kierkegaard qui s’avère éclairante en la matière. Kierkegaard définit le moi comme un rapport dérivé qui se rapporte à lui-même et, dans le même temps, à la puissance qui l’a posé. La volonté d’être soi, qui plonge dans le désespoir, est bien le signe, selon Kierkegaard, que le moi n’est pas posé par lui-même, sans quoi le désespoir se limiterait à la volonté de ne pas être soi. Sortir du désespoir c’est accepter l’instance qui a posé le moi, c’est faire un saut religieux qu’aucun des personnages de Thomas Bernhard n’est prêt à faire puisque Dieu, précisément fait défaut. Accepter d’être soi, d’être cet unique que Wertheimer est incapable d’être, revient par conséquent à accepter d’être ce rapport qui ne se rapporte plus à Dieu mais à Dieu dans son absence, dans son silence, dans son manque. Dans ces conditions, l’essentiel est moins d’être soi que d’accepter de l’être. La volonté de la volonté qui enfermait les personnages dans une crispation irritante s’objective ici en volonté d’exister, en volonté d’accepter d’être soi ; mais cette volonté n’est plus non plus un défi démoniaque parce que destructeur que le moi se lance à lui-même et au monde, elle devient un pari risqué et dangereux ; c’est là un choix, celui d’exister sur la base d’un vide, celui du rapport du moi à un autre que lui-même qui ne le fonde plus et que le moi cherche désespérément. C’est là une décision, celle d’exister sur la base de l’absence de fondement, malgré cette absence. Ainsi retrouve-t-on jusqu’au dernier roman le désespoir qui reste la tonalité de fond de l’œuvre de Thomas Bernhard mais également la volonté, la détermination, qui n’est autre que le refus du désespoir de se subir comme tel, en toute passivité.
23La volonté de la volonté sauvait la dignité de celui qui refuse l’illusion, le mensonge, tout en le faisant courir lui-même à l’échec. Elle restait toutefois le propre d’un moi qui venait en vain frapper aux parois d’un monde extérieur, hostile et sans conscience, qui le désespérait en répondant par le vide au trop plein de sa conscience. Ici, la volonté de la volonté franchit une nouvelle étape ; les personnages envisagent d’accepter de vivre avec leur désespoir, attitude qu’il ne faut pas entendre comme une simple résignation mais comme un consentement à la volonté. La volonté de la volonté et non, la volonté pour la volonté – qui ne serait que pose, attitude – se veut expression d’une volonté, celle qui veut devenir agissante et cherche à s’en donner les moyens. Le moi ne s’élit plus lui-même comme sa victime propre et exclusive. L’irritation trouve ses proies et ses cibles hors du moi. Faire éclater la crise du monde devient sinon la nouvelle tâche, en tout cas une tâche possible et à renouveler sans cesse.
II. L’existence en conscience
24Se donner les moyens d’agir par la volonté de la volonté conçue comme volonté en acte ne signifie pas croire en la possibilité d’une transformation du monde. Une telle action de la volonté ne saurait être couronnée de succès selon Thomas Bernhard, c’est-à-dire avoir un effet durable et définitif que l’on pourrait considérer comme une conquête ou une avancée. En subordonnant comme il le fait l’existence entière à la toute-puissance de la mort, Thomas Bernhard cloue d’avance l’existence sur la croix de la vanité de tout. De fait, il dénie à toute tentative d’action sur la société la moindre chance de réussite. Ce faisant, Thomas Bernhard ne se contente pas cependant de professer un pessimisme typiquement baroque. Hans Höller, reprenant l’analyse de Werner Fuchs qu’il cite, montre que la fonction de la mort est transposable à toute autre forme de pouvoir supérieur à celui de l’individu et qui l’écrase, que ce soit la nature ou la société61. Aussi dévastatrice que puisse être toutefois la société, elle n’échappe pas elle-même à la mort. En « intronisant »62 celle-ci seul maître véritable du monde, Thomas Bernhard s’inscrit de fait dans une démarche de type anarchiste. Le refus et l’opposition deviennent plus importants que l’action elle-même et son résultat car tout ce qui est fait, est défait par un pouvoir qui l’annule ou le travestit en le récupérant. Le professeur Robert Schuster dans Heldenplatz explique ainsi sa répugnance à agir : « cela n’aurait pas de sens [que je fasse quelque chose] étant donné que tout empeste la liquidation générale / [...] il ne sert plus à rien que l’individu fasse entendre sa voix »63.
25La volonté devenue action et l’action résultat essuient un échec d’avance assuré. Mais il reste une marge de manœuvre et de liberté que viennent réveiller cet échec et cette menace mêmes. Elle se situe dans la volonté de cette volonté, non plus celle qui exacerbe l’irritation mais celle qui en tempère les effets en s’entraînant à l’art de relativiser, de différer et de temporiser. La volonté irritante et à vif de Strauch cède peu à peu le pas à une volonté de type moral dans un sens tout relatif nécessairement. Agir en vue du bien n’a plus guère de sens (ce bien se retrouvant toujours bafoué) mais c’est un peu comme si la « bonne volonté » de Kant trouvait refuge dans la volonté de la volonté et se relevait de ses échecs dans l’affirmation de sa liberté et de son autonomie. Menacé sur le plan individuel et sur un plan politique, cette volonté peut mesurer le potentiel de son efficacité si elle reste vigilante et ouverte, condition dont la réalisation s’accompagne de deux exigences : pour la première, non plus que l’individu pense mais qu’il décide, qu’il fasse un choix ; pour la seconde, que l’éternel à jamais perdu soit saisi dans l’intensité de l’instant.
1. Quelques règles pour indication
26Der Untergeher rend compte de l’évolution de la réflexion sur l’opposition du moi au monde et de la souffrance qu’elle signifie. C’est dans le cadre défini par l’auteur comme celui du roman que l’œuvre réfléchit sur elle-même, fait retour sur elle, rendant par là manifeste une stratégie qu’elle entend faire avancer en dessinant ce que l’on peut concevoir comme une indication de règles de vie.
L’intensité selon chacun
27Seul dans l’auberge de Wankham où ne manque que le cercueil de l’ami suicidé, le narrateur en sursis veille symboliquement sur l’âme du disparu ; mais il veille, également, sur la disparition même – le corps est déjà en terre – sur le vide et le néant sur lequel repose son existence et, au-delà, toute existence humaine, vide dont l’auberge déserte ne se veut que le reflet. Loin du ballet des visites et des séances de condoléances transformées en spectacle qui exaspère Murau dans Auslöschung »64, le narrateur procède seul à la veillée du mort. Fidèle au rituel qui invite les vivants à se souvenir du mort en faisant redéfiler le récit de sa vie, le narrateur repense à la vie de Wertheimer et, surtout, à la manière dont il a vécu cette vie. Seul face au vide, dans une auberge qui n’est plus que décor de théâtre, la question qui préoccupe le narrateur est bien celle de savoir comment exister sur le vide et le manque qui fait le fond et la souffrance de l’existence humaine. Après la révolte du moi contre cette souffrance – les romans précédents s’en faisaient l’écho – il s’agit plutôt de se demander comment la dépasser, non pour la résoudre ou la supprimer mais pour laisser le moi s’affirmer malgré elle : « Il est parfaitement naturel qu’après un enterrement nous songions intensément pendant un bon bout de temps au disparu, surtout lorsqu’il s’est agi d’un ami proche, voire en plus, intime, auquel nous avons été liés des décennies durant et un camarade de classe, comme on dit communément, est toujours un compagnon exceptionnel dans une vie et dans une existence, parce qu’il est, pour ainsi dire, un témoin originel des conditions dans lesquelles se développe un être humain »65.
28Par le jeu des comparaisons et des confrontations entre trois personnages, le roman Der Untergeher laisse deviner trois manières possibles d’exister. Les trois amis visent la recherche de l’intensité, recherche figurée symboliquement par l’exigence de perfection et qui leur fait oublier, lorsqu’ils suivent les cours d’Horowitz, « le mal au dos » – entendons par là le poids de l’existence – qui les accablait lorsqu’ils étaient élèves d’autres professeurs66. La quête de l’intensité passe par l’épreuve de la tension entre deux extrêmes, l’extrême de la volonté de vivre et l’extrême de la volonté de penser, incarnés respectivement par Glenn et par Wertheimer : « Wertheimer, dans sa nature, était tout à fait l’opposé de Glenn, pensais-je, il avait ce qu’il est convenu d’appeler une conception de l’art, ce dont Glenn se passait parfaitement »67. L’écart des deux personnages reflète l’écart entre la nécessité de penser et celle d’agir avec, dans les deux cas, la tension extrême générée par une pensée qui, si elle veut être véritable pensée exclut l’action, et une action qui, pour devenir telle, doit faire taire la pensée. C’est cette tension qui, à défaut de vérité, devient garante, par son intensité de l’authenticité de l’attitude.
29On peut atteindre cette intensité comme le fait Glenn, par la voie de l’art et de l’abandon passionné de soi à l’exercice de cet art. À l’évidence, ce don de soi a la préférence secrète du narrateur qui voit en Glenn le « triomphateur »68. Porté par son génie, Glenn a la possibilité d’atteindre l’intensité dans l’abandon et non dans la tension du moi avec lui-même. Il n’en reste pas moins vrai que la passion de Glenn est assimilée à une possession, voire même à une aliénation, qui va faire de lui un virtuose, c’est-à-dire également une mécanique, une machine inhumaine comme celle qui est figurée dans la pièce Der Ignorant und der Wahnsinnige, à travers le personnage de la Reine de la nuit. La passion de l’intensité fait courir Glenn à sa perte mais sous une forme romantique, celle de la réconciliation accomplie du moi avec lui-même à travers la mort : « Il avait été à ce point possédé par son art que nous ne pouvions faire autrement que supposer qu’il ne pourrait pas différer longtemps cet état et qu’il mourrait sous peu »69. La seconde voie dans la recherche de l’intensité est celle empruntée par Wertheimer. C’est celle familière aux hommes de l’esprit de Thomas Bernhard avec les erreurs et les faiblesses dont le roman Der Untergeher dresse au fond le bilan. La tension atteinte ne profite jamais qu’à l’esprit qui pour vouloir avoir raison contre la vie l’annule par le seul geste qui marque le triomphe du désespoir, celui du suicide. La troisième voie enfin, est celle que laisse deviner le narrateur, c’est celle de l’observation critique à laquelle il procède, celle de l’observation triangulaire. À travers ses deux amis, il s’observe lui-même dans les voies possibles qui le tentent, regagnant ainsi dans l’acuité et la perspicacité du regard, l’intensité qui, à des degrés divers, perdent ses deux amis. Regarder n’est pas encore vivre, apprendre à regarder l’est sans doute davantage. Apprendre à se regarder en regardant les autres l’est assurément encore plus. C’est là une nouvelle forme de correction qui laisse à nouveau une marge pour l’existence car la distance qu’elle réussit à maintenir tient également à distance la nécessité de la correction finale.
30Ces trois modes possibles d’exister sont là pour indiquer qu’une nouvelle stratégie est esquissée qui ne veut en aucun cas apparaître comme trop affirmative et sûre de son triomphe. Le sort de Glenn aussi bien que celui de Wertheimer restent des possibles ; mourir de passion ou de déraison est même le risque extrême et ultime à partir duquel il faut considérer et orienter sa propre existence. Il ne peut y avoir d’existence authentique qui ne prendrait ce péril en considération. Thomas Bernhard reste par ailleurs trop pessimiste, trop moderne aussi et trop marqué par la fracture d’Auschwitz pour fonder un nouvel existentialisme. Si pour Kierkegaard, l’angoisse, le vide de l’existence finissent par faire pressentir Dieu et le rendre indirectement présent à l’homme, Dieu, dans l’œuvre de Thomas Bernhard, se fait sentir par son vide et son absence laissant l’homme abandonné à son angoisse. Cette nouvelle forme d’existentialisme pourrait tout plus déboucher sur un anti-humanisme au sens où l’homme a davantage à apprendre en se défiant de lui-même, de ses ressources et de sa liberté qu’en usant d’elles en toute confiance, sans les soumettre constamment à la critique.
Vouloir décider
31Outre l’intensité, garante de l’authenticité, c’est également la décision qui transforme la volonté de la volonté non plus en puissance de négation où l’esprit s’auto-dévore mais en puissance agissante qui permettra d’exister. La volonté d’être soi devient la volonté d’exister en connaissance de cause, à savoir dans la prise en compte et l’acceptation de ce renvoi constant du moi à ses limites. La volonté d’être soi ne se mesure plus aux défis lancés mais à la capacité de faire des choix et de prendre des décisions.
32C’est dans cette aptitude que réside visiblement une des différences essentielles entre le narrateur et Wertheimer. L’horizon de la décision reste la perfection, seule concrétisation tangible d’un absolu par ailleurs insaisissable. Vouloir cette perfection, c’est accepter également de prendre en considération ce qui manque pour l’atteindre. Par opposition à ses parents, le narrateur décide de prendre des leçons de piano. Il a suffisamment de talent pour devenir un jour un interprète adulé du public. Lorsqu’il entend cependant son ami Glenn Gould interpréter les Variations Goldberg, il prend conscience de tout ce qui lui fait défaut pour arriver à ce degré de virtuosité. Il décide alors de se débarrasser de son piano pour être sûr de ne pas faiblir dans sa décision et explique à son professeur d’alors : « J’étais arrivé à temps à l’intime conviction que moi-même je n’étais pas fait pour une carrière de virtuose [...], étant donné qu’en toute chose, je visais toujours le plus haut, j’étais obligé maintenant de me séparer de mon instrument »70. Effrayé par ce qu’il appelle le « radicalisme pianistique »71 qui possède littéralement Glenn, mais conscient également de ne pouvoir atteindre « le plus haut » par ce biais ou à ce moment-là de son existence, le narrateur décide de se détourner du piano. La vraie décision est ainsi celle qui accepte de revenir sur un choix ancien. Elle est un défi qu’il faut relever mais également la disposition à annuler un choix précédent, une décision antérieure ; la vraie décision est ainsi celle qui par avance accepte la possibilité de son échec, c’est-à-dire le risque sur lequel elle se prend. Wertheimer a moins de facilité à prendre des décisions parce que ses choix sont des défis qu’il veut relever coûte que coûte : « Alors nous sommes déjà anéantis, nous n’abandonnons pas, pensais-je, Wertheimer en est un bon exemple, bien des années encore après avoir été anéanti par Glenn, il n’a pas abandonné, pensais-je »72. Wertheimer est à la fois celui qui recule devant la décision, imite et suit les autres, même si ce ne sont pas n’importe quels autres »73. Outre qu’il se dérobe toujours à lui-même, à l’inverse du narrateur : « Moi j’ai toujours voulu n’être que moi-même, Wertheimer par contre a toujours été de ceux qui constamment, toute leur vie durant, et jusqu’au désespoir total, veulent être un autre, quelqu’un de favorisé par l’existence, comme il fallait toujours qu’ils le croient »74, Wertheimer pèche par obstination aveugle et entêtement déplacé : « Wertheimer a toujours été un imitateur chevronné [...]. Il avait à tout prix voulu devenir artiste et s’est de la sorte précipité dans la catastrophe »75 ; la décision requiert de fait un mouvement, une liberté qui sont immobilisés lorsqu’un individu refuse d’admettre que cette décision est impossible à réaliser.
33À travers Wertheimer, le narrateur est également amené à vérifier que l’esprit de décision suppose une décision contre l’esprit. Trancher dans le vif exige que le mouvement en continu de la pensée, de la réflexion, soit suspendu ; l’esprit court toujours, jusqu’au risque de la folie, c’est lorsque son mouvement est arrêté que l’on peut exister ; la remarque du narrateur sur un Wertheimer toujours inquiet, jamais au repos, courant sans cesse, fait état de son incapacité à exister : « De là aussi son inquiétude, son besoin constant, pressant, de marcher, de courir, son incapacité à demeurer en place »76. Alors que Wertheimer tergiverse, atermoie, suivant un esprit qui sans cesse pense et repense, le narrateur se sent capable de prendre des décisions : « Wertheimer était toujours bien plus lent, jamais aussi résolu dans ses décisions que moi »77. Cette supériorité lui vaut de ne pas accuser le monde extérieur de ses propres maux et de réprouver les circonstances dans lesquelles son ami se suicide. Le narrateur juge avec sévérité l’incapacité de Wertheimer à admettre et à reconnaître qu’il est désespéré78, il ne voit là rien d’autre que le refus d’assumer les conséquences d’un rôle dans lequel Wertheimer s’enferme. Ce manque de courage l’entraîne à choisir une mort susceptible de culpabiliser sa sœur. Rétroactivement, cette culpabilité dont il accable sa sœur explique en partie pourquoi Wertheimer, selon le narrateur, trouvait le suicide répugnant. Le mépris éprouvé ressortissait à la conscience non avouée d’une responsabilité esquivée en dernier ressort. Le narrateur devient le juge critique et sévère de ces manœuvres d’évitement : « En s’y prenant comme il l’a fait pour son suicide et en choisissant l’endroit qu’il a choisi, il a plongé sa sœur dans un sentiment de culpabilité ad vitam aeternam, pensais-je. Ce genre de calcul, c’est bien de Wertheimer, pensais-je. Mais en agissant de la sorte, il s’est conduit de façon pitoyable, pensais-je »79.
2. Acquiescement à l’existence et responsabilité
34Après la révolte contre l’indifférence du monde au désespoir et à la douleur inhérente à l’existence, Der Untergeher laisse entrevoir trois modalités possibles pour affronter le désespoir et l’épreuve de l’existence. Le jeu perpétuel de la comparaison autorise à deviner des tentations fortes (celle en particulier de s’abandonner à la passion de la musique) ; il permet également de signifier que la conscience de l’échec, du danger de mort qui menacent, est toujours en éveil (des trois amis, le survivant paraît en sursis). Mais ce qui frappe plus encore, c’est la volonté désormais d’affronter ce désespoir à partir de l’existence même, comme si la question essentielle était désormais de libérer le moi des ses propres chaînes, de lui restituer la possibilité de se rapporter à lui-même, non plus à Dieu comme chez Kierkegaard, mais précisément à son absence, au silence éternel. Le devoir éthique du refus du mensonge et de l’illusion se double du devoir éthique d’assumer son désespoir en toute responsabilité. C’est là la ciguë d’hommes de l’esprit, de philosophes pour qui aucune maïeutique n’accouchera plus d’aucun savoir salvateur, pour qui le travail de réminiscence fera éternellement résonner le vide et l’angoisse qu’il génère et fera de l’effacement éternellement recommencé la seule œuvre de construction envisageable. Dans son entêtement obstiné, Wertheimer passe à côté de l’existence. Le narrateur analyse son échec en ces termes : « Il voulait être artiste, cultiver l’art de vivre ne lui suffisait pas, bien que cette formule précisément recouvrît tout ce qui nous rend heureux, si nous sommes clairvoyants »80. Wertheimer s’est rendu l’existence littéralement impossible en essayant d’égaler son ami Glenn, ou encore en voulant vivre en conformité avec un idéal qui n’est jamais qu’une représentation toujours susceptible d’être pulvérisée par un esprit qui dissout au fur et à mesure qu’il analyse.
35S’entraîner à l’art de vivre, à l’art d’exister n’a pas suffi à Wertheimer. Mieux encore, il a totalement perdu de vue l’intérêt pour l’existence en s’attachant excessivement à l’idéal, jusqu’à rompre le lien avec elle ; c’est à la restauration de ce lien qu’il importe désormais d’œuvrer, non parce que l’existence mérite plus d’être vécue que dans la première phase de l’œuvre de Thomas Bernhard mais parce que l’opposition tragique au mensonge ou à l’illusion menace l’individu sans garantir davantage l’authenticité de l’attitude, sans parler de son inefficacité quant à la possibilité de changer le monde. Cette attitude peut être considérée comme une alternative à celle de l’homme de l’esprit ; alternative que l’on retrouve jusque dans la dernière pièce de théâtre Heldenplatz. Le personnage principal dont le début de la pièce nous apprend le suicide est doublé d’un frère, le professeur Robert qui lui survit. Frau Zittel, employée de maison du disparu, apprend au spectateur que « le professeur Robert est quelqu’un qui cultive l’art de vivre, l’art d’exister, comme le professeur avait l’habitude de dire »81. À aucun moment de l’œuvre, Thomas Bernhard ne tranche entre la priorité à accorder à l’esprit et celle à accorder à l’existence ; les deux voies restent très proches, elles sont représentées par des personnages qui sont presque interchangeables (les amis dans Der Untergeher, les frères Schuster dans Heldenplatz). Ceux qui font le choix de l’existence comme le narrateur dans Der Untergeher ou encore Murau dans Auslöschung, ne sont pas à l’abri de l’échec, voire de la mort, même si elle n’a pas la violence du suicide : la mort de Murau est indiquée très discrètement et de manière presque inaperçue tout à la fin du roman. Mais la nouveauté est bien dans la volonté de choisir une forme de résistance au monde qui ne passe pas à côté de l’existence. Loin de verser dans l’hédonisme ou un pragmatisme de bon aloi, les personnages semblent surtout découvrir que choisir l’esprit contre l’existence peut tout autant être un mauvais choix, un défaut dans la décision ou encore un manque de décision. Choisir l’existence peut ne pas être une trahison de l’esprit, cela nécessite que l’on porte sa douleur à bout de bras, dans un mouvement qui requiert distance et courage. Dès lors, le courage se définit comme l’offensive du désespoir.
36La conscience de la responsabilité du moi vis-à-vis de lui-même est indiquée avec insistance dans Der Untergeher. Dans le même temps, elle révèle celle que chacun a à l’égard des autres, allant, comme dans Auslöschung, jusqu’à restaurer entre les personnages des relations de maître à disciple entre Murau et Gambetti. Dans Der Untergeher, le narrateur tente de discerner la part de faute qui incombe à Wertheimer et le conduit au suicide. Le refus de répondre de son comportement, de ses propres choix, a aveuglé Wertheimer et l’a conduit à la débâcle. Mais cette responsabilité de soi à l’égard de soi n’exclut pas celle à l’égard des autres ; pour cette raison, le narrateur ne cherche pas là non plus à se dérober : il a mauvaise conscience de ne pas avoir répondu aux lettres que Wertheimer lui a fait parvenir à Madrid quelque temps avant son suicide82 ; il a affaibli encore davantage son ami en le persuadant d’aller écouter Glenn Gould en Amérique83 ; il s’est dérobé lorsque son ami attendait de lui qu’il quitte Madrid pour venir le voir en Autriche84. Le sens de la responsabilité à l’égard des autres se traduit par des formes négatives car celui qui en est animé ne peut réussir à sauver les autres ou à restaurer un quelconque sens de l’existence. Le défaut de sens saisissable fait que l’individu responsable se sent pris lui-même en défaut d’exister. Ainsi en va-t-il du narrateur qui se sent honteux d’être resté en vie alors que ses deux meilleurs amis sont morts : « Maintenant j’avais le rôle de l’impudent resté en vie. J’enviais le sort des morts »85. L’incompréhension de la mort et son incompréhensibilité dégrade tout vivant qui tente de la comprendre au rang de vulgaire curieux. En retournant au pavillon de chasse de Traich, le narrateur se prend lui-même en défaut car le geste de son ami ne se laissera jamais réduire à une explication, tout au plus à des hypothèses. Pouvoir l’expliquer eût signifié pouvoir également l’empêcher, aussi se sent-il honteux de retrouver ces lieux comme un simple curieux : « sur le moment, je ne voyais pas bien ce que je cherchais ici, en dehors d’un besoin des plus vils de satisfaire ma curiosité »86.
37L’angoisse qu’inspire sa propre existence, se concrétise par un sentiment de culpabilité à l’égard des autres, par un sentiment de dette. Le narrateur tente d’expliquer ainsi son déplacement jusqu’à Traich pour aller chercher d’hypothétiques notes laissées par l’ami : « Aussi lui dois-je bien de mettre la main sur ces cahiers et ces écrits (et ces feuilles volantes) afin de les préserver »87. Il a le sentiment d’avoir un devoir à accomplir à l’égard de son ami, un devoir de préservation et de mise en ordre, celui qui consisterait en somme à faire exister, à rendre l’existence possible. Conscient à la fois de l’échec à venir ainsi que de la nature de la tâche qui se ramène à une projection de soi, de ses propres attentes, le narrateur se fait encore plus honte à lui-même en constatant : « Nous exploitons les écrits posthumes pour détruire encore davantage celui qui nous les a laissés, pour tuer le mort encore un peu plus et lorsqu’il ne nous a pas laissé des instructions allant dans le sens d’une telle destruction, nous les inventons, nous inventons tout bonnement des déclarations que nous utilisons contre lui, etc. »88. La responsabilité pour l’autre se traduit négativement par le sentiment de vivre à ses dépens, par la honte qu’inspire une existence parasitaire, bien familière des héros de Kafka. Ce sens négatif de la responsabilité n’est cependant pas uniquement la figuration de l’angoisse existentielle, il traduit aussi le réel souci de l’autre qui rend possible le jugement sévère dont le narrateur ne se prive pas. Que ce souci de l’autre ne serve pas à le sauver accroît la mauvaise conscience et le sentiment de faute mais n’enlève rien à sa réalité ou à son authenticité. En même temps qu’il permet d’extérioriser son angoisse, il n’en rend que plus réelle l’existence de l’autre.
38L’essai de reconstitution de l’échec de Wertheimer – et non plus son observation clinique – traduit la volonté d’en finir avec l’opposition théorie / pratique. Le narrateur n’a pas la naïveté de penser qu’elle puisse être jamais résolue mais il en mesure l’inanité : « En théorie, Wertheimer était quelqu’un qui maîtrisait son existence, en pratique cependant, il ne l’a non seulement pas maîtrisée mais a été de surcroît détruit par elle »89. La nécessité se fait dès lors sentir de considérer l’existence non plus à partir du point de vue exclusif de l’esprit mais, précisément, dans le va-et-vient entre la théorie et la pratique, entre l’esprit et la réalité des choses et des êtres, leur existence.
3. Le dialogue formateur
39Auslöschung est le signe d’une évolution très nette vers le dépassement de l’opposition théorie / pratique. À la différence des romans précédents où les personnages sont à eux-mêmes leur unique interlocuteur et monologuent sans fin, la possibilité du dialogue se fait sentir déjà à travers l’amitié des trois personnages dans Der Untergeher. Elle se confirme dans Auslöschung où elle génère même ce que Murau appelle un état idéal. Le dialogue entre Murau et son élève Gambetti a toutes les apparences d’un échange réel et véritable : outre qu’il instaure une relation de maître à élève, le maître y apprend à devenir lui-même l’élève de celui qu’il forme à passer maître : « J’apprends de Gambetti au moins autant que lui de moi. Nos relations sont optimales, car tantôt je suis son maître et lui mon élève, tantôt c’est lui le maître et moi son élève, et très souvent il arrive que nous ne sachions pas, ni l’un ni l’autre, si c’est lui, Gambetti, qui est l’élève et moi le maître ou bien l’inverse. Alors notre relation devient idéale »90. La relation devient idéale parce qu’elle permet un échange et un dialogue fait d’avancée, de progression réciproque, tout à fait dans l’esprit de la philosophie antique. Dans la leçon inaugurale faite au Collège de France en février 1983, Pierre Hadot évoque la suprématie de l’oral sur l’écrit qui caractérise l’enseignement philosophique de l’Antiquité. Pour les Anciens, « la vraie formation est toujours orale, parce que seule la parole permet le dialogue, c’est-à-dire la possibilité pour le disciple de découvrir lui-même la vérité dans le jeu des questions et des réponses, la possibilité aussi pour le maître d’adapter son enseignement aux besoins du disciple »91. Murau apprécie tout particulièrement chez Gambetti que celui-ci le taraude de questions toujours nouvelles et vivifiantes pour l’esprit : « Que serait mon existence à Rome sans Gambetti, pensais-je, lui qui tous les jours me confronte à ses nouvelles idées, qui chaque jour me pose de nouvelles questions, qui, jour après jour, rafraîchit mon esprit »92. Dans leur dialogue, Gambetti et Murau s’entraînent moins à la découverte de la vérité qu’à la mise à l’épreuve de leurs réponses et de leurs réflexions sous l’éperon de questions toujours nouvelles. Le jeu perpétuel des questions qui tournait à l’épuisement dans le monologue permet ici d’entretenir le ressort de la remise en question permanente. En lieu et place du désespoir ou de la folie auxquels le monologue donnait souvent lieu, c’est à la formation d’une pensée anarchiste que conduit l’échange Murau / Gambetti : « Gambetti, l’anarchiste qui n’est véritablement devenu anarchiste que par mes soins, et que moi, si ça se trouve, j’ai éduqué pour en faire un anarchiste, contre ses parents, contre son environnement et contre lui-même, pensais-je et qui parallèlement a réveillé l’anarchiste en moi »93. Le dialogue permet au moi de se constituer pour affronter le monde sans se laisser anéantir par lui, et ce d’autant moins que c’est le monde que l’on choisit d’anéantir, passant ainsi de la théorie à une pratique dont les effets ne sont plus guère négatifs que pour le monde.
40L’exercice de l’adaptation de l’enseignement du maître aux besoins de l’élève dont parle Pierre Hadot s’avère être ici un exercice d’adaptation de la théorie à la pratique, ou plus exactement encore, une mise à l’épreuve de la théorie par la pratique. Après l’avoir beaucoup entretenu de Wolfsegg en Autriche, son lieu d’origine, Murau se demande s’il est judicieux d’y emmener Gambetti. Murau juge qu’une telle invitation pourrait s’avérer dangereuse pour Gambetti et le conduire à la catastrophe94. Le danger suprême pour Gambetti consisterait de fait à vérifier que la réalité ne correspond pas exactement au discours sur elle. La démarche elle-même exige une très grande confiance car Murau voit bien qu’elle reviendrait à laisser Gambetti « regarder dans le jeu de cartes du pays natal »95. Certes, Murau se sent responsable de son disciple qu’il ne juge pas encore suffisamment fort pour affronter la réalité ; mais en préférant le laisser à Rome sous prétexte de le protéger, il se met lui-même à l’abri d’une confrontation directe avec la réalité et d’une vérification de l’authenticité de son discours sur Wolfsegg : « Je me disais souvent que cela ne serait pas seulement avantageux pour moi de partir avec Gambetti à Wolfsegg mais également pour Gambetti lui-même »96. Le danger immédiat n’est plus désormais l’enfermement dans la folie ou la mort, il est dans la mise à l’épreuve du discours par rapport à la réalité. En même temps que Murau recule devant cette épreuve, elle le tente fortement puisqu’il pense qu’il serait « non seulement utile pour lui, Murau, mais également pour Gambetti lui-même, que ce dernier l’accompagne à Wolfsegg »97. Le voyage de formation qui se profile derrière le séjour à Rome consiste en une vérification et correction de la théorie par la pratique.
41C’est exactement dans ces termes que Murau voit le jeu des distances entre Wolfsegg et Rome. Comme les personnages des romans précédents, Murau est intimement convaincu que l’on n’échappe pas à ses origines. Murau travaille à rédiger un compte rendu de ses origines afin d’échapper à Wolfsegg98. Il faut entendre les obligations qui rappellent Murau à ses origines (le mariage de sa sœur, la mort accidentelle de ses parents et de son frère) comme la volonté de ne pas s’enfermer dans un lieu idéal, Rome en l’occurrence, mais de continuer à en découdre avec le lieu des origines, avec la naissance, avec l’existence. À l’inverse de Konrad ou de Roithamer, Murau a trouvé à Rome un lieu idéal mais qui reste relatif car toujours perçu dans sa relation à Wolfsegg. Murau est régulièrement rappelé à la réalité de l’Autriche, loin de Rome, loin de l’oreille bienveillante de ses amis et de son disciple Gambetti. C’est sans trop y croire que Murau a découvert les vertus régénératrices de Rome ; il ne s’est pas obstiné à chercher un lieu idéal, lassé de tentatives antérieures qui n’avaient guère porté de fruits : « Je n’attendais rien de particulier de Rome, j’ai simplement toujours pensé que cela suffirait pour me distraire une semaine mais pas plus »99. Murau n’a pas péché par obstination en cherchant à s’abstraire du monde pour tenter ensuite de comprendre sa propre existence. Rome lui a fourni la possibilité d’une seconde naissance parce qu’en ne cherchant pas d’abord le lieu idéal, en ne privilégiant pas les exigences de l’esprit, il a trouvé une possibilité de distance par rapport à ses origines et à sa douleur : « Et ensuite il s’était avéré que ma décision d’aller à Rome avait donné un nouvel élan à mon existence, provoquant pour ainsi dire un tournant spirituel »100.
42Tout en prenant le contre-pied de la tradition classique qui tout au long du dix-huitième siècle a fait du pèlerinage à Rome et en Italie101 le passage obligé de tout voyage de formation digne de ce nom, Murau fait à son tour de la ville de Rome le lieu d’une renaissance spirituelle, d’un « tournant de l’esprit ». La formule doit être entendue avec toute l’ironie qui la porte. Le voyage en Italie a consacré, à l’époque classique, la formation à une culture classique qui a contribué à l’émancipation culturelle, bien plus que politique, de la bourgeoisie. Murau cultive ce qu’il nomme son « tournant de l’esprit » afin de pouvoir saper au contraire les fondements d’une bourgeoisie incarnée par ses parents et dont le défaut d’émancipation politique a conduit à la dérive du national-socialisme constamment dénoncée dans le roman. Murau utilise Rome dans l’intention de retourner la force qu’il puise dans cette ville contre le conservatisme que représente Wolfsegg et qu’il abhorre. Il fait de la Ville éternelle et de l’éternelle renaissance un nouveau fief d’où il peut préparer sa poudre explosive et sa liquidation d’inspiration anarchiste. Pour cette raison, il insiste sur le fait qu’il voit en Rome un centre du monde actuel, il refuse de cultiver à travers cette ville le respect du passé et de la tradition : « Rome est un lieu idéal [...] pour une extinction telle que je me la représente dans ma tête. Car Rome n’est pas ce vieux, ce très vieux centre de l’histoire universelle écoulée, c’est le centre actuel du monde »102. Rome lui offre la possibilité de repenser ses origines, elle lui offre le lieu d’une seconde naissance à partir duquel il va pouvoir agir, effacer la première, précisément parce qu’il n’en a pas fait abstraction.
43En partant de l’expérience et non plus des exigences théoriques et abstraites de l’esprit, Murau préserve une possibilité dont les autres hommes de l’esprit s’étaient privés : celle de vivre une expérience qui permet au moi de s’édifier. Même si le mode en est négatif car il ne peut que s’édifier contre le monde et dans la critique, le niveau de l’autodestruction peut être dépassé, l’irritation devenant essentiellement un entraînement à l’irritation des autres. La volonté d’accorder la priorité à l’existence est exprimée sur le mode du grotesque dès 1981, dans la pièce de théâtre Am Ziel. Une veuve et sa fille y commentent une pièce qu’elles sont allées voir au théâtre. Le titre de la pièce écrite par un jeune auteur au sommet de sa gloire contient en condensé à la fois la philosophie pessimiste de l’auteur Thomas Bernhard et le tournant évoqué par Murau dans Auslöschung. Seule la banalité de l’expression retenue comme titre veut mettre en évidence le grotesque de l’entreprise : Rette sich wer kann (« Sauve qui peut »). La trivialité de l’expression tourne par avance en dérision tout effort de l’être humain soucieux de sauver sa peau avant de satisfaire aux exigences de l’esprit, même si les apparences peuvent laisser croire à de plus grandes ambitions. Néanmoins, il s’agit bien à travers le propos du jeune écrivain d’un projet et du signe de nouvelles dispositions de l’auteur Thomas Bernhard qui grâce à la dérision, se dédouane par avance de toute adhésion trop naïve à un quelconque optimisme. Le jeune auteur n’ignore pas que le meilleur moyen de sauver le monde est de travailler à le supprimer. Au-delà de la dérision, les perspectives qui sous-tendent la pièce Am Ziel sont bien celles qui permettent de mieux saisir le passage d’une irritation essentiellement subjective et retournée contre l’individu à une irritation de nature offensive qui va user de toutes les armes, dont celles du rire. Il est à noter dans cette évolution que c’est dans l’écriture que l’individu trouve un retranchement possible, véritable camp à partir duquel il peut déstabiliser le monde. L’effet dissolvant de la pensée n’est plus retourné contre l’individu ; la pensée est mise en forme dans l’écriture non à la fin de consolider l’ordre du monde ou de la société mais au contraire de l’ébranler. Le « sauve qui peut » revient à tenter de sauver le monde de son propre ordre en le déstabilisant. L’individu n’attend plus du monde qu’il fasse preuve de sagesse. Il se charge lui-même de lui faire éclater au visage sa déraison et son désordre caché sous de fausses apparences. Incidemment, il part en guerre contre l’État, incarnation suprême de tout pouvoir objectif qui menace l’individu. Il faut à la fois se préserver de l’esprit en prenant en compte l’existence ; il ne faut cependant pas trahir l’esprit, ce qui exige que l’individu deviennent plus offensif à l’égard du monde. L’homme de l’esprit abandonne petit à petit un travail scientifique et philosophique qui l’entraîne à une irritation dévastatrice, pour devenir un homme qui écrit (l’écrivain de Am Ziel, l’ami observateur-analyste dans Der Untergeher, le sujet qui travaille à son antiautobiographie dans Auslöschung) et s’exerce, essentiellement à travers l’expérience de l’écriture, à l’insurrection permanente.
III. L’individu et l’instant
44La portée de ces tentatives de l’individu pour s’affirmer est en partie occultée par l’idée générale exprimée par l’auteur que tout est voué à l’échec et que, de ce fait, tout est indifférent103. Elle devient une philosophie générale exprimée comme telle, renforcée par la critique qui y voit une clé d’interprétation du pessimisme d’ensemble de l’œuvre. Ainsi enfermée sous ce voile noir, l’œuvre est perçue comme celle d’un conservateur104. Avec beaucoup plus de nuance et dépassant cet aspect politique, H. Höller remarque qu’une utopie se dessine mais qui est tournée vers le passé et restaure un ordre du monde de type féodal105. Le risque, en prenant cette philosophie à la lettre est de réduire l’œuvre à l’expression d’un défaitisme qui n’a d’original que sa radicalité. Une autre lecture, celle de Hans Höller, montre que la mise en forme littéraire de ce pessimisme devient le contrepoids qui peut lui être opposé ainsi que le contrepoids à toute tentative de la société pour annihiler l’individu106. Cette interprétation apporte un éclairage sur la question naïve : à quoi bon écrire, si tout est égal ? Elle laisse cependant de côté une dimension de l’œuvre et de ses personnages qui, en dépit de cette équivalence de tout, n’en continuent pas moins de se débattre avec leur existence. Pour cette raison il n’est pas inutile de revenir sur les propos mêmes de Thomas Bernhard dans le récit autobiographique Der Keller.
1. Tout est égal et se vaut : la différence de l’individu dans l’indifférence
45Le récit Der Keller se termine par l’évocation d’une rencontre tout à fait fortuite. Thomas Bernhard est interpellé dans la rue par un ouvrier appuyé sur un marteau-piqueur. Il ne reconnaît pas immédiatement cet homme âgé d’une cinquantaine d’années dont le visage ne lui est cependant pas totalement étranger107. Les deux hommes échangent des souvenirs de jeunesse qui remontent à l’après-guerre, époque matériellement et moralement très éprouvante pour eux. Thomas Bernhard se souvient de l’adolescent qui venait régulièrement faire remplir la bouteille de rhum, seul viatique dont se nourrissait une mère rongée par un cancer. L’homme se remémore les petites rapines à l’étalage, les hivers passés nu-pieds. Mis à part leur souffrance d’alors, tout aujourd’hui sépare les deux hommes qui ne parlent pas un langage commun : « Là-dessus, il voulut savoir ce que je faisais. J’écris, lui dis-je, ça ne lui disait rien et il avait du mal à s’imaginer quoi que ce soit là-derrière et il n’insista pas davantage avec cette question »108. Pressentant lui-même tout ce qui les éloigne l’un de l’autre, l’ouvrier s’étonne du chemin qu’il a parcouru et se dit surpris d’avoir suivi une voie qui correspond si peu à tout ce qu’il avait pu imaginer adolescent. Mais là où d’autres insisteraient sur leur déception, cet homme déclare qu’au fond « il était satisfait de son sort, fût-il aussi merdique. À son âge tout vous était indifférent, on était attaché à la vie mais quand c’était fini cela n’avait plus aucune espèce d’importance »109. L’échange ne va pas au-delà de cette brève évocation du passé, les chemins parcourus ultérieurement sont trop différents. L’observation de l’ouvrier résonne néanmoins à l’oreille de Thomas Bernhard qui l’entend comme une philosophie de l’existence dont il prend subitement conscience : « Salut et tout ça c’est bonnet blanc et blanc bonnet, avait-il dit pour finir, propos que j’aurais pu tenir moi-même. Ce qui me caractérise aujourd’hui, c’est l’indifférence et c’est la conscience que vraiment tout se vaut, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera »110. Pour qui est passé par l’école de la souffrance, il n’y a pas de forme d’existence privilégiée ou à privilégier car aucune n’est à même d’effacer la douleur. Outre cela, la souffrance constitue le fond et le dénominateur commun de toutes les existences individuelles sans pour autant rendre possible un partage, un échange. Ainsi toute différence qui pourrait être perçue comme une supériorité ou un avantage ne tient pas. Par-delà les différences, l’angoisse qui tourmente l’ouvrier de chantier ou celui dont le métier est d’écrire, est de même nature ; elle est le bien commun qui les dépossède chacun d’eux-mêmes ; mais elle est dans le même temps cette dépossession qui fait leur richesse, celle qui, consciente de l’absence de différence, de l’in-différence sur lesquels elle repose, perçoit la vanité de toute situation en apparence meilleure, voire idéale : « Cela n’a aucune espèce d’importance que quelqu’un désespère devant son marteau-piqueur ou devant une machine à écrire »111.
46La rencontre avec ce frère d’infortune au destin à la fois si différent et si proche, vient rappeler l’essentiel de cette vérité : tout est égal. Les différences sont annulées dans l’échec final qui vient les balayer. Par rapport à cet échec final, tout se retrouve à égale distance, tout s’équivaut. Seul le savoir de cette équivalence de tout peut se partager, comme dans la situation qui, un instant, rapproche l’ouvrier et l’écrivain. Mais l’épreuve même de la souffrance, elle, n’est pas communicable. Chacun perçoit sur un mode unique et différent la douleur qui l’atteint. Vécue comme expérience et non plus objet d’un savoir commun, la douleur consacre la différence des individus et leur solitude mais frappe du même coup leur existence du sceau de l’authenticité. La souffrance comme expérience incommunicable parce que propre à chaque individu, l’arrache à l’in-différenciation, le distingue des autres et l’authentifie. Dès lors, l’obstination de l’homme de l’esprit à refuser de se dérober au désespoir qui est le sien ne confère pas davantage d’authenticité à l’existence qu’il va se donner. Son existence a déjà, par la souffrance qu’il en éprouve, cette authenticité qu’il cherche et revendique. « Tout est égal » signifie aussi que quoi qu’il arrive, l’individu ne peut être destitué de son statut d’individu. Il peut être menacé, mis en danger, ce statut peut être contesté, foulé aux pieds par d’autres, il n’en reste pas moins que ces autres ou tout pouvoir sous forme individuelle ou institutionnelle qui porte atteinte à l’individu devient sacrilège. Mais ce n’est pas là la lecture que fait Thomas Bernhard de l’expression « tout est égal ». Il retient essentiellement ce qui entrave l’épanouissement de l’individu : « Nous sommes à la recherche de nous-mêmes et pourtant nous ne nous trouvons pas aussi intensément que nous nous efforcions de le faire. Nous avons rêvé de sincérité et de clarté, mais c’en est resté à l’état de rêve »112. Le commentaire de l’auteur s’arrête sur le sentiment de l’échec or ses personnages, à partir de Der Untergeher, ruminent l’échec dans un sens qui diverge. Ils tentent d’exister réellement – c’est le cas du narrateur dans Der Untergeher et, plus nettement encore de Murau – et d’imposer, d’affirmer leur existence parmi les autres, par exemple ce cercle d’amis auprès duquel Murau trouve la reconnaissance. Ils n’épuisent pas leurs forces, comme les hommes de l’esprit, à se justifier dans la différence qui les oppose à leur entourage. Il s’emploient plutôt à préserver, cultiver ce qui les oppose au monde. Le changement de Frost à Auslöschung tient à ce que Strauch souffrait de ce qui l’opposait au monde, de la douleur qui, en l’individualisant l’isolait. À partir de Der Untergeher, c’est la richesse et le potentiel de cette individualisation qui revient au premier plan. Sans cesse menacée, il faut sans cesse l’affirmer et la défendre. La capacité à protester, à s’insurger, à (s’) irriter n’est plus un épuisement, elle est une condition pour s’affirmer et devient l’affaire de chaque instant.
47L’homme de l’esprit, jusqu’au roman Korrektur, cherche l’instant qui concentre en lui l’intensité la plus haute et l’authenticité la plus forte ; il est prêt pour cela à ramasser, à condenser dans un effort d’irritation extrême la durée entière de l’existence sur le temps d’un regard, celui qui en l’espace d’un battement de cil va pouvoir embrasser toute la vérité de l’existence. Il est prêt à sacrifier l’existence pour en préserver l’authenticité et en saisir définitivement le mystère. La nouvelle démarche ne cherche plus à dissoudre l’existence dans l’éternité de l’instant qui, à vouloir être unique, en devient mortel. Ce n’est plus la vérité qu’il importe de saisir mais c’est plutôt la possibilité de sa saisie qu’il faut préserver ; l’instant dans lequel se concentrent toujours l’authenticité et l’intensité est perçu comme un possible à renouveler et à multiplier à chaque fois que l’occasion se présente. La vérité se dérobe toujours mais la volonté de la saisir peut s’exprimer autrement que dans la crispation autour de l’instant unique. Cette volonté est également concevable comme ouverture à un possible, comme disposition et disponibilité passagères qui, à défaut de retenir la vérité, retiennent, voire provoquent, l’instant où cette vérité révélera une part de son mystère. C’est en tenant compte de cette nouvelle perspective que l’on peut mieux comprendre l’insistance avec laquelle Thomas Bernhard parle de la photographie comme d’« une invention diabolique de notre temps »113 ; elle éclaire également l’introduction de la notion de « philosophe de l’instant » (Augenblicksphilosoph), dont Holzfällen nous montre une application.
2. Vérité de l’instant et cliché de l’instantané
48Alors qu’il regarde à Rome des photos des membres de sa famille, Murau fait à la photographie le reproche en apparence contradictoire d’être tout à la fois une falsification de la nature et de correspondre tout de même à la réalité. Il reproche en partie à la photographie ce que l’on pourrait tout aussi bien reprocher à l’art en général, à la peinture en particulier, à savoir : se laisser guider par le seul souci d’idéaliser la réalité, de l’esthétiser en s’efforçant de la faire apparaître plus belle ou sous son jour le plus avantageux114. Vue ainsi, la photographie est une incitation au mensonge mise de surcroît à la portée de la masse : réussir une photo est devenu d’une simplicité technique extrême, faire un cliché requiert un geste des plus banals, un réflexe quasi naturel et reproduire à l’infini ce cliché ne se heurte à aucun obstacle technique. Le danger réside précisément dans cette facilité qui ramène l’artifice suprême à la banalité la plus courante, à un naturel tout d’apparence. À ce titre, la photographie est jugée comme étant « la plus grande catastrophe du vingtième siècle »115. L’exagération de cette affirmation peut paraître excessive mais on ne peut manquer de penser au danger que Walter Benjamin met en évidence dans l’essai Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, notamment dans son épilogue, à savoir celui d’une dépolitisation de la masse ; une esthétisation à outrance et incontrôlée revient à évincer le monde, sa laideur, c’est-à-dire ses contradictions, ses conflits (de classe entre autres), ses aspérités, ses dysharmonies. Devenue son propre objet, l’esthétique finit par aliéner totalement l’homme et en particulier l’homme social ; pour peu que cette esthétisation se fasse par des moyens techniques comme la photographie ou le cinéma qui permettent de toucher des masses entières, elle rend possible, comme l’ont très bien compris, selon Walter Benjamin, les régimes totalitaires, la mise en place de systèmes d’aliénation de portée quasi planétaire : « Fiat-ars – pereat mundus dit le fascisme et attend de la guerre qu’elle satisfasse esthétiquement parlant une perception par le sens en pleine mutation sous l’influence de la technique, comme le professe Marinetti. [...] L’humanité qui jadis chez Homère pouvait se targuer d’offrir un spectacle aux dieux de l’Olympe se donne maintenant en spectacle à elle-même. Son aliénation a atteint à présent un niveau tel qu’elle en arrive à vivre son propre anéantissement comme une jouissance esthétique sans égale. Ainsi en est-il de l’esthétisation de la politique pratiquée par le fascisme116. » Murau voit dans l’invention de la photographie le déclenchement d’un processus de « crétinisation » généralisée. Or le national-socialisme est aussi perçu dans le roman comme l’apanage des abrutis. Cette équation ne signifie pas que le national-socialisme se résorbe sous le dénominateur simplificateur de la stupidité mais elle signale plutôt que la déresponsabilisation de l’individu à laquelle la technique contribue largement, favorise, en l’occurrence, des situations politiques fatales pour le genre humain. Murau sort d’un tiroir des photos de famille qui sont autant d’instantanés pris au hasard de l’existence. Loin d’être les supports d’une émotion affective, ces photos sont les éléments d’un puzzle que Murau tente de recomposer afin de mettre noir sur blanc ce qu’il appelle le « complexe de ses origines ». Ces photos montrent notamment des parents dont Murau, le fils, dénonce la compromission avec le nazisme. L’adhésion du père de Murau au nazisme, ne relève pas, dans un premier temps, d’une idéologie active et militante ; celle-ci est laissée aux chasseurs qui incarnent à la fois les têtes « pensantes » et hommes de main du nazisme ; ces mêmes chasseurs ont « extorqué » au père son adhésion au national-socialisme. De nazi « contraint et forcé », le père est finalement devenu un nazi convaincu. Faiblesse, absence de sens critique, suivisme ont fait de cet homme un criminel, défenseur d’un mouvement vivant du phantasme et de la représentation permanente de son apothéose : « Pour l’anniversaire d’Hitler, on hissait régulièrement le drapeau nazi à Wolfsegg, avais-je dit à Gambetti, c’était répugnant117. »
49Parallèlement à cet aspect politique, et dans le même mouvement, Thomas Bernhard s’attache à redire dans Auslöschung l’impossibilité pour l’être humain d’exister hors du mensonge. À cette fin, il utilise l’art de la photographie pour le retourner contre elle ; il dénonce son pouvoir diabolique de falsification de la réalité. Mais en même temps, Murau s’appuie sur elle d’un bout à l’autre du roman pour reconstituer la trame de l’existence des siens et de ses origines. Depuis Rome où il est installé et où un télégramme l’informe de la mort accidentelle de ses parents et de son frère, Murau fait revivre ces disparus à partir de photos qui les représentent. Les premières photos étudiées ne sont pas celles qu’il avait prises lui-même mais sont des clichés de presse montrant l’accident. L’unique référence à partir de laquelle il fait un retour sur son passé et sa famille ne sont autre que des clichés, des représentations « grotesques » selon les termes de Murau, image même de ce sur quoi l’existence est fondée, à savoir l’illusion, la représentation, autant dire le néant. « Nous vivons dans deux mondes, dis-je à Gambetti, le monde réel qui est triste et mesquin et, pour finir, fatal, et le monde photographié qui est on ne peut plus hypocrite mais qui constitue néanmoins pour le gros de l’humanité le monde idéal qu’elle souhaite »118. D’un œil avisé et féroce Murau détecte dans les clichés le grotesque et le ridicule des personnages. Il excelle dans ce jeu facile pour lui car il possède tout l’arrière-plan de ces expressions composées ; regarder les photos revient pour lui à en rectifier le cadrage. À travers la photo, il tente de retrouver un passé qu’il souhaite corriger au fur et à mesure que son œil le redécouvre. La photo lui sert ici d’outil de mise à distance et d’observation critique.
50Tout en montrant l’impossibilité d’exister autrement que sur la base de l’illusion et du faux-semblant, Murau voit tout ce que le mensonge du monde a de misérable condensé dans la seconde du cliché et de l’instantané. Au mensonge du cliché instantané, Murau oppose sa saisie instantanée et son coup d’œil critique en négatif. Alors que dans la fulgurance de l’instant, la densité des choses est perçue dans leur mouvement et dans leur vie dont le propre est justement d’échapper, pour se présenter à un nouveau regard et à un nouvel instant, l’instantané de la photo fige et fixe définitivement l’instant. En le pétrifiant ainsi, la photo tend à rendre cet instant éternel ; or c’est là son mensonge : laisser croire que l’instant puisse être saisi et avec lui la vérité qu’il révèle rendue éternelle et seule vraie. Avec l’exemple de la photo, Murau vérifie que la représentation d’une vérité éternelle et définitivement saisissable, qui seule pourrait délivrer l’homme de son angoisse, n’est qu’un rêve qui masque le mouvement, la mobilité d’une vérité qu’il faut chercher et reconstituer éternellement, non dans l’harmonie et la communion, mais dans le mouvement de la critique et de l’opposition. Murau s’étonne de l’expression, d’un air, d’une attitude parfois très fortement appuyés sur une photo, qui s’impriment à l’esprit de quiconque les voit et se forge, à partir de ceux-ci, une représentation de la personne photographiée. Il dit de ces photos qu’elles sont « dévastatrices »119.
3. Un instant d’excitation
51À l’opposé de l’instantané qui fait naître des représentations qui n’ont peut-être rien à voir avec la réalité mais s’imposent par leur force comme la seule vérité et contiennent une manipulation potentielle, il y a l’instant véritable et de vérité où l’individu se ressaisit, regarde par lui-même et accepte de voir ce que les autres s’accordent à occulter. Cet instant est celui où l’individu reprend possession de lui-même en réactivant l’acuité de ses sens, de son jugement et en se méfiant des représentations convenues. Murau tente de se reconstruire dans la distance bénéfique que Rome lui donne et en dénigrant les siens, en égratignant leur image, davantage encore, en la faisant éclater en morceaux. Saisir ainsi l’occasion de se reconstruire suppose de la part de celui qui s’y risque un saut dans le vide, une décision prise dans la solitude pour une solitude peut-être plus grande encore. Alors que l’instantané de la photographie aide à flatter la masse et à liquider l’individu en le noyant dans cette masse, l’instant seul laisse à l’individu la possibilité de s’affirmer ou tout au moins d’affirmer son refus de se laisser engloutir. On peut considérer le roman Holzfällen comme l’illustration de cette liberté reconquise par l’individu qui, pour un instant, devient philosophe, non plus théoricien mais acteur critique dont le comportement rend tout à coup la théorie sinon superflue, en tout état de cause, d’un intérêt second. Le récit reproduit une situation habituelle chez Thomas Bernhard. Un narrateur qui va rester anonyme retrouve sur le Graben à Vienne un couple d’amis, les Auersberger qu’il ne fréquente plus depuis vingt ans. C’est justement le jour où une amie commune, Joana, s’est donnée la mort. Avec une spontanéité et une rapidité qu’il se reproche, le narrateur accepte pour le soir même une invitation à un dîner mondain, une « soirée-repas artistique »120. Les Auersberger attendent pour la fin de la soirée la visite d’un acteur du Burgtheater au faîte de sa carrière et que les hôtes de prestige de la ville de Vienne s’arrachent. Calé dans son fauteuil à oreilles, le narrateur passe la soirée à observer les invités ; pareil à un gros insecte silencieux et toutes antennes dehors, il regarde la galerie des invités comme un visiteur regarderait des espèces zoologiques avec lesquelles il ne se sent aucune affinité. La soirée est un pur numéro de représentation où les hôtes et leur invités, familiers du monde des arts, sont, à ses yeux, tout simplement répugnants, tant ils jouent à merveille la comédie de la fausse estime, de l’autosatisfaction et de l’adulation réciproque. La critique a largement commenté le scandale déclenché autour de la parution de Holzfällen121. Thomas Bernhard s’est défendu d’avoir voulu viser des personnalités connues de la scène culturelle viennoise ; la présomption d’innocence paraît sans doute naïve lorsque l’on connaît le goût de Thomas Bernhard pour le scandale et la provocation ; quoi qu’il en soit et en dépit des protestations d’innocence de l’auteur, on ne peut ignorer la coïncidence entre la provocation réelle qui accompagnait la parution des ouvrages de Thomas Bernhard, et tout particulièrement les premières de ses pièces de théâtre, et l’évolution d’une œuvre où la critique est perçue comme seul mode authentique d’existence. On est frappé également par l’évolution d’une irritation issue de la douleur vers une excitation qui tire du scandale une source de plaisir particulièrement subversif.
52L’irritation se transforme en arme offensive qui doit en premier lieu servir à faire tomber les masques qui abritent toute l’hypocrisie de la société. Le temps d’une soirée, de quelques minutes dans cette soirée, c’est l’acteur du Burgtheater qui va, dans Holzfällen, relever le défi et jouer le rôle de provocateur mais en toute authenticité cette fois, c’est-à-dire en se confondant pleinement quelques instants avec ce rôle. Thomas Bernhard fait se croiser deux rôles : celui de l’observateur qui de son silence nargue une société pétrie d’hypocrisie122 puis celui d’un acteur, d’un histrion qui, encouragé quelques instants par le silence complice de l’observateur et un peu d’alcool, va laisser parler sa sincérité. Ce double jeu n’est là que pour rappeler que la volonté de dénoncer le mensonge ne suffit à elle seule à laver de tout soupçon. Mais l’essentiel semble bien être désormais la volonté de cultiver ces instants où l’individu s’insurge et laisse parler son indignation dans un échauffement et une excitation qui n’ont plus rien des effets dévastateurs de l’irritation du moi retournée contre lui-même. Sans doute l’ouvrage peut-il se lire comme un règlement de compte perfide avec une élite culturelle de la société viennoise, avec un microcosme politico-médiatico- (Burg) théâtralico-littéraire mais nous voulons aussi faire comme si Thomas Bernhard disait la vérité en affirmant à K. Fleischmann : « [Ce livre] n’est pas une attaque, c’est un livre écrit, c’est pas un livre qui attaque. J’écris avec une machine, pas avec un canon »123. En le considérant autrement que comme un simple brûlot à usage ponctuel, délimité dans le temps et la géographie, on est conduit à se demander s’il ne faut pas lire le sous-titre : « Une Excitation » (Eine Erregung) comme l’indication qui, en l’espèce, fait défaut, celle d’un genre littéraire. L’excitation dont il s’agit est provoquée par une question de Jeannie Billroth à l’acteur du Burgtheater. Jugeant la question stupide et perfide124, le comédien ne se prive pas de le faire savoir à son interlocutrice et se laisser emporter dans une diatribe contre la bassesse de tous ceux qui, de près ou de loin, gravitent autour du Burgtheater en particulier, du théâtre et de l’art en général. À l’instant où l’énervement atteint son paroxysme, toutes les énergies de protestation et de révolte se démultiplient et se potentialisent jusqu’à ce que tout soit dit, l’abcès crevé, l’orage passé, la crise révélée.
53L’excitation de l’acteur est d’une nature bien différente de l’irritation des hommes de l’esprit des premiers romans. D’état endémique, voire pathologique, elle devient ici échauffement passager dont l’enflure décroît aussi rapidement qu’elle est apparue pour laisser l’existence ordinaire et veule reprendre ses habitudes : « Une fois dégrisé, autrement dit dès le lendemain matin, il va redevenir bien évidemment le personnage obtus et grotesque, insupportable tel que nous l’avions connu, pensé-je »125. Alors qu’il s’interrogeait au début de la soirée sur le sens de sa présence parmi tant d’individus détestables occupés à utiliser la culture en moyen de briller dans des cercles très fermés, l’observateur s’accorde un satisfecit et trouve qu’il eût été bien dommage de ne pas assister à l’explosion de colère de l’acteur : « rien que pour ces quatre vérités lancées par l’acteur du Burgtheater à la tête de Jeannie, quelle que puisse être cette vérité ou ne pas être, il s’était en fin de compte avéré payant d’accepter l’invitation à cette soirée-repas artistique »126. De quoi se délecte au juste l’observateur dans la situation présente ? Du contenu assassin des condamnations proférées, certes. Mais essentiellement du fait même que l’acteur laisse éclater sa colère, s’y abandonne sans contrôle. Au fur à mesure qu’il se laisse entraîner par son excitation, il se révolte contre le fait que ceux qui lui font la cour n’accordent d’importance à sa personne que parce qu’il est célèbre127. Il n’a pas de vérité particulière à révéler à ce cercle de comédiens imposteurs si ce n’est précisément que la personne cachée en lui derrière le comédien revendique sa liberté, veut marquer son refus d’être utilisé et de servir de pièce maîtresse dans le jeu des simagrées que se joue la société. L’excitation se révèle comme seule possibilité pour l’individu de s’affirmer, de revendiquer son opposition à un entourage ou un monde qui cherchent à l’aliéner. Elle devient le paradigme de l’instant entrevu comme seule marge possible pour se reconquérir et s’affirmer. Dans un univers de simulacre où par avance les jeux sont faussés et les règles convenues (la société qui assiste à cette excitation est une société fermée de comédiens, d’artistes et de gens du spectacle), l’individu retrouve dans l’instant une fenêtre sur la liberté. Impuissant à modifier les règles du jeu, il découvre la possibilité de le gâcher. Cette liberté recouvrée est source de satisfaction et de jouissance.
54L’excitation place l’individu dans une position de rébellion et de refus et consacre, ce faisant, une attitude éthique, celle par laquelle il reconquiert le courage et la volonté de sa liberté. Le comédien lui-même rapporte à un schéma d’explication unique les entraves faites au moi et à sa liberté. Il dénonce ce que l’on pourrait appeler le syndrome de l’artifice : « Car nous tous nous avons grandi dans l’artifice, dans la folie rédhibitoire de l’artifice, et je ne suis pas le seul, moi qui en ai pâti toute ma vie durant [...] tous ici présents, dit-il, et il se tourna vers Jeannie pour lui dire, vous aussi [...] qui me poursuivez de votre haine et de votre mépris »128. Voyant la cause de son mal (et du mal en général) dans l’artifice, son acte de rébellion le porte instinctivement vers la nature à laquelle il se réfère de manière quasi incantatoire en prononçant continuellement les mots Wald, Hochwald und Holzfällen129 (« forêt, forêt profonde, abattage d’arbres »). La forêt n’est plus, comme dans Frost, un repli pour le moi à l’écart du monde civilisé et artificiel. Elle devient camp de retranchement à partir duquel le moi peut défier le monde et lui lancer ses salves. Elle est une forêt sans brigands mais où le moi se retrouve avec lui-même. Dans cette reconquête, la nature n’est plus un obstacle infranchissable, la voie s’ouvre pour de nouveaux accords provisoires. Le pouvoir que le moi cherche à réinvestir n’est pas un pouvoir despotique130 et ne rétablit pas une alternative du type : la nature / la société ou le moi. La critique de la société se traduit toujours chez Thomas Bernhard en termes généraux et globaux dont l’exagération pourrait, à une première lecture, annuler les effets131. L’oppression que la société exerce est dénoncée sans qu’en soient démontés et analysés les mécanismes. Il n’en reste pas moins que cette analyse est suggérée à un second degré et sous-entendue. Il ne s’agit pas pour le moi de se reconquérir au mépris des réalités politiques, économiques et sociales pour s’affirmer triomphalement. La reconquête éventuelle est toujours perçue comme fragile et menacée d’échec. D’où l’abattage des arbres évoqué par l’acteur en même temps que la forêt.
55La menace de destruction avec laquelle l’individu défie la société ne cesse d’être pensée comme une menace à l’endroit de l’individu lui-même. En abattant la forêt, il se prive de son ultime retranchement, il se dépossède de lui-même, s’aliène et se piège dans sa propre volonté d’auto-affirmation. Les effets dévastateurs d’une reprise en main despotique du moi sont bel et bien pris en compte même s’ils sont eux-mêmes relativisés. Les catilinaires renversés dans le genre « il faut détruire le Burgtheater » (ou Vienne !) ne représentent pour l’acteur qu’une exploration passagère des possibilités de sa liberté. L’observateur ne doute pas qu’il va redevenir dès le lendemain matin « l’abruti grotesque et insupportable »132 qu’il est d’ordinaire. En d’autres termes, la société est toujours assez forte pour résister aux attaques de l’individu qui ne peuvent plus guère être que des invectives. Il n’en reste pas moins vrai que l’excitation est vue dans Holzfällen comme une attitude éthique qui définit elle-même une attitude politique. Cette attitude est celle qui place l’individu en rupture radicale avec la société qu’il attaque non dans le cadre d’une révolution mais sous forme de guérilla d’inspiration libertaire. Les idéaux révolutionnaires ayant été trahis, les solutions politiques classiques étant épuisées, comme Thomas Bernhard le laisse entendre à plusieurs endroits de son œuvre133, il ne reste que la liberté de s’opposer en faisant de la critique un principe sinon un système ainsi résumé par l’auteur : « Je suis le corbeau qui croasse la volonté de résister »134.
56Tout à coup, le narrateur de Holzfällen est pris de sympathie pour l’acteur qu’il trouvait à son arrivée aussi détestable que les autres hôtes. Il apprécie le courage avec lequel il se laisse emporter mais surtout, il reconnaît implicitement que vivre ainsi dans l’intensité et le refus du mensonge n’est possible qu’en pointillé, relève d’instants privilégiés. C’est dans ces instants où l’individu est capable de sortir de lui-même pour tenir tête au monde qu’il se révèle véritable philosophe qui parvient à débrider la force de sa critique et de ses attaques : « C’est ainsi que nous avons presque exclusivement à faire avec des êtres qui refoulent leur nature philosophique, qui la refoulent jusqu’à ce que, tout d’un coup, elle soit atrophiée puis morte. Ce n’est que sporadiquement que nous avons l’occasion de percevoir en eux et à leur personne cette nature philosophique »135. Dans ces instants, l’individu réveille en lui le philosophe contenu et bridé et devient « un philosophe de l’instant »136. La tension entre le moi et le monde qui débouchait sur une irritation dévorante est résolue ici dans l’instant qui révèle l’individu à lui-même. L’excitation est la forme active, agissante et offensive de l’irritation, son expression désinhibée. Sur le plan littéraire, elle vient ajouter au lyrique, à l’épique et au dramatique un genre d’une catégorie nouvelle, « l’atrabilaire ». Balayant les principes de la rhétorique traditionnelle, elle apporte une contribution nouvelle que l’on pourrait appeler l’« irritare », qui n’exclut pas le « delectare ». S’entretenant avec K. Fleischmann du « style marqué par l’excitation » dans lequel Holzfällen est écrit, Thomas Bernhard évoque les blessures ouvertes qui précèdent et déterminent ce style avant d’affirmer : « Il faut bien dire que l’excitation est un état agréable, cela fait battre le sang endormi dans les veines, cela vivifie et cela donne des livres »137. Et si cette délectation fait l’irritation du lecteur, cela n’en augmente que davantage le plaisir de celui qui écrit !
57On peut mesurer à cet endroit tout le chemin parcouru depuis Korrektur. Les personnages qui vivent au milieu de la société, le plus souvent une société qui représente l’élite culturelle, viennent remplacer les personnages qui s’isolent du monde et se consument dans une irritation impuissante. L’isolement fait place à un recul tout intérieur qui ménage des angles et un champ d’observation. L’irritation devient une arme offensive ; l’instant et ses vertus roboratives est accepté comme ce qui sans cesse doit être renouvelé ; on ne cherche plus à ramener l’éternité à l’intensité de l’instant, c’est l’instant vécu dans son intensité et son authenticité qui devient le garant d’une éternité dont on garde la nostalgie mais qui est hors de portée. Pour l’observateur désormais presque placide, le besoin est de plus en plus nettement affirmé de chercher refuge dans l’écriture, moins pour y trouver un réconfort que pour désamorcer par l’alchimie des mots une irritation dont le potentiel de nuisance pour l’individu qui l’éprouve ne s’épuise jamais. Écrire devient une forme de sauve-qui-peut, aussi méprisable, aussi respectable que les autres. Heureux que la soirée chez les Auersberger se termine, revenu à sa situation de départ, animé des sentiments toujours aussi contradictoires d’attirance et de haine pour une ville et des cercles auxquels il est définitivement lié, l’observateur de Holzfällen repart chez lui dans un état proche de la peur panique. Il n’aspire plus qu’à retrouver l’instant où il va pouvoir écrire pour surmonter l’épreuve de la soirée écoulée : « [...] et je pensais [...] à part moi que cette prétendue soirée-repas artistique me donnerait matière à écriture, sans savoir exactement quoi, mais que tout simplement j’allais écrire quelque chose à ce propos et je courus à bride abattue tout en me disant, tu vas tout de suite [...] te mettre à écrire, [...] hic et nunc illico presto et illico subito, avant qu’il ne soit trop tard »138. L’irritation se traduit ici par une course éperdue jusqu’à la feuille de papier où la tension va pouvoir être déchargée par l’effet de l’écriture. Depuis Rome, Murau est également occupé à écrire, à rédiger son autobiographie qu’il définit comme une anti-autobiographie. Désormais, le moi cherche à s’affirmer, non plus contre la vie mais malgré elle.
IV. L’affirmation du moi
1. Écriture et effacement
58Le nouveau rapport qui s’instaure au monde reste un rapport de rupture mais devient surtout un rapport de contestation et de remise en cause systématique d’inspiration anarchiste. Dans cette rupture, le moi exprime son désir et sa douleur face à une existence qui reste pour lui une énigme mais il laisse également parler une souffrance de nature politique puisque le monde se charge, à travers la société et son organisation politique, d’imposer l’illusion et le mensonge comme vérité dernière, ou rêve à réaliser et réalisable.
L’anti-autobiographie
59À l’inverse des personnages des quatre premiers romans, Murau se soustrait avec bonheur à un univers familial et à des origines qui ne lui inspirent qu’hostilité mais il est entouré d’amis et de proches à Rome, qui constituent pour lui des modèles. Un oncle Georg, un cousin, Alexandre, contribuent à son éducation politique. Georg, véritable père spirituel inspire à Murau l’idée d’écrire son anti-autobiographie. Murau souhaite à la fois continuer l’œuvre d’un être dont il se sentait complice, il a le sentiment d’un devoir à accomplir auquel il ne veut pas se dérober, même si c’est un devoir de destruction : « Étant donné que cette anti-autobiographie de la plume de mon oncle n’existe plus, c’est moi qui ai ce qui est véritablement l’obligation de procéder à un état des lieux de Wolfsegg et d’en faire un rapport sans complaisance aucune »139. Dans un monde où il n’y a plus rien à construire parce que tous les espoirs – politiques en particulier – sont épuisés ou parce que leur réalisation les fait tourner au cauchemar, l’œuvre qui reste à accomplir ne peut être qu’une œuvre de contestation et de destruction. Pour cette même raison, Murau s’inspire d’un autre être qu’il aime, son cousin Alexandre, que la famille ne considère qu’avec mépris mais qui est pour Murau « son professeur de philosophie »140, son « doux rêveur »141 qui imagine des actions politiques utopiques142 mais qui s’expose également en acceptant de protéger des réfugiés politiques143. C’est très exactement en songeant à son cousin Alexandre qu’il prend lui-même la décision de rédiger un testament qui est en même temps un acte politique : il liquide Wolfsegg, patrimoine familial dont il est l’héritier, en le léguant à la communauté Israélite de Vienne.
60Là encore, la différence est de taille par rapport au roman Korrektur. Après la mort de sa sœur et avant de se donner lui-même la mort, Roithamer prend des dispositions testamentaires, voulant affirmer par là la suprématie de l’individu sur l’État : il souhaite en effet restituer à l’État à qui il avait acheté à un prix démesuré l’emplacement pour la construction du cône, le cône construit et le terrain. Il entend cependant que le cône ne soit ni modifié ni entretenu et que l’ensemble soit abandonné à la nature et rendu à l’état sauvage. L’individu prend ici sa revanche sur l’État en laissant la nature reprendre ses droits mais dans le même temps, elle les reprend sur Roithamer lui-même qui se suicide dans un moment de folie. Roithamer avait racheté un bien acquis à l’État à la suite de l’expropriation d’un aristocrate terrien144. Roithamer, grâce à sa fortune, est en mesure de redéfinir les limites de l’État et de redessiner les contours du pouvoir de l’individu contre cet État. Mais ce rachat est jugé pure folie par le narrateur145 et l’effort de l’individu pour s’affirmer contre un État usurpateur et prédateur échoue effectivement au bout du compte. La seule affirmation possible du moi se résume à une revanche limitée où la nature prend le relais de l’État dans son entreprise de destruction. La revanche de l’individu dans Auslöschung est largement plus positive, elle se traduit aussi par des initiatives de nature politique. Murau restaure symboliquement les victimes juives du nazisme dans leurs droits. Il tente de réparer l’irréparable en léguant à son ami Eisenberg et à la communauté qu’il représente, une propriété qui avait abrité les responsables nazis accueillis à bras ouverts par ses propres parents. Même s’il meurt d’une mort dont la fin du roman ne nous révèle pas les causes, il meurt d’un mort visiblement plus douce, plus « naturelle » que Roithamer et après un geste qui nargue et provoque un pouvoir qu’il abhorre parce qu’il pense qu’il contient toujours en lui, en puissance, les mêmes germes de destruction nihiliste et barbare146.
61Les personnages en rupture avec le monde apprennent peu à peu à se détacher d’un attitude de nature expiatoire qui fait porter au moi seul toute responsabilité du désordre du monde et de ses mensonges. Le moi retourne au monde sa responsabilité propre et s’inscrit de ce fait à nouveau dans une perspective historique. Il est vrai que celle-ci se distingue chez Thomas Bernhard par sa négativité pure. Avec comme point d’appui et de départ l’abomination suprême et sans nom du totalitarisme, l’homme moderne s’est privé de tout avenir147. L’absolu de l’horreur ayant été atteint – si l’on s’en tient à l’écho que renvoie l’ensemble de l’œuvre – aucun salut à venir ne peut apparaître sur l’horizon d’un futur dont l’homme du vingtième siècle s’est définitivement privé. La seule tâche qui incombe à l’individu (ou une société) responsable est une tâche d’effacement. C’est à ce devoir d’effacement, d’extinction, d’extirpation de la faute (celle du monde objectif, cette fois), que Murau veut s’atteler en faisant ce qu’il peut politiquement (son don à la communauté Israélite) mais aussi sur le plan individuel et privé, à savoir rédiger son anti-autobiographie. Murau a déjà réfléchi au titre qu’il pourrait donner à cette œuvre – « Auslöschung », « Extinction », « Effacement » – qu’il conçoit comme un compte rendu sur « tout le système complexe de l’origine »148, la complexité tenant entre autres à l’entrelacs des fils privés mais aussi politiques, historiques d’une existence. Murau expose ce qu’il a en vue dans les termes suivants : « [...] j’efface bel et bien tout dans ce rapport, tout ce que j’y note sera effacé, tous les miens y seront effacés, leur époque comprise, Wolfsegg compris149. » L’affirmation du moi n’est envisageable qu’au prix d’une liquidation du passé qui ne saurait évidemment pas être un pur oubli du passé, son refoulement ou encore sa simple commémoration. Elle passe par un travail d’écriture qui commence par une réinscription dans les origines exécrées (celles de la famille, du pays d’origine et de son histoire). Le retour sur soi de l’écriture n’a ici rien de narcissique ; il n’est pas non plus un rejet du monde qui revient à ignorer la réalité de celui-ci. Il correspond à une volonté d’identification de soi qui tient compte de la réalité du monde. En refusant d’être purement fantasmagorique cette reconstruction de soi se donne aussi les moyens d’une critique réelle du monde d’où le moi est issu. Murau ne prétend pas à une vérité absolue sur Wolfsegg ; il se propose simplement de décrire Wolfsegg « tel qu’il le perçoit lui »150. Il cherche à apporter la clarté sur le rapport qui le lie à Wolfsegg et donc sur ce que Wolfsegg représente véritablement en représentant quelque chose pour lui. Jusque dans l’extinction de son passé, Murau lui reste à jamais lié ; la volonté et le besoin de liquidation du passé et des origines n’est autre que la preuve même de ces liens.
62Défaire les chaînes du passé n’est possible que si la réalité est rendue consciente. Écrire est le révélateur que choisit Murau. À propos de l’écriture, Aldo Gargani écrit dans Regard et destin : « On écrit sur son père, mais quoi, rien n’est moins exact, car en fait, c’est à son père qu’on écrit, et si ce n’est pas à son père qu’on écrit, ce qui revient très exactement à écrire pour son père, on se trouve alors condamné à traverser l’existence dans l’angoisse et la peur »151. Écrire répond à un nécessaire retour sur l’origine (vers le père, vers l’enfance) qui seul permet de retrouver une réalité jamais perçue comme telle dans l’enfance et jamais simple ou immédiate non plus152. Ce que nous appelons en effet réalité, dit encore Aldo Gargani, n’est perçu comme tel que par l’adulte qui fait retour sur son regard d’enfant. Enfant en effet, et avant de faire sa propre expérience du monde, il n’a perçu lui-même et vu le monde qu’à travers le regard de son père. Adulte, nous posons à nouveau un regard – ainsi qu’un nouveau regard – sur la trame dont nous sommes constitués et reconstituons ainsi une nouvelle toile, une nouvelle réalité qui sera cette fois notre existence, celle que nous nous approprions d’un regard neuf que nous portons sur elle, qui se tisse et se déroule dans le récit que nous en faisons. C’est en ce sens que Murau peut, à partir du récit qu’il compte faire de sa vie, se réapproprier son histoire, inscrire par les mots, sa trace sur une histoire qui deviendra la sienne. Le récit remplit ainsi le vide des questions laissées sans réponse ou des questions non posées ; à chaque phrase qui s’écrit, l’angoisse de vivre est différée et peut attendre d’une nouvelle phrase une réponse à venir. Ce que refuse Murau, fidèle en cela aux naufragés précédents, c’est un récit conçu comme une fiction, un conte153. « Destructeur d’histoires », à l’instar de son propre auteur, Murau envisage de faire un compte rendu (Bericht), un état des lieux de Wolfsegg ; il ne perd plus son énergie à la mise au point d’une étude (Studie). Il projette d’écrire une anti-autobiographie et le préfixe « anti » est à entendre ici non au sens de contraire ou d’opposition à un projet d’autobiographie, il n’est plus question que le moi se détruise pour s’affirmer. Il s’agit bel et bien d’asseoir le moi mais contre le monde et dans une écriture qui efface tout ce qui fait obstacle à la constitution de ce moi.
Récit et existence
63Le rêve n’est plus celui de l’idée unique, ou encore du mot unique, qui pourrait résumer en lui, résoudre et dissoudre dans l’instant fatidique, le mystère du monde, laminant le moi qui tente de venir à bout de ce monde en le pensant. Murau ne pèche plus par peur de la réalisation comme Konrad, il ne pétrifie pas la vie au profit d’une utopie aussi monstrueuse que parfaite. Il choisit, en écrivant, de s’ouvrir à un instant qu’il ne dépend que de lui de renouveler, dans l’interpellation infatigable d’un monde redevenu, à travers l’écriture, son monde, celui des siens et celui qu’il se réapproprie.
64Murau est un écrivain double ; il est l’écrivain de ce qu’il projette d’écrire mais n’aboutit pas – à moins de considérer que L’Extinction de son propre auteur n’est autre que la sienne. Écrivain formé à l’école de quelques maîtres qu’il recommande lui-même à son disciple au début du roman (JeanPaul, Kafka, Thomas Bernhard, Musil, Broch, Goethe, Schopenhauer, etc.), il se définit dans les dernières pages comme une sorte d’« agent de biens littéraires »154. Il est celui entre les mains de qui des biens circulent, qui ne sont autres que la réalité, qu’il apprend à gérer comme on le fait d’un capital immobilier. Certains de ces biens seront revendus, restaurés dans leur état initial ou rénovés, modifiés, d’autres se dégraderont ou seront volontairement détruits. Le statut même de ces biens est incertain. Leur avenir n’est pas décidé, arrêté, en même temps qu’ils n’appartiennent plus tout à fait à leur passé, à leur histoire. Ce que restaure l’écriture, c’est ce statut d’incertitude qui tout en arrachant à la réalité du passé, laisse ouverte la possibilité de l’avenir. Opposant la phrase qui explique à la phrase qui raconte, A. Gargani écrit : « [...] tout ce que nous sommes en mesure de faire c’est de raconter, au sens où c’est par le récit que nous devenons ce que nous sommes [...]. En affirmant au lieu de raconter, chacun n’est que son propre moi, ce moi qui exige de soi et d’autrui, mais qui n’est pas plus connaissance de soi que d’autrui ; en revanche, lorsque quelqu’un fait un récit, ou raconte, il est le moi qui ne veut pas être son propre moi ; lorsque nous faisons un récit, nous devenons par là ce que nous sommes et ce que nous sommes consiste avant tout par commencer à dire : « Je ne veux pas être ce moi que je suis »».155 C’est dans l’incertain de l’écriture, entre le passé qui n’est plus écrit, tel une réalité indépassable, et l’avenir qui est à écrire, que le moi se constitue, entre la phrase écrite et la suivante qui l’efface déjà.
65La possibilité pour Murau de s’affirmer malgré le passé de Wolfsegg est figurée par les perspectives nouvelles qu’ouvrent l’accident dans lequel l’héritier désigné périt. Alors que Murau (Franz-Joseph) n’était pas l’aîné, pas le préféré non plus, la disparition brutale du frère Johannes lui donne une seconde chance, celle de devenir « l’héritier en second » de Wolfsegg156. Devenir cet héritier en second, c’est saisir la possibilité de se constituer, de s’affirmer et d’exister. Roithamer détruisait en construisant, Murau a la possibilité de faire circuler entre ses mains tous les biens hérités de Wolfsegg (avec la calamité qu’ils représentent aussi). C’est dans l’incertain de l’écriture, dans ce que les phrases n’affirment plus, dans le blanc de l’une à l’autre qu’il peut exister et, tel un mort, revenir à la vie157. La phrase qui s’efface pour laisser surgir le moi, le vrai, le second, n’a plus rien à voir avec la rature irritée et excédée (celle de Roithamer), c’est celle qu’efface la phrase nouvelle qui point déjà, laissant respirer le moi dans cet intervalle. Murau est également l’écrivain de ce qu’il n’écrit en fin de compte pas et qui reste à l’état de titre : Auslöschung158. Plus sage que ses cousins fanatiques, échoués sur les glaces de leur soif d’absolu, Murau conçoit son projet en sachant qu’il y aura des lenteurs, des échecs, des reculades, des lâchetés de sa part qui en freineront la réalisation159. Que le projet n’aboutisse pas ne tient pas au seul fait que la mort n’en laisse plus le temps à Murau. Cet Effacement conçu comme un compte rendu, une description de Wolfsegg est destiné à la destruction de Wolfsegg, de cette réalité qui a constitué Murau et dans laquelle il ne se reconnaît pas, ne s’accepte pas. Que cet Effacement ne puisse pas voir le jour signifie aussi que Murau ne fera pas cette fois l’autopsie de son échec, celle qui exige au préalable une mort sacrificielle. Ce qu’efface essentiellement L’Extinction qui n’aboutit pas, c’est la correction mortifère, la suppression autosacrifïcielle des romans de la première manière. Revenant à la fin du roman sur son projet et les intentions qui l’animent, Murau confie à Gambetti qu’il n’a en tête avec son Extinction « rien d’exceptionnel » mais « un peu plus qu’une simple esquisse »160. L’entre-deux dans lequel Murau se situe a bien toutes les allures de ce que l’on connaît sous le nom banal d’existence : « Rien d’exceptionnel » – « un peu plus qu’une esquisse ». En préservant cet entre-deux des dangers d’une approche cérébrale161 Murau s’accorde la chance d’exister. En lieu et place du compte rendu, reste un roman, un récit (celui de Thomas Murau ou de Franz-Joseph Bernhard). À la phrase du compte rendu qui, tout en expliquant, fige et pétrifie, Murau laisse parler celle du récit, celle qui ne s’aveugle plus sur le fait que la phrase n’est là que pour cacher notre incompréhension du monde162. Arrivé à la fin du roman, Murau rejoint la fin de sa vie ; auteur de l’Extinction qu’il n’a pas écrite, ou d’une Extinction provisoire, il n’a pas signé son arrêt de mort ; le monde peut continuer à inventer des mensonges, écrire ses histoires et ses contrevérités, Murau lui, a existé d’une existence qui se double de celle de son auteur réel. Le compte rendu qu’il n’a pas fait a laissé le champ ouvert au récit, celui qui, jamais, n’enferme l’existence et, par là, la rend possible.
2. Réappropriation de l’expérience
66Effacer le monde, le liquider ne représente rien d’autre que la volonté pour le moi de s’accommoder avec l’existence, sur un mode qui n’a rien à voir avec la résignation, bien au contraire. Cette accommodation s’accompagne d’une hargne qui apprend aussi à rire, y compris d’elle-même ; le moi affirme sa volonté d’être lui-même mais cette fois dans un mouvement dont il veut limiter les effets néfastes, moins par souci de se ménager que par souci de mener une existence authentique et, à cette fin, de faire de son existence une véritable expérience, un chemin authentiquement parcouru, où le moi peut revendiquer chaque pas comme étant réellement le sien. Il n’y a nulle surprise dans ces conditions à ce que le moi soit en opposition permanente avec un monde qui, par l’uniformisation envahissante qu’il impose, ne laisse plus aucune place à l’expérience : « Tout discours sur l’expérience doit aujourd’hui partir de cette constatation : elle ne s’offre plus à nous comme quelque chose de réalisable. Car l’homme contemporain, tout comme il a été privé de sa biographie, s’est trouvé dépossédé de son expérience : peut-être même l’incapacité d’effectuer et de transmettre des expériences est-elle l’une des rares données sûres dont il dispose sur sa propre condition ». L’auteur de ces propos, Giorgio Agamben, rappelle que Walter Benjamin, dès 1933, rapportait à la guerre la perte de toute expérience. Celle-ci était soudain rendue vaine par la guerre qui ne consacrait pas uniquement les défaites militaires. Mais désormais, le rythme de la vie moderne, les conditions de travail sont tout aussi dévastateurs : « Nous savons pourtant, aujourd’hui, que pour détruire l’expérience point n’est besoin d’une catastrophe : la vie quotidienne, dans une grande ville, suffit parfaitement en temps de paix à garantir ce résultat. [...] L’homme moderne reste chez soi le soir épuisé par un fatras d’événements – divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables ou atroces – sans qu’aucun d’eux se soit mué en expérience »163. L’entreprise de Murau ne consiste en rien d’autre qu’à œuvrer à cette réappropriation de l’expérience, dût-elle être éternellement recommencée. C’est la raison pour laquelle l’accent est mis sur l’opposition entre l’artifice et le naturel. Liquider Wolfsegg, c’est liquider un monde où la théâtralité tient lieu d’expérience, où l’existence n’est qu’une mise en scène de mauvais goût164. Préférer le naturel à l’artifice ne signifie rien d’autre que vouloir en finir avec une existence qui se met à l’abri du vide existentiel en le cachant derrière le creux du masque, or ce projet exige de l’être humain courage et décision s’il veut être à la hauteur de l’abîme qu’il frôle. Le retour de Murau à Wolfsegg est du théâtre dans le théâtre. Il se voit lui-même acteur principal dans la mise en scène des obsèques de ses parents165. Le vrai théâtre ne doit plus servir qu’à dénoncer la comédie de l’existence, la culture doit être arrachée aux compromissions et complaisances qui la menacent.
67La cassure historique amorcée dès la première guerre mondiale et l’effondrement de la monarchie austro-hongroise sont perçues chez Thomas Bernhard comme ce qui prive l’homme de tout rêve d’écoulement paisible et continu de l’Histoire. Il doit faire son deuil d’une existence dont il pourrait espérer modifier le cours dans le sens qui l’aiderait à réaliser son épanouissement individuel. Avec les deux guerres mondiales, c’est l’expérience limite de la fin de l’Histoire et avec elle de la fin de l’humain qui a été touchée du doigt. Cette fin de l’humain était perçue dans Frost au niveau individuel et existentiel comme fin de tout rapport intime et de confiance avec la nature. Cette dernière était reléguée au rang de paradis définitivement perdu et mythique ou, au contraire, de machine infernale servant à reproduire avec une obstination désespérante la vie biologique. Le seul repli possible est un repli de l’esprit sur lui-même, c’est-à-dire également son enfermement. L’évolution de l’œuvre vers une position plus critique et offensive par rapport au monde reprend à son compte la notion de nature en faisant de celle-ci un critère de jugement et une valeur. L’esprit qui s’opposait à la nature comme à un contraire irréductible, trouve dans sa qualité, à savoir le naturel, la distance et le point de recul nécessaires à partir duquel il va pouvoir juger de l’artifice, c’est-à-dire du manque d’authenticité, de l’homme d’aujourd’hui. L’esprit ne s’oppose plus à une nature monstrueuse qui lui résiste mais s’institue juge d’une humanité et d’un monde devenus eux-mêmes monstrueux, purs produits d’une société et d’une civilisation dénaturées. Construites sur le vide, elles sont monstrueuses en ceci qu’elles prétendent justement à l’authenticité qui leur fait défaut et veulent ériger leur nihilisme en valeur indéfectible.
68Ainsi Thomas Bernhard est-il amené à décrier la nature comme mère infâme, parce que nourricière et reproductrice d’une vie imposée par le hasard fatidique de la naissance, et à dénoncer dans le même temps, au nom du naturel, l’artifice de l’existence humaine : « [...] c’est une erreur de qualifier l’homme d’être naturel, celui-ci n’existe plus. [...] Le monde de l’artifice a produit l’être artificiel. [...] Tout est artificiel. Tout est art. La nature n’existe plus »166. Murau exerce son disciple Gambetti à débusquer sans cesse l’artifice mais également à adapter son jugement à une réalité changeante puisqu’artificielle. Se retrouver dans le monde et apprendre à le connaître devient une tâche aussi délicate que d’avancer sur des sables mouvants car les critères de jugement, les références ne sont plus la nature – qui n’existe plus – mais l’instabilité, le mouvement : « Nous persistons à partir de la contemplation de la nature alors que nous devrions, depuis belle burette, ne partir que de la contemplation de l’art. C’est la raison pour laquelle, ai-je dit à Gambetti, tout est aussi chaotique. Aussi faux. Aussi affligeant. D’une confusion aussi fatale »167. On le voit à cet exemple, les oppositions et les contradictions dont use Thomas Bernhard ne se résorbent pas dans une pure annulation. L’artifice et le naturel ne se renvoient pas dos à dos dans une simple indifférence qui gomme tout mais chacun des termes sert à tenir l’autre à distance et peut être considéré dans des acceptions changeantes selon le terme qu’on lui oppose. Alors que la nature est pour l’esprit qui la pense une réalité menaçante, elle est également ce qui permet à l’esprit de penser le monde, son artifice, par opposition au naturel. En refusant une vision univoque des choses, en rejetant les oppositions classiques et rationnelles, il redevient possible de s’orienter dans le chaos du monde et, en premier lieu, de le percevoir, précisément, comme un chaos.
69Ainsi, la nature n’existe plus, mais le naturel demeure une catégorie qui permet de déceler l’artifice du monde. L’art lui-même ne s’oppose pas simplement et uniquement à ce qui est naturel mais peut se juger aussi à l’aune de l’artificiel. Sans que puisse être restauré en aucune manière un quelconque état de nature refuge et garant de toute authenticité, l’artifice peut être perçu jusque dans l’art qui ne doit pas être considéré aveuglément et pris pour argent comptant. Il doit lui aussi passer sans cesse au filtre de la critique. Pour cette raison, Thomas Bernhard ne cesse d’en dénoncer toutes les déviances ; il ne se satisfait pas de décrier la théâtralité et l’artifice de l’existence, il dénonce également tout ce qui dénature l’art et en fait un instrument que la société utilise à ses fins propres. L’art et l’artifice est ce qui reste à l’homme du vingtième siècle privé – souvent par sa faute – de nature mais aussi de transcendance et qui doit construire seul et à partir de rien, le sens de son existence. Parallèlement à la nécessité de vivre sur la base d’une existence construite de toutes pièces, où plus rien, ni la relation à la nature, ni les relations aux autres ne sont évidentes, immédiates, Thomas Bernhard prend en défaut toute attitude qui prend prétexte de la nécessité de bâtir l’existence à partir de rien pour évacuer toute éthique, tout engagement et toute décision authentiques. Ainsi peut-il, bien que clamant qu’il n’y a plus de nature, partir en guerre contre l’artifice, opposer au vrai théâtre, celui qui désoriente et dérange, la théâtralité et à la culture, tout ce qui n’est qu’industrie autour de la culture. Le glissement des notions auquel Thomas Bernhard procède volontiers, de l’art à l’artifice, du théâtre à la théâtralité, etc. tient compte à la fois de la nécessité de bâtir l’existence sur des bases toujours remises en question, toujours nouvelles, et de la volonté d’authenticité, la même que si on pouvait se référer à une vérité éternelle et unique.
70Le monde avec lequel le moi est en rupture est un monde où toute activité devient en elle-même sa propre fin et prétend s’ériger en valeur ; or la seule vraie valeur ne peut être que dans l’expérience unique, authentique – et qui appartient à l’instant – que l’individu peut faire du monde ; le reste est à détruire et à contester sans démordre. À partir de l’exemple de l’art et en usant de la méthode de l’exagération, Thomas Bernhard fait apparaître que l’art et la culture ne sont perçus le plus souvent par l’individu qu’au travers de filtres et d’intermédiaires qui dépossèdent par avance l’individu d’une expérience véritable et d’un accès immédiat à l’art ou à une quelconque réalisation culturelle. En exagérant à outrance, il déclare dans Alte Meister que tous les artistes ne sont au fond que des artistes officiels, marionnettes dociles de l’État168. L’homme du vingtième siècle est perçu comme un produit artificiel et ce, proportionnellement à un État qui au travers de ses institutions devient à son tour de plus en plus présent et puissant. Pour cette raison, Thomas Bernhard n’a de cesse dans chaque œuvre de parler de l’école comme d’une institution d’endoctrinement, de manipulation et pour finir d’anéantissement de l’individu. De même, ce que le spectateur perçoit d’un tableau ou encore d’une représentation au théâtre est indirect ; des choix, des lectures, des angles de vue sont déjà déterminés avant qu’une œuvre d’art provisoirement donnée comme finie ne soit proposée à la découverte du spectateur. Ainsi, ce qui est présenté est déjà déterminé par des choix esthétiques mais également politiques, financiers. Ce qui est perçu comme une « œuvre », une totalité, est en fait une somme d’éléments étrangers les uns aux autres qui donnent lieu davantage à un produit qu’à une œuvre, produit qui n’est lui-même qu’un fragment au statut aléatoire. Lorsque l’État ne s’en mêle pas au travers de ses organes et institutions, c’est l’artiste lui-même qui prend prétexte de son art pour chercher à se mettre en valeur169.
71Compte tenu de ces conditions propres au modernisme, la première œuvre à accomplir est une œuvre de destruction. L’urgence est moins de continuer à construire que de faire radicalement table rase de toutes les valeurs que le monde cherche à imposer au moi pour mieux l’anéantir. Tout l’enseignement que Murau a à transmettre à Gambetti consiste à lui redire sans cesse qu’il faudrait changer le monde « d’abord en le détruisant totalement et même radicalement, pour le réduire quasiment à néant »170. Le moi vise à une destruction radicale du monde d’inspiration anarchiste, qui ne peut être que l’affaire de l’individu et le place en position d’insurgé permanent. Elle est surtout une œuvre de tous les jours et de tous les instants : « Peu à peu [nous devons] être contre tout pour tout bonnement œuvrer à l’anéantissement général que nous avons en vue, nous devons liquider tout ce qui est ancien pour pouvoir à la fin l’anéantir complètement et laisser place au nouveau »171. Moins qu’une révolution, c’est plutôt un patient travail de minage qui est en vue. Il n’est pas possible de savoir ce que sera le nouveau qui est évoqué172 parce qu’il ne correspond pas à un idéal que l’on essaie de réaliser ; la priorité est bien de faire table rase du passé moins par foi dans l’avenir que parce qu’il faut aller de l’avant, et parce que l’homme a pratiqué la politique de la terre brûlée : « Tout ce qui est ancien doit être abandonné, anéanti [...] pour rendre possible le nouveau, quand bien même nous ne savons pas ce que peut bien être ce nouveau, dont nous savons seulement qu’il doit être [...] il n’y a pas de retour en arrière possible »173. L’homme moderne vit sur une histoire transformée par ses soins en cauchemar et où prévalent la destruction et le nihilisme. Murau ne s’est pas départi de la sympathie et de l’attirance qu’il éprouvait, enfant déjà, pour les jardiniers qui entretiennent le domaine de Wolfsegg. Il n’a par contre qu’aversion pour les chasseurs présents également à Wolfsegg et perçus comme les artisans de la destruction. La première tâche de l’homme moderne est sans aucun doute de se débarrasser des chasseurs, sans être jamais assuré que ceux qui patiemment cultivent, puissent jamais réussir à évincer les barbares en tout genre. Il faut maintenant débarrasser l’Histoire des fausses valeurs qui l’encombrent. Le meilleur du passé ayant été évincé, il faut liquider le nihilisme qui l’envahit encore et sourd dans le présent.
72Alors que la notion d’irritation disparaît quasiment totalement du dernier roman, ce sont les termes de destruction, d’extinction qui gagnent en fréquence jusqu’à en faire le titre et le sujet même du roman. Indirectement, le rêve qu’il n’y ait jamais eu d’existence du tout reste l’horizon téléologique de l’œuvre dont il n’empêche cependant pas l’évolution. L’irritation s’exacerbait et s’épuisait à rendre manifeste et éclatante l’impossible réalisation du pas en arrière, celui qui ramènerait au point qui précède la déchirure de la naissance. Le faire n’entraînait jamais qu’à une autodestruction suicidaire, pathétique sans doute mais également risible. Restait alors l’autre pas, celui de l’affirmation de soi qui efface le monde dans lequel il est inscrit et fait de cette place nette le point de départ d’une existence authentique et reconquise. L’effacement s’opère par deux moyens mis simultanément en œuvre, l’écriture et la critique du monde. Au vide laissé par l’irritation correspond désormais l’éviction de la théâtralité du monde et de son propre vide. Corrigée et rectifiée, l’irritation laisse la place à une expérience possible en vue d’une existence à reconquérir.
73Lorsque Thomas Bernhard déplore les ravages du modernisme, que ce soit dans l’Histoire, la politique, l’écologie, l’architecture, la culture de masse, ce n’est pas nécessairement pour se tourner vers un passé miraculeusement doté de toute les qualités qui font défaut au présent. La révolution qu’évoque Murau devant son disciple Gambetti doit être différente des révolutions qui ont eu lieu jusqu’ici : « seule une révolution élémentaire qui aille effectivement de fond en comble [...] peut être le salut, une révolution qui, dans un premier temps, fasse vraiment table rase de tout, réduise tout à néant, mais vraiment tout »174. La révolution à laquelle il aspire ne doit pas advenir pour restaurer le passé. Quant à la nouveauté, elle doit être dans sa radicalité, elle doit moins servir à mettre en place un idéal politique qu’à révéler une force de l’esprit nouvelle, capable, par ses effets perturbateurs et déstabilisateurs, de dissoudre, d’effacer, de s’opposer qui, selon Murau, fait actuellement totalement défaut en Autriche : « Nous sommes à présent en Autriche un monde affaibli, auquel il manque réellement le souffle de l’esprit, [...] incapable de concevoir ce qui est essentiel et fondamental »175. Si elle est conservatrice, la révolution de Murau l’est dans le sens où elle est l’œuvre de l’esprit qui, de sa puissance, doit pouvoir faire face à des forces sociales, politiques et culturelles qui ne sont pas analysées en termes de conflits de classe ou de rapports de force sociaux et économiques mais perçues néanmoins dans leurs résultats comme des forces qui travaillent à l’anéantissement de l’individu et de sa liberté. La critique du monde ne se fait pas en termes politiques stricto sensu. Sorties de leur contexte littéraire, bien des invectives qui émaillent les textes ne dépareraient pas dans des conversations de café du commerce. Elles ne sont recevables que si on les considère avant tout comme éléments d’une stratégie générale de déstabilisation, d’irritation. Bien moins féroces, somme toute, que les incartades vénéneuses d’un Karl Kraus, elles sont les marques d’humeur d’un moraliste capable d’une autodérision qui faisait défaut au premier176. Les accusations intempestives restent l’effet d’un désespoir transmué en force offensive contre le monde. Une analyse marxiste pourrait y décrypter l’utopie d’un idéaliste réactionnaire. Entendues comme celles d’un moraliste, elles peuvent être perçues comme la dernière croisade possible de l’individu rendu à sa solitude, libéré ou abandonné de Dieu, privé des utopies et autres rêves qui avaient prétendu jusque là faire progresser le monde. Le moraliste fait sourdre la révolte et la colère de l’individu en exil du monde et qui en souffre terriblement mais qui choisit cette fois de consumer le monde qu’il ne reconnaît pas. plutôt que de se consumer en s’irritant de le voir persévérer dans ses forfaitures.
74Pétrifiés par le gel au début de l’œuvre, condamnés à la prostration par leur propre volonté, les personnages saisis de désespoir se réchauffent au fil de l’œuvre et se raniment à la chaleur tiède des cendres d’un rêve d’extinction et d’effacement du monde qui a tout à gagner à ce que son déclin amorcé soit accéléré.
Notes de bas de page
1 Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, Suhrkamp StW 2. 1973. p. 9.
2 Idem, p. 10.
3 « Ignominie », « bassesse » font partie des termes les plus fréquemment employés par l’auteur.
4 Thomas Bernhard enferme Reger une vie durant au musée ; il clame par contre son aversion pour le happening ou toute forme d’action dans des lieux publics, ne voyant là qu’événements sans suite servant tout au plus à une auto-promotion de l’artiste du plus mauvais goût. Cf. Entretien avec Werner Wögerbauer, dans Arcane 17, 1987, p. 30.
5 Thomas Bernhard. Weltgeschichte, p. 266.
6 « Der Untergeher ist ein faszinierend schlechtes Buch, weil es schon Bekanntes variiert. Überdies enthält diese Variation in Sprache wie im Inhalt keinerlei Spannung. Deswegen ist das Buch langatmig, ja langweilig. Auf 243 Seiten Leere. Bernhard hat es geschafft ». Op. cit. Klaus B. Harms, Stuttgarter Nachrichten 1983.
7 « Der mörderische Kunsttrieb, beginnend in einer frühkindlichen seelischen Verletzung, sich entwickelnd in masochistisch-sadistischen Ritualen, in einem lebensfeindlichen Klima, gipfelnd in Eiseskälte, Verzweiflung, im Bewußtsein fortwährender Unzulänglichkeit, entbehrt hier der Emsthaftigkeit. Man merkt es der Sprache an, die ganz selbsttätig und automatisch geworden ist, sich selber standig parodiert und also aufhebt, nicht mehr abdeckt was sie behauptet, überhaupt nicht mehr meint, was sie sagt ». Christoph Kuhn, Tages-Anzeiger, 29.11.1983, op. cit., p. 266.
8 « [...] l’œuvre littéraire a deux pôles : le pôle artistique et le pôle esthétique. Le pôle artistique se réfère au texte produit par l’auteur tandis que le pôle esthétique se rapporte à la concrétisation réalisée par le lecteur ». Wolfgang Iser, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Mardaga, p. 48.
9 Der Untergeher, p. 53 et 54.
10 Idem, p. 51.
11 Ibid., p. 107, 108.
12 Ibid., p. 108, 109.
13 Ibid., p. 54.
14 Ibid., p. 242, 243.
15 Der Untergeher, p. 7, p. 29 « unser Freund »/ « meine Lebensfreunde ».
16 Korrektur, p. 347.
17 Der Untergeher, p. 10.
18 Idem, p. 32.
19 Ibid., p. 37.
20 Ibid., p. 26.
21 « Glenn ist der Triumphator, wir sind die Gescheiterten ». Der Untergeher, p. 33.
22 Idem, p. 61, p. 184.
23 « Erzählungen ertrage ich nicht mehr […]. Beschreibungen ertrage ich nicht mehr […]. So begnügte ich mich mit der Landschaftsbetrachtung », Ibid., p. 85-86.
24 Jacques Derrida, Marges – De la philosophie, Éd. de Minuit, 1972, p. 7-9.
25 « Dans une conceptualité et avec des exigences classiques on dirait que « différences » désigne la causalité constituante, productrice et originaire, le processus de scission et de division dont les différents ou les différences seraient les produits ou les effets constitués. Mais, tout en nous rapprochant du noyau infinitif et actif du différer, « différance » (avec un a) neutralise ce que l’infinitif dénote comme simplement actif, de même que « mouvance » ne signifie pas dans notre langue le simple fait de mouvoir, de se mouvoir ou d’être mu. » Idem.
26 « In dieser Stadt haben wir uns den Tod geholt, indem wir bei Horowitz studiert und Glenn Gould kennengelemt haben ». Der Untergeher, p. 47.
27 Idem, p. 33.
28 Der Untergeher, p. 65.
29 « Ich hatte im Grande kein Klaviervirtuose werden wollen, alles […] war für mich nur ein Vorwand gewesen, um mich aus meiner tatsächlichen Langeweile gegenüber der Welt zu erretten, aus meinem schon sehr frühen Lebensüberdruß. Und Wertheimer handelte im Grande wie ich […] »
30 Idem, p. 77.
31 « War kein leidenschaftlicher Ortsveränderer », Ibid., p. 65.
32 « Il avait une sainte horreur des gens qui racontaient des choses sans les avoir pensées jusqu’au bout, autrement dit, du genre humain, dans sa quasi totalité » (« Er verabscheute Menschen, die nicht zu Ende Gedachtes redeten, also verabscheute er beinahe die ganze Menschheit ») Ibid., p. 35.
33 « Ein Buch hat er veröffentlichen wollen, aber dazu ist es nicht gekommen, weil er sein Manuskript immer wieder geändert hat, so oft und Solange geändert, bis von dem Manuskript nichts mehr da gewesen ist, die Veränderung […] war nichts anderes, als das völlige Zusammenstreichen des Manuskripts, von dem schließlich nichts als der Titel Der Untergeher übriggeblieben ist ». Der Untergeher, p. 78 et 79.
34 « Die nicht so außerordentlich wie Wertheimer waren, hatten sich von Glenn nicht in dieser tödlichen Weise irritieren lassen ». Idem, p. 152.
35 « Wir machen immer den Versuch, aus uns herauszuschlüpfen, aber wir scheitern in diesem Versuch, […] weil wir nicht einsehen wollen, daß wir uns nicht entschlüpfen können, es sei denn durch den Tod », Ibid.
36 « Jetzt ist er sich selbst entschlüpft. dachte ich, auf mehr oder weniger unappetitliche Weise ». Ibid., p. 129.
37 « Ich mich umbringen, dachte ich. nachdem Glenn tot ist, Wertheimer sich umgebracht hat, während ich mich im Gastzimmer umschaute ». Ibid., p. 62.
38 « Wertheimer ist als ein unglücklicher Mensch geboren worden, das hatte er gewußt, aber doch, wie alle anderen unglücklichen Menschen auch, nicht einsehen wollen, daß er unglücklich zu sein habe, wie er glaubte und die anderen nicht, das deprimierte ihn, brachte ihn aus der Verzweiflung nicht mehr heraus ». Der Untergeher, p. 145.
39 « Wertheimer ist in die Geisteswissenschaften hineingegangen, […] ich bin in meinen Verkümmerungsprozeß eingetreten ». Idem, p. 13.
40 « Aber wenn ich ehrlich bin, hätte ich ja auch niemals der Klaviervirtuose werden können […], weil ich […] das Klaviervirtuosentum nur mißbraucht habe in meinem Verkümmerungsprozeß ». Ibid., p. 22.
41 « Wir treten als Klaviervirtuosen an und werden Stöberer und Wühler in den Geistes – wissenschaften und in den Philosophien und verkommen ». Der Untergeher, p. 22.
42 « Nächste Woche werde ich wieder in Madrid sein und das erste ist, die Glennschrift zu vemichten, um eine neue anzufangen, dachte ich, eine noch konzentriertere. eine noch authentischere, dachte ich ». Idem, p. 108.
43 André Clair, Kierkegaard, Existence et éthique, PUF 1997, p. 31.
44 « Der Gekränkte », Der Untergeher, p. 45.
45 « Der Nacheiferer ». Idem, p. 148.
46 « Die Idee, nach dem Tod Wertheimers noch einmal sein Jagdhaus sehen zu wollen, kam mir auf einmal absurd vor […]. Aber meine Handlungsweise ist doch keine sentimentalistische, dachte ich, mich im Gasthaus umschauend ». Der Untergeher, p. 50.
47 « Existieren heißt doch nichts anderes, als : wir verzweifeln ». Idem, p. 69.
48 Kierkegaard. Traité du désespoir, op. cit., p. 71.
49 « Als Der Gekränkte bezeichnete ich ihn immer wieder ». Der Untergeher, p. 45.
50 « Unser Untergeher ist ein fanatischer Mensch […], er stirbt beinahe ununterbrochen an Selbstmitleid ». Idem, p. 45.
51 « Er verstieg sich mehrere Male zu der Behauptung, er habe sein Klaviervirtuosentum seiner Schwester zuliebe aufgegeben […]. So versuchte er, sich aus seiner Verzweiflung herauszulügen, dachte ich ». Der Untergeher, p. 39.
52 « Aber Wertheimer war ja […] mehr noch das Opfer seiner Überzeugung, daß seine Schwester nur noch für ihn da sei ». Idem, p. 43.
53 « Kein Mensch ist so viel Wiener Straßen durchlaufen wie er, in aile aus allen Richtungen und wieder zurück bis zur totalen Erschöpfung. Ablenkungsmanöver, dachte ich. Er hatte einen immensen Schuhverbrauch. Schuhfetichist war auch von Glenn zu Wertheimer gesagt ». Ibid., p. 65.
54 « Wertheimer war ein ununterbrochener Nacheiferer, er eiferte allem nach, von dem er glaubte, daß es besser gestellt sei als er, obwohl er nicht die Voraussetzungen dazu hatte ». Der Untergeher, p. 134.
55 Idem, p. 148.
56 « Hat jahrelang mehr oder weniger nichts anderes zustande gebracht als musikalische Gekränktheit, dachte ich. Versuchte es plötzlich nur mehr noch sozusagen als Zweitschopenhauer, Zweitkant. Zweitnovalis. » Ibid., p. 155.
57 « Wertheimer war nicht imstande, sich selbst als ein Einmaliges zu sehen, wie es sich jeder leisten kann und muß, will er nicht verzweifeln, gleich was für ein Mensch, er ist ein einmaliger, sage ich selbst mir immer wieder und bin gerettet ». Ibid., p. 133.
58 « Alles Wertheimerische war immer nur ein Abgeschautes, ein Nachgeahmtes, er schaute sich alles bei mir ab, er machte mir alles nach. so hat er auch mein Scheitem von mir abgeschaut und mir nachgemacht. dachte ich ». Ibid., p. 125.
59 « Nur sein Selbstmord war schließlich seine eigene Entscheidung und ganz aus ihm ». Der Untergeher, p. 125.
60 « Wertheimer ist immer unter falschen Voraussetzungen an seine Existenz herangegangen ». Idem, p. 211.
61 Hans Höller, Kritik einer literarischen Form, Versuch über Thomas Bernhard, Akademischer Verlag Hans-Dieter Heinz, 1979, p. 126-134 et Werner Fuchs, Todesbilder in der modernen Gesellschaft, 1969, S. 214, cité par H. Höller.
62 L’expression est de H. Höller.
63 « Es hätte ja auch keinen Sinn [mich einzumischen] wo alles nach Auflösung stinkt / [...] ist die Stimme des einzelnen zwecklos geworden ». Heldenplatz, p. 99.
64 « Les uns après les autres, je voyais maintenant les curieux descendre de leurs voitures pour venir nous importuner en déblatérant leurs condoléances répugnantes ». (« Nacheinander sah ich jetzt schon die Neugierigen aus ihren Wagen steigen und uns mit ihrem widerwärtigen Kondolenzgeschwätz belästigen »). Auslöschung, p. 439.
65 « Es ist ganz natürlich, daß wir nach einem Begräbnis längere Zeit intensiv an den Begrabenen denken, noch dazu. wenn er ein naher, dazu auch noch ein inniger Freund gewesen ist, mit welchem wir jahrzehntelang verbunden gewesen sind. und ein sogenannter Mitschüler ist immer ein außerordentlicher Lebens- und Existenzbegleiter, weil er sozusagen ein Crzeuge unserer Verhältnisse ist ». Der Untergeher p. 143.
66 Idem, p. 8.
67 « Wertheimers Natur war der Natur Glenns vollkommen entgegengesetzt. dachte ich, er hatte eine sogenannte Kunstauffassung, Glenn Gould brauchte keine ». Ibid., p. 125.
68 Ibid., p. 33.
69 « Er war von seiner Kunst in einer Weise besessen gewesen, daß wir annehmen mußten, er könne diesen Zustand nicht mehr lange hinausschieben und werde in kurzer Zeit sterben ». Der Untergeher, p. 9.
70 « Ich sei rechtzeitig zur Überzeugung gekommen, daß ich selbst nicht für eine Virtuosenlaufbahn geeignet sei, […] da ich in allem immer nur das Höchste wolle, müsse ich mich von meinem Instrument trennen ». Der Untergeher, p. 12.
71 « Klavierradikalismus ». Idem, p. 10.
72 « Wir sind schon vemichtet und geben doch nicht auf, dachte ich, dafür ist Wertheimer ein gutes Beispiel, er hat noch viele Jahre. nachdem er von Glenn vernichtet worden ist, nicht aufgegeben, dachte ich ». Ibid., p. 124.
73 « Et l’idée de se séparer de son Börsendorfer n’est même pas de lui ». (« Und nicht einmal er selbst hat die Idee gehabt, sich von seinem Börsendorfer zu trennen. ») Der Untergeher. p. 124-125.
74 « Ich wollte immer nur ich selbst sein, Wertheimer aber war immer jenen zugehörig, die ständig und lebenslänglich und bis zur fortwährenden Verzweiflung, ein anderer, wie sie immer glauben mußten, Lebensbegünstigter sein wollen ». Idem, p. 133.
75 « Wertheimer war ein ununterbrochener Nacheiferer...[er] hatte unbedingt Künstler sein wollen und ist dadurch in die Katastrophe hineingegangen ». Ibid., p. 134.
76 « Daher auch seine Unruhe, sein ständiges, inständiges Gehen, Laufen, Sichnichtruhighaltenkönnen, dachte ich ! ». Ibid., p. 134.
77 « Wertheimer war immer langsamer, nie so entschieden in den Entscheidungen wie ich ». Ibid., p. 23.
78 « Il n’avait pas voulu admettre, que c’était son destin d’être malheureux ». (« [er hat] nicht einsehen wollen, daß er unglücklich zu sein habe »). Ibid., p. 145.
79 « er hat seine Schwester durch die Art und Weise und durch die Wahl des Ortes seines Selbstmordes in ein lebenslängliches Schuldgefühl gestürzt, dachte ich. Zu Wertheimer paßt diese Berechnung, dachte ich. Aber er hat sich dadurch erbärmlich gemacht, dachte ich ». Der Untergeher, p. 76.
80 « Er wollte Künstler sein. Lebenskünstler genügte ihm nicht, obwohl doch gerade dieser Begriff alles ist, das uns glücklich macht, wenn wir hellsichtig sind ». Idem, p. 149.
81 « Der Professor Robert ist ein Lebenskünstler, ein Existenzkünstler wie der Professor immer gesagt hat ». Heldenplatz, p. 23.
82 Der Untergeher, p. 81.
83 Idem, p. 36.
84 Ibid., p. 81.
85 « Jetzt bin ich der Schamlose, dachte ich. Ich beneidete die Toten ». Ibid., p. 52.
86 « Es war mir im Augenblick nicht klar, was ich hier suchte, außer dieser ganz und gar billigen Neugierbefriedigung ». Ibid., p. 76.
87 « So bin ich ihm doch schuldig, diese Hefte und Schriften (und Zettel) aufzustöbern und zu erhalten ». Ibid., p. 54.
88 « Wir beuten den Nachlaß aus. um den, der ihn hinterlassen hat, noch mehr zu vernichten, den Toten noch mehr zu töten, und hat er uns nicht den entsprechenden Vernichtungsnachlaß hinterlassen, erfinden wir einen solchen, erfinden wir ganz einfach Äußerungen gegen ihn etcetera ». Der Untergeher, p. 80.
89 « Theoretisch war [Wertheimer] ein Existenzbeherrscher, praktisch hat er seine Existenz nicht nur nicht beherrscht, sondern ist von ihr vemichtet worden ». Idem, p. 163-164.
90 « Ich lerne von Gambetti wenigstens ebenso viel, wie Gambetti von mir. Unser Verhältnis ist das ideale, denn einmal bin ich der Lehrer Gambettis und er ist mein Schüler, dann wieder ist Gambetti mein Lehrer und ich bin sein Schüler, und sehr oft ist es der Fall. daß wir beide nicht wissen, ist jetzt Gambetti der Schüler und bin ich der Lehrer oder umgekehrt. Dann ist unser Idealzustand eingetreten ». Auslöschung, p. 10.
91 Pierre Hadot, Éloge de la philosophie antique, éditions Allia, 1998. p. 45.
92 « Was wäre meine römische Existenz ohne Gambetti, dachte ich, der mich jeden Tag mit seinen neuen Ideen konfrontiert, der mir jeden Tag neue Fragen stellt, der mich tagtäglich erfrischt ». Auslöschung, p. 512.
93 « […] Gambetti, der Anarchist, der durch mich erst richtig zum Anarchisten geworden ist, den ich möglicherweise zum Anarchisten erzogen habe gegen seine Eltern, gegen seine Umwelt, gegen sich selbst, dachte ich, und der gleichzeitig mein anarchistisches Element angetrieben hat ». Idem, p. 512-513.
94 Auslöschung, p. 15.
95 Idem, p. 16.
96 « […] ich sagte mir sehr oft, daß es ja nicht nur für mich nützlich sein könnte, mit Gambetti nach Wolfsegg zu reisen, sondern auch für Gambetti selbst ». Ibid., p. 15.
97 Ibid., p. 15.
98 Ibid., p. 199.
99 « Dabei habe ich mir von Rom nichts erwartet. nur immer gedacht, es wird für eine wochenlange Zerstreuung gut sein, nicht mehr ». Auslöschung, p. 202-203.
100 « Und dann hatte es sich gezeigt, daß mein Entschluß, nach Rom zu gehen, die Erneuerung meiner Existenz gebracht hat, sozusagen die Geisteswende ». Idem, p. 203.
101 Le voyage en Italie de Goethe marque le couronnement de ce mouvement après la redécouverte de l’Antiquité par Winckelmann.
102 « Rom […] ist ein idealer Ort für eine solche Auslöschung, wie ich sie im Kopf habe. Denn Rom ist nicht das alte, das uralte Zentrum der abgelaufenen Weltgeschichte, es ist […] das heutige Zentrum der Welt ». Auslöschung, p. 202.
103 Cf. le récit autobiographique Der Keller ainsi que le fond des discours tenus – ou non – à l’occasion de la remise de prix littéraires : Mit der Klarheit nimmt die Kälte zu (1965), Der Wahrheit und dem Tod auf der Spur. Zwei Reden (1967), Nie und mit nichts fertig werden (1970).
104 F.N. Mennemeier parle à propos de Die Jagdgesellschaft de l’aporie d’une critique de la société qui en ratant ses effets serait plutôt le signe d’un attachement de type réactionnaire de l’auteur à ce qu’il prétend démolir. Dans « Nachhall des absurden Dramas. Thomas Bernhard », dans Modernes deutsches Drama II, W. Fink, 1975, p. 307-320. À propos de Verstörung, Hugo Dittberner démasque derrière le désespoir, la souffrance physique et morale des personnages une « apologie larvée du pouvoir », l’expression secrète d’une soif de pouvoir despotique, celui-là même qui est présenté comme étant à l’œuvre dans la nature et la société sans qu’il soit tenu compte des conflits d’ordre politique et économique. Dans H. Dittberner, « Die heimliche Apologie der Macht. Kritisches zu Thomas Bernhards Verstörung », dans Text + Kritik, 43, Hrsg. H.L. Arnold, Juli 1974. p. 22-28.
105 Hans Höller, Kritik einer literarischen Form, op. cit., p. 134.
106 « In der literarischen Form [wird] der konkreten geschichtlichen Entfremdungs-erfahrung eine zeitlose ästhetische Fassung verliehen » (« c’est dans la forme littéraire que l’expérience de l’aliénation concrète et historique vient trouver une expression esthétique et intemporelle »). H. Höller, op. cit., p. 151
107 II s’agit en fait d’un de ces clients misérables qui fréquentait l’épicerie Podlaha installée dans un des quartiers les plus pauvres de Salzbourg, à Scherzhauserfeld et où Thomas Bernhard avait été apprenti en 1947 à l’âge de seize ans.
108 « Darauf wollte er wissen, was ich jetzt machte. Schreiben, sagte ich, damit konnte er nichts anfangen, und er konnte sich auch nichts darunter vorstellen, und er bohrte nicht länger mit dieser Frage ». Der Keller, p. 118.
109 « [er sei] mit seiner Lage zufrieden, sei sie auch noch so beschissen. In seinem Alter sei einem alles gleichgültig, man hänge am Leben, aber egal sei es auch wenn es vorbei sei ». Idem, p. 118.
110 « Servus und es ist alles egal, hatte er zum Abschluß gesagt, als ob ich das gesagt hätte. Mein besonderes Kennzeichen heute ist die Gleichgültigkeit, und es ist das Bewußtsein der Gleichwertzgkeit alles dessen, das jemals gewesen ist und das ist und das sein wird ». Ibid., p. 118.
111 « Es ist gleich, ob einer mit seinem Preßlufthammer oder an seiner Schreibmaschine verzweifelt ». Der Keller, p. 119.
112 « [Wir] sind auf der Suche nach uns und finden uns doch nicht, so instandig wir uns darum bemühen. Wir haben von Aufrichtigkeit und von Klarheit geträumt, aber es ist beim Träumen geblieben ». Idem, p. 119.
113 Auslöschung, p. 243.
114 Hermann Broch met en garde contre une esthétisation de l’existence au détriment de l’éthique : danger qu’il décèle derrière l’envahissement par le kitsch : « Das Böse in der Kunst aber ist der Kitsch » (« Mais le mal dans l’art, c’est le kitsch ». Hermann Broch, Das Böse im Wertsystem der Kunst, dans Dichten und Erkennen, Essays, Band I, Rhein-Verlag Zürich, 1955, p. 311-350).
115 Auslöschung, p. 30.
116 « Fiat ars – pereat mundus sagt der Faschismus und erwartet die künstlerische Befriedigung der von der Technik veränderten Sinneswahmehmung, wie Marinetti bekennt, vom Kriege. [...] Die Menschheit, die einst bei Homer ein Schauobjekt für die Olympischen Götter war, ist es nun für sich selbst geworden. Ihre Selbstentfremdung hat jenen Grad erreicht, der sie ihre eigene Vernichtung als ästhetischen Genuß ersten Ranges erleben läßt. So steht es um die Ästhetisierung der Politik, welche der Faschismus betreibt ». Walter Benjamin, op. cit., p. 44.
117 Auslöschung, p. 193.
118 « Wir leben in zwei Welten, sagte ich zu Gambetti, in der wirklichen, die traurig und gemein ist und letzten Endes tödlich, und in der photographierten, die durch und durch verlogen, aber für den Großteil der Menschheit, die gewünschte und die ideale ist ». Idem, p. 128.
119 Ausloschung, p. 244.
120 Holzfällen, p. 7.
121 Les Lampersberg, un couple de la haute société viennoise, que Thomas Bernhard avait fréquentés assidûment avant de prendre ses distances s’était reconnu dans le couple Auersberger, s’était senti diffamé et avait obtenu la saisie en librairie des volumes de Holzfällen. L’article de E. Schindlecker fait état du scandale autour de Holzfällen et des effets de l’annonce de la saisie du livre en librairie dans la vie publique autrichienne. Eva Schindlecker : « Holzfällen. Eine Erregung ». Dokumentation eines österreichischen Literaturskandals, dans Statt Bernhard, Hrsg. Wendelin Schmidt-Dengler, Édition S, 1987, p. 13-58. À côté du mécène Lampersberg, on retrouve sous des noms presque homophoniques des écrivains célèbres comme Friederike Mayröcker (Anna Schrecker) ou encore Jeannie Ebner (Jeannie Billroth). Sur les autres scandales autour des discours publics de l’auteur et de la création des pièces de théâtre à Salzbourg, cf. Jens Dittmar, « Der skandalöse Bernhard, Dokumentation eines öffentlichen Ärgernisses », dans Text und Kritik, 43, 2. erweiterte Auflage, Hrsg. H.L. Arnold, September 1982, p. 74-84.
122 Durant toute la soirée, le narrateur s’amuse par son silence à faire monter l’irritation d’une ancienne amie, Jeannie Billroth, qui se pique d’être la « Virginia Woolf de Vienne » : « [...] vraisemblablement ils avaient subitement baillé, mais pas Jeannie ni moi non plus qui ne nous sommes pas quittés des yeux. [...] Elle te déteste, me dis-je, et toi tu la méprises, c’est la vérité ». (« […] wahrscheinlich hatten sie auf einmal [...] gegähnt, nur die Jeannie nicht und ich nicht, die wir uns gegenseitig nicht mehr aus den Augen gelassen haben. […] Sie haßt dich, sagte ich mir, und du verachtest sie, das ist die Wahrheit »). Holzfällen, p. 237.
123 « Ist ja kein Angriff. ist ein geschriebenes Buch, kein angreifendes. Ich schreib’ ja mit der Maschine und nicht mit dem Geschütz ». Dans Thomas Bernhard. Eine Begegnung, Édition S, 1991, p. 164.
124 Elle caricature les questions telles qu’on les retrouve dans les médias : « [...] elle demanda [...] si lui qui maintenant était plus ou moins arrivé au terme de sa vie pourrait dire au terme de sa vie qu’il avait trouvé dans son art quelque chose comme son propre accomplissement » (« […] sie sagte, […] ob er, der ja jetzt mehr oder weniger schon bald an seinem Lebensende angelangt sei, an diesem seinem Lebensende sagen könne, daß er in seiner Kunst sozusagen seine Erfüllung gefunden habe »). Holzfällen, p. 291-292.
125 « Die Ernüchterung, also schon der nächste Morgen, macht ihn naturgemäß wieder zu dem grotesken Stumpfsinnigen, Unerträglichen, als den wir ihn kennengelernt haben, denke ich ». Idem, p. 309.
126 « Allein wegen dieser von dem Burgschauspieler der Jeannie ins Gesicht gesagten Wahrheit, wie immer diese Wahrheit sein mag oder nicht sein mag, hat es sich doch schließlich ausgezahlt, eine Einladung zu dem künstlerischen Abendessen anzunehmen ». Ibid., p. 299.
127 Ibid., p. 301.
128 « Denn wir alle sind in der Künstlichkeit aufgewachsen, in dem heillosen Wahnsinn der Künstlichkeit, nicht nur ich, der ich zeitlebens darunter gelitten habe, [...] alle hier, sagte er, und er drehte sich nach der Jeannie um und sagte zu ihr, auch Sie, [...], die Sie mich mit Ihrem Haß verfolgen und mich verachten ». Holzfällen, p. 302.
129 Idem, p. 304.
130 Comme le suggère H. Dittberner.
131 C’est particulièrement frappant dans le théâtre : « Le seul moyen d’améliorer le monde est de le supprimer » (« wir könnenkonne die Welt nur verbessern / wenn wir sie abschaffen »), dans Der Weltverbesserer / « où que nous regardions, nous ne voyons que l’ignominie nationale-socialiste et la débilité catholique » (« wohin wir schauen / nationalsozialistische Gemeinheit und katholischer Schwachsinn »), dans Elisabeth II., p. 308.
132 Holzfällen, p. 309.
133 Cf. Die Ursache, p. 85 ; dans Heldenplatz : le constat de l’échec de toute forme de protestation, p. 78 et le diagnostic désabusé du professeur Robert Schuster sur l’Autriche depuis la monarchie jusqu’à la Seconde République, p. 96-97.
134 Propos confiés par l’auteur à Karin Kathrein et rapportés dans Der konservative Anarchist, op. cit., p. 76.
135 « So haben wir es ja fast ausschließlich mit Menschen zu tun, die ihr Philosophisches unterdrücken. es Solange unterdrücken, bis es aufeinmal abgestorben und tot ist. Nur ab uns zu haben wir Gelegenheit, dieses Philosophische in und an ihnen wahrzunehmen ». Holzfällen, p. 309.
136 Idem, p. 309.
137 « Erregung ist ja ein angenehmer Zustand, bringt das lahme Blut in Gang, pulsiert, macht lebendig und macht dann Bücher », dans Thomas Bernhard. Eine Begegnung. op. cit., p. 170.
138 « […] und ich dachte, […] daß ich über dieses sogenannte künstlerische Abendessen schreiben werde, ohne zu wissen, was, ganz einfach etwas darüber schreiben werde und ich lief und lief und dachte, ich werde sofort […] schreiben, […] gleich und sofort und gleich und gleich, bevor es zu spät ist ». Holzfällen, p. 321.
139 « Da diese Antiautobiographie meines Onkels nicht mehr da ist, habe ich selbst ja sogar die Verpflichtung, eine rücksichtslose Anschauung von Wolfsegg vorzunehmen und diese rücksichtslose Anschauung zu berichten ». Auslöschung, p. 197.
Il ne reste aucune trace de l’anti-autobiographie que l’oncle a brûlé aux dires de la famille mais Murau se demande si ce n’est pas sa propre mère, sœur de Georg, qui a fait disparaître des notes accusatrices et compromettantes, Auslöschung, p. 188-189. L’exemple de Georg illustre l’évolution de l’autodestruction du moi des premiers romans à la démonstration de sa destruction par l’acharnement d’un monde hostile.
140 Idem, p. 518.
141 Ibid., p. 514.
142 « Alexander était toujours poursuivi par l’une de ses idées fixes, il voulait prier le président du Chili, la plus horrible des dictatures qui soit, de libérer tous les prisonniers politiques détenus au Chili. » (« Alexander war immer von einer seiner Lebensideen besessen, er wollte den Präsidenten von Chile bitten, aile politischen Häftlinge in Chile, dieser grauenhaftesten aller Diktaturen, freizulassen »). Ibid., p. 649.
143 « Avec Alexander, j’ai traversé Bruxelles dans tous les sens pour rendre visite à ses amis qui habitaient tous dans des logements de fortune, qui étaient presque tous sans le sou, originaires des différents pays d’Europe [...] et qui avaient fui leurs régimes pour se réfugier en Belgique. » (« Mit dem Alexander bin ich durch Brüssel gelaufen zu seinen Freunden, die aile in notdürftigen Quartieren gehaust haben, alle fast völlig mittellos gewesen sind, aus den verschiedenen europäischen Ländern stammten, [...] die sich nach Belgien geflüchtet haben vor ihren Regimen »). Ibid., p. 515.
144 « Car le terrain sur lequel Roithamer construisait son cône était devenu, après l’expropriation de l’ancien propriétaire, un aristocrate descendant des Habsbourg, propriété de l’État. » (« Denn das Grundstück, auf welchem Roithamer den Kegel baute, gehörte nach der Enteignung des aristokratischen Vorbesitzers, eines Habsburgers, dem Staate »). Korrektur, p. 20.
145 Idem, p. 20.
146 La dimension politique de Auslöschung et le déplacement d’accent qu’elle représente par rapport au reste de l’œuvre, est largement mise en évidence par Andreas Gößling. Elle s’intégre à un mouvement de retour sur soi de l’individu qui parvient à mieux sortir de ses ténèbres en ne s’isolant plus du monde et en l’évinçant mais en prenant sa réalité en compte.
« [La nature] n’est plus conçue comme l’immuable anhistorique mais elle est marquée par l’histoire et conçue comme chargée d’idéologie » (« [Natur] wird nicht mehr als ahistorisch Unveränderliches, sondern als geschichtlich geprägt und ideologisch überformt begriffen »).
Dans Andreas Gößling, Die Eisenbergrichtung : Versuch über Thomas Bernhards Auslöschung, Kleinheinrich, 1988, p. 48.
147 « Qu’on n’oublie pas de parler de la première moitié de ce siècle comme d’une moitié de siècle dans la démence » : Thomas Bernhard, dans À la recherche de la vérité et de la mort, 1967, discours cité dans Ténèbres, p. 40.
148 Auslöschung, p. 201.
149 « [...] ich lösche in diesem Bericht tatsächlich alles aus, alles, das ich in diesem Bericht aufschreibe, wird ausgelöscht, meine ganze Familie wird in ihm ausgelöscht, ihre Zeit wird darin ausgelöscht, Wolfsegg wird ausgelöscht ». Idem, p. 201.
150 Ibid., p. 197.
151 Op. cit., p. 9.
152 S’interrogeant sur ce qu’est la réalité pour l’enfant, Aldo Gargani écrit : [elle n’est autre] « que le point d’intersection de son propre regard avec le regard du père, qui a constitué son angle de visée et formé par là son destin », op. cit., p. 9.
153 Thomas Bernhard évoque le conte de la belle Autriche qu’il ne racontera pas bien que l’ayant en tête, cité dans Ténèbres, op. cit., p. 38.
154 « Eine Art literarischer Realitätenvermittler ». Auslöschung, p. 615.
155 Aldo Gargani, Regard et destin, op. cit., p. 58.
156 « Zweiterbe ». Auslöschung, p. 506.
157 Andreas Gößling relève cette seconde chance accordée à Murau de pouvoir exister. Il voit dans Auslöschung la remise en cause d’une perspective première manière (Verstörung) qui plaçait tout sous l’analyse et le regard « mutilant » de l’esprit et de la raison et explique par cette remise en cause le déplacement de perspective que représente ce dernier roman. Andreas Gößling. Die Eisenbergrichtung, op. cit., p. 38.
158 Auslöschung, p. 199.
159 Idem, p. 200 et p. 613.
160 Ibid., p. 615.
161 Murau dit à Gambetti que c’est sa tête qui exige de lui qu’il fasse un compte rendu de Wolfsegg. Ibid., p. 198.
162 « La phrase qui prétend décrire la réalité présente, et capturer la réalité présente par cette description même, est une phrase qui prétend tout voir, qui croit tout voir, et se révèle finalement être l’illusion de qui ne s’aperçoit pas que notre soi-disant compréhension complète et exhaustive n’est qu’une forme de cécité devant notre incompréhension ». A. Gargani, op. cit., p. 57.
163 Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Payot 1989, p. 19 et 20.
164 L’oncle Georg voit ainsi la vie des parents de Murau : « et ils entrent journellement dans leur vie comme ils vont au théâtre pour assister à une comédie innommable » (« sie gehen auch tagtäglich in ihr Leben, wie in das Theater, in eine scheußliche Komödie »). Auslöschung, p. 58.
165 Idem, p. 318-319.
166 « [...] es ist ein Irrtum, wenn wir den Menschen als natürlichen bezeichnen, den gibt es ja gar nicht mehr. [...] Die Kunstwelt hat den Kunstmenschen hervorgebracht, umgekehrt der Kunstmensch die Kunstwelt […]. Alles ist künstlich. alles ist Kunst. Es gibt keine Natur mehr ». Auslöschung, p. 125 et 126.
167 « Wir gehen immer noch von der Naturbetrachtung aus, wo wir doch schon lange nur mehr noch von der Kunstbetrachtung ausgehen sollten. Dadurch hatte ich zu Gambetti gesagt, ist alles so chaotisch. So falsch. So unglücklich. So tödlich konfus ». Idem, p. 126.
168 Alte Meister, p. 61.
169 Cet aspect est aussi au cœur de Holzfällen.
170 « indem wir sie ganz und gar radikal zuerst zerstören, beinahe bis auf nichts vernichten ». Auslöschung, p. 209.
171 « Nach und nach [müssen wir] gegen alles sein, und ganz einfach an der allgemeinen Vemichtung, die wir im Auge haben. mitwirken, das Alte auflösen, um es am Ende ganz und gar auslöschen zu können für das Neue ». Idem, p. 211.
172 Ibid., p. 212.
173 « Das Alte muß aufgegeben werden, vemichtet werden, […] um das Neue zu ermöglichen, wenn wir auch nicht wissen können, was denn das Neue sei. aber daß es sein muß. wissen wir [...], es gibt kein Zurück ». Ibid., p. 212.
174 « nur eine tatsächlich grundlegende, elementare Revolution […] kann die Rettung sein, eine solche, die zuerst einmal alles vollkommen zugrunderichtet und zerstört, tatsächlich alles ». Auslöschung, p. 146.
175 « Wir sind jetzt eine geschwächte, tatsächlich geistlose österreichische Menschheit, […] der das Grundlegende und Elementare gar nicht möglich ist ». Idem, p. 146.
176 Nous nous référons en particulier à l’article de Michael Pollak « Karl Kraus, Le juge suprême de la vie intellectuelle. Une stratégie ». Dans Karl Kraus et son temps, Dir. G. Krebs et G. Stieg, Université de la Sorbonne nouvelle, 1989, p. 121-137. L’auteur part de ce commentaire de Kafka : « Dans l’enfer de la littérature judéo-allemande, Kraus est le grand vigile, le grand castigateur et c’est là son mérite. Il n’oublie qu’une chose, c’est que lui-même a toute sa place dans cet enfer parmi ceux qu’il faut châtier. »
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