Chapitre III. L’irritation et le rire
p. 189-250
Texte intégral
« Ist es eine Komödie ? Ist es eine Tragödie ? »
Thomas Bernhard
I. La volonté de la volonté
1En même temps que s’impose à l’esprit des personnages la nécessité d’une nouvelle science de la nature, le contenu de celle-ci reste encore insaisissable et à définir. On pressent qu’elle doit sortir des limites strictes dans lesquelles elle est enfermée à présent. Elle ne peut plus guère se contenter de remonter aux causes dont elle constate les effets, d’être purement mécaniste. Elle doit être globalisante, médecine, musique et philosophie à la fois, science du corps et de l’esprit en même temps, sous peine de n’arriver qu’à des conclusions qui tout en prétendant à la vérité ne sont que des représentations révocables.
2Cette nouvelle science de la nature cependant, ne peut s’épanouir tant que perdure l’opposition irréductible entre matière et esprit, entre nature et esprit, entre monde et conscience du monde. Aussi longtemps qu’elle reste irrésolue, les personnages se condamnent à une position de tension extrême face à une réalité récalcitrante dont ils cherchent tout au plus à remonter la trace et l’origine dans de vains efforts de compréhension et de saisie. Dans cette perspective dualiste, la nature est ressentie comme le seul monde possible, comme l’absolue positivité contre laquelle l’esprit ne va pouvoir se défendre qu’à condition de la nier et de lui contester toute légitimité, toute prétention à être cet absolu qui est à lui-même sa propre cause ; par ailleurs, l’esprit ne peut s’imposer contre cette nature qu’en tentant de s’affirmer dans sa négativité, position contradictoire qui, poussée à son paroxysme, ne se résout que dans le drame. Loin de devenir elle-même à travers la conscience de l’homme, la nature reste ce mur de réalité extérieur à la conscience, hors de portée et aliénant en somme. L’esprit, quant à lui, reste esprit contre la nature ou redevient, dans les cas extrêmes, nature en désordre, folie. Jamais il ne peut devenir nature tout en étant à distance salutaire de celle-ci et en restant donc lui-même. L’étendue de l’exploration des origines peut couvrir plusieurs domaines, aussi bien celui de la biographie, de l’histoire individuelle que celui de l’histoire politique et collective ou encore celui de la culture. Lorsque Thomas Bernhard élargit son œuvre au champ de l’autobiographie, il apporte la preuve, si besoin était, qu’il lui est nécessaire d’écrire pour exister contre le monde. Mais, bien plus encore, il parvient ainsi à désenclaver la fiction de l’imaginaire pur, de l’art pur pour centrer toute son œuvre sur la question essentielle : celle du rapport de la nature à tout ce qui n’est pas la nature, du rapport de la nature à l’esprit, de la légitimité et de la validité de ce que nous pensons être notre connaissance du monde, de ce que nous appelons culture. Pas plus que la volonté de construire n’aboutit, celle de fouiller en archéologue sourcilleux le terrain de ses origines ne guérit davantage des plaies laissées par la césure entre la nature, le monde et l’esprit ; elle ne lave pas non plus la culture et l’art, qui en est une manifestation, du soupçon d’imposture, au contraire. La question essentielle de savoir quelle connaissance du monde serait à même de rendre l’existence vivable, reste entière après les détours de l’œuvre et de ses personnages pour ne pas céder à une capitulation et à une résignation jugées trop faciles. Alors que la nécessité d’une nouvelle science de la nature se fait jour, on peut se demander pourquoi le pressentiment de cette nouvelle science n’est pas davantage une planche de salut. Les présupposés, il est vrai, restent les mêmes, à savoir une opposition irréductible entre l’esprit et matière. Or c’est bien cette exclusion réciproque qu’il faut analyser.
3Comment se fait-il, en effet, que cette science de la nature que Konrad et Roithamer appellent de leurs vœux et qui n’a plus l’aridité d’un simple catalogue de règles immanentes, ne parvienne pas à les arracher à leur isolement ? C’est que la nature, la réalité, restent en permanence en dehors d’eux et contre eux. Pour sortir de cette opposition dualiste entre l’homme et la nature, encore faudrait-il qu’ils ne renient pas la part de nature qu’il y a en eux et qui pourrait servir de premier pont.
4Dans ses études sur la nature et leur place dans la philosophie, Maurice Merleau-Ponty se propose un approfondissement de la Nature afin d’être éclairé « sur les autres Êtres et sur leur engrenage dans l’Être »1. En opposant le corps et l’esprit comme le fait Descartes, seul Dieu est à même de rétablir l’unité et la cohérence de ces deux entités : « Ce corps que je suis n’est jamais le corps que je pense et ce n’est que pour Dieu qu’ils sont corps dans le même sens »2. Vu ainsi, Dieu apparaît comme un « Être, infini mais qui n’est pas le seul Être, [et dans lequel] se trouve le secret de tous les autres et de l’Être »3. Cherchant une vraie explication de l’Être, qui ne soit pas compréhensible uniquement d’un point de vue divin mais d’abord d’un point de vue humain, M. Merleau-Ponty est conduit à partir du présupposé suivant : « la Nature en nous [a] quelque rapport avec la nature hors de nous, il faut même que la Nature hors de nous nous soit dévoilée par la Nature que nous sommes »4. Cette part de nature a un nom et une réalité qui est le corps. Or le corps que l’on traîne avec soi chez Thomas Bernhard est un corps encombrant, malade, un fardeau accroché à l’esprit pour l’entraver, l’exact pendant de la nature extérieure qui nous résiste. La conscience que l’on a du corps, quant à elle, ne nous renvoie jamais qu’un corps inconscient, une sorte d’œil immobile et ouvert sur ses blessures qui fait pendant à la béance du monde. À travers elle, l’esprit se borne à enregistrer la matérialité du corps. Mais ce faisant, c’est l’opposition esprit / matière, esprit / nature qui est consacrée et le lien que seul le corps est susceptible d’établir en direction de la nature est totalement occulté. Si le corps est bien cette matérialité que l’on tient à distance de soi par la conscience, il est ce qui, dans le même temps, continue selon M. Merleau-Ponty à nous ouvrir au monde qui l’enveloppe, qu’il perçoit, prospecte et dont il nous informe. La conscience que nous avons du corps le tient à distance de nous et de notre esprit mais cette même conscience le perçoit également comme un corps qui s’ouvre au monde, nous met en relation avec lui et nous en rapproche. « [...] le corps est le mesurant du monde, je suis ouvert au monde parce que je suis dedans par mon corps »5. Le corps est ce maillon qui abolit l’opposition radicale entre matière et esprit pour restaurer une unité originelle qui ne se donne pas immédiatement, qui est toujours derrière ou devant nous, et nous fait sentir que le monde ne peut être hors de nous et contre nous puisque nous existons en lui. Thomas Bernhard s’en tient à une conscience derrière laquelle se profile la clarté de l’esprit qui scinde et divise. Il ne voit dans l’obscur qui rapproche et nous met en relation avec le monde qu’opacité matérielle ou charnelle, tout en appelant de ses vœux une science non mécaniste qui balaie cette vision dualiste.
1. Le corps entre l’esprit et le monde
5« Tout le monde vit au moins trois existences, une réelle, une imaginaire et une autre, que l’on ne perçoit pas »6 lit-on dans In der Höhe. Qu’il puisse y avoir une existence que l’on ne perçoit pas mais qui n’en compte pas moins dans la vie d’un individu, voilà bien une conscience qui s’avoue à demi et illustre la part de silence faite sur le corps. Outre que ce silence est sans doute injuste, il s’avère en partie inopérant puisque cette existence à laquelle les sens nous ouvrent se vit en nous, à notre insu : « chacun vit une existence qu’il ne perçoit pas », à laquelle ses sens, son corps l’ouvrent sans qu’il accepte d’y prêter attention. À côté de cette existence passée sous silence, il ne reste plus que l’existence réelle, concrète et puis l’autre, intellectuelle ; ainsi y-a-t-il l’existence que l’on vit réellement et celle que l’on interprète, celle qui nous est livrée comme un fardeau avec tout le poids de sa matérialité et celle qui nous permet de résister à ce fardeau par la force de l’esprit. Il y a à cette vision dichotomique qui règle toute la perception du corps chez Thomas Bernhard une double explication autobiographique.
Le corps obstacle
6Les récits autobiographiques révèlent au lecteur les conditions matérielles et psychologiques particulièrement difficiles dans lesquelles l’enfant Thomas Bernhard grandit. Qu’il soit un enfant illégitime ne fait que contribuer à dégrader la relation à la mère Hertha. Provisoirement exilée de son propre gré en Hollande, la mère place le nourrisson sur un bateau-maison dans le port de Rotterdam pendant qu’elle-même fait des ménages pour subvenir au quotidien ; tous les dimanches, elle rend visite à l’enfant. Louis Huguet relate à propos de cette femme : « Chacune de ses lettres laisse percevoir l’étroitesse de la relation mère-enfant, l’attachement de ce dernier d’ailleurs en bonne santé à la mère, le besoin inconscient qu’il éprouve de sa présence. Malgré le sourire, n’y-a-t-il pas un reproche dans le regard de l’enfant trop rarement en contact corporel avec sa mère ? Quand celui-ci lui rend visite chez la famille de pêcheurs, elle note le regard distant, déconcerté de l’enfant retiré de son berceau. » L. Huguet cite au même endroit une lettre de Hertha qui met bien en évidence cette privation de contact corporel et charnel ; l’enfant, cette fois est au foyer de Hillegersberg : « Le dernier jour où je lui ai rendu visite, Thomy a pleuré quand je suis arrivée et on ne peut pas rester plus de vingt minutes, on ne peut pas non plus sortir l’enfant du berceau, on peut seulement le regarder, souvent c’est difficile mais, surtout, ne cédons pas aux sentiments, cela ne fait pas avancer les choses7 ! » Le départ pour l’Autriche avec l’enfant et le retour de Hertha auprès de ses parents n’arrangent rien. Elle devient alors, ainsi que sa propre mère, Anna Bernhard, l’esclave dévouée jusqu’à l’abnégation de son père Johannes Freumbichler. Avec Anna, elle s’éreinte au travail afin que, libéré des corvées matérielles, J. Freumbichler puisse se consacrer à l’écriture en toute quiétude et être enfin, peut-être, sacré grand écrivain. Toute la pression de cette responsabilité se cristallise en une haine et une agressivité toujours croissantes que la mère reporte sur l’enfant. L. Huguet rapporte encore le témoignage d’une amie selon laquelle « elle se faisait trop de souci pour sa famille », « au détriment de l’enfant », commente l’auteur8. En 1932, l’enfant est confié aux grands-parents alors à Vienne, Hertha regagne la Hollande pour quelques mois puis rentre définitivement à Vienne. Au début de l’année 1935, les grands-parents quittent Vienne pour Seekirchen, la séparation d’avec la mère devient désormais une habitude. Dès 1934 Hertha fait la connaissance d’Emil Fabjan qu’elle épouse en juillet 1936. Jusqu’au 6 décembre 1937, date à laquelle Hertha et son fils rejoignent Emil Fabjan installé depuis trois mois comme garçon-coiffeur à Traunstein en Bavière, l’enfant ne voit que très rarement sa mère : « Je la voyais rarement à présent, peut-être deux ou trois fois par an »9. Là encore, Louis Huguet écrit : « Pour le jeune couple, sa présence est sans doute considérée comme un obstacle. Emil Fabjan ne reconnaîtra jamais Thomas Bernhard pour son fils. Il restera le Vormund, le tuteur »10. La fin de la séparation est loin d’être célébrée comme des retrouvailles heureuses, d’autant qu’elle signifie la séparation douloureuse d’avec le père spirituel, le grand-père : « Ce qui me rendait malheureux, c’était le fait qu’à présent, avant mes grands-parents, [...], je devais partir pour Traunstein avec ma mère et son mari. Il n’était pas possible de me faire comprendre que c’en était fini de Seekirchen. Ce n’avait encore une fois été qu’une étape. Continuer à vivre sans grand-père sous le gouvernement d’un étranger, le mari de ma mère, que mon grand-père, selon son humeur, qualifiait de ton père ou ton tuteur, me paraissait la chose la plus impossible du monde. Cette catastrophe signifiait que je prenais congé de tout ce qui, rassemblé, avait effectivement été mon paradis »11. Les difficultés de la vie aidant, ce n’est pas la connivence qui s’installe entre la mère et le fils mais la rancune. Le fils est rendu responsable de l’ignominie du père naturel (Alois Zuckerstätter) et de la malédiction qui pèse sur la vie de la mère. « Tu as détruit ma vie ! C’est toi qui es responsable de tout ! Tu es ma mort ! [...] Tu es un aussi grand propre à rien que ton père12 ! La ressemblance physique de Thomas avec son père n’arrange rien. La seule fois où il rencontre son grand-père paternel, celui-ci lui donne en souvenir une photo d’Alois Zuckerstätter ; lorsque l’enfant montre la photo à Hertha, la mère se perd en imprécations et jette la photo au feu. Il doit alors comprendre l’incompréhensible, à savoir qu’il est coupable, entre autres, de ressembler physiquement à un père qu’il ne connaît pas. C’est en ce qu’elle a de physique que la présence de l’enfant est intolérable pour la mère. Cette dernière déchaîne sa haine en assénant des coups moins sur un fils que sur un corps honni. Mais pire encore que les coups, il y a les reproches et les injures proférées par la mère, les mots dont on ne peut se remettre : « Elle ne pouvait faire autrement que de recourir au nerf de bœuf. Lorsque les coups qui pleuvaient sur ma tête ou ailleurs ne donnaient pas le résultat escompté, elle se rabattait sur les phrases déjà évoquées à l’horreur desquelles, bien sûr, je ne pouvais pas me soustraire. La parole avait cent fois plus d’effet que le bâton. Elle m’a dressé mais elle ne m’a pas éduqué. [...] À grand renfort de paroles d’une méchanceté diabolique, elle parvenait à ses fins : avoir la paix, d’un autre côté, elle me précipitait dans le plus terrible de tous les abîmes dont je n’ai pas réussi à sortir de toute ma vie durant »13. Ce qu’il est intéressant de noter ici, c’est le sens que donne Thomas Bernhard à ces coups, à cette violence infligée à son corps d’enfant et à cette torture morale : « Au fond, ce n’était pas moi que ma mère grondait mais elle grondait mon père qui s’était dérobé à ses devoirs envers elle [...] ce n’était pas moi qu’elle rossait mais, en même temps, le responsable de son malheur quand elle me battait. Le nerf de bœuf ne m’était pas seulement destiné à moi, à la moindre occasion, il l’était aussi à mon père »14. Ces explosions de colère ne tournent pas à la perversité sadomasochiste, elles ne donnent pas lieu, pour finir, à une fixation perverse et pathologique. Le corps, en raison de la ressemblance avec le père, est ce qui vient s’interposer entre la mère et le fils, faire obstacle à l’épanouissement de leur affection : « J’aimais ma mère de tout mon cœur, à l’inverse ma mère m’aimait également au moins autant, mais cet amour réciproque fut, aussi longtemps que ma mère vécut, entravé dans son épanouissement, par l’existence de ce démon invisible pour moi »15. Ainsi le corps devient ce qu’il est préférable de mettre entre parenthèses puisqu’il fait obstacle à l’essentiel ; il condamne à l’impuissance dont il est l’humiliante expression. Le mieux n’est-il pas alors de le laisser de côté, ce que fait Thomas Bernhard avec tous ses personnages qui sont des hommes de l’esprit quand ils ne sont pas des pauvres d’esprit abrutis, dominés par leur corps ; et lorsque la tentative est faite d’assumer, par amour, ce corps, c’est le cas de Konrad et de sa femme paralysée, elle conduit à la destruction réciproque et au crime. « D’abord c’est lui qui s’était sacrifié pour elle, [...] des décennies durant pour elle et son infirmité, maintenant c’était à son tour de se sacrifier pour lui »16. De surcroît, le corps n’entraîne que vers des zones troubles et obscures, là où c’est la clarté, la transparence qui est recherchée. C’est vainement que Thomas Bernhard a cherché à percer le mystère de sa naissance et, plus exactement encore, le mystère fait autour de sa conception. De sa mère, et des « on dit », il ne tient que l’esquisse d’un aveu : « Mon père [...] a très probablement dû à l’époque l’approcher de très près, et même de manière intime. Mais je n’en sais pas plus. On raconte que les deux se rencontraient assez souvent dans ce que l’on appelait une tonnelle, dans le verger de tante Rosina. Voilà vraiment tout ce que je sais de ma naissance »17. Seul est à peu près certain le lieu de l’infamie ; les raisons, elles, relèvent du non-dit, ce qui renforce ici la représentation de quelque chose de trouble, d’inavouable et alimente un sentiment de culpabilité18. Ce silence autour de la naissance devient commandement divin lorsque la seule personne susceptible de renseigner l’adulte devenu écrivain, décidé à en apprendre davantage, meurt dans un accident de la circulation particulièrement violent en venant se rendre au rendez-vous fixé19. Le mystère qui entoure la conception de l’enfant accable le corps, source de malédiction, de faute, de péché : il n’y a pas jusqu’au pavillon de la tante qui ne soit situé dans le verger, au milieu des pommiers ! Mais le mystère qui l’entoure fait également de cette conception une « conception immaculée »20. Dans les deux cas de figure, que le corps soit le fruit empoisonné du péché ou de l’opération du Saint-Esprit, le corps est perçu comme cette réalité à exclure, à écarter. Faire avec le corps, ne pas le bannir, c’est s’abîmer dans un enchevêtrement glauque où se mêlent bassesse, culpabilité, violence et châtiment. Corps sujet ou objet de violence, il n’est pas une histoire de Thomas Bernhard qui n’épargne au corps ce traitement.
7Le corps comme source de plaisir n’émerge que dans le phantasme trouble de l’inceste présent dans l’œuvre de Thomas Bernhard avec une récurrence qui mérite d’être interrogée. C’est un lien incestueux qui unit les deux frères orphelins dans la tour du récit Amras21. L’industriel qui s’isole dans un pavillon de chasse dans le roman Verstörung tient en otage dans sa solitude une femme qui est sa demi-sœur22. Le lecteur apprend dans le roman Das Kalkwerk que la femme de Konrad est en fait une demi-sœur23. C’est pour sa sœur, sa chère âme unique au monde que Roithamer conçoit l’érection du cône à laquelle aucun des deux ne survit. Wertheimer, dans Der Untergeher ne se remet pas du mariage de sa sœur avec celui qui est désigné comme « le Suisse » et c’est pour lui faire expier un amour contrarié qu’il mène à sa sœur une vie impossible : « ainsi, bien que l’ayant haïe [...], il a aimé sa sœur comme aucun être au monde »24. Mais même l’exemple de la tentation de l’inceste – toujours allusive et jamais explicite – est encore une manière indirecte de s’interdire de toucher au corps de l’autre. Le corps comme source de plaisir et d’ouverture à l’autre est interdit à Konrad et à sa femme dont la pauvre carcasse n’est qu’une machine inerte clouée à un fauteuil roulant. Quant à tout ce qui se passe entre les autres demi-frères et demi-sœurs, c’est malignement laissé à l’entière fantasmagorie du lecteur. Ria Endres constate à juste titre que le plus souvent chez Thomas Bernhard la femme est privée de corps25 mais il faut cependant relever également que les hommes sont tout aussi schématiques et sans corps et lorsque ce n’est pas le cas, ils n’en font usage que comme des brutes ramenées ainsi au même niveau de bestialité et de dépravation que les femmes. La seule allusion à peu près claire à un rapprochement sensuel des corps apparaît dans le récit Amras : « Dans la tour [...], il faisait froid, malgré tout, nous nous retrouvions souvent complètement nus, corps contre corps, appuyés contre les murs, dans un tendre contact charnel dépourvu de tout effet magique pour nous depuis longtemps déjà »26. Ces brefs instants de tendresse érotique partagés par les deux frères sont toutefois moins révélateurs de tendances homosexuelles que d’une tendance à l’auto-érotisme, les deux frères n’étant jamais que le dédoublement du même. Contrairement aux apparences, ces exemples montrent que la porte de l’échange avec l’autre et, en l’occurrence, l’autre de l’autre sexe, n’est pas hermétiquement fermée ; le corps y est cependant d’un mince secours. Quant à la sexualité, les récits retiennent exclusivement les débordements brutaux et bestiaux auxquels elle entraîne. L’auteur, quant à lui, semble la tenir pour une question de second ordre, avançant qu’on peut servir ses exigences ou l’oublier, selon que la nature rend ses besoins impérieux ou que la maladie par exemple les atrophie27. Ce qui ressort bien plus nettement de la tentation de l’inceste, c’est, plus par-delà le corps qu’à travers lui, le besoin d’ouverture à l’autre, à l’autre dans sa différence et son altérité absolues, incarnées par la figure de la sœur. Rejoindre cette sœur, c’est rejoindre la même chair mais surtout le même esprit par-delà la division de la naissance. De là le côté quasi mystique qui auréole les rarissimes femmes aimées dans l’œuvre de Thomas Bernhard, la mère déjà disparue et la sœur souffrante du narrateur dans Verstörung28 ou encore Maria (« ma très grande poétesse ») dans Auslöschung29.
Le corps malade
8La deuxième expérience déterminante dans la biographie de l’auteur est celle de la maladie dont il rend compte dans les récits Der Atem et Die Kälte. Transféré de l’hôpital dans le centre de repos de Großgmain, Thomas Bernhard se retrouve en fait à l’âge de dix-huit ans dans l’antichambre de la mort, confronté à l’expérience la plus limite de l’existence humaine. La maladie vient rappeler à sa conscience que le corps ne connaît que les lois de la nature et qu’il est naïf de simplement les ignorer : « Alors seulement, j’avais reconnu l’absurdité qu’il y avait eu à vouloir ignorer une maladie qui s’était déclarée dès l’automne, en faisant fi de son évolution et de sa nature. Mais vouloir ignorer une maladie [...] est une démarche contre la nature et ne peut qu’échouer »30. Dans la même période, son grand-père qui est également à l’hôpital, lui donne à méditer cette conviction intime qu’il veut lui faire partager : « C’est le corps qui obéit à l’esprit et non l’inverse »31. Thomas Bernhard se souvient de cet homme dont il ne se sentait plus désormais proche par les seuls sentiments, comme lorsqu’il était enfant, mais aussi par l’esprit ; il se souvient de leur résolution commune : « Nous avions décidé de tout faire pour sortir de l’hôpital »32. La gravité de la maladie lui donne la mesure de l’abîme qui sépare l’esprit du corps. Cette prise de conscience lui permet de se préserver des ravages du second. « Mon corps était donc encore sous l’emprise de la maladie mais mon esprit, et ce qui était peut-être plus important, mon âme, ne l’était pas »33.
9C’est par la force de l’âme et de l’esprit que Thomas Bernhard se décide pour la vie contre la mort. L’âme ne guérit pas le corps mais la force de l’âme et de l’esprit qui résiste au corps pourrait l’entraîner. Écoutons comment Thomas Bernhard alors mourant et condamné par les médecins et les infirmières résiste aux forces de mort de la nature : « Mais j’avais fait le vœu de tout supporter dans ce mouroir [...] pour en ressortir et c’est ainsi que j’avais mis au point un mécanisme de la perception qui, loin de me nuire, était instructif pour moi. Il ne fallait plus que je me laisse blesser par les objets de mes réflexions et de mes observations [...]. En faisant jouer mon intelligence [...], j’avais pu réduire à un minimum les blessures que je m’infligeais à moi-même à observer ce qui se passait autour de moi »34. La reconquête de la vie passe par la réappropriation de l’intelligence, une fois passé le stade de semi-inconscience où l’ont plongé à la fois la faiblesse du corps et l’intensité de la douleur. Tous les signes qu’il perçoit et qui pourraient tout aussi bien l’enfoncer dans le désespoir, deviennent, parce qu’il a décidé de survivre, un appui à partir duquel il remet petit à petit la maladie et la mort à distance. Par l’esprit, le corps est relégué à une autre place, moins envahissante, à sa place. Dès lors, le malade condamné ne partage plus le sort des mourants qui l’entourent et rendent, les uns après les autres, leur dernier souffle, il ne partage plus que leur chambre, il redevient un observateur35, un étranger, un visiteur de passage. Toutes les observations de l’auteur laissent entendre qu’il se refait une santé à l’insu de son corps : « Dans mon lit d’angle, je parvenais à faire de la musique que j’entendais au fond de moi, un moyen, sinon le moyen le plus important, du processus de ma guérison [...] qui plus est, l’intelligence critique avait à nouveau commencé à fonctionner en moi, contribuant à rétablir l’équilibre entre les choses dont j’avais perdu toute notion »36. La nécessité de retrouver l’équilibre dont il est question ici, s’impose non comme un signe d’une harmonie et d’un accord parfait entre l’esprit et le corps qu’il s’agirait de restaurer mais précisément comme le signe de la tension et de l’opposition permanente qu’ils entretiennent, chacun essayant de mener seul l’attelage. Voici ce qu’observe Thomas Bernhard : « Le garçon de dix-huit ans que j’étais à l’époque, les causes de sa maladie et puis la maladie elle-même, l’ont propulsé directement sur le théâtre de l’horreur. Son aventure avait échoué, j’étais vaincu, [...], parfaitement conscient d’avoir sombré dans le fond le plus profond de l’existence humaine, à la suite de ma présomption. J’avais cru pouvoir arracher par la force une existence qui m’eût satisfait, voire comblé. Mais j’avais déjà surmonté le point crucial [...], on m’avait déjà administré l’extrême-onction, tout apparaissait déjà de nouveau sous un jour optimiste »37. Particulièrement éloquent ici est ce jeu de tension entre l’esprit qui caracole tout seul, oubliant, négligeant le corps, péchant par surestimation de ses forces et un corps qui reprend ses droits. Puis à nouveau, l’esprit choisit la vie.
10Dans une interprétation un peu trop romantique selon nous, Urs Bugmann38 considère que Thomas Bernhard découvre dans la maladie quelque chose qui n’est pas différent de la vie mais qui est la vie sous un autre aspect. Il découvre des forces de mort qui mettent en éveil des forces de vie, suivant en cela Novalis. Selon U. Bugmann, « la maladie ne met pas seulement la vie en péril, elle est tout autant une occasion que le destin donne à l’homme de se saisir dans son être d’homme [...], Thomas Bernhard saisit ces forces humaines qui transcendent l’immanence dans la perception que les sens nous en livrent et qui sont à la fois expression et prémices de l’entéléchie »39. Nous avons mis en évidence qu’il n’y a pas précisément transcendance mais lutte et conflits permanents. On ne pourrait parler d’entéléchie pour l’homme que s’il parvenait à dépasser dans un mouvement de suppression / absorption ce qui s’oppose à sa réalisation et à sa perfection et empêche ainsi de trouver le repos que les personnages s’évertuent vainement à chercher. Or leur difficulté tient moins au dépassement du conflit qu’à la recherche d’un équilibre40, d’une mise à distance salutaire du corps et de l’esprit, laquelle suppose encore la recherche d’un troisième point d’appui comme Roithamer l’affirme dans Korrektur41. Ainsi l’homme doit-il au moins autant se méfier de la nature et du corps que de l’esprit et des productions de l’esprit ; il nʼa pour ce faire, et ce n’est pas là la moindre difficulté, que le recours de son esprit. Lorsque Thomas Bernhard met en exergue du récit Amras la citation de Novalis : « La nature de la maladie est aussi obscure que la nature de la vie »42, il ne faut pas voir là une allégeance inconditionnelle à la philosophie de Novalis mais bien plutôt une allégeance d’une ironie toute romantique.
11Corps et esprit sont dans un rapport incessant de lutte et de surenchère réciproque jamais définitivement et harmonieusement résolue. Thomas Bernhard en fait l’expérience à la fois concrète et symbolique lors de son séjour à Großgmain : « J’ai eu avec ma mère de ma vie durant, des rapports distants, à certaines périodes même, sans aucun doute, hostiles, [...] mais maintenant je pensais l’avoir retrouvée, ma mère, oui, disons le mot, l’avoir redécouverte pour moi »43. « Ici, dans le mouroir, il m’a été donné tout d’un coup d’éprouver les sentiments d’attachement et de tendresse pour ma mère dont j’avais été si douloureusement privé tout au long de ces dix-huit dernières années passées »44. Cet accord ne connaît pas là son dénouement mais seulement son point d’orgue. Alors qu’il est en convalescence à l’hôtel Vötterl, il apprend de la bouche de sa mère « qu’elle était obligée de rentrer à l’hôpital, elle-même avait prononcé le mot de cancer »45. La maladie et le corps reprennent vite le terrain un temps concédé.
Le corps piégé
12Sans doute est-ce l’expérience d’un corps maudit et malade qui s’oppose à ce qu’on fasse de lui un pont qui projette l’homme dans le monde et lui renvoie la conscience d’un Être dont il participe également. Ainsi l’homme vit-il cette existence qu’il ne perçoit pas parce qu’il ne peut pas la tenir pour vraie et que toute son expérience lui a appris la défiance ; elle lui a également appris que la perception elle-même pouvait faillir, se mettre entre parenthèses : « Moi-même, j’en étais arrivé durant cette période au seuil le plus bas de ma faculté de perception et en conséquence je ne ressentais plus de douleur d’aucune sorte »46. Sabine Scholl qui cite ce passage du récit Der Atem47 s’appuie sur l’étude de Amras et de Verstörung pour avancer que l’écriture de Thomas Bernhard est un exemple de « stratégie de survie qui tourne au solipsisme »48. Elle fait grief à l’auteur de s’installer, à partir de la maladie, sur un poste d’observation et de prendre en otage la bonne santé du monde pour lui retourner au visage le masque de la maladie et de la mort ; ce qu’il écrit est, selon S. Scholl, une nouvelle version nihiliste du dandysme dont l’écriture irrite et désespère tout en laissant à son auteur et à lui seul la possibilité et la décision de résister aux agressions de la maladie et à la faiblesse du corps. En fait de stratégie de survie, il s’agit bien plutôt dans un premier temps, de renaître au monde, de le réapprendre en écoutant attentivement les sens ; cette renaissance se fait dans la double conscience à la fois d’un corps qui est anéanti mais également d’un esprit qui décide de dire non à la mort. La naissance, Thomas Bernhard ne cesse de le répéter, est l’effet de l’irresponsabilité criminelle des parents, elle est mort en sursis, maladie en germe. Mais à côté de cette première naissance, il y en a une seconde, celle que l’individu se réapproprie pour la reconstruire : « Les mains qui me touchaient étaient tout d’un coup celles d’infirmières qui ne m’étaient apparues jusqu’alors que comme de grandes taches blanches sur ma rétine [...] Le fait est que, des lits de mes voisins dans la salle commune, je ne percevais plus seulement des voix et des bruits indistincts mais tout d’un coup des mots parfaitement compréhensibles »49. Ce second éveil est celui de l’âme et de l’esprit qui s’insurgent subitement contre la loi que le corps veut leur imposer ; mais il est avant tout un refus, une volonté de reprise en main des règles du jeu : « Je voulais vivre, tout le reste n’avait plus d’importance. Je voulais vivre ce qui veut dire vivre ma vie, comme et aussi longtemps que je le veux. Ce n’était pas un serment, c’était la résolution de celui que les médecins avaient déjà condamnés, résolution prise au moment précis où l’autre, devant ses yeux, avait cessé de respirer »50.
13Cet épisode fournit l’exemple d’un acte de la volonté qui est à la clé du comportement des personnages de Thomas Bernhard. Au-delà de l’opposition traditionnelle – confortée chez Thomas Bernhard par l’expérience – entre matière et esprit, c’est bien la volonté ou, à proprement parler, le vouloir qui est le ressort fondamental. Puisque l’homme est jeté dans une existence qu’il n’a pas voulue, il s’agit pour lui de relever le défi qui lui est lancé, peu importe ensuite que cela ait un sens ou pas, qu’on puisse le justifier ou pas. La réflexion que note Thomas Bernhard après le passage cité est particulièrement révélatrice : « entre deux possibilités, je m’étais décidé cette nuit-là, à cet instant décisif, pour celle de la vie. Cette décision était-elle bonne ou mauvaise ? Cela n’avait aucun sens d’y réfléchir »51. L’essentiel est bel et bien d’affirmer la volonté de s’opposer à tout ce qui entrave la décision individuelle. L’individu s’affirme en voulant la vie mais, plus encore, en décidant de vouloir cette affirmation de la vie, c’est-à-dire en voulant vouloir, par un acte de la volonté certes mais, plus encore, en revendiquant la volonté de la volonté. C’est cette affirmation double et dédoublée du vouloir, véritable acte de rébellion, qui laisse par ailleurs toute possibilité aussi bien à l’esprit qu’à la nature de poursuivre leur guerre. Le ressort de cette volonté se manifeste et devient perceptible dans l’irritation qui enregistre le conflit entre l’esprit et la matière et se nourrit aussi bien de la victoire de l’un que de celle de l’autre. C’est à partir du corps que l’on va chercher à s’opposer aux pouvoirs destructeurs de la nature. « Le corps », selon Schopenhauer, « n’est rien d’autre que la manifestation du vouloir, la volonté devenue visible et objective »52. L’irritabilité, dans laquelle le corps manifeste son aptitude à réagir est, toujours selon Schopenhauer, une objectivation de la volonté : « ainsi donc, dans l’action véritable seule, la volonté elle-même est à l’œuvre, et partant de là, dans le mouvement des muscles, et en toute logique dans l’irritabilité : autrement dit, ce qui s’objective dans celle-ci, c’est la volonté proprement dite »53. Chez Thomas Bernhard, cette volonté en éveille une autre, celle d’y acquiescer ou, ce qui revient au même, de supplanter la volonté qui se manifeste dans le corps par celle qui s’affirme dans l’esprit. À la dualité classique et cartésienne de l’âme et du corps, Schopenhauer substitue celle de la volonté et de l’intellect (de la représentation). En pensant l’ensemble de l’univers (depuis le règne végétal jusqu’à l’être humain) comme manifestation du vouloir-vivre, il fait de ce dernier un principe unique et absolu. L’existence entière sous toutes ses formes, son explication, peuvent être ramenées à ce principe unique auquel l’intellect lui-même est soumis. On voit que c’est cette soumission que Thomas Bernhard rejette. Il est ainsi conduit à réitérer une forme de dualisme entre l’esprit et le corps, tout en retenant le principe d’une volonté indéracinable, mère de tous les malheurs. La recherche du nirvâna est supplantée par le maintien en éveil de l’irritation, dût-il en coûter l’exaspération la plus forte. Le corps n’est pas un pont qui permet à l’homme de rejoindre l’Être des choses ; ce qu’il fait retrouver est un principe actif qui met l’individu et son esprit en concurrence avec la matière, la nature, alimente le conflit qui l’oppose à elle tout en s’en nourrissant. À y regarder de plus près, on pourrait considérer que cette forme de volonté de la volonté n’est qu’un leurre, qu’elle n’est jamais elle même qu’une forme hyperbolisée et déguisée du vouloir au sens schopenhauérien. Mais avant tout, elle met en évidence que ce qui importe plus encore qu’une explication du monde, c’est l’attitude que l’on peut avoir à l’intérieur de celui-ci. La position clé du corps dans la définition de cette attitude en fait un corps otage, tiraillé entre les impératifs de la matière et les exigences de l’esprit. L’irritation s’y fait les griffes et l’épuise, l’esprit, pour se prouver qu’il existe, le met à l’épreuve, le soumet sans cesse à la question. L’irritation devient un point stratégique à partir duquel la contradiction entre la nature et l’esprit s’élève à une puissance toujours supérieure, laissant à la conscience la satisfaction de ne pas rester passive face à cette contradiction ni d’en demeurer prisonnière ; dans le même temps, la position est suffisamment inconfortable pour éviter l’écueil de la bonne conscience.
14Le corps est ainsi ce qui relie l’individu à la nature, l’englue en elle et, le cas échéant, le perd ; mais il est aussi la connexion à partir de laquelle l’individu fait du monde son monde, à travers ses propres organes, ses propres sensations, sa perception ; il permet à la volonté de s’affirmer, de se vouloir elle-même. Toutefois, lorsque le monde ne terrasse pas l’individu, ce monde devient son monde, c’est-à-dire son objet, le mode de la relation n’étant jamais celui de la fusion, mais celui de l’exclusion. Cette volonté de la volonté devenant sa propre fin, l’irritation en est son porte-voix et ne veut jamais faiblir ; elle s’essaye aux limites les plus extrêmes. Elle se met à l’épreuve de la douleur physique et morale (Frost), elle se déchaîne dans une parole et une pensée folles (Verstörung), elle explore la science (Das Kalkwerk), elle cherche à saisir l’Être en lui donnant une demeure (Korrektur). Les deux premiers romans consacrent l’isolement du corps et de l’esprit ; dans le troisième on touche aux portes d’une nouvelle science sans les ouvrir, dans le quatrième, la construction s’avère inhabitable, en elle se manifeste l’absence de l’Être. Pour que les deux dernières tentatives puissent réussir, il faudrait sortir de l’opposition entre l’esprit et la nature, c’est-à-dire s’exposer à renoncer à la tension, à l’irritation. Cette exigence est impossible à remplir, moins par volonté de s’enfermer dans un système que par volonté de ne pas trahir les souffrances premières et indélébiles ou par peur de se laisser entraîner à un discours qui ne serait pas à leur mesure : « si jeune que je fusse encore, j’étais un sceptique bien expérimenté, s’attendant à tout et toujours au pire. Ce trait, je le ressens aujourd’hui encore comme étant ma vertu première »54. C’est du choix délibéré de l’irritation que l’œuvre tire ses accents pathétiques et profondément humains.
2. Les faits comme seule référence
15L’irritabilité, manifestation de la volonté selon Schopenhauer, se repère dans le corps. L’irritation, volonté de la volonté qui se revendique comme telle, s’entretient dans le statut ambigu du corps, ambigu parce qu’à la croisée de la nature et de l’esprit, avant que ces deux ne deviennent entités et ne s’opposent frontalement. Jusqu’ici nous avons analysé et décrit des résultats (opposition matière / esprit) mais il est un point sur lequel l’insistance de Thomas Bernhard elle-même incite à revenir : celui des faits, que nous entendons ici dans le sens que leur donne Wittgenstein au début du Tractatus : « I. Le monde est tout ce qui est le cas. I.1 Le monde est l’ensemble des faits, non des choses. I. 11 Le monde est déterminé par les faits et par ceci qu’ils sont tous les faits »55. Le monde n’est pas l’ensemble des choses (Dinge) mais des faits, c’est-à-dire un ensemble d’éléments qui trouvent leur cohésion dans une structure commune (laquelle a sa structure isomorphe dans le langage). S’intéresser à ces faits, c’est revenir sur cette imbrication des éléments. Chercher à éclairer leur sens, c’est avant tout tenter de démêler leur écheveau. Il n’est pas un entretien ou une interview où Thomas Bernhard ne ponctue ses phrases d’un « le fait est que » ou le sous-entend : « La mort, je n’y pense pas du tout mais c’est elle qui pense toujours à moi », « le fait est là » pourrait-on ajouter56. Plus qu’elles ne sont, les choses sont dans un rapport les unes aux autres ; de même que pour Wittgenstein une véritable réflexion sur le langage doit apporter des éclaircissements sur ce rapport, c’est au rapport interne et invisible de ces mêmes choses que doit s’attacher celui qui écrit. Pour cette raison, Thomas Bernhard récuse, tout en l’admirant, la description à caractère photographique telle que la conçoit A. Stifter ; ce qu’il pratique plus volontiers, c’est la mise en évidence chirurgicale des faits et de leur complexité interne, leur autopsie. Interrogé sur l’absence de descriptions dans sa prose, Thomas Bernhard répond à K. Fleischmann : « De toute manière, c’est absurde de décrire la nature, tout le monde sait bien ce que c’est. [...] Ce qui se passe à Vintérieur des choses et que personne ne voit, voilà la seule chose intéressante dans la littérature. Tous les phénomènes extérieurs, on les connaît. Noter ce que personne ne voit, c’est cela qui a un sens »57.
16La volonté de comprendre les choses dans leur connexion interne et de l’intérieur ramène à la nécessité de revenir sur les faits les plus élémentaires et de les observer. Toute la nouveauté de Thomas Bernhard est dans le regard qu’il porte sur les choses, dans la manière complexe de considérer des faits à ce point banals qu’on ne les voit plus. On peut voir là une démarche identique à celle de Wittgenstein, lorsque le philosophe revient dans les Philosophische Untersuchungen sur l’analyse du langage. C’est comme si les deux s’attachaient à étudier de près ce que Wittgenstein désigne sous la notion d’« histoire naturelle de l’homme » : « En fait, nous ne livrons jamais que des remarques sur l’histoire naturelle de l’homme ; mais il ne s’agit pas là de contributions bizarres mais de constatations dont personne n’a jamais douté et qui n’échappent à notre attention que parce que nous les avons constamment sous les yeux »58. Le propos n’est pas seulement de faire prendre conscience d’un déterminisme historique ou culturel du langage ; il s’agit bien plutôt de l’analyser comme partie d’une « forme de vie » (Lebensform), laquelle n’est pas en soi différente de n’importe quelle autre activité, y compris celles qui nous rapprochent de la vie animale : « Parfois on dit : les animaux ne parient pas parce que les facultés intellectuelles leur font défaut. [...] Mais : le fait est tout simplement qu’ils ne parlent pas. Mieux : qu’ils n’utilisent pas le langage [...]. Commander, interroger, raconter, bavarder appartiennent à notre histoire naturelle tout comme marcher, manger, boire, jouer »59.
17L’écrivain – tout autant que le philosophe – cherche à s’assurer que le sens que l’on peut donner au monde, que l’interprétation que l’on en fait, ne sont pas erronés. Il faut donc vérifier ce qui est dit du monde ; pour Wittgenstein, cela passe par une critique du langage. Il faut voir comment le langage se constitue, se comprend, se communique, s’utilise et s’ouvre dans toutes ces fonctions à d’autres sens toujours possibles, toujours nouveaux. En tant que forme de vie, le langage ne peut être dissocié d’un comportement et d’une situation de communication ; c’est par rapport à cet ensemble, à ce tout, qu’il prend un sens. Si l’on fait abstraction de cet ensemble, de ce référent, le langage peut garder une signification – en raison de sa forme logique – mais est privé de sens. Cette approche revient à liquider toute lecture essentialiste du langage et. derechef, toute réduction de la vérité de l’existence à la vérité de l’être. Elle enjoint à la philosophie non plus le silence, comme à la fin du Tractatus où prévaut encore le présupposé d’une correspondance entre langage et réalité, mais à un travail de critique et d’analyse des outils et des jeux de langage : « Notre erreur est de chercher une explication là où nous devrions voir les faits comme des phénomènes premiers. C’est-à-dire là où nous devrions dire : c’est ce jeu de langage que l’on joue ». Ou encore : « Il ne s’agit pas d’expliquer un jeu de langage par notre expérience mais de constater ce jeu de langage »60. Pour celui qui écrit – et qui rejette l’anecdotique visible et connu de tout le monde61 – il s’agit de vérifier la validité de ce qui est dit et les limites du dicible en les confrontant en permanence à l’exercice de la pensée comme le fait le prince Saurau, mais également en considérant la réalité de l’existence humaine sous son triple aspect : avoir un corps, penser et parler ou encore, être un corps, une tête qui pense, avoir une voix. Chercher du sens à l’existence, c’est faire jouer entre eux des traits fondamentaux de cette existence, tout comme le philosophe doit, selon Wittgenstein, faire jouer entre eux les jeux de langage. Rejoindre une destination lointaine et inaccessible n’est pas le but, pas plus que la description d’un périple ou le récit d’une aventure. Ce qui devient essentiel, c’est de faire état du déplacement lui-même, du mouvement du corps, de le réfléchir dans le mouvement de la pensée et dans le langage. C’est tout le propos du récit Gehen qui n’offre pas au lecteur de voyager loin du connu mais d’arpenter le familier dans tous les sens. La qualité de ce travail d’arpentage se mesure à l’intensité de l’irritation qu’il déclenche ou, au contraire, aux moments d’ataraxie qu’il procure. Œhler ne résiste pas à la première, Karrer semble avoir le loisir de savourer des instants de « complète indifférence », « état philosophique par excellence »62, tout en se sachant exposé à la folie. L’expérience autobiographique de la maladie n’est sans doute pas étrangère à la volonté de ne retenir de l’existence que ses expériences fondamentales. Il n’est pas difficile de reconnaître derrière celui qui s’interroge sur les rapports entre marcher, penser et parler, le patient du sanatorium qui essaye, dans les quelques minutes de promenade autorisées, de reconquérir, par l’effort de la réflexion, la vie sur la maladie. L’épuisement que l’on peut imaginer n’a d’égal dans Gehen que l’irritation de Œhler. Celle-ci est l’expression vivante de la relation entre un corps au mouvement ou en repos, les pensées qui suivent ou non le rythme de la marche et la volonté d’en rendre compte à travers le langage. En même temps que l’irritation s’affirme comme méthode d’investigation du sens de l’existence, l’indifférence, l’absence d’irritation reste l’état auquel on aspire63. De la même façon, Wittgenstein redéfinit et redélimite (pour la limiter) la tâche de la philosophie, sans rien liquider d’une nostalgie – indéracinablement humaine – de sens.
18Au-delà des caractérisations psychologiques (caractère morbide), philosophico-psychologiques (« pessimiste invétéré », « Beckett des Alpes »), philosophico-politiques (« cryptocomique », « anarchiste », « conservateur », « dandy ») que l’on a pu être tenté de mettre en avant pour parler de Thomas Bernhard, ce serait une erreur que de sous-estimer l’importance capitale qu’il attache aux faits les plus élémentaires de l’existence humaine, les plus proches de l’origine. L’auteur ne revendique pas autre chose que cet attachement : « Je n’appartiens pas du tout à la catégorie des écrivains et je ne me suis jamais non plus senti comme tel [...] J’ai toujours été, au fond, un homme du réel »64. La volonté de la volonté consiste à ne pas perdre de vue ces faits, à s’en tenir à eux, avant de les habiller dans des catégories ou des concepts ou encore de les maquiller dans des interprétations et des phrases dont Thomas Bernhard fait dire à ses personnages qu’elles ne sont que des citations : « Souvent Œhler prononce des phrases qui sont de Karrer et sécrète très souvent des pensées qui sont celles de Karrer [...] En définitive, tout ce que l’on dit n’est que citation, ça aussi c’est une phase de Karrer »65 ; l’affirmation elle-même n’échappe d’ailleurs pas à la règle, la « vérité » étant précisément dans les faits et non dans les phrases. Ces faits sont à la fois d’une simplicité complexe et d’une complexité simple, pour reprendre un oxymore cher à l’auteur ; ils sont simples parce que leur factualité ne se discute pas mais compliqués aussi parce que complexes jusqu’à la contradiction. Le récit Gehen fournit un exemple de cette contradiction mais surtout l’exemple d’un fait fondamental, constitutif de l’humaine condition, celui de l’équilibre rarement facile à tenir entre le corps et la pensée puis le langage qui tente de la traduire.
Le dire à l’épreuve des faits
19Corps et pensée se conditionnent l’un l’autre et les tenir en équilibre requiert « de l’habilité » (Kunstfertigkeif), c’est-à-dire aussi de l’artifice : « D’un autre côté, il nous faut bien marcher pour pouvoir penser, dit Œhler, tout comme il nous faut penser pour pouvoir marcher, l’un grâce à l’autre et inversement avec une adresse sans cesse croissante »66. Ce qui s’avère impossible par contre, c’est de faire les deux choses à fond en même temps, de telle sorte qu’elles ne soient plus qu’un seul et même fait : « Alors que nous avions toujours pensé que nous étions à même de faire de la marche et de la pensée un seul et même processus constituant un tout, et ce, même, durablement, je dois avouer maintenant que c’est impossible [...]. Car le fait est que l’on ne peut pas durablement et penser et marcher avec la même intensité [...]. Si nous mettons plus d’intensité dans la marche, notre pensée se relâche, dit Œhler, si nous mettons plus d’intensité dans la pensée, c’est notre marche qui s’en ressent »67. Œhler pousse la démonstration jusqu’à l’absurde en se demandant si l’on peut déduire de l’allure de quelqu’un, sa manière de penser68. Il dit que c’est ce que nous faisons : « Rien n’est plus éloquent que de voir quelqu’un qui marche penser, au vu de quoi nous pouvons dire sans autre forme de procès : nous voyons quelqu’un qui marche penser, tout comme nous pouvons dire : nous voyons quelqu’un qui pense marcher »69 mais aussitôt après, Œhler affirme que l’on ne doit pas se poser cette question parce que la poser est absurde : « cette question est l’une de celles que l’on n’a pas le droit de poser parce qu’on ne peut pas les poser sans que ce soit absurde »70. L’absurdité n’est pas ici purement formelle ou ne tient pas dans une quelconque pirouette tautologique. En réalité, déduire l’un de l’autre, c’est les considérer sous un seul et même concept, c’est déduire leur unité à partir d’une unité purement conceptuelle (marcher / penser / se mouvoir), c’est effacer la différence de deux faits, parce qu’on les aborde avec le même concept, c’est privilégier une unité et une cohérence de façade satisfaisante pour la raison mais inexacte : « Marcher, en tant que science, penser, en tant que science, sont au fond une seule et même science »71. Plus encore qu’il ne fait une démonstration par l’absurde, Œhler pousse les affirmations non remises en cause jusqu’à leur aporie, jusqu’à faire ressortir leur absence de sens, leur non-sens72. Au cours de leurs promenades réglées comme du papier à musique (jour, heures, parcours), en toute logique langagière donc, même si elle devient folle, Œhler et Karrer vérifient leurs affirmations au fur et à mesure qu’ils (les) avancent. Ils ne se contentent pas de se laisser emporter par leurs pas, leur vitesse, ou par le cours de leur pensée ; ils ne veulent pas de conclusions non pertinentes, ce qu’ils veulent, c’est vérifier la validité de ce qu’ils disent – sur le rapport penser / marcher – alors même qu’ils agissent, pensent, marchent et parlent.
20Ce que leur expérience hebdomadaire leur laisse deviner, c’est que tout est possible : penser et marcher à la même allure, l’exercice demande de l’adresse, penser et ne pas marcher et inversement, penser et marcher à un rythme différent, voire si différent que la marche brouille, entrave la pensée ou que la pensée arrête la marche, jusqu’à ce que le marcheur se perde littéralement dans ses pensées et que la tête ne soit plus qu’une poubelle pleine de pensées à jeter73. Toutes les possibilités sont ouvertes, cela veut dire qu’il n’est pas possible de penser et marcher en même temps au même pas une fois pour toutes. Entre les deux, il y a toujours distorsion et tiraillement, vouloir les saisir pour démêler les fils afin d’apporter de la clarté finit en casse-tête74. Et lorsqu’il s’agit de rendre compte de cette confusion par le langage, les ténèbres s’épaississent tout en apportant l’illusion de la clarté. Nous désignons les faits avec des mots et des phrases chargés de signification mais au fond dépourvus de sens : « Ainsi tout est toujours totalement différent de ce qu’il est pour nous, dit Œhler. Et toujours quelque chose de totalement différent de ce que c’est pour tout autre chose. Ne parlons pas du fait que les termes avec lesquels nous désignons les choses diffèrent totalement des termes effectifs. Tant et si bien qu’il s’avère que les termes qui servent à désigner ne sont pas du tout les bons, dit Œhler »75. Dans l’étude intitulée Von der Schwierigkeit, Bernhard beim Gehen zu begleiten. Zu « Gehen »76 W. Schmidt-Dengler montre bien que ce qui va irriter Karrer jusqu’à déclencher sa folie et nécessiter son internement à Steinhof est une scène où il observe le vendeur Rustenschacher. Celui-ci fixe des étiquettes sur des pantalons qui garantissent la qualité de « tissu anglais » alors que, selon Karrer, ce tissu n’est pas du tout du tweed anglais mais une fin de série en provenance de Tchécoslovaquie. Ce qui rend Karrer fou, c’est que l’on puisse s’entêter, comme le fait Rustenschacher, à désigner les choses sous une appellation fausse, à laisser croire ainsi qu’elles sont ce sous quoi on les a désignées alors qu’elles sont autre chose. La véritable origine du tissu est ailleurs que dans son étiquetage, dans les autres étiquettes possibles qui ne sont pas retenues. Cet être ailleurs est également le statut de la pensée. C’est la conclusion à laquelle Œhler parvient lorsqu’il dit : « Nous sommes toujours amenés à constater que lorsque nous marchons, et que, ce faisant, notre corps se met en mouvement, notre pensée, alors se met également en mouvement, autrement dit qu’il n’y avait pas de pensée sise dans notre tête »77 ; la pensée n’a pas son siège dans le corps et cette réflexion pourrait elle-même être remise en cause ; elle entraîne Œhler à une démonstration burlesque dont le contenu métaphorique est que les hommes remplissent leurs têtes de pensées comme on remplit une poubelle de détritus qu’il ne reste plus qu’à renverser lorsqu’elle est pleine. En d’autres termes, Œhler conclut qu’on ne sait plus à la fin ce qu’il faut penser de la pensée ; mais qu’elle puisse ne pas être dans le corps comme, aussi bien, y être, signifie surtout qu’elle est toujours ailleurs, comme tout à l’heure la vérité par rapport au langage.
21De même, Œhler constate, toujours dans le même passage, que la pensée n’a rien à voir avec la vitesse : « La différence entre marcher et penser, c’est que le fait de penser n’a rien à voir avec la vitesse, le fait de marcher, par contre, toujours »78. Là encore, la pensée est ailleurs, contrairement au corps, elle échappe aux catégories de l’espace et du temps et ne se ramène pas non plus à la volonté : « Dire par exemple, allons vite chez Obenaus [...] est parfaitement conforme à la réalité, mais dire pensons plus vite, pensons vite est totalement faux, c’est dénué de sens »79. Dire que la pensée est ailleurs signifie qu’elle est là où il y a le sens mais ce sens, comme elle, nous échappe totalement car il se situe, si l’on suit Wittgenstein, comme semble le faire ici Thomas Bernhard, hors du monde : « Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme c’est et tout arrive comme cela arrive ; il n’y a en lui aucune valeur – et s’il y en avait une, elle serait sans valeur »80. Au fur et à mesure qu’il progresse dans ses pensées, Œhler découvre que les mots et notions que nous utilisons ne sont rien d’autre qu’un système de codes, ce que, dans un sens plus complexe et plus subtil, Wittgenstein a appelé les jeux de langage81. Œhler dit que nous pourrions tout aussi bien désigner sous la notion de marcher le fait que nous désignons sous celui de penser et inversement. Ces jeux de langage nous aident à nous orienter dans le monde mais ils ne disent, au bout du compte, rien sur le sens du monde. La lecture que fait Œhler du langage est passée au filtre de la critique du langage de Wittgenstein : « Mais à côté de cela, il y a, comme pour toute chose, dit Œhler, le monde (et par conséquent la pensée) des notions d’usage et des notions-outils. C’est dans le monde des notions d’usage et des notions-outils que nous progressons, dans le monde des concepts, non »82. Ce qui compte essentiellement avec ces concepts-outils c’est la référence et la signification communes qu’ils présupposent chez ceux qui les emploient, s’en servent (au sens propre, comme on se sert d’outils), plus que leur exactitude ou leur justesse par rapport à une réalité ou une vérité données. Ces outils permettent à ceux qui les utilisent de « progresser », d’avancer, selon Œhler, de se comprendre, de préserver la cohérence logique et grammaticale du monde ; mais la pensée, elle, a recours non à des notions-outils mais à des concepts (Begriffe) lesquels ne permettent pas, selon Œhler, d’avancer dans le monde. Les notions-outils permettent d’exister sans toutefois rien dire sur le monde ; les concepts disent quelque chose sur le monde mais ne permettent pas, voire, empêchent d’exister.
22L’homme a ainsi le choix entre exister sans comprendre ou comprendre sans pouvoir exister, plus exactement, exister et comprendre en même temps est exclu. Sur l’impossibilité de comprendre il faut cependant établir une distinction qui n’est pas faite dans Gehen entre ne pas pouvoir comprendre la totalité du monde (ou le monde comme totalité) et comprendre qu’il ne peut être saisi dans sa totalité. Cette dernière impossibilité ne tient pas à une limitation du langage83 mais à une réalité qui ne se saisit pas de manière abstraite mais dans le rapport concret que l’on a à elle, dans les « formes de vie », pour reprendre l’expression de Wittgenstein. L’usage que l’on fait du langage, la possibilité de jouer avec lui, montre qu’il reste ouvert à toutes les possibilités de l’existence. L’ouvert de l’existence, lui, la totalité de ses sens, pas plus que son sens dans sa totalité ne peut se révéler dans une expérience unique et formulable. L’irritation des personnages qui font retour dans le récit Gehen sur les faits fondamentaux de l’existence peut s’expliquer par leur obstination aveugle à vouloir saisir la totalité du sens là où elle ne se donne que sous forme éclatée84. Mais l’irritation, et c’est ici l’essentiel, affirme avant tout la volonté de la volonté, celle de s’interroger sans se lasser sur les rapports entre le corps, la pensée et le langage. Elle est là pour témoigner à tout instant de sa présence vigilante en soumettant toute affirmation à une vérification. Ainsi, c’est moins par une approche philosophique dualiste que Thomas Bernhard oppose sans cesse corps et esprit que par une référence aux faits et à l’expérience de ces faits ; celle-ci inclut un langage qui les décrit et interroger ce langage revient à corroborer l’écart qui tient à distance l’un de l’autre le corps et l’esprit. L’irritation est à la charnière entre la nécessité d’observer, d’exister et celle de percer à jour, d’interroger : « car une chose que l’on perce totalement à jour, on ne peut pas l’observer »85 ; elle est à la charnière entre la nécessité de nommer, de désigner et celle de penser, de réinterroger les notions avec lesquelles nous désignons : « Incapables que nous sommes de tout désigner et incapables, de ce fait, de penser les choses de manière absolue, nous existons et il existe une existence en dehors de nous »86. On ne peut exister que dans la mesure où il est impossible de désigner les faits avec une exactitude parfaite et de les penser avec la même exactitude et jusqu’au bout. C’est la volonté de s’inscrire coûte que coûte dans cette faille qui fait chez les personnages de Thomas Bernhard l’authenticité de leur existence.
Exister contre les faits
23Gemot Weiß analyse de manière très circonstanciée le rapport entre ce que Wittgenstein dit des jeux de langage et leur écho chez Thomas Bernhard, en particulier dans le roman Das Kalkwerk87 L’auteur retrouve dans les préoccupations de Konrad l’idée de Wittgenstein selon laquelle le langage échoue à reproduire la réalité et l’idée que seul son usage dans une situation de communication lui confère un sens. Le langage n’étant pas la copie de la réalité, cela signifie pour le Wittgenstein de la deuxième période (celle des Philosophische Untersuchungeri) que le langage est totalement indépendant de la réalité. G. Weiß souligne que Konrad ne voit pas la question sous cet angle positif mais voit surtout les possibilités de mensonge et d’inadéquation par rapport à la réalité, auxquelles donne lieu cette liberté du langage. L’échec de Konrad à réaliser l’étude ne fait que refléter la difficulté à saisir l’absolu dans le langage. À sa place, c’est la mort qui s’impose. L’étude ne peut être que néant et ce néant le sujet véritable de l’étude.
24Nous nous sommes démarqués de l’idée que le néant puisse être la seule véritable possibilité d’exister, comme l’affirme G. Weiß pour Konrad. Même les personnages qui, jusqu’à Korrektur, font de fait de ce néant le maître de leur existence, ne succombent pas à leur aveuglement sans continuer à chercher du sens. Les conclusions auxquelles parvient G. Weiß laissent en partie de côté la question du manque de courage à la réalisation soulevée à la fin de Das Kalkwerk et avec elle l’idée que jamais la question de la pratique et de l’éthique n’est perdue de vue. Il s’agit moins de savoir, que de se demander comment on va pouvoir vivre à partir de ce que l’on sait. Le néant n’est pas chez Thomas Bernhard la seule possibilité d’être et d’exister ; l’irritation des personnages nous indique plutôt qu’il est l’être présent aux humains dans son absence, qu’il est l’absence du présent de l’être. De là leur détermination à ne pas capituler, à ne pas céder passivement au désespoir. De là également le cheminement de l’œuvre sur des aiguillages réajustés d’un titre à l’autre. L’échec de Konrad ne devient pas une philosophie, il donne lieu à une exploration nouvelle du décalage entre le dire et le montrer, entre le vivre, le penser et le dire. La vérité finit toujours par passer au travers des faits de langage eux-mêmes souvent contredits par les faits. Exister dans le (ré) confort d’une explication du monde s’avère impossible, les personnages apprennent à exister malgré les faits et font un art de la nécessité d’exister contre eux. Il convient ainsi d’affirmer son esprit en dépit des faits et de leur résistance, de maintenir contre eux les exigences de la pensée, de la réflexion. La difficulté de cet art tient à ce qu’en choisissant de s’opposer, on choisit de ne pas vivre dans une évidence supposée des choses et dans la conformité de l’être de celles-ci aux termes dans lesquels nous les désignons et prétendons les comprendre ou les connaître. En existant contre les faits, on accepte de voir les limites de la connaissance, ses mensonges, sans renoncer à celle-ci. Cette attitude exige que l’on pousse l’art de la réflexion jusqu’au point extrême qui précède le basculement dans la folie dont on ne revient pas88. Mais pratiquer cet art, c’est accepter dans le même temps de reconnaître les limites de l’action, entendue comme acte réfléchi qui s’enracine dans la raison en vue de modifier une situation, d’agir sur elle. Exister contre les faits, agir contre eux, suppose une acuité et un sang-froid de l’esprit qui, selon Œhler, font le plus souvent largement défaut89.
25En existant contre les faits, on découvre qu’il n’y a d’action qui mérite ce nom qu’insurrectionnelle. Sur le plan privé et individuel, elle peut s’apparenter au suicide sans s’y résumer obligatoirement : « Avoir de l’entendement ne signifierait pourtant rien d’autre que d’en finir avec l’histoire, à commencer par la sienne propre »90. Sur le plan supra-individuel, cette façon de voir veut en découdre avec le « mensonge de l’histoire » : « L’histoire dans sa totalité est une histoire absolument dénuée d’entendement, en quoi elle s’avère être du même coup une histoire parfaitement morte. [...] L’histoire est un mensonge de l’histoire »91. De la même façon qu’il n’est pas possible de penser et de connaître puisque penser est dissoudre et connaître fixer des représentations, il n’est pas davantage possible de penser et d’agir : « Lorsque nous faisons quelque chose, il ne faut pas que nous réfléchissions aux raisons pour lesquelles nous la faisons [...] car nous serions alors soudainement incapables de faire quoi que ce soit. Il ne faut pas que nous fassions de ce que nous faisons l’objet de notre pensée, sans quoi nous sommes pris d’abord d’un doute mortel et succombons, pour finir, à un désespoir mortel »92. Réfléchir, c’est mettre l’agir entre parenthèses et en suspens : « Il ne faut jamais que nous pensions au comment et au pourquoi de ce que nous faisons sans quoi [...] nous serions condamnés à une inactivité et à une immobilité totales »93. Ainsi, selon Œhler, le fil que l’histoire tisse, sa linéarité, échappe totalement à la raison, l’histoire est, à son tour, l’œuvre de la nature : « Lorsque nous nous penchons sur l’histoire, lorsque nous nous y plongeons [....], nous voyons bel et bien derrière nous, en l’espèce, tout autour de nous, une nature inouïe, mais en fait d’histoire, absolument rien »94. Tout ce que nous pouvons en dire n’est qu’une justification artificielle et a posteriori, une construction de la raison, en vue d’entretenir le mensonge et l’illusion que l’homme maîtrise la nature, en fixe sa direction et lui donne la densité et l’épaisseur du sens. De même, il n’y a pas davantage pour Œhler d’attitude contemplative possible. Regarder revient à s’absorber dans des images, n’est que néant : « Ce que nous appelons contemplation est au fond, pour nous, arrêt, immobilité, rien, néant »95 car penser, c’est précisément résorber ces images, les dissoudre. On ne peut, dans le même temps, penser et agir car on ne peut non plus, par la contemplation, être en osmose avec les faits. Seule la nature est constamment à l’œuvre et nous devance toujours parce qu’elle nous précède toujours : « La nature peut se passer de la pensée, dit Œhler, seul l’orgueil de l’homme fait que celui-ci n’arrête pas de penser sa pensée en la projetant dans la nature »96. La pensée est un moulin voué à concasser les images qu’elle reproduit à l’infini, elle reste sans pouvoir sur les faits, l’histoire lui échappe.
26L’irritation manifeste la volonté d’exister contre les faits qui s’inscrit en tout premier lieu contre la volonté de nier la réalité de ces faits. Elle s’emploie à débarrasser la littérature de ses récits et de l’illusion narrative, la pensée de ses représentations et l’Histoire de sa fiction. Elle arrive ainsi au terme d’un parcours qui fait le tour des activités fondamentales de l’être humain : penser, agir et enfin, créer. La possibilité de penser s’épuise jusqu’à ses plus extrêmes limites et consacre l’impossibilité de connaître. La possibilité d’agir s’avère une illusion ; reste un dernier champ à explorer, celui de l’art et de la culture ; nul doute que ce n’est pas pour y trouver un quelconque refuge mais plutôt pour les démystifier ; la nouveauté à l’intérieur même de l’œuvre de Thomas Bernhard n’est pas dans la démarche et ses résultats mais dans le ton révélateur d’une franche décrispation.
II. Critique de l’art et art de la critique
27Les romans Das Kalkwerk et Korrektur retracent une tentative individuelle et solitaire de connaître et comprendre le monde ou d’y trouver sa place en la construisant. Dans Alte Meister, le critique d’art Reger ne cherche pas à réaliser lui-même une œuvre d’art parfaite, il s’en tient à une position et à un travail de critique. Il passe au tamis de sa critique les maîtres incontestés de la musique, de la peinture ou encore de la littérature. Il ne les examine pas sur des questions particulières de style ou d’esthétique mais sur la fonction de l’art par rapport à l’existence, sur ce qu’il peut et sur les réponses qu’il apporte au vu de la souffrance qu’elle constitue.
1. L’art et la fin de l’aura
28Avec Alte Meister, un ton nouveau, une décrispation déjà perceptibles dans Der Untergeher se confirment. Dans les premières lignes du chapitre qu’il consacre à Alte Meister, Bernhard Sorg constate que « le désespoir des premières œuvres en prose donne lieu peu à peu à une constellation qui laisse une marge pour l’autodérision et le quotidien, et à une langue qui n’est plus uniquement triturée par le poids de la souffrance mais qui accorde une place à un comique latent voire même manifeste »97. Aucun suicide annoncé au détour d’une citation, aucun accès de folie dans ce roman qui fait cependant mention de la mort accidentelle de la femme de Reger dont tout le souci désormais est bien de surmonter cette séparation. Reger n’envisage pas de s’atteler lui-même à la réalisation d’une œuvre, en l’occurrence une œuvre d’art. Il s’attache plutôt à perfectionner son art de la critique, si tant est qu’il n’est pas déjà devenu lui-même un maître en la matière. C’est bien dans ce recentrage entre la douleur privée, personnelle, d’une part, et une activité de critique qui tend à faire de la critique un art, d’autre part, que se signale un nouveau changement de cap.
29Alte Meister, roman sous-titré Comédie, fait une part plus large au rire et au comique. Or c’est moins là le fait d’un simple changement formel de stratégie, le fait d’une décision arbitraire, que le signe d’une évolution de la stratégie face à la matière observée par Reger. Cette matière couvre le champ très large de l’activité intellectuelle et esthétique de l’être humain puisque Reger parle aussi bien de philosophie que de littérature ou encore de musique que de peinture. Reger s’emploie à vérifier si ceux qui font figure de maîtres, valeurs d’autant plus sûres qu’ils sont anciens et ont franchi l’épreuve du temps, peuvent véritablement constituer des références et peuvent nous apprendre quelque chose d’essentiel qui permette d’exister. Strauch, Konrad et Roithamer ont appris à leurs dépens et dans une apothéose suicidaire en ce qui concerne Saurau que la vérité est toujours ailleurs que là où on croit la saisir, qu’il est plus aisé de la montrer que de la dire et que la perfection demeure une aspiration de l’homme qui ne le ramène jamais qu’à son imperfection et son imperfectibilité des plus parfaites. Les maîtres que les hommes de l’esprit, tel Reger dans Alte Meister, consultent dans les musées et dans les livres laissent-ils entrevoir une quelconque parousie, une nouvelle rencontre de l’esprit et de la vérité ? La forme par laquelle Reger aborde la question est à elle seule une réponse, négative bien sûr. Mais cette forme devient elle-même essentielle, en ce sens qu’elle éclipse littéralement le contenu même des œuvres et l’intérêt particulier que l’on pourrait légitimement leur prêter. La forme est essentielle car sur le fond, précisément, sur le contenu des tableaux que Reger examine, rien n’est dit.
30Avec la régularité d’un métronome, soit une fois tous les deux jours, Reger se rend au Musée des Beaux-Arts de Vienne, dans la salle Bordone qu’il réquisitionne littéralement puisque le gardien Irrsigler, admirateur dévoué de Reger, est chargé d’écarter de la salle tout visiteur importun ! Installé sur la banquette presque toujours libre, Reger se plonge dans la contemplation d’un tableau du Tintoret L’Homme à la barbe blanche, dans la lecture de grands philosophes ainsi que dans l’observation des visiteurs du musée qui défilent à toute hâte, pressés vers la sortie par Irrsigler ou par leurs guides. Il disserte également sur l’art de la fugue devant son ami et disciple Atzbacher car Reger est avant tout musicologue. Le lecteur peut être surpris que Reger n’accorde pas plus d’attention que cela à un tableau qu’il monopolise et s’approprie, de fait, abusivement. Car Reger, en fin de compte, ne dit strictement rien du tout de ce tableau qu’il vient voir régulièrement depuis plus de trente ans98 mais qu’il rend totalement invisible au lecteur. Et Reger ne parle pas davantage des autres collections de ce musée prestigieux. Il mentionne insidieusement ce que le musée n’a pas : « Le musée des Beaux-Arts n’a même pas un Goya, même pas un Greco »99. Le propos élude une critique des tableaux et dérive vers une critique de l’institution : « Le Musée des Beaux-Arts est très précisément l’expression du goût douteux des Habsbourg, marqué par un penchant répugnant pour le beau »100. Ce silence ne manque pas son effet, il irrite le lecteur mis pour rien en appétit mais qui ne manque pas de laisser parler son agacement dans les tribunes que lui offre la presse : « Bon, d’accord, il est question d’art. Mais ce qu’est l’art, en fait, ça, ça n’est jamais dit. À toutes les lignes, on trouve le mot : art. Entendez par là les beaux (-arts). Mais on pourrait tout aussi bien dire à la place philatélie »101. En suggérant de remplacer le mot « art » par celui de « philatélie », c’est-à-dire par n’importe quoi, ce lecteur irrité à l’extrême est exaspéré de voir que Reger vide l’art de sa substance ou, plus exactement, le considère comme une enveloppe vide. Curieux de connaître la lecture que pourrait faire Reger de L’Homme à la barbe blanche le lecteur se sent frustré, attend une réponse qu’on lui refuse après que sa curiosité a été piquée. Mais c’est au prix de cette irritation que Reger indique ce que peut être une véritable réflexion sur l’art. Elle ne saurait partir d’exemples précis, particuliers, de contenus (livres ou tableaux, comme ici cette toile du Tintoret), elle ne peut non plus être menée de manière générale, en faisant abstraction du rapport intime qui se noue entre une œuvre donnée et un individu particulier. De ce point de vue, il n’est pas innocent que Reger révèle à Atzbacher que c’est précisément dans cette salle du musée et devant ce Tintoret qu’il avait fait jadis la connaissance de sa femme102. Il ressort clairement de ce détail que le rapport intime qui fixe l’attention d’un individu sur une œuvre d’art peut être totalement étranger au contenu même de l’œuvre. Thomas Bernhard ne tient pas du tout par là à élucider les raisons inconscientes qui rivent Reger au banc de la salle Bordone ou encore à ramener l’intérêt porté à l’art à un quelconque effet de sublimation. Il lui importe plutôt de mettre en évidence que le rapport à l’art est rarement un rapport d’osmose, d’immédiateté.
31Le plus souvent, un blanc s’installe entre l’œuvre et son destinataire ; cette distance qui les porte l’un vers l’autre peut également les laisser l’un à coté de l’autre ou face à face. Ainsi Reger est attiré par ce Tintoret comme un aimant ; pourtant, il reste assis devant lui comme devant un écran blanc dont il ne peut rien nous dire. C’est dans ce blanc que l’individu continue à garder son intérêt fixé sur son existence, tandis que l’œuvre d’art conserve là la part d’elle-même qu’elle ne livre pas – puisque son destinataire s’en détourne ou qu’elle ne réussit pas à être suffisamment suggestive pour lui. Cette part devient sa part de mystère qui ainsi démonté, perd toute aura. Dans une note de l’essai intitulé Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Walter Benjamin définit l’aura comme « unique apparition d’un lointain [qui], si proche qu’elle puisse être, n’est rien d’autre que la formulation de la valeur cultuelle de l’œuvre d’art dans les catégories de la perception spatio-temporelle. Lointain est le contraire de proche. Le lointain par essence est l’inapprochable. De fait, l’image qui sert au culte a pour principale qualité d’être inapprochable. Conformément à sa nature, elle reste un « lointain, si proche qu’elle puisse être ». S’il est possible d’approcher sa matérialité, c’est sans rompre ce lointain, où elle reste après être apparue »103. Le lointain et l’inapprochable dont l’œuvre d’art est une représentation concrète et toute proche n’est plus, à travers ce que perçoit Reger, au-delà de l’œuvre ; ils sont tout simplement redevenus l’éloignement et la distance qui séparent l’œuvre d’art de son observateur, ils sont la séparation définitive et consommée entre la fiction et la réalité. L’ici et le maintenant qui conditionnent l’émergence d’une œuvre d’art et lui donnent son aspect unique et exceptionnel, son aura104 ne sont pas exclus dans la perspective de Reger mais ils sont à reconstruire à chaque rencontre d’une œuvre et d’une sensibilité qui la saisit et la perçoit. Ainsi une œuvre d’art ne peut-elle perdre une aura qu’elle n’a pas de toute éternité ; elle peut par contre s’enfermer dans un mystère au sens étymologique du terme, à savoir fermer la bouche, garder le silence. L’œuvre d’art ne tait pas de la sorte une vérité qu’elle connaîtrait, elle est simplement muette et ne sait réveiller aucun écho dans celui qui la regarde.
32Ce que l’on pourrait appeler « la méthode Reger » vise à faire comprendre que l’essentiel dans l’art ne tient pas exclusivement à son contenu mais se situe bien dans le rapport entre l’art et son destinataire, dans la manière dont celui-ci le reçoit, à partir de son existence et de son expérience. La vérité ne peut s’appréhender en elle-même mais uniquement dans le rapport qu’un observateur peut avoir à celle-ci, sous l’angle à partir duquel il veut l’approcher. De la même façon, l’art n’a pas de vérité particulière, un quelconque message à nous révéler. Sa seule vérité se mesure plus exactement en termes d’authenticité. Celle-ci va s’éprouver par rapport à sa capacité de résistance et de résonance aux dispositions dans lesquelles son destinataire va l’aborder. Cette capacité est mise à rude épreuve par Reger qui la considère avec l’œil critique de l’homme de l’esprit et de l’homme tout simplement qui sait que vivre veut dire souffrir. Homme de l’esprit, Reger poursuit une œuvre de démolition et de destruction entr’aperçue comme seule pertinente dans les œuvres précédentes, accomplie avec Auslöschung. Reger la poursuit presque contre son gré, en tout cas avec prudence afin, précisément, de pouvoir se préserver : « Mais maintenant je sais que je n’ai pas le droit de lire à fond, d’écouter à fond, de regarder, de contempler à fond, si je veux continuer à vivre [...] Des décennies durant, j’ai tout voulu faire à fond pour mon plus grand malheur [...] Un mécanisme de désagrégation qui m’était personnel au plus haut point, toujours enclin à faire tout à fond »105. Pas plus que la science ou la philosophie, l’art ne résiste à l’approche chirurgicale de l’homme de l’esprit et à sa puissance de désagrégation. À la différence des autres personnages, Reger veut éviter de rester sur le fil du rasoir et de frôler de trop près l’irrémédiable. Il veut désormais se préserver d’une méthode qu’il appelle lui-même « une méthode qui a le don de vous dégoûter de tout » (eine Vergrausungsmethode)106. Cette volonté correspond à la fois au besoin de continuer à prendre l’art au sérieux, à vivre de son réconfort, tout en le sachant dérisoire comme les autres réalisations de l’esprit humain : « L’art n’est pas fait pour être l’objet d’une contemplation, d’une écoute, d’une lecture à fond »107. Soumettre l’art à l’analyse de l’esprit c’est, à proprement parler, le pulvériser, ne plus en voir que l’aspect dérisoire. Reger traduit cela par un exemple grotesque et volontairement caricatural : « Mais les cathédrales se sont rapidement rabougries sous mon regard pour, en fin de compte, n’être guère plus que les tentatives bien maladroites, disons-le, franchement ridicules, d’opposer au ciel quelque chose comme un doublon de ciel »108.
33Homme de l’esprit, c’est également en humain qui souffre que Reger passe l’art à l’épreuve de la critique. Assis face à un tableau qui semble n’être plus qu’un titre, c’est surtout face au vide laissé par la mort de sa femme que se retrouve Reger. Ainsi constate-t-il : « Et vous regardez et vous constatez que tout est vraiment vide et ce, pour toujours, dit Reger. Et vous réalisez que ce ne sont pas ces grands esprits ni ces Maîtres anciens qui vous ont maintenu en vie pendant des décennies mais seulement cet unique être humain que vous avez aimé comme aucun autre au monde »109. L’art ne révèle rien d’essentiel sur l’existence car l’essentiel est ailleurs, dans les faits, dans l’existence elle-même et surtout, dans la mort, réalité ultime qui oppose sa résistance la plus forte. Face à la mort, l’art renvoie son silence, il redevient ce qu’il est, fiction à l’état pur, il se reprend et laisse inconsolable. Nous sommes ici aux antipodes de l’affirmation développée par Nietzsche dans Die Geburt der Tragödie selon laquelle l’art parvient à triompher de la souffrance, du déchirement et de la contradiction de l’existence en opposant au principe de la volonté universelle le principe d’individuation. À la force aveugle et chaotique de l’être originel dont Nietzsche perçoit l’expression dans la musique et qui est personnifiée par Dionysos110, l’art oppose le rêve et l’harmonie de la forme, il la recouvre du voile de la beauté apollinienne. L’équilibre ainsi maintenu entre ces deux forces préserve la vie et devient source de plaisir esthétique : l’art est non seulement imitation de la réalité, mais « complément métaphysique de cette réalité, placé auprès d’elle pour en triompher »111. L’art est un domaine réservé, une chasse gardée (fût-ce par Irrsigler !) mais il laisse chez Thomas Bernhard l’être humain abandonné à son désarroi et à sa solitude. Vieil homme arrivé au terme de sa vie et de ses méditations sur les grands maîtres, Reger résume ainsi ce à quoi ils faillent : « Ils ne remplacent aucun être humain, dit Reger, au bout du compte, nous nous retrouvons abandonnés avant tout par ces prétendus grands esprits et Maîtres anciens et nous réalisons que par-dessus le marché, ces grands esprits et ces Maîtres anciens se moquent de nous de la façon la plus odieuse qui soit »112. La souffrance, la solitude ne sont pas transmuables dans l’alchimie de l’art. Le destinataire d’une œuvre d’art, c’est également celui qui n’en voit rien, tout absorbé qu’il est par sa détresse. Ces limites n’enlèvent cependant rien à l’art ou aux livres qui restent un viatique absolument indispensable, insuffisant certes, mais nécessaire.
34Un relativisme de bon aloi serait-il la seule leçon que Reger tire de sa critique de l’art ? C’est, semble-t-il, le point de W. Huntemann qui écrit : « Reger en arrive à un acquiescement sceptique à l’art, comme à une apparence nécessaire dans la mesure où il est au service de la vie, tout à fait dans le sens de Nietzsche »113. Et il en va de même avec la distance très circonspecte – voire assassine – par rapport aux artistes épinglés en laquais du pouvoir et dont Nietzsche livre un cas d’espèce avec Wagner. Reger et, derrière lui, Thomas Bernhard, partagent ce regard critique sur les artistes. La lucidité n’empêche pas Nietzsche d’évoluer autrement que de l’enthousiasme au scepticisme sur la question de l’art. Il se démarque en particulier progressivement de Schopenhauer. Moins que l’expression de la volonté, il voit dans l’art le moyen pour le suprasensible (le vouloir de Schopenhauer ou encore les Idées platoniciennes) d’exister réellement en prenant vie et forme. Loin de mépriser l’art comme un pâle reflet ou une fade imitation du vrai, celui-ci est hissé au rang de valeur qui fait elle-même descendre la Vérité de son piédestal de valeur suprême, ouvrant ainsi la voie à la transmutation des valeurs. De la même manière, Reger arrive, par la réflexion sur l’art et à partir de sa critique, à une nouvelle philosophie qui, sans rejoindre nullement celle de Nietzsche sur la question, dépasse le simple scepticisme relevé par W. Huntemann. Même s’il évolue par rapport aux personnages précédents, Reger reste un homme de l’esprit qui ne peut se satisfaire de simples consolations. Pour cette raison, il n’a de cesse de s’interroger sur l’impossibilité de se passer de l’art alors même que nous en connaissons les limites. Si l’art ne dit pas ce que nous souhaitons entendre, on peut être attentif à ses limites et entendre d’elles un début de réponse. C’est ce silence qui absorbe depuis des décennies toute l’attention de Reger dans la salle Bordone, c’est le dialogue avec ce silence qui l’a formé. Selon W. Schmidt-Dengler, Reger s’en tient à une critique de l’art qui en enregistre les échecs114 et le changement dans la conception de l’art de Thomas Bernhard tend à une liquidation de l’art à laquelle l’œuvre même de Thomas Bernhard pourrait ne pas échapper115. On peut montrer que ce changement de cap indique moins un risque d’aporie qu’une direction nouvelle à laquelle la transformation de l’irritation n’est pas étrangère.
35Pétri d’art et de culture, Reger passe ses journées au musée, la tête et les poches remplis de livres. Il nourrit même des rêves d’appropriation de l’art et de ses œuvres : « Peut-être que je souffre moi-même de ce que j’appelle l’égoïsme artistique, je veux, en matière d’art, tout avoir pour moi tout seul, je veux posséder rien que pour moi mon Schopenhauer, mon Pascal, mon Novalis et mon Gogol qui m’est si cher »116. Ce rêve d’appropriation souligne combien l’essentiel de l’art est bien dans la relation individuelle qui s’établit avec son destinataire. Le plaisir de l’art ne se partage – si c’est le cas – que dans un second temps mais pas dans l’immédiateté. L’art ne donne lieu à aucune véritable communion, ni entre l’art et son destinataire, encore moins d’un destinataire à l’autre. Rencontrant pour la première fois devant L’Homme à la barbe blanche celle qui deviendra peu de temps après sa femme117, Reger se souvient lui avoir demandé alors si elle aimait ce tableau qu’elle regardait fixement depuis une heure. Reger ne s’étonne pas plus que cela de la réponse négative qu’il reçoit mais se souvient "que se noua ensuite, comme l’on dit, une conversation sur l’art, sur la peinture en particulier, sur les Maîtres anciens, dit Reger, conversation que brusquement, je n’avais plus envie d’interrompre, ce qui m’intéressait dans toute cette conversation n’étant pas son contenu mais la manière dont elle avait été menée »118. Ce qu’il y a de plus particulier et de plus intime dans l’attrait ou le rejet que peut susciter un tableau, ne peut être échangé, partagé. Tout l’intérêt de Reger se porte, par contre, sur la manière dont la conversation est menée car en tout, ce qui est essentiel en définitive, c’est davantage la manière que le contenu ; la vérité, l’art, ne deviennent vérité ou art que pour autant qu’ils parlent à un individu donné ; de même, s’il y a échange, comme entre Reger et cette inconnue, ce ne peut être que de manière indirecte, au travers d’un prisme. Le contenu ne devient contenu que pour autant qu’il y a d’abord une manière de le percevoir et que l’on en fait une approche esthétique.
2. Défauts de l’art et vertus de l’impertinence
36Observateur par métier, Reger élève la critique au rang d’art. Non sans autodérision, il constate qu’il est devenu critique d’art par incapacité à être lui-même peintre, écrivain ou musicien. Ces forces créatrices qui lui ont fait défaut dans une forme d’art particulière, il prétend les retrouver dans son activité de critique qu’il dit exercer en véritable artiste : « Je me considère tout à fait comme un artiste, en l’occurrence comme artiste critique et en tant qu’artiste critique je suis naturellement aussi un artiste créateur, cela va de soi, je suis donc un artiste critique, praticien et créateur »119. Après avoir pris la mesure des limites de l’art, Reger découvre que la vraie force est dans l’art de la critique. Cette forme d’art le rend apte à dominer toutes les autres : « Je ne suis donc pas comme les peintres, seulement peintre, et je ne suis pas comme les musiciens, seulement musicien et je ne suis pas comme les écrivains seulement écrivain, sachez-le, je suis peintre, musicien et écrivain en une seule personne »120. Il concentre à lui seul tous les arts et satisfait, non sans ironie, un phantasme de maîtrise et de mainmise totale sur un monde qui oppose son opacité.
37Au-delà de la signification psychologique du plaisir pris à dominer tous les arts on peut voir dans la maîtrise que recherche Reger l’indifférence de celui-ci à une aura que l’art n’a plus. Reger ne cherche pas vraiment ou désespérément les réponses que l’art ne peut apporter ; il semble accepter que le véritable rapport à l’art doive être un rapport de questionnement incessant, d’interrogation, qui met à l’abri des illusions que l’art entretient. C’est dans ce questionnement qui affaiblit l’art que le moi peut retrouver le sentiment de sa puissance et une possibilité de s’affirmer qui devient à son tour source de bonheur : « Si ça se trouve, dit-il, l’artiste critique c’est celui qui exerce son seul art dans tous les autres et qui en est conscient, parfaitement conscient. C’est cet état de conscience qui me rend heureux »121. L’art auquel il s’exerce vient ainsi justifier son nom : « Reger », celui qui irrite, de la pointe sèche de ses critiques. À la différence des hommes de l’esprit qui l’ont précédé, c’est désormais sur le mode du rire que Reger procède à cette critique. Ainsi a-t-il décidé de ne scruter attentivement ces Maîtres anciens que pour en déceler la faille ! La faiblesse qu’il décèle dans l’art rend plus plausible encore l’affirmation selon laquelle « depuis toujours il a aimé la musique [car] il y a finalement trouvé ce plus qui fait défaut à la peinture ou à la littérature »122. L’immédiateté du rapport à la musique123 laisse la voie ouverte à une relation à l’art qui n’est pas faite que d’opposition et de résistance mais également de convergence et de rencontre. La comparaison avec Strauch fait mesurer la distance salutaire que gagne Reger par le détour de l’art qu’il voit non en créateur mais en critique. Le peintre à la sensibilité exacerbée est perméable jusque dans son corps aux impostures du monde. Il perçoit la création elle-même comme un vaste mensonge où non seulement les hommes mais également la vie à son état le plus brut, la nature elle-même, essayent de dissimuler et de faire taire la mort qu’il sentait partout à l’œuvre. Fort d’un esprit corrosif dont il a également appris à user avec prudence124, Reger est bien déterminé à vivre mais en faisant de la critique, plus encore que le fondement, le ressort de son existence. Cette critique le conduit à redéfinir la tâche et la fonction de l’art ainsi qu’à liquider un certain nombre de représentations sur l’art.
38En insistant comme il le fait sur la question de l’original et de son imitation, Reger en découd avec une représentation de l’art qui a prévalu de la Renaissance à l’époque moderne. Citant la phrase de Pascal : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les originaux ! » André Malraux commente : « [cette phrase] n’est pas une erreur, c’est une esthétique »125. De fait, la représentation que véhicule cette pensée de Pascal est que l’art doit avant tout créer l’illusion. Ce devoir d’illusion s’est doublé à la Renaissance d’un devoir d’idéalisation : « [cette esthétique] exigeait pourtant moins la peinture de beaux objets que celle d’objets imaginaires qui, devenus réels, eussent été beaux »126. Sans parler de ce pas jusqu’à l’idéalisation qui ne représente qu’un aspect particulier de la question, l’illusion pose le problème de l’imitation et de la référence à un original. En attendant de l’art qu’il crée l’illusion, on attendait de lui qu’il imite la réalité ; et l’illusion était parfaitement réussie, l’œuvre parfaite, lorsque l’objet imité passait pour l’objet réel et pouvait se substituer à lui. C’est précisément ce que Pascal déplore dans la réflexion citée plus haut. Les hommes admirent la ressemblance ; à l’original qu’ils ignorent ou oublient, ils préfèrent l’imitation, la copie. Préférer le paraître à l’être, voilà bien une folie condamnable qui vient rallonger la liste des misères de l’homme. En condamnant la vanité de l’homme qui lui fait apprécier et rechercher cette futilité qu’est l’art, Pascal se réfère à une distinction fondamentale entre le monde de l’être et le monde des apparences. Il s’inscrit à son tour dans une perspective platonicienne qui voit avec méfiance et mépris un art pris au piège du monde sensible et qui loin du monde des Idées court toujours le risque de préférer l’agréable au Beau. Proche de Pascal lorsqu’il dénonce avec lui le besoin d’illusion de l’homme, Thomas Bernhard repense à son tour la question de l’imitation et de l’original mais dans une perspective qui lui est propre. C’est Reger dans Alte Meister qui en rend compte et ce, à travers une anecdote qui ne manque pas de comique.
39Arrivant, selon son habitude, dans la salle Bordone pour s’installer face à L’Homme à la barbe blanche, Reger constate que son banc est déjà occupé par un Anglais en pantalons de golf tout entier absorbé dans la contemplation du tableau du Tintoret ; attentif, l’inconnu prend des notes et s’avère indélogeable malgré l’insistance du gardien Irrsigler. Il ne reste plus alors à Reger qu’à engager la conversation avec ce visiteur étrange qui en fait ne s’intéresse nullement aux musées, qui confie qu’« il n’était entré dans le Musée des Beaux-Arts de Vienne que pour y étudier de près L’Homme à la barbe blanche car il avait accroché chez lui au pays de Galles, au-dessus de la cheminée de sa chambre à coucher un homme à la barbe blanche tel que celui-là et le fait est que c’était le même »127. Voilà reposée la question de l’imitation, du faux et de l’original. L’Anglais est tout entier absorbé à déterminer lequel des deux tableaux, celui du musée ou le sien, est le faux, lequel l’original ou bien encore s’il s’agit de deux faux ou, pourquoi pas, de deux originaux dédoublés en quelque sorte. L’Anglais n’exclut pas cette dernière hypothèse et c’est là le clou de l’anecdote : « Seul un artiste aussi grand que le Tintoret peut avoir été capable, dit l’Anglais, dit Reger, de peindre un deuxième tableau qui ne soit pas seulement un tableau totalement semblable mais véritablement le même. Ce serait alors, il faut l’avouer, un événement »128. L’idée qu’il puisse y avoir une imitation qui soit en même temps son original, deux originaux en somme, est un paradoxe qui vient heurter le sens de la logique. Thomas Bernhard pointe à cet endroit la résistance de l’aura de l’art, du besoin indéracinable que les hommes en ont et qui fondent sur cette valeur leur admiration des maîtres « canonisés ». À travers l’idée paradoxale d’un original en double, les notions d’imitation et d’original sont renvoyées dos à dos, leur opposition annulée ; la question d’une hiérarchie des valeurs entre l’imitation et l’original est close sur le mode du rire comme nulle et non avenue. En la traitant par l’absurde, Reger fait apparaître que cette question est peut-être sans véritable objet. Si l’on peut à ce point confondre l’original et l’imitation, c’est que la question de leur distinction manque de pertinence. Reger suggère en tout cas que chercher à la trancher, outre que cela semble difficile, impossible, et tourne au véritable casse-tête pour ce malheureux Anglais, est sans doute parfaitement accessoire. Mais que signifie à son tour l’idée que la question de l’imitation n’est pas pertinente ? Elle marque en premier lieu l’abandon d’une opposition entre être et paraître, entre monde intelligible et monde sensible dont l’art serait l’expression à la fois agréable et misérable. En second lieu, elle fait voler en éclats l’idée même de vérité profonde des choses. Visiblement, Reger ne retombe pas dans l’erreur de Konrad ou de Roithamer, encore attachés à l’idée que la vérité peut être saisissable telle quelle et en elle-même et opposable au mensonge. Ils apprenaient à leurs frais que cette vérité ne se donne que comme fragment mobile du kaléidoscope au travers duquel on la regarde. Il n’échappe pas à Reger que l’illusion qu’entretenait l’art employé à rendre réel l’imaginaire ne faisait qu’en cacher une autre : celle qu’il y avait à croire que le réel pouvait être saisi dans son être, dans sa vérité. C’est d’une telle mystification que l’art tire son aura, c’est par rapport à elle que Reger prend ses distances129.
40Cet argument autour de l’art fait ressortir tout ce qui oppose Thomas Bernhard à son contemporain Peter Handke. Comment ne pas voir d’ailleurs dans Alte Meister un camouflet discret et larvé inspiré par la parution cinq ans plus tôt de l’essai intitulé Die Lehre der Sainte-Victoire ? Admirateur de Cézanne dans les tableaux duquel il voir des « propositions » pour une écriture à venir, Handke est ébranlé par les images de ce maître qui rassemble et reconstruit patiemment et fermement derrière ses motifs toute la densité de la réalité, sa durée, de plus en plus menacées à l’ère de l’industrie et de la vitesse. Réinscrire la réalité dans la durée et la densité de l’être, c’est là que réside selon Handke la puissance de Cézanne, c’est là également qu’il voit un nouvel élan pour sa propre écriture : « Avec le temps, son seul problème, cependant, fut la « réalisation » de l’innocence et de la pureté terrestres : la pomme, le rocher, un visage humain. La réalité, c’est donc l’accès à la forme et celle-ci n’est pas regret de ce qui est anéanti par les alternances de l’histoire, mais elle transmet, dans la paix, ce qui est »130. Rien, selon Thomas Bernhard, n’interdit à l’art de tenter de préserver la réalité ou encore de procéder comme cette amie de Handke parlant de son travail de couturière et citée par lui : « Je disposai les pièces l’une à côté de l’autre devant moi : rien n’allait avec rien. J’attendais le moment où j’allais, tout à coup, découvrir la vue d’ensemble »131. Mais saisir et retenir l’unité derrière la dislocation, la continuité derrière l’éclatement, voilà une tâche, un devoir de préservation pour Peter Handke, et voilà bien un effort d’avance voué à l’échec pour Thomas Bernhard. Car l’œuvre d’art ainsi accomplie ne peut qu’être à son tour démolie par l’esprit qui la regarde et par l’expérience qu’elle contredit. Faut-il entendre cette phrase de P. Handke comme une réponse du berger à la bergère : « Qu’il faille mourir, ce sera toujours ce qui me guidera, mais ce ne sera plus, espérons-le, mon thème principal » ?132 Thomas Bernhard, c’est certain, voit tout à partir de la mort, tout est réfléchi sous son regard et sous le mouvement de sa faux.
41Comme le langage, l’art est impuissant à saisir une réalité et une vérité qui se dérobent toujours et ne s’appréhendent pas directement. La réalité est toujours autre, il y a toujours une part d’elle qui échappe à notre regard ; ce que le langage en dit n’est jamais qu’un discours sur, il ne dit pas la réalité mais discourt sur elle et n’est jamais qu’une citation. Le renvoi dos à dos de l’original et de l’imitation à travers l’anecdote de l’Anglais relatée plus haut est là pour rappeler que l’art lui aussi est condamné à la citation. Qu’il essaie d’imiter la réalité, de la préserver du temps, de la mort ou de la faire renaître dans une célébration quasi religieuse, ce sera toujours dans un acte incomplet, imparfait, dans un acte de construction indirecte et à contretemps. Il en va de l’art comme de l’écriture : « La vérité, à mon avis, seul l’intéressé la connaît, sitôt qu’il veut la communiquer, il se transforme automatiquement en menteur. Tout ce que l’on tente de communiquer ne peut être que faux ou falsifié, autrement dit, seules les choses fausses ou falsifiées ont toujours été propagées [...] La chose décrite met quelque chose en lumière qui correspond certes au souci de vérité de celui qui décrit mais qui ne correspond pas à la vérité car la vérité est tout bonnement incommunicable. [...] Nous décrivons quelque chose avec un souci de vérité mais la description de la vérité est autre chose que la vérité »133. L’art n’est jamais lui aussi qu’un art de la citation, ce qu’avance également Georg Simmel en des termes moins dramatiques que Thomas Bernhard : « D’une façon difficile à saisir, derrière chaque œuvre d’art se dessinent la volonté et la sensibilité d’une âme déterminée, une conception déterminée du monde et de la vie mais, en aucun cas, l’œuvre n’est l’expression fidèle et adéquate de cette réalité plus profonde et plus universelle qu’elle nous permet cependant de toucher »134.
42L’art devient même une citation à la puissance deux puisqu’il n’est que fiction et c’est bien le propos de Thomas Bernhard que de rappeler à tout instant que l’art n’est que fiction. À l’inverse de Nietzsche qui salue dans l’art le dernier rempart contre la vérité profonde de la vie, celle de son chaos, de son désordre et de sa cruauté135, Thomas Bernhard y voit un masque qu’il faut constamment faire tomber et montrer du doigt. L’art n’est qu’un relais de plus dans l’illusion ou, plus grave, le mensonge dont participent les activités de l’homme pour comprendre le monde. Pour Nietzsche, l’art est un arrachement de la volonté de puissance sur elle-même, un effort suprême pour se surmonter, il doit être une victoire sur les forces de mort. Pour Thomas Bernhard, l’art est fiction, il puise sa source en lui-même, il est sa propre origine mais reste, du même coup, un fondement infondé, ce qui est à la fois sa force extrême, parfois son arrogance et souvent sa suprême supercherie. Son seul moyen non de sauver le monde ou du monde mais de se sauver, c’est d’assumer pleinement ce rôle de fiction pure et gratuite en se voulant fiction, en se donnant comme telle, c’est-à-dire en se (dé-) doublant, en se caricaturant ; de sujet d’irritation l’illusion pourra alors se transmuer en matière à rire. L’art ainsi conçu pourrait faire penser à ce boiteux dont parle Pascal : « D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et qu’un esprit boiteux nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions pitié et non colère »136. Pascal omet de dire qu’un naïf rira aussi de cette infirmité. C’est également cette naïveté méchante et sans concession137 que Thomas Bernhard veut réhabiliter.
43La relation Reger – Irrsigler est une illustration parmi d’autres de cette technique de la démystification « tous azimuts », au sens astronomique du terme. Outre qu’il ne nous dit rien sur l’unique tableau qu’il va voir, Reger veut faire croire qu’il apprécie tout particulièrement le Musée des Beaux-Arts pour la température constante de dix-huit degrés maintenue dans les salles138 ou encore qu’il est une excellente alternative à cet autre lieu excellent qu’il fréquente tout aussi assidûment139 et qui est l’Ambassador. L’art passe à côté de la condition misérable de l’homme, les maîtres ne remplissent pas le vide laissé par la disparition d’un être aimé mais de la même manière, ce que l’on peut dire d’une œuvre d’art n’est que « bavardage »140. Aussi Reger abandonne volontiers ce bavardage aux guides de musée et aux historiens de l’art qu’il met visiblement et sans sourciller sur le même plan141. Afin de mieux corroborer ses propos, Reger est affublé d’un serviteur zélé, Irrsigler, qui est sa réplique parodique. Misérable originaire du Burgenland à qui la fortune a souri un jour en l’habillant dans un uniforme de gardien de musée et en lui fournissant une place pour cette fonction, il a fréquenté Reger suffisamment souvent pour devenir sa « créature »142 et être en mesure d’« éclairer » lui-même les visiteurs, de leur asséner comme une vérité première et dernière ce qu’il tient de son « père à penser » (Gedankenvater)143 : « Irrsigler est le porte-voix de Reger, presque tout ce que dit Irrsigler, Reger l’a dit, depuis plus de trente ans, Irrsigler répète ce que Reger a dit »144. Irrsigler joue constamment du Reger mais ce pastiche qui est en fait une parodie est bien là pour démystifier les propos tenus sur l’art, en même temps qu’il sert à relativiser le rôle de censeur clairvoyant de Reger et à se moquer de celui-ci. Quant à la relation entre Reger et Irrsigler, elle parodie elle-même la relation classique dans la comédie du maître et de son serviteur, lequel, il est vrai, n’a rien à apprendre à l’homme de l’esprit qui va rester le seul maître du jeu.
44La question de l’origine et du double, de l’original et de l’imitation ne débouche plus sur la question grave et tragique pour les personnages précédents du statut de la vérité et de la possibilité de la saisir ; ce problème est largement dédramatisé et même traité en farce et vise plutôt la critique. L’obstination de l’Anglais à distinguer la copie de l’original dit l’attachement à l’aura de l’art et prend en défaut un besoin d’admiration décrié par ailleurs dans le roman. Mais le comportement de l’Anglais est instructif à un autre titre. Occupé à repérer l’original, ou à le scruter derrière sa copie, il en oublie la surface du tableau, il ne s’intéresse pas – il l’avoue – à ce qu’il montre. Thomas Bernhard met le doigt sur un danger qui guette l’art et sur une dégénérescence possible induite par le développement de l’industrie de la culture. Devenu « muséal », l’art ne redevient-il pas cultuel au lieu de gagner davantage en valeur artistique ? Le visiteur du musée traverse les salles et ne voit rien mais il accomplit le rituel (de la visite), sacrifie au besoin de vénération lequel ne dessert pas la bonne santé de certains secteurs économiques. Les visiteurs que le dévoué Irrsigler tient à l’écart de la salle Bordone est un échantillon de la clientèle des « tours-operators » épinglés avec une férocité succulente145. À la fin du roman, Reger part dans une diatribe contre la culture de masse, « l’hypocrisie de la démocratie », contre le danger pour l’art de se vider de toute substance en se célébrant de manière artificielle. Les confidences de Reger apportent des éclaircissements sur le détachement et la décrispation qui le distinguent de ses aînés. Ces derniers découlent du fait que l’art ne nous révèle rien d’essentiel sur l’existence car l’essentiel est ailleurs, dans les faits, dans l’existence elle-même. Ces faits qui seuls comptent, c’est par exemple la connaissance que fait Reger de sa femme une trentaine d’années plus tôt, c’est encore le vide laissé par sa disparition. L’art ne résout pas le problème de la solitude, de la séparation, de la mort ; le plaisir qu’il peut procurer ne se partage pas mais se savoure en solitaire. En se mettant à l’abri du monde derrière les murs du musée, il devient un domaine préservé et réservé. Le musée devient même un lieu idéal car on peut, en toute tranquillité, y entretenir sa douleur sans que les toiles accrochées aux murs n’aident en quoi que ce soit à la surmonter ; celles-ci laissent l’individu seul face à lui-même, elles ne lui permettent nullement de rejoindre une humanité abstraite et idéale. Ce que le tableau enferme et retient dans son cadre est bel et bien une fiction, un divertissement au sens pascalien, souvent une imposture. Cependant, le constat du silence de l’art n’irrite même pas Reger, ou en tout cas pas sous les formes destructives vues jusqu’à présent. De l’infirmité de l’art, Reger va retenir bien davantage qu’un intérêt quelque peu émoussé pour ses productions.
3. L’art de vivre : un apprentissage
45Konrad et Roithamer tentent d’échapper au mensonge du monde et s’emploient à parfaire leur méthode d’approche destructive et disjonctive jusqu’à la suppression de soi en choisissant de vivre dans un état d’irritation extrême. Avec l’âge, Reger regarde cet effort comme une obstination en fin de compte naïve qui n’éclaire guère ceux qui ne veulent pas l’être et ne fait que le malheur de ceux qui pratiquent l’art de la dissection : « Tout ce que nous étudions avec minutie nous déçoit en fin de compte. Un mécanisme de désagrégation et de déconstruction, dit Reger, voilà ce que j’ai pris l’habitude d’appliquer dès les premières années, sans savoir que c’était pour mon plus grand malheur. [...] Nous ne trouvons plus aucun plaisir à l’art, tout comme à la vie non plus, quelque naturel qu’il soit, parce qu’avec le temps, nous avons perdu la candeur et avec elle, la simplicité d’esprit »146. Au cœur de la déception de Reger, il y a la méthode, cette machine à broyer le mensonge et avec lui l’observateur, bien plus que l’illusion ou le mensonge lui-même dont les hommes ont précisément besoin pour pouvoir exister. La perfection est une exigence que Konrad et Roithamer s’imposent à eux-mêmes, contre le monde, contre la vie même, elle devient une obsession mortifère. Cette obsession se transforme ici plutôt enjeu qui consiste à déceler l’imperfection, de préférence chez ceux en qui le monde voit des êtres parfaits, les fameux Maîtres anciens. Si l’art ne dit rien d’essentiel sur la vie, le détour par l’art révèle à Reger que l’existence est moins un mensonge qu’une imperfection, moins une imposture qu’une maladresse ou une infirmité. L’art apprend à poser sur le monde non plus un regard éthique mais un regard esthétique, beaucoup plus « distancié ».
L’école de l’imperfection
46Les propos que Reger tient sur l’art, la fréquentation du musée et de l’art telle qu’il la pratique peuvent se lire comme une esthétique appliquée. La leçon qu’il tire est à rapprocher de ce que dit I. Bachmann sur la littérature : « Toute grande œuvre a pour nous quelque chose de fané, de dégradé par le temps, elle comporte un manque que nous essayons de combler en lui donnant dès aujourd’hui une chance, en la lisant et en nous promettant de la lire demain – il s’agit d’un manque qui est tel qu’il nous incite à traiter la littérature comme une utopie »147. Ces manques et défauts que Reger déplore sont eux-mêmes tout relatifs ; des lecteurs différents ou le même lecteur à différentes périodes de son existence ne les percevront pas de la même manière. Ce qui n’est pas dans l’œuvre d’art (pas encore, pas pour un tel ou pas maintenant), nous dit I. Bachmann, est ce qui pourrait ou pourra y être. Reger découvre au regard de l’art ce que Roithamer n’a pas accepté de découvrir : l’utopie qui n’est pas réalisable, demeure ce qui reste à découvrir et à construire dans le dialogue, dans un dialogue avec l’art148. Il le dit en termes irrévérencieux car il importe de désacraliser l’art, de dédramatiser les attentes à son encontre. Parce qu’il compte tout autant pour ce qu’il dit que pour ce sur quoi il fait silence149, Reger apprend également de l’art à revenir sur le regard qu’il porte sur lui puis sur le monde ; l’art lui donne un recul que n’a ni Konrad ni Roithamer et qui commue l’irritation en rire.
47Les considérations intempestives de Reger sur les Maîtres anciens font voir l’imperfection sous un regard nouveau : « Aucun de ces chefs-d’œuvre mondialement connus, peu importe son auteur, ne constitue de fait un tout, parfait de surcroît. Cela me rassure. [...] Ce n’est que lorsqu’une fois de plus, nous avons constaté que la totalité et la perfection n’existent pas qu’il nous est possible de continuer à vivre. Nous sommes incapables de supporter la totalité et la perfection »150. L’imperfection est une condition de l’existence, il ne faut plus s’en irriter, il faut en rire. Chercher la faille, la faiblesse des maîtres, voilà ce à quoi Reger exerce son sens aigu de l’observation : « La tête se doit de chercher, d’être une tête à la recherche des failles, des failles humaines, d’être une tête qui traque l’échec »151. L’esprit n’abdique pas ses exigences, il continue à démonter, défaire ses objets d’observation mais en usant d’une autre méthode ; il ne retourne plus contre lui ses propres exigences, il ne se donne plus pour tâche de corriger le monde, il cherche à en peaufiner sa vision ; à cette fin, il ne s’enferme plus dans une concentration irritante pour l’esprit, il ne décompose plus mais recompose les images au besoin au miroir grossissant et déformant, le monde devient alors spectacle dont il se divertit sans naïveté : « c’est aussi une méthode, dit-il, de tout tourner en caricature »152. Observer en déformant n’a que des avantages. Ce n’est pas une trahison puisque « tout original est déjà en soi une falsification »153, ce que l’homme dit ou fait n’est jamais que citation d’un original perdu ; par ailleurs, cette méthode préserve du phantasme de la perfection en révélant sur commande l’imperfectibilité de l’homme : « Naturellement, il y a des phénomènes dans le monde, dans la nature, [...] que nous ne pouvons pas tourner en dérision mais dans le domaine de l’art, tout peut être tourné en dérision, tout homme peut être tourné en dérision et en caricature, pour peu que nous le voulions, pour peu que nous en éprouvions le besoin »154. Il n’y a rien à changer à la nature et à la réalité des faits, rien n’empêche, par contre, de voir tout le reste sous l’angle du rire qui ne met plus en danger de mort ou de folie mais qui, au contraire, préserve l’observateur.
48L’évolution par rapport aux romans précédents tient à ce que l’on ne s’irrite plus du fait que les hommes prennent le divertissement pour ne point penser à leurs misères ; ce divertissement une fois percé à jour, l’observateur avisé peut se divertir à son tour du spectacle offert. Les méthodes ne manquent pas, la caricature en est une, comme l’indique Reger, l’exagération une autre dont Murau a fait un art : « Grâce à l’exagération, grâce à l’art finalement de l’exagération, parvenir à supporter l’existence, ai-je dit à Gambetti, à la rendre possible. Plus je vieillis, plus j’ai tendance à me réfugier dans l’art de l’exagération qui est le mien »155. Au lieu d’imploser soi-même dans une vaine dénonciation de l’imposture, il faut faire exploser celle-ci sous les traits les plus gros qui forcent le rire156. C’est très exactement dans ces mêmes dispositions que Thomas Bernhard passe à l’application concrète et s’offre dans Alte Meister une « franche rigolade » du plus pur style nestroyen avec les tirades de plusieurs pages sur « le kitsch » de Stifter et « le ragoût philosophique à la mode heideggerienne ». Le détour par l’art montre que l’art n’est qu’une illusion qui entretient « la comédie de la perfection » ; l’art, certes, est une fiction et on pourrait s’en irriter mais la fiction, précisément, c’est de l’art, parfois du très grand art, le comprendre et l’accepter devient drôle, redonne piment et goût à l’existence et indique une nouvelle direction.
Rome : un enseignement
49C’est une illustration de ce jeu de cache-cache qu’il faut voir dans les deux pôles que sont Rome et Wolfsegg pour Murau, le personnage principal de Auslöschung. Rome est pour Murau une patrie d’élection et, pour cette raison, sa seule véritable patrie : « Je retournerai à Rome dès que possible, chez moi, comme je me disais, car c’est à Rome que je suis chez moi »157. Il n’y est entouré que d’amis ou d’êtres qu’il estime (Gambetti, Maria, Spadolini), il ne retourne à Wolfsegg en Autriche que lorsque les circonstances l’y contraignent (le mariage de sa sœur puis l’enterrement de ses parents et de son frère). Cette opposition apparemment simple entre l’enfer autrichien et une Rome paradisiaque s’avère plus complexe. Vivre à Rome n’empêche pas Murau de n’y lire que de la littérature allemande ou autrichienne qu’il fait découvrir à son élève Gambetti – dans des traductions italiennes il est vrai ! La ville de rêve n’efface jamais la patrie de l’origine, Wolfsegg, où la réalité va rappeler Murau après la mort accidentelle de ses parents. Il n’en reste pas moins que Murau choisit l’exil volontaire dans la Ville éternelle qui évoque, dans la représentation commune, la quintessence de la beauté.
50Le rôle clé de Rome dans l’évolution de Murau est significatif à plus d’un titre. Il n’est pas sans lien avec l’interprétation symbolique que donne S. Freud de la configuration de la ville. Exactement comme le moi psychique, la ville de Rome est constituée de strates qui s’empilent les unes sur les autres tout en se fondant si bien qu’elles finissent par se faire oublier alors qu’elles continuent à être présentes et actives dans l’inconscient158. Murau trouve à Rome la possibilité d’un retour sur soi, d’une mise au jour des strates qui le constituent, des expériences qui l’ont meurtri. Thomas Bernhard poursuit ici au niveau de la fiction l’activité d’archéologue des ruines de l’âme, la remontée aux origines entreprise dans l’œuvre autobiographique. Mais Rome permet plus encore à Murau qu’une seule prise de conscience de ce qu’il est, elle lui donne la possibilité de devenir un autre. Jusqu’à son séjour à Rome, il n’était que ce que les autres (les siens – détestés) avaient fait de lui. À Rome, il peut devenir lui-même. Cette possibilité de renaissance tient à la magie même de la ville que G. Simmel explique ainsi : « La succession des époques, dont le spectacle remplit continuellement la conscience à Rome, empêche l’isolement de ce qui du point de vue temporel est distinct »159. C’est l’unité perceptible partout dans la ville qui permet à Murau de reconstituer l’unité de sa personne et de sortir ainsi du déchirement et de l’isolement. Rome se dessine comme le lieu idéal vainement cherché par les autres personnages parce que ce qui est réalité (les strates et couches de son histoire) y devient absent, irréel pour laisser place à la seule réalité visible : son unité160. C’est là aussi une leçon, plus encore, une force, que Murau tire de sa présence à Rome et, au-delà, de son contact avec l’art : à savoir qu’il nous régénère moins par ce qu’il donne à voir (ou à ne pas voir) qu’en modifiant notre perception du monde et de la place qui nous revient dans ce monde.
51Pour Murau cependant, le contact avec Rome n’est pas direct, il passe par l’intermédiaire de Spadolini dont la personnalité contestée et contestable permet de penser en même temps que la question de l’art, celle de l’artifice et de l’irritation. Murau nourrit la plus haute estime pour cet homme, évêque de son état, amant attitré de la mère de Murau et à qui celui-ci doit indirectement d’avoir été attiré par Rome161. Alors que Murau n’a pas de condamnation assez dure pour l’Autriche catholique – et plus spécifiquement « catholico-nazie » à ses yeux – l’air de Rome lui est des plus respirables. Ces contradictions au goût sulfureux nous ramènent à la question centrale de l’art et de l’alchimie subtile de l’irritation. C’est précisément après un passage où Murau vitupère une église catholique qui a de surcroît la mainmise sur l’État162, après s’être indigné du « cirque » des cérémonies religieuses pour les obsèques des siens que Murau conclut : « Un répugnant fanatisme en matière d’art, pensai-je. Les gens à Rome ne sont pas différents, encore plus hypocrites mais avec quel degré d’intelligence, pensai-je »163. Les obsèques et tout le théâtre qui se joue à Wolfsegg à cette occasion sont l’exemple d’une comédie qui se prend au sérieux et qui, pour cette raison, exaspère Murau ; mais qu’il devienne art et le mensonge devient alors supportable, il devient à proprement parler un art de vivre. Spadolini fascine Murau parce qu’il incarne cet art de vivre auquel Murau ne demande qu’à être initié parce qu’il ne débouche pas sur un leurre sur soi ou les autres sans que soit pour autant sacrifiée l’indépendance d’esprit164. Ce qui rend Spadolini crédible et respectable aux yeux de Murau, c’est qu’en dépit de sa liaison avec la mère de Murau, Spadolini ne se laisse pas entraîner à éprouver pour Murau la haine que celle-ci voudrait bien lui faire partager. Spadolini prend la défense de Murau et peu importe qu’il ne parvienne pas à faire changer la mère d’avis sur son fils ou l’inverse165. Spadolini, au demeurant, ne fait pas l’objet d’une admiration aveugle. Maria,166 qui compte plus que tout aux yeux de Murau est là pour rétablir la balance ; or, son jugement sur Spadolini est des plus négatifs : « Si elle devait envisager d’écrire un livre consacré à l’incarnation du charlatan, [...] elle n’hésiterait pas un seul instant à faire de Spadolini le personnage principal de ce livre »167. Outre que Maria imagine Spadolini en personnage de roman, reconnaissant par là implicitement tout le grand art du charlatanisme qu’elle lui reproche, son jugement négatif permet de placer la question de l’artifice et du vrai, de l’art et du mensonge dans un rapport de relativité168. Maria incarne, selon Murau, le naturel et Spadolini l’artificiel169. Les qualités de Maria, ce qui la définit en propre, ne sont là que pour faire ressortir ce qui définit Spadolini à son tour en propre. Chacun devient ainsi nécessaire à l’autre, n’a d’existence que par rapport à l’autre et Murau, précisément, a besoin, aussi bien de Maria que de Spadolini, il ne cache pas son attachement très fort à chacun de ces deux êtres.
52Spadolini est celui qui réinstaure la distance salutaire par rapport à tout ce qui irrite et paraît insupportable ; cette réalité insupportable n’est autre pour Murau que sa mère et, à travers elle, la mère-patrie. Toute la force de Spadolini a été d’inciter Murau à reconstruire à Rome son existence, se la réapproprier par l’exercice de la réflexion : « Il m’a rappelé ce qu’étaient mes aptitudes, ce qui était mon capital intellectuel pour ainsi dire et que j’avais moi-même déjà oublié, pour quelle raison étais-je donc parti à Rome, a-t-il dit, si ce n’était pas pour préserver ton esprit »170. Cette configuration montre bien que la reconstruction de soi n’est possible que par le biais d’un intermédiaire, Spadolini, elle n’est envisageable que par la médiation de l’art : « Spadolini est un artiste lui aussi [...] il est artiste à un très haut degré, même s’il ne peint pas, s’il ne fait pas non plus de musique. Je me suis maintes fois promené avec lui dans Rome et il m’a sorti de maint état d’âme dépressif, de toutes les formes de désespoir possibles »171. Au contact de Spadolini, Murau apprend à transmuer l’irritation en capital intellectuel, en richesse et en force pour l’esprit. Spadolini n’est plus un homme de l’esprit même s’il appartient à leur aristocratie ; mieux encore, il est un prince de l’esprit qui se cache derrière les multiples fonctions et appellations que lui prête Murau : « prince de l’Église »172, homme du monde173, nonce du Vatican174. Il incarne le bon goût et le raffinement, il est le messager cultivé qui d’une capitale à l’autre (Vienne, Rome) propage la Bonne Nouvelle, celle que Murau ne refuse plus de faire sienne : vivre est un art, et un art s’apprend, un art se maîtrise. Bien sûr Murau n’est et ne sera jamais Spadolini ; ce dernier constitue pour lui le point central mais Maria l’est tout autant, pour d’autres raisons : « Chacun des deux, Spadolini, tout comme Maria, [...] constitue le point central, [...] il n’existe pas deux points centraux, Spadolini l’est par son raffinement, Maria l’est par nature »175. Maria est cette part de l’Autriche qui le rappelle à la réalité de ses blessures qu’il ne veut pas effacer de sa mémoire ou encore sublimer ; avec Spadolini c’est l’art en lui-même qui devient un but en soi, il n’échappe certes pas à l’idéalisation mais l’essentiel est de le savoir : « [...] sa mère, il l’a encore bien plus idéalisée que son père et il a idéalisé Wolfsegg car Wolfsegg, tel qu’il nous le décrit n’a rien à voir avec la réalité »176. C’est à Wolfsegg et non à Rome que Murau découvre à quel point le dignitaire de l’Église est maître dans l’art de l’idéalisation ; Murau prend la mesure de cet art du mensonge jusqu’au dégoût : « Maria a toujours estimé Spadolini à sa juste valeur, elle ne l’a pas admiré comme moi, elle l’a toujours trouvé répugnant »177. L’art et les mensonges qu’il autorise ne résistent pas à la confrontation avec la réalité et les faits mais Murau n’envisage pas pour autant de rompre ses liens avec Spadolini ; il imagine même que ces liens seront d’une autre nature maintenant que la mère est morte178 et ses réflexions contre Spadolini ne l’empêchent pas de penser qu’une fois de retour à Rome, il lui rendra à nouveau visite, le trouvera repoussant mais également fascinant179. Cette ambiguïté ne l’irrite plus ; cette fois, c’est Maria qui reste celle qui le met en garde : « Spadolini me dégoûte, il est dangereux pour toi, m’a-t-elle souvent dit »180. L’homme de l’esprit est déchargé en quelque sorte de son devoir de garde ou plus exactement, il peut continuer à monter la garde sous l’égide de Maria, moins exposé cette fois mais plus ouvert par contre aux vertus bénéfiques de l’art et de la fiction.
III. L’irritation comme jeu
53L’art ne révèle aucune vérité essentielle, il reste lui aussi à côté des faits mais par le détour de l’art, les hommes de l’esprit découvrent une nouvelle école, celle du rire. L’irritation devient un jeu auquel ils apprennent à s’exercer sans se mettre en péril. L’irritation n’est plus un état dans lequel on veut se maintenir coûte que coûte, elle n’est plus volonté de la volonté, elle se manifeste par des affects auxquels on donne libre cours sur commande. La colère reste un affect de prédilection parce que c’est une douleur indéracinable qui l’inspire. Mais de la plaie ouverte, de l’ulcère, on passe progressivement à l’ulcération, laquelle s’exerce à son tour à rechercher et ménager ses effets. Homme de l’esprit, critique d’art musical, Reger dans Alte Meister n’est sans doute qu’irritation mais il ne l’est plus qu’au comparatif de supériorité181, c’est-à-dire dans la surenchère et dans un rôle où il se double lui-même. Reger met en scène sa colère, son irritation, comme le ferait un acteur. Ainsi transformée en jeu, en spectacle, elle devient sujet de rire.
1. Irritation et délectation
54À partir du roman Der Untergeher l’œuvre de Thomas Bernhard fait entendre une tonalité nouvelle182. Sans que les motifs de l’irritation ne soient nullement perdus de vue, les échecs des hommes de l’esprit et la raison de ces échecs sont pris en compte. En s’enjoignant et en enjoignant au monde de ne pas trahir la vérité, les hommes de l’esprit étaient jusqu’alors eux-mêmes victimes d’illusions sur l’approche de cette vérité et apprenaient à leurs dépens que la perfection absolue ne pouvait être que la mort. Au travers d’une évolution interne et progressive, l’œuvre indique une autre voie pour maintenir le ressort de l’irritation et la volonté d’exister contre les faits, d’exister en les critiquant. Cette nouvelle voie est un tour de force qui use précisément de la force du rire au sens littéral. À propos de la colère, Schopenhauer rappelle qu’elle n’est pas, comme l’affirme déjà Aristote, sans délectation, et Homère, cité par Aristote, la qualifie de plus douce que le miel183. Tout en étant parfois du « miel » pour celui qui explose de fureur, la colère use et fatigue, elle dévore son énergie, aussi Schopenhauer conseille-t-il de lui retourner comme antidote la pitié : « Car la pitié est à la colère ce que l’épée est au feu. [...] Car la pitié est le véritable contrepoison de la colère »184. Il ne s’agit nullement, chez Thomas Bernhard, de se convertir à la pitié et de considérer le monde avec plus d’indulgence ; pour cette raison, le rire devient le moyen de ne pas décolérer sans que l’on épuise pour autant son énergie vitale. Rire est l’antidote subtil et efficace que s’invente l’esprit car se mettre en colère soulage la bile185 mais rire satisfait surtout l’esprit. Le rire est tout le contraire de la pitié, il est méchanceté pure. Bergson rappelle que « le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion », qu’il écarte toute sensibilité : « Le comique exige [...], pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure »186.
55L’irritation peut être maintenue en éveil sans qu’elle entraîne l’esprit dans une spirale folle, elle devient même énergie libératrice à laquelle seule la douleur non plus morale mais physique, ressentie dans les muscles, peut mettre un terme ou un frein. Cette évolution vers le rire va de pair avec une réconciliation avec le corps. L’esprit ne bute plus sur l’opacité du corps mais le corps se laisse entraîner par l’esprit jusqu’à ce que la douleur physique déclenchée par le rire lui pose ses limites. Rire n’est donc pas une alternative à la colère, un changement de cap ou un demi-tour dans la direction exactement opposée. Rire ou se mettre en colère ne sont pas les deux faces d’une même médaille que l’on choisit indifféremment parce qu’au bout du coup tout se vaut ou encore parce qu’il vaut mieux rire d’une situation désespérante qu’en pleurer ou se mettre hors de soi. Le choix du rire traduit une évolution dans la stratégie de l’irritation. D’un bout à l’autre de l’œuvre, les mêmes exigences de lucidité sont maintenues mais les erreurs de ces exigences sont également prises en compte. Le rire reste un moyen d’exprimer son irritation sans que cela nuise et ce, à double titre. Reger souffre du vide laissé par la mort de sa femme, mais il a appris à ne plus s’autodétruire. L’irritation n’est pas un état endémique dans lequel il s’installe, il se fait plaisir en déchaînant quelques foudres de temps à autre et en s’octroyant des scènes de furor hrevis187 Reger fait savamment monter la pression, selon la description que donne Schopenhauer de la colère : « La colère crée aussitôt un leurre, lequel consiste en une amplification et une distorsion de ce qui l’a déclenchée. Ce leurre ne fait qu’amplifier lui-même la colère et se retrouve, cette colère amplifiée jouant, amplifié à son tour. C’est ainsi que les deux effets s’amplifient réciproquement jusqu’à ce que la furor brevis soit là »188. La colère se joue sa comédie, la caricature et l’exagération deviennent un art au service de cette comédie où l’esprit, tout en déversant sa hargne et en décochant ses flèches empoisonnées, se sauve lui-même. Murau constate à propos de l’art de l’exagération qu’il pratique avec fanatisme : « C’est parfois la seule possibilité, lorsque le fanatisme de l’exagération s’est mué chez moi en art de l’exagération, de m’arracher à la détresse qui était la mienne à ce moment-là, à la lassitude de mon esprit »189. Par le biais de l’exagération, l’emporté laisse entendre que sa folie brève mais furieuse est aussi un jeu, il échappe ainsi à l’image gesticulante, grimaçante et risible qu’un être en proie à la colère donne de lui-même : « Exprimer la colère ou la haine par des mots ou par des airs est inutile, dangereux, mal avisé, ridicule, odieux. [...] Seuls les animaux au sang froid sont venimeux »190. Alors que la colère isole celui qui s’y laisse aller, le rire lui, est contagieux et rallie tout un public par des liens si forts qu’il fait facilement oublier les raisons qui ont déclenché le rire ; celles-ci en tout cas passent au second plan, alors que la colère a constamment besoin de les raviver.
56L’irrité ne l’est plus à la manière de Strauch qui sait qu’il exaspère les autres mais également les déroute et sème en eux le trouble : « Savez-vous que j’irrite, cela a toujours été chez moi un trait de caractère. Je vous irrite. Je vous irrite comme j’ai toujours irrité tout le monde »191. Or il y a un plaisir à induire en erreur et à brouiller les pistes qui fait également de l’irritation un jeu. À cette fin Reger se double du personnage de Irrsigler dont le nom évoque par homophonie (irren / Irrsnn) à la fois l’égarement et l’absurdité. Tous les anathèmes de Reger sont remis en question dès lors que Irrsigler, sa « créature », est en mesure de reprendre à son compte, tel un perroquet savant, les propos de son « père à penser ». Qu’il les répète sans pouvoir les repenser jette un doute sur leur pertinence et en relativise la portée. Ce subterfuge ouvre la voie à une ironie sur soi qui révèle également en tout homme de l’esprit un affreux tyran capable de reconquérir la sympathie du lecteur en relativisant ses jugements à l’emporte-pièce. Reger ne se lasse plus de l’irritation : il s’y délecte.
2. La correction par le rire
57Le trouble est volontiers jeté et entretenu autour du thème central dans Alte Meister de la comédie. Thomas Bernhard cherche à perturber le lecteur en ne respectant pas à la lettre les lois du genre et en donnant comme sous-titre à une œuvre en prose Comédie. Alte Meister, paru en 1985, correspond à une période d’activité littéraire intense : un roman par an depuis 1983192, c’est également durant cette même période que Thomas Bernhard ne cesse d’affirmer son goût pour l’écriture théâtrale : dix pièces de théâtre de 1976 à 1985 contre cinq dans la période de 1963 (date de parution de Frost) à 1975 en tenant compte du fait que Thomas Bernhard ne se met à écrire des pièces de théâtre qu’à partir de 1970, la première étant Ein Fest für Boris. Cependant, le sous-titre de Alte Meister est bien moins une allégeance à un genre littéraire qu’un ralliement à l’école du rire ou de la comédie et des perturbations d’un nouveau genre qu’elle peut générer. Thomas Bernhard utilise dans cette œuvre en prose tous les jeux de miroir possibles et les quiproquos propres à la comédie.
Frayer ou pas avec la comédie
58Rompant pour une fois la « force de l’habitude », Reger a demandé à son ami Atzbacher qu’il le retrouve exceptionnellement un jour plus tôt au musée où ils ne se donnent rendez-vous ordinairement que tous les deux jours. Reger avoue s’être torturé l’esprit trois heures durant à se demander comment il allait annoncer à Atzbacher la raison de ce changement de programme. Reger a en effet acheté deux billets pour assister à une représentation de La Cruche cassée au Burgtheater : « Le fait est que j’avais pensé que vous m’accompagneriez ce soir au Burgtheater, après tout La Cruche cassée est la meilleure comédie du théâtre allemand et le Burgtheater, de surcroît, le premier théâtre du monde »193. Tout serait simple si, des années durant, Reger n’avait pas répété qu’il abhorrait l’art dramatique194 en général et la scène du Burgtheater en particulier. En clamant sa haine de l’art dramatique, Reger ne fait qu’entrer dans le chorus des personnages du théâtre bemhardien qui dénoncent le mensonge du théâtre. En avouant tout penaud ses contradictions, son envie d’aller entendre une bonne comédie sur une bonne scène de théâtre, il devient tout simplement humain et illustre de quelles lâchetés et trahisons l’homme doit se rendre coupable pour pouvoir exister. Tout rentre dans l’ordre à la fin du roman et de la comédie qu’il joue puisque Alte Meister se termine sur la phrase : « La représentation était épouvantable ».
59La nouveauté tient à ce que Reger se place lui-même face à ses contradictions et se montre par là capable d’autodérision. Le recours au mélange des genres fait comprendre que si la vie ne peut être sauvée par l’art, l’art parvient à sauver l’homme de la vie et des affres de l’existence. « Je me suis réfugié dans l’art pour échapper à la vie »195, confie Reger avant de réaffirmer sa haine des Maîtres anciens, même si ce sont eux qui le maintiennent en vie196. Le jeu qui consiste à se prendre en défaut dans ces contradictions qui se réfléchissent à l’infini est poussé plus loin encore, puisque la pièce que Reger compte aller voir reprend le thème de l’arroseur arrosé et nous fait rire d’un personnage contraint, en dépit de sa fourberie et de ses mensonges, d’instruire son propre procès – alors qu’il est lui-même juge – et de faire malgré lui la démonstration de sa culpabilité. Le procès est conçu comme une mise en scène que Adam – ainsi s’appelle le juge infortuné mais symboliquement représentatif de l’humaine condition – est obligé d’organiser et d’assumer jusqu’au bout – jusqu’au moment où il va être confondu.
60Dans les quatre premiers romans de Thomas Bernhard, l’homme de l’esprit se consumait dans une irritation qu’il entretenait volontairement par refus du mensonge et de l’artifice. Dans Alte Meister l’irritation reste un châtiment que l’on s’auto-inflige mais également un châtiment qui tourne à la farce. De 1966 à 1978, Thomas Bernhard écrit un grand nombre de récits brefs. L’un d’entre eux, Ist es eine Komödie, ist es eine Tragödie ? a souvent retenu l’attention de la critique. Le point de départ de ce récit n’est pas sans rappeler Alte Meister puisque le personnage principal est torturé par les mêmes réflexions et réticences que Reger : il a un billet pour le théâtre mais se reproche en chemin de se trahir en allant au théâtre qu’il déteste : « Je méprise le théâtre, je hais les acteurs, le théâtre n’est qu’une vaste impudence perfide, une perfidie impudente et il faudrait que tout d’un coup je fréquente à nouveau le théâtre ? Que j’aille voir une pièce ? Qu’est-ce que cela signifie ? »197. Ses tergiversations font que ce spectateur réticent arrête ses pas dans le Volksgarten où il se fait aborder par un personnage au destin tragique. Il y a vingt-deux ans et huit mois de cela, cet inconnu a précipité sa femme dans les eaux du canal du Danube ; depuis, il arpente le soir les lieux du crime dans les vêtements de la disparue ; après cet aveu qui n’est sans doute que celui d’un fou, l’inconnu conclut que la pièce donnée le soir même doit être une comédie.
61La différence avec la problématique de Alte Meister est abyssale. Le récit Ist es eine Komödie, ist es eine Tragödie ? oppose deux univers, celui du théâtre qui joue la comédie, celui du mensonge et du divertissement d’une part et celui de la tragédie de l’existence d’autre part, qui se joue hors des murs du théâtre et qui pèse sur l’individu comme un fatum (l’égarement de ce malheureux a des accents de tragédie antique même si son accoutrement le ridiculise). L’autre différence de taille tient encore à l’activité de Reger, occupé à une étude sur le théâtre. Critique d’art, et essentiellement d’art musical, Reger a pris par rapport à la problématique du théâtre et du mensonge, une distance que n’a pas le personnage du récit. La fréquentation des œuvres d’art l’a réconcilié avec la nécessité du mensonge. Il ne lui est certes pas facile d’avouer à Atzbacher son intention de l’entraîner au théâtre mais ce qui le dérange essentiellement, c’est l’idée qu’il se ridiculise, qu’il se dédit, qu’il fait mauvaise figure. « Laissez-moi le temps de me calmer, dit-il, je l’ai déjà dit à Irrsigler mais à vous je ne peux pas encore le dire, il y a vraiment de quoi être honteux »198. La lâcheté qui est avouable à Irrsigler, son double dérisoire, l’est moins à son ami, autre alter ego, respectable celui-là. L’affirmation finale qui juge très sévèrement la représentation est à nouveau là pour accréditer les propos tenus mais Reger a, de fait, assisté à la représentation, alors que le personnage du récit s’en est abstenu et a résisté. Ce qui est bel et bien au programme maintenant, c’est de se sauver, programme déjà annoncé sur le mode de la dérision et du cynisme dans la pièce Am Ziel de 1981 où un jeune auteur dramatique intitule sa pièce Sauve qui peut : « Tous montent sur scène et sont des condamnés à mort / et il intitule sa pièce Sauve qui peut / parce qu’il est évident que personne ne sera sauve »199.
62On le voit à travers cette évolution, le comique et le tragique ne s’opposent plus comme deux contraires absolus mais constituent les deux faces interdépendantes d’une même réalité. Très exactement, la réalité est à la fois comique et tragique, la différence ne tient plus qu’à l’approche que l’on a de cette réalité, à l’angle sous lequel on la considère. Une approche qui se donne pour impératif éthique de ne pas trahir cette réalité, d’en révéler à chaque seconde l’aspect tragique, s’avère intenable ; une approche esthétique garantit à l’observateur une position vivable sans que rien ne soit trahi de l’exigence éthique qui dénonce les chimères de l’artifice. Le seul sujet, l’unique objet de la pensée et de la parole doit rester la mort200. Pour cette raison, l’auteur de pièces de théâtre dont il est fait mention dans le texte Empfindung201, s’obstine à faire passer systématiquement ses comédies pour des tragédies et ses tragédies pour des comédies. Le recul que gagne Reger par une approche esthétique de la mort lui permet de dire en toute sérénité : « La mort, je ne l’attends plus, elle vient d’elle-même »202. La même conscience de cette fatalité domine l’ensemble du roman Auslöschung puisque Thomas Bernhard place en exergue la phrase de Montaigne : « Je sens la mort me tenir constamment dans ses serres. Quoi que je fasse, elle est là partout »203. Dès lors que l’on ne peut échapper à l’échec de la mort, vouloir tenir sur l’arrête vive de l’irritation est plus risible qu’héroïque, apprendre à en rire n’est pas une trahison et rend possible l’existence au quotidien204.
63Dans le roman Korrektur, l’irritation atteint son expression paroxystique dans la volonté de correction de Roithamer. Dans son obsession de la correction se croisent à la fois une exaspération extrême et une exigence de perfection, de correspondance parfaite entre le réel et la pensée. Avec Alte Meister, on voit s’opérer un dédoublement et un renversement de cette volonté de correction. Lorsque Reger recherche la faille chez les Maîtres anciens, il tente à son tour de les corriger mais il le fait dans un tout autre sens que Roithamer ; il se contente de repérer leurs défauts au lieu de chercher à saisir et définir le parfait. Par là, il ne cherche plus à corriger ce qui est imparfait mais il corrige et conteste l’idée même de perfection. La même passion qui a perdu Roithamer préserve Reger qui, dans le même temps, corrige de son fanatisme le correcteur qu’il devient. À la correction mortifère de Roithamer, Reger oppose la correction du rire qui redonne droit de cité à la vie. Le renversement constaté ici va dans le droit fil de l’analyse que Bergson donne du rire ; on ne rit pas, selon Bergson « d’une attente qui se résout subitement en rien » comme l’affirme Kant205 ou parce que le personnage tourne en rond et finit toujours par se retrouver dans la situation de départ, là où il croit avancer et se tirer d’affaire : « Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate »206. Le rire corrige à double titre : en même temps qu’il met en évidence les imperfections qui irritent l’homme de l’esprit, il corrige sa « méthode qui a le don de le dégoûter de tout », il contrôle la machine à disséquer et désagréger » dont parle Reger à plusieurs reprises207. Le rire recrée une marge de liberté que l’irritation maintenue ouverte étouffait. Thomas Bernhard ne s’enferme pas dans un système208 ; s’il donne le sentiment de le faire, c’est parce que le rire repose sur des recettes, des mécanismes, des procédés de répétition et que le risible qui se met lui-même en scène redouble la puissance du rire. Mais l’intention ultime est d’échapper au danger de l’enfermement ou d’un renouveau purement formel et se réalise dans les quatre derniers romans.
Le théâtre et son double version bernhardienne
64Thomas Bernhard n’a jamais rédigé le travail sur B. Brecht et A. Artaud que lui prêtent souvent les biographies209 ; Artaud n’a sans doute jamais été non plus pour Bernhard un maître à penser au sens où l’entendent les épigones ; on peut néanmoins admettre qu’il a été suffisamment matière à réflexion pour que le rapprochement soit éclairant. Lorsque A. Artaud exhorte ses contemporains à balayer la culture institutionnelle pour laisser fleurir une « culture en action »210, il part lui aussi en guerre contre le mensonge. À partir d’un rapprochement pathétique entre le théâtre et la peste, Artaud écrit : « [...] la peste est un mal supérieur parce qu’elle est une crise complète après laquelle il ne reste rien que la mort ou qu’une extrême purification. De même, le théâtre est un mal parce qu’il est l’équilibre suprême qui ne s’acquiert pas sans destruction. Il invite l’esprit à un délire qui exalte ses énergies ; [...] l’action du théâtre, comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie »211. Le ton exalté, la radicalité des termes choisis ne sont pas sans rappeler l’emphase assassine que s’autorisent les hommes de l’esprit de Thomas Bernhard dans leurs moments d’irritation. Mais précisément là où A. Artaud cède le pas au pathétique, Thomas Bernhard fait changer ses personnages de direction.
65Alors qu’Artaud pose et en partie, provoque, la situation de crise qu’il constate en termes de mort ou de salut, Thomas Bernhard ne voit de salut à aucun moment de son œuvre ; la seule chose qu’il s’agit de préserver, de mettre à l’abri de l’enfer où Artaud par exemple brûle sa propre vie, c’est l’existence individuelle. La raison n’en est pas une réaction de repli frileux sur soi mais le refus, l’incapacité de penser qu’il puisse y avoir une issue, une « guérison ». Artaud appelle à un « exorcisme total », une « immense liquidation »212. Pour Thomas Bernhard il s’agit également de « liquider », c’est-à-dire de liquéfier et rendre liquide ce qui était pétrifié dans la peste du mensonge, il faut vider l’abcès mais jusqu’au bout, en liquidant également l’illusion de la guérison213. La protestation d’A. Artaud est traversée par l’éclair foudroyant, elle est celle d’un inspiré qui attend la rédemption. Celle de l’homme de l’esprit se corrige elle-même et se rit de toute attente. En exergue à la pièce Die Macht der Gewohnheit, Thomas Bernhard cite en même temps Diderot et Artaud ; la pièce elle-même aide à comprendre que le rapprochement n’est que faussement déconcertant. Caribaldi qui est directeur de cirque y apparaît comme un fanatique de la perfection, tyran détestable et pitoyable à la fois qui échoue à arracher à son violoncelle des notes de La Truite de Schubert que la radio va lui donner à entendre à la fin de la pièce comme une claque. Les exigences (tragiques et pathétiques) de l’esprit ne doivent pas gommer la part de ridicule qu’elles contiennent : « Moi-même, jeune, je balançais entre la Sorbonne et la Comédie »214, ainsi Diderot, cité par Thomas Bernhard. Les limites vers lesquelles ces exigences poussent ne sont pas celles d’une transcendance ou d’un niveau supérieur quelconque mais leur limitation même qui ramène à leur infirmité et à leurs failles : « [...] mais la race des prophètes est éteinte [...] »215. Il n’y a plus de prophètes car il n’y a plus non plus, chez Thomas Bernhard, de vérité à prophétiser. Là où Artaud a foi dans la guérison, Thomas Bernhard a foi dans la nécessité de critiquer à la fois l’objet (le monde) et la méthode ; provoquer la folie, la mort s’avère n’être qu’une dérision de plus, ajoutée à celle de l’existence. Les temps ne sont plus au sacrifice, il « suffit » de laisser faire la mort naturelle, elle vient toute seule, comme l’affirme Reger.
Notes de bas de page
1 Toutes nos références se rapportent à l’ouvrage suivant : Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes, Cours du Collège de France. Établi et annoté par Dominique Séglard, Seuil. 1995.
2 Idem, p. 266.
3 M. Merleau-Ponty, La Nature, op. cit., p. 266.
4 Idem, p. 267.
5 Ibid., p. 279.
6 « Aile leben mindestens drei Leben, ein tatsächliches, ein eingebildetes und ein nicht wahrgenommenes ». In der Höhe, Rettungsversuch, Unsinn, p. 15.
7 « Der letzte Besuchtag heulte Thomy als ich kam und länger als zwanzig Minuten kann man nicht bleiben. auch darf man das Kind nicht aus der Wiege nehmen als nur angucken, oft ist es schwer, aber nur keinen Gefühlen nachgeben, es hindert am Vorwärtskommen ! » Hertha Bernhard. 11/06/1931. Louis Huguet, Thomas Bernhard ou le silence du sphinx, Presses universitaires de Perpignan, n° 11, Deuxième semestre 1991. p. 104.
8 Louis Huguet, Thomas Bernhard ou le silence du sphynx, op. cit., p. 108.
9 Un enfant, p. 62, cité par Louis Huguet, ouvrage cité, p. 131.
10 Louis Huguet, Un enfant, op. cit., p. 132.
11 Un enfant, p. 86, cité par Markolin, Caroline dans Thomas Bernhard et son grand-père, les grands-pères sont nos maîtres, Horay Éditeur, 1990, p. 102-104.
12 Cité par Louis Huguet, op. cit., p. 144.
13 « Sie hatte keine andere Wahl als zum Ochsenziemer zu greifen. Wenn die Schläge auf meinen Kopf oder wohin immer nichts fruchteten, suchte sie Zuflucht zu den schon erwähnten Sätzen, deren Fürchterlichkeit ich natürlich nicht entkommen konnte. Das Wort war hundertmal mächtiger als der Stock. Sie züchtigte mich, aber sie erzog mich nicht. [...] Mit teuflischen Wörtem erreichte sie ihr Ziel, daß sie Ruhe hatte, andererseits stürzte sie mich jedesmal in den fürchterlichsten aller Abgründe, aus welchem ich dann zeitlebens nicht mehr herausgekommen bin ». Ein Kind, p. 49-50.
14 « Meine Mutter beschimpfte nicht mich im Grunde, sie beschimpfte meinen Vater, der sich ihr entzogen hatte […]. sie schlug nicht nur auf mich ein, sondem auch auf den Verursacher ihres Unglücks, wenn sie mich schlug. Der Ochsenziemer galt nicht nur mir, er galt bei jeder Gelegenheit auch meinem Vater ». Idem p. 39.
15 « Ich liebte meine Mutter aus ganzem Herzen, umgekehrt liebte meine Mutter auch mich wenigstens in dem gleichen Maße, aber diese gegenseitige Liebe war, Solange meine Mutter lebte, von dem für mich unsichtbaren Unhold an ihrer Entfaltung gehindert ». Ibid., p. 40.
16 « Zuerst habe er sich für sie aufgeopfert. […] jahrzehntelang für sie und ihre Verkrüppelung, jetzt habe sie sich ihm aufzuopfern ». Das Kalkwerk, p. 82 + p. 167-171.
17 « Mein Vater [...] mußte in dieser Zeit mit ihr in naheren und allernächsten Kontakt gekommen sein. Darüber ist mir nichts weiter bekannt. Es heißt, die beiden trafen sich des öfteren in einem sogenannten Salettl im Apfelgarten der Tante Rosina. Das ist wirklich alles, was ich über meine Entsehungsgeschichte weiß ». Ein Kind, p. 57-58.
18 C’est l’interprétation que donne Louis Huguet de ce silence, op. cit., p. 182. Ses recherches autorisent également à penser qu’il n’y a eu rien moins que viol : op. cit, p. 171-176.
19 Cf. L. Huguet, op. cit., p. 171-172.
20 Voir à ce propos l’analyse que fait Louis Huguet du « déplacement » qu’opère Thomas Bernhard sur ce thème entre réalité et fiction, op. cit, p. 177-178.
21 Amras, p. 23.
22 Verstörung, p. 46.
23 Das Kalkwerk, p. 16.
24 Der Untergeher, p. 227 à 231 et p. 231 : « So hat er seine Schwester [...]. obwohl er sie gehaßt hat, auch wie keinen anderen Menschen auf der Welt, geliebt ».
25 Endres. Ria. Am Ende angekommen, Bibliothek der Provinz, p. 93-96.
26 « Im Turm war es […] kalt, trotzdem standen wir oft […], völlig nackt, Körper an Körper. in für uns schon lange nicht mehr wunderwirkenden zarten Berührung an die [...] Mauern gelehnt ». Amras. p. 23.
27 Cf. Thomas Bernhard – Eine Begegnung. Gespräche mit Krista Fleischmann, Éditions, 1991, p. 53-55.
28 Cf. Verstörung, p. 37-38.
29 Maria : « Meine größte Dichterin ». Auslöschung, p. 21 et toutes les autres brassées d’éloges p. 217 à 237, p. 302, p. 632 à l’adresse d’une figure féminine fortement inspirée par Ingeborg Bachmann.
30 « Erst jetzt hatte ich nun die Unsinnigkeit eingestanden, die schon im Herbst ausgebrochene Krankheit gegen ihre Entwicklung und gegen ihre Natur ignoriert zu haben. Aber eine Krankheit zu ignorieren, […]. heißt, gegen die Natur vorgehen, und muß scheitern ». Der Atem, p. 45.
31 Idem, p. 28 et 45.
32 « Wir hatten beschlossen, alles zu tun, um aus dem Krankenhaus wieder herauszukommen ». Ibid., p. 28.
33 « Mein Körper also war von meiner Krankheit noch niedergedrückt gewesen. aber mein Geist, und was vielleicht noch wichtiger gewesen war. meine Seele nicht ». Der Atem, p. 39.
34 « Aber ich hatte mir vorgenommen, alles in diesem Sterbezimmer, […], auszuhalten. um aus diesem Sterbezimmer wieder herauszukommen und so hatte ich einen mich […] nicht mehr schädigenden, sondern belehrenden Mechanismus der Wahrnehmung in dem Sterbezimmer entwickelt. Ich durfte mich von den Objekten meiner Betrachtungen und Beobachtungen nicht mehr verletzen lassen […]. Unter Einsetzung des Verstandes […], hatte ich die Selbstverletzung durch Beobachtung auf ein Minimum einschränken können ». Idem, p. 36-37.
35 Thomas Bernhard insiste sur cette situation d’observateur : « j’étais à nouveau à mon poste d’observation » (« Ich war schon wieder auf dem Beobachterposten »). Ibid., p. 37.
36 « Ich konnte die in meinem Eckbett aus mir heraus gehörte Musik zu einem, wenn nicht zu dem wichtigsten Mittel meines Heilungsprozesses machen. […] Auch hatte in mir schon wieder der kritische Verstand zu arbeiten angefangen, das Gleichgewicht der Zusammenhänge, die mir verlorengegangen waren, wiederherzustellen ». Der Atem, p. 38.
37 « Der Achtzehnjährige, der ich damals war, war von den Ursachen seiner Krankheit und dann von dieser Krankheit selbst direkt in den Schauplatz des Schreckens gestoßen worden. Sein Abenteuer war mißglückt, ich war zu Boden geworfen, […], in dem Bewußtsein, in die tiefste Tiefe der menschlichen Existenz gestürzt zu sein als Folge meiner Selbstüberschätzung. Ich hatte geglaubt, eine mich befriedigende und dann gar mich glücklich machende Existenz erzwingen zu können. Jetzt hatte ich wieder alles verloren. Aber ich hatte den Tiefstpunkt schon überwunden, […], ich hatte die Letzte Ölung hinter mir, es war schon wieder alles auf der Seite des Optimismus ». Idem, p. 37.
38 Urs Bugmann, Bewältigungsversuch. Thomas Bernhards autobiographische Schriften, Peter Lang Verlag, 1981, p. 311-322.
39 « Krankheit ist nicht bloß Gefährdung, sie ist genauso eine schicksalhaft gegebene Möglichkeit, sich in seinem Menschsein zu ergreifen. […] [Thomas Bernhard] ergreift jene menschlichen Kräfte, die die Immanenz des sinnlich Wahrnehmbaren transzendieren, die Ausdruck und Voraussetzung der Entelechie sind, die der Mensch in seiner Existenz darlebt », op. cit., p. 318.
40 Der Atem p. 28 et 45.
41 Cf. Korrektur p. 347 et : « idée : faire d’un centre calculé [...] un centre effectif
En premier, histoire naturelle, puis statique, ou en premier statique, puis histoire naturelle [...] Nature / Homme/ Statique ». (« Die Vorstellung, einen errechneten Mittelpunkt […], zu einem tatsächlichen Mittelpunkt zu machen […]. Zuerst die Naturgeschichte, dann die Statik, oder zuerst die Statik, dann die Naturgeschichte […]. Natur / Mensch / Statik, so Roithamer »). Korrektur, p. 344.
42 « Das Wesen der Krankheit ist so dunkel, als das Wesen des Lebens ».
43 « Ich hatte zeitlebens ein distanziertes. […] zu manchen Zeiten sicher sogar ein feindseliges Verhältnis zu meiner Mutter gehabt, […] aber jetzt glaubte ich, sie, meine Mutter, wiedergefunden, ja für mich wiederentdeckt zu haben ». Der Atem, p. 93.
44 Hier im Sterbezimmer hatte ich auf einmal die enge und liebevolle Beziehung zu meiner Mutter haben können, die ich die ganzen langen achtzehn Jahre vorher so schmerzlich habe entbehren müssen ». Idem, p. 91-92.
45 Ibid., p. 123.
46 « Ich selbst hatte während dieser Zeit die unterste Grenze meines Wahmehmungs-vermögens erreicht und folglich auch keinerlei Schmerzen mehr. » Der Atem.
47 Sabine Scholl, « Körper/Krankheit, Wahn/Sinn », dans Österreichische Moderne 1/86. Verlag Hermann Böhlhaus, 1986. p. 113 à 146.
48 « Vom Nullpunkt des Bewußtseins ausgehend, entsteht so ein solipsistisches Modell einer Überlebensstrategie ». op. cit., p. 118.
49 « Die Hände, die mich berührten, waren auf einmal die von Schwestern, die mir bis jetzt immer nur als große weiße Flecken in meinen Augen erschienen waren [...]. Aus den Betten meiner Mitpatienten waren nicht nur undeutliche Stimmen und Geräusche. sondern auf einmal tatsächlich vollkommen verstandliche Wörter ». Der Atem, p. 19.
50 « Ich wollte leben, alles andere bedeutete nichts. Leben. und zwar mein Leben. wie und Solange ich es will. Das war kein Schwur, das hatte sich der, der schon aufgegeben gewesen war, in dem Augenblick, in welchem der andere vor ihm zu atmen aufgehört hatte, vorgenommen ». Der Atem, p. 17.
51 « Von zwei möglichen Wegen hatte ich mich in dieser Nacht in dem entscheidenden Augenblick für den des Lebens entschieden. Unsinnig. darüber nachzudenken, ob diese Entscheidung falsch oder richtig gewesen ist. Idem, p. 17 (c’est nous qui soulignons).
52 Arthur Schopenhauer : « der ganze Leib selbst – […] – nichts Anderes, als die Erscheinung des Willens, die Sichtbarwerdung. Objektivität des Willens », dans Die Welt als Wille und Vorstellung, Bd. I, Haffmann – Taschenausgabe, p. 161.
53 A. Schopenhauer, ouvrage cité, vol. Il, p. 290 : « Also ist allein im wirklichen Handeln der Wille selbst tätig, mithin in der Muskulation, folglich in der Irritabilität : also objektiviert sich in dieser der eigentliche Wille ».
54 « So jung ich noch war, ich war ein gutausgebildeter Skeptiker, auf alles und immer auf das Schlimmste gefaßt. Diese Tugend schätze ich auch heute noch als meine höchste ». Die Kälte, p. 23.
55 « I. Die Welt ist alles, was der Fall ist. I. 1Die Welt ist die Gesamtheit der Tatsachen, nicht der Dinge. I.11 Die Welt ist durch die Tatsachen bestimmt und dadurch, daß es alle Tatsachen ist ». Wittgenstein. Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, Bd.1, Suhrkamp. 7. Auflage 1990. p. 11.
56 « Ich denk’ überhaupt nicht an den Tod, aber der Tod denkt ständig an mich ». Gespräche mit Krista Fleischmann, op. cit., p. 143.
57 « Natu beschreiben ist sowieso ein Unsinn, weil sie ja jeder kennt. […] Innere Vorgänge, die niemand sieht, sind das einzige Interessante an Literatur überhaupt. Alles Äußere kennt man ja. Das was niemand sieht, das hat einen Sinn aufzuschreiben ». Dans Thomas Bernhard – Eine Begegnung. Gespräche mit Krista Fleischmann, op. cit., p. 272 et 274.
58 « Was wir liefern, sind eigentlich Bemerkungen zur Naturgeschichte des Menschen ; aber nicht kuriose Beiträge, sondern Feststellungen, an denen niemand gezweifelt hat, und die dem Bemerktwerden nur entgehen, weil sie ständig vor unseren Augen sind ». Dans Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Suhrkamp, Stw 501, 1984, p. 411 § 415.
59 « Man sagt manchmal : die Tiere sprechen nicht, weil ihnen die geistigen Fähigkeiten fehlen[....] Aber : sie sprechen eben nicht. Oder besser : sie verwenden die Sprache nicht […] Befehlen. fragen, erzählen. plauschen gehören zu unserer Naturgeschichte so wie gehen, essen. trinken. spielen ». L. Wittgenstein, op. cit., § 25. p. 251
60 « Unser Fehler ist, dort nach einer Erklärung zu suchen, wo wir die Tatsachen als « Urphänomene sehen sollten ». D.h., wo wir sagen sollten : dieses Sprachspiel wird gespielt. » « Nicht um die Erklärung eines Sprachspiels durch unsere Erlebnisse handelt sich’s, sondern um die Feststellung eines Sprachspiels ». L. Wittgenstein, op. cit., § 654 et 655, p. 476.
61 Nous pensons ici au passage désopilant et irrévérencieux où Thomas Bernhard explique à K. Fleischmann comment on peut noircir des pages et masquer son manque d’imagination en remontant à la Création avec force détails dépourvus de tout intérêt. Dans Gespräche mit Krista Fleischmann, op. cit., p. 272-274.
62 Gehen, p. 101.
63 Cf. la fin du récit Gehen.
64 « Ich gehör’ überhaupt nicht zu den Schriftstellem und hab’ mich auch nie als solcher gefühlt. [...] Ich war immer ein realer Mensch im Grande ». Gespräche mit Krista Fleischmann, op. cit., p. 194
65 « Oft sagt Œhler mehrere von Karrer stammende Sätze und denkt sehr oft ein von Karrer gedachtes Denken […]. Im Grimde ist alles, was gesagt wird, zitiert, ist auch ein Satz von Karrer ». Gehen, p. 22.
66 « Andererseits müssen wir gehen, um denken zu können, sagt Œhler, wie wir denken müssen, um gehen zu können, eines aus dem andem und eines aus dem andern mit einer immer noch größeren Kunstfertigkeit ». Idem, p. 85.
67 « Während wir immer gedacht haben, wir können Gehen und Denken zu einem einzigen totalen Vorgang machen auch für längere Zeit. muß ich jetzt sagen, daß es unmöglich ist […]. Denn tatsächlich ist es nicht möglich, längere Zeit zu gehen und zu denken in gleicher Intensität […]. Gehen wir intensiver, laßt unser Denken nach, sagt Œhler, denken wir intensiver. unser Gehen ». Ibid., p. 84-85.
68 Ibid., p. 86.
69 « Nichts aufschlußreicher, als wenn wir einen Denkenden gehen sehen, wie nichts aufschlußreicher, wenn wir einen Gehenden sehen, der denkt, wodurch wir ohne weiteres sagen können, wir sehen, wie der Gehende denkt, wie wir sagen können, wir sehen, wie der Denkende geht ». Gehen, p. 86.
70 « diese Frage ist eine jener Fragen, die nicht gestellt werden dürfen, weil sie nicht gestellt werden können, ohne daß es unsinnig ist ». Idem, p. 86.
71 « Die Wissenschaft des Gehens und die Wissenschaft des Denkens sind im Grunde genommen eine einzige Wissenschaft ». Ibid., p. 86.
72 « Cet homme-là, comment marche-t-il et. comment pense-t-il ! En constatant sans nous poser effectivement la question tout comme nous posons souvent la question en le constatant au constat du fait (sans nous la poser effectivement). » (« Wie geht dieser Mensch und wie denkt er ! fragen wir uns als Feststellung oft, ohne uns diese Frage als Feststellung tatsächlich zu stellen, wie wir auch oft die Frage als Feststellung stellen (ohne sie tatsächlich zu stellen) »). Gehen, p. 86 Avant même de se demander si les pensées ou l’allure de quelqu’un nous renseignent réciproquement sur celle-ci ou celles-là, encore faudrait-il s’interroger, selon Œhler, sur nos outils d’approche de la question.
73 Gehen, p. 87-89.
74 la clarté ne va pas sans les ténèbres, cf. « In der Finstemis wird ailes deutlich », dans Drei Tage. dans Der Italiener, p. 82
75 « So ist alles immer etwas ganz anderes aïs es für uns ist, sagt Œhler. Und immer etwas ganz anderes, als es fur alles andere ist. Ganz abgesehen davon, daß auch noch die Bezeichnungen, mit welchen wir bezeichnen. ganz andere als die tatsächlichen sind. Insofern alle Bezeichnungen gar nicht stimmen, sagt Œhler ». Gehen. p. 87-88.
76 Wendelin Schmidt – Dengler, Der Übertreibungskünstler, Studien zu Thomas Bernhard, Sonderzahl, Wien 1986.
77 « Diese Feststellung machen wir immer wieder, daß, wenn wir gehen, und dadurch unser Körper in Bewegung setzen, dann auch unser Denken in Bewegung kommt, das ja kein Denken war im Kopf ». Gehen, p. 89
78 Zwischen Gehen und Denken besteht der Unterschied, daß Denken nichts mit Geschwindigkeit zu tun hat, Gehen aber tatsächlich immer mit Geschwindigkeit ». Idem, p. 90.
79 « Zu sagen also, gehen wir rasch zum Obenaus hinein […] ist vollkommen richtig, aber zu sagen, denken wir rascher, denken wir rasch, ist falsch, es ist Unsinn ». Ibid., p. 90.
80 « Der Sinn der Welt muß außerhalb ihrer liegen. In der Welt ist alles, wie es ist, und geschieht ailes, wie es geschieht ; es gibt in ihr keinen Wert – und wenn es ihn gäbe, so hätte er keinen Wert ». Wittgenstein. Tractatus, 6.41, p. 82.
81 Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Suhrkamp Taschenbuch, 7, p. 241. Sur la complexité de ces jeux de langage qui sont loin d’être un pur jeu de signifiants et n’érigent pas la seule analyse du langage en vérité philosophique unique et ultime sur le monde, voir l’étude de Jean-Pierre Cometti, in Philosopher avec Wittgenstein, PUF, 1996, p. 97-111 en particulier.
82 « Aber darunter gibt es, wie in allem. sagt Œhler. die Welt (und also das Denken) der Gebrauchs- oder der Hilfsbegriffe. Durch die Welt der Gebrauchsbegriffe oder der Hilfsbegriffe kommen wir weiter, nicht durch die Welt der Begriffe ». Gehen, p. 91.
83 Limitation supposée et déplorée par Hofmannsthal dans Ein Brief (des Lord Chandos). Dans Erzählungen. Erfundene Gespräche und Briefe – Reisen. Fischer Taschenbuch Verlag. 1979. p. 461 à 472.
84 Cf. Hofmannsthal et le poème Ballade des äußeren Lebens : « Und Straßen laufen durch das Gras, und Orte / Sind da und dort, voll Fackeln, Bäumen, Teichen, / Und drohende, und totenhaft verdorrte ... / Wozu sind diese aufgebaut ? » Dans Gedichte, Fischer Taschenbuch Verlag, 1979, p. 23.
85 « denn etwas das man (vollkommen) durchschauen kann, kann man nicht beobachten ». Gehen, p. 31.
86 « Indem wir nicht alles bezeichnen und dadurch niemals absolut denken können, existieren wir und gibt es außer uns Existenz ». Idem, p. 32.
87 Gemot Weiß, Auslöschung der Philosophie, K & N, 1993, p. 72-78.
88 Tout comme Karrer, selon Œhler, ne reviendra pas de Steinhof, Gehen, p. 13. « Die Kunst des Nachdenkens besteht in der Kunst, sagt Œhler, das Denken genau vor dem tödlichen Augenblick abzubrechen ». Idem, p. 26. (« L’art de la réflexion est l’art, dit Œhler, d’interrompre la pensée, précisément avant l’instant mortel »).
89 Ibid., p. 13.
90 « Verstandhaben hieße doch nichts anderes, als mit der Geschichte und in erster Linie mit der eigenen persönlichen Geschichte schlußmachen ». Gehen, p. 13.
91 [...] die ganze Geschichte ist eine völlig verstandeslose Geschichte, wodurch sie auch eine vollkommen tote Geschichte ist. […] Die Geschichte ist eine Geschichtslüge ». Idem, p. 13.
92 « Wir dürfen, wenn wir etwas tun, nicht darüber nachdenken, warum wir, was wir tun, tun […] denn dann wäre es uns plötzlich vollkommen unmöglich, etwas zu tun. Wir dürfen das, was wir tun, nicht zum Gegenstand unseres Denkens machen, denn dann kommen wir in tödlichen Zweifel zuerst, schließlich in tödliche Verzweiflung ». Ibid., p. 26.
93 « Wir dürfen niemals denken, sagt Œhler, wie und warum wir tun, was wir tun, weil wir dann […] zu vollkommener Untätigkeit und zu vollkommener Unbeweglichkeit verurteilt wären. Ibid. p. 26-27.
94 « Wir haben zwar […], wenn wir die Geschichte anschauen, wenn wir in die Geschichte hineinschauen […], eine ungeheure Natur hinter, tatsächlich unter uns, aber in Wirklichkeit gar keine Geschichte ». Ibid., p. 13.
95 « Was wir Anschauung nennen, ist für uns im Grunde Stillstand, Bewegungslosigkeit, nichts, Nichts ». Gehen, p. 27.
96 « Die Natur braucht das Denken nicht, sagt Œhler, nur der menschliche Hochmut denkt sein Denken ununterbrochen in die Natur hinein ». Idem, p. 10.
97 « Die Ausweglosigkeit der frühen Prosawerke wird transformiert in eine Konstellation, die auch für Selbstironie und Alltäglichkeit Raum laßt, und in eine Sprache, die vom Leidensdruck nicht mehr nur zusammengepreßt wird, sondem Platz schafft für eine latente, und nicht selten manifeste Komik », Bernhard Sorg, Thomas Bernhard, Beck’sche Reihe. 1992, p. 111.
98 Alte Meister p. 22.
99 « Das Kunsthistorische Muséum hat nicht einmal einen Goya, nicht einmal einen El Greco hat es ». Idem, p. 31.
100 « Das Kunsthistorische Museum ist genau der dubiose habsburgische Kunstgeschmack, der schöngeistige, widerliche ». Ibid., p. 32.
101 « Gut, es geht um Kunst. Aber was das eigentlich ist, wird nie gesagt. Es steht nur immer das Wort da : Kunst. Die bildende ist gemeint. Aber man kann dafür auch genauso gut Philatelie einsetzen ». Martin Linder Ecco 1986, cité dans Thomas Bernhard. Werkgeschichte. Hrsg. von J. Dittmar, 1990, p. 24.
102 Alte Meister, p. 196.
103 « einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein kann [...]. Ferne ist das Gegenteil von Nähe. Das wesentliche Ferne ist das Unnahbare. In der Tat ist Unnahbarkeit eine Hauptqualität des Kultbildes. Es bleibt seiner Natur nach « Ferne so nah es sein mag ». Die Nähe, die man seiner Materie abzugewinnen vermag, tut der Ferne nicht Abbruch, die es nach seiner Erscheinung bewahrt ». Benjamin, Walter, op. cit., Édition Suhrkamp, SV 28, 1977, p. 16. Traduction française : Christophe Jouanlanne, dans Walter Benjamin, Sur l’art et la photographie, Carré, 1997, p. 28.
104 W. Benjamin, op. cit., p. 11-13.
105 « Jetzt weiß ich aber, daß ich nicht total lesen und daß ich nicht total hören und nicht total betrachten und anschauen darf, will ich weiter leben. […] Jahrzehntelang habe ich alles total tun wollen, das war mein Unglück […]. Dieser höchstpersönliche, immer auf das Totale gerichtete Zersetzungsmechanismus ».
Willi Huntemann enregistre également cette évolution et cette volonté de se ménager qui distingue Reger des hommes de l’esprit des ouvrages précédents. Il perçoit en lui un sceptique qui se méfie de la soif d’absolu qui a fait courir à leur perte les personnages précédents. Dans Willi Huntemann, Artistik und Rollenspiel, K & N, 1990, p. 56-62 et 57 en particulier.
106 Alte Meister, p. 69.
107 « Kunst ist nicht für die totale Betrachtung und für das totale Hören und für das totale Lesen gemacht ». Idem, p. 70.
108 « Aber die Kathedralen sind unter meinem Auge bald zusammengeschrumpft auf nichts weniger als hilflose, ja lächerliche Versuche, dem Himmel so etwas wie einen zrweiten Himmel entgegenzusetzen ». Ibid., p. 71.
109 « und Sie schauen und Sie sehen, alles ist wirklich leer und zwar für immer, so Reger. Und Sie erkennen, nicht diese großen Geister und nicht diese Alten Meister sind es, die Sie Jahrzehnte am Leben erhalten haben, sondern daß es nur dieser eine einzige Mensch, den Sie wie keinen zweiten geliebt haben, gewesen ist ». Alte Meister, p. 289.
110 Cf. Die Geburt der Tragödie, op. cit., § 16. p. 106.
111 Dans Nietzsche, La naissance de la tragédie, traduction de G. Bianquis, Idées Gallimard, 1969, p. 159. « [...] die Kunst [ist] nicht nur Nachahmung der Naturwirklichkeit. zu deren Überwindung neben sie gestellt ». dans Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, dtv de Gruyter, Band 1. Hrsg. von G. Colli und M. Montinari. 1980, p. 151.
112 Sie ersetzen keinen Menschen, so Reger, am Ende sind wir vor allem von diesen sogenannten großen Geistem und von diesen sogenannten Alten Meistern alleingelassen und wir sehen. daß wir von diesen großen Geistern und Alten Meistern auch noch auf die gemeinste Weise verhöhnt werden ». Alte Meister, p. 291-292.
113 « Reger erreicht damit die Stufe einer skeptischen Bejahung der Kunst als notwendigen Scheins, sofern sie dem Leben dient. ganz im Sinne Nietzsches ». Dans W. Huntemann. Artistik und Rollenspiel, op. cit., p. 61.
114 W. Schmidt-Dengler, Liquidation durch Anschauung, Zur Kunstvernichtungskunst in den « Alten Meistern », dans Der Übertreibungskünstler, op. cit., p. 87-92.
115 « L’art de l’exercice de l’art s’est transformé en art de la liquidation de l’art, principe qui, appliqué de manière radicale, devrait épuiser l’œuvre elle-même ». (« Die Kunstausübungskunst ist zur Kunstvernichtungskunst geworden, ein Prinzip, das konkret angewendet, auch Bernhards Werk aufzehren müßte »). Idem, p. 91.
116 « Wahrscheinlich leide ich auch an dem von mir sogenannten Kunstegoismus, ich will, was die Kunst betrifft, alles nur für mich allein haben, ich will meinen Schopenhauer allein besitzen, meinen Pascal, meinen Novalis und meinen innigst geliebten Gogol ». Alte Meister, p. 255.
117 Idem, p. 197.
118 Cf. note précédente.
119 « Ich empfinde mich ja durchaus als Künstler. eben als kritischer Künstler und als kritischer Künstler bin ich naturgemäß auch ein schöpferischer, das ist klar, also ausübender und schöpferischer kritischer Künstler ». Alte Meister, p. 107.
120 « Ich bin also nicht, wie die Maler. nur Maler und ich bin nicht, wie die Musiker, nur Musiker und ich bin nicht, wie die Schriftsteller. nur Schriftsteller, müssen Sie wissen, ich bin Maler und Musiker und Schriftsteller in einem ». Idem, p. 107.
121 « Möglicherweise, sagte er, ist der kritische Künstler der, der in allen Künsten seine einzige betreibt und sich dessen bewußt ist, ganz und gar bewußt. In diesem Bewußtsein bin ich glücklich ». Alte Meister, p. 108.
122 Idem, p. 104.
123 C’est en raison de cette immédiateté que Schopenhauer place la musique tout en haut dans la hiérarchie des arts. Cf. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, Drittes Buch, § 52, op. cit., p. 338-353.
124 Alte Meister, p. 69.
125 André Malraux, Le Musée Imaginaire, Gallimard, 1965, Folio essais, p. 21.
126 André Malraux, Le Musée Imaginaire, op. cit., p. 21.
127 « in das Wiener Kunsthistorische Museum sei er ja nur hereingegangen, um den weißbärtigen Mann zu studieren. denn er habe bei sich zu Hause einen ebensolchen weißbärtigen Mann über dem Kamin seines Schlafzimmers in Wales hängen, tatsächlich denselben weißbärtigen Mann ». Alte Meister, p. 150.
128 « Nur einem so großen Künstler wie Tintoretto mag es, so der Engländer, so Reger, tatsächlich gelungen sein, ein zweites Gemalde nicht als ein vollkommenes gleiches, sondern als vollkommen dasselbe zu malen. Das wäre dann immerhin eine Sensation ». Alte Meister, p. 160.
129 Cf. la distinction de W. Benjamin entre Kultwert (valeur cultuelle) et Ausstellungswert (valeur d’exposition) dans Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, p. 18.
130 Peter Handke, Die Lehre der Sainte-Victoire – La leçon de la Sainte-Victoire, Traduit de l’allemand par G.A. Goldschmidt, Gallimard. Folio bilingue, 1991, p. 41 « Aber mit der Zeit wurde sein einziges Problem die Verwirklichung (« réalisation ») des reinen, schuldlosen Irdischen : des Apfels, des Felsens, eines menschlichen Gesichts. Das Wirkliche war dann die erreichte Form. die nicht das Vergehen in den Wechselfällen der Geschichte beklagt, sondern ein Sein im Frieden weitergibt ».
131 Peter Handke op. cit., p. 167. « Ich legte die Teile nebeneinander vor mich hin, keines paßte zum anderen. Ich wartete auf den Moment, wo ich auf einmal das eine Bild finden würde ».
132 Idem, p. 41. « Das Sterbenmüssen wird immer das mich Leitende, doch hoffentlich nie mehr mein Hauptgegenstand sein ».
133 « Die Wahrheit, denke ich, kennt nur der Betroffene, will er sie mitteilen, wird er automatisch zum Lügner. Ailes Mitgeteilte kann nur Falschung und Verfälschung sein, also sind immer nur Fälschungen und Verfälschungen mitgeteilt worden. […] Das Beschriebene macht etwas deutlich, das zwar dem Wahrheitswillen des Beschreibenden, aber nicht der Wahrheit entspricht denn die Wahrheit ist überhaupt nicht mitteilbar […]. Wir beschreiben etwas wahrheitsgetreu, aber das Beschriebene ist etwas anderes als die Wahrheit ». Der Keller. Eine Entziehung, p. 32-33.
134 Georg Simmel, Rome, Florence, Venise, Éditions Allia, Paris, 1998, p. 41.
135 « Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité ».
136 Pascal, Pensées, 101 [232]. La Pléiade. Gallimard. 1954, p. 1115.
137 « rücksichtslos » est un terme de prédilection chez Thomas Bernhard.
138 Alte Meister, p. 25.
139 Idem, p. 37 et 142.
140 Ibid., p. 34.
141 Ibid., p. 12.
142 Ibid., p. 33.
143 Ibid., p. 25.
144 « Irrsigler ist das Sprachrohr Regers, fast alles, das Irrsigler sagt, hat Reger gesagt, seit über dreißig Jahren redet Irrsigler das, was Reger gesagt hat ». Ibid., p. 12.
145 Différentes nationalités sont brocardées, les Français avec leur air blasé, les Allemands avec leurs catalogues dans lesquels ils se plongent au fur et à mesure qu’ils avancent dans le musée. Cf. Al te Meister, p. 49.
146 « Von allem, das wir genau studieren, sind wir am Ende enttauscht. Zerlegungs-und Zersetzungsmechanismus, sagte Reger, das ist es, das ich mir angewöhnt habe schon in frühen Jahren, ohne zu wissen, daß das mein Unglück ist. […] Wir haben überhaupt kein Vergnügen mehr an der Kunst, wie auch am Leben nicht und sei es noch so natürlich, weil wir mit der Zeit die Naivität und mit ihr die Dummheit verloren haben ». Alte Meister, p. 226-227.
147 « An jedem großen Werk [...] ist fur uns etwas verblüht, verwittert, es gibt einen Mangel. den wir selbst beheben dadurch. daß wir ihm heute eine Chance geben. es lesen und morgen lesen wollen – einen Mangel, der so groß ist, daß er uns antreibt, mit der Literatur als einer Utopie zu verfahren ». Dans I. Bachmann. Frankfurter Vorlesungen : Probleme zeitgenössischer Dichtung, Serie Piper, 1984, p. 83-84.
148 Reger, arrivé à l’âge de quatre-vingt-deux ans, a employé toute son existence à ce dialogue avec l’art. Dans le même sens, I. Bachmann écrit : « [la littérature] nous fait comprendre que pas une de ses œuvres ne date et ne demandait d’être rendue inoffensive mais qu’elles comportent toutes les conditions préalables qui font que ces œuvres se soustraient à tout jugement et à toute classification définitifs ». (« [die Literatur] macht uns begreifen, daß keines ihrer Werke datiert und unschädlich gemacht sein wollte, sondern daß sie alle die Voraussetzungen erhalten, die sich jeder endgültigen Absprache und Einordnung entziehen »). I. Bachmann, op. cit., p. 84.
149 « Ce que nous qualifions d’achevé dans l’art, a uniquement le don de donner une nouvelle impulsion à l’inachevé ». (« Was wir das Vollendete in der Kunst nennen, bringt nur von neuem das Unvollendete in Gang »). I. Bachmann, Idem, p. 92.
150 « Keines dieser weltberühmten Meisterwerke, gleich von wem, ist tatsächlich ein Ganzes und vollkommen. Das beruhigt mich. […] Erst wenn wir immer darauf gekommen sind, daß es das Ganze und das Vollkommene nicht gibt, haben wir die Möglichkeit des Weiterlebens. Wir halten das Ganze und das Vollkommene nicht aus ». Alte Meister, p. 43.
151 « Der Kopf hat ein suchender Kopf zu sein, ein nach den Fehlern, nach den Menschheitsfehlem suchender Kopf. ein das Scheitern suchender Kopf zu sein ». Alte Meister, p. 44.
152 « es ist ja auch eine Methode, sagte er, alles zur Karikatur zu machen ». Idem, p. 117.
153 « Jedes Original ist ja eigentlich an sich schon eine Fälschung ». Ibid., p. 118.
154 « Natürlich gibt es Erscheinungen in der Welt, in der Natur, [...] die wir nicht lächerlich machen können, aber in der Kunst kann alles lächerlich gemacht werden, jeder Mensch kann lacherlich und zur Karikatur gemacht werden, wenn wir es wollen, wenn wir es notwendig haben ». Ibid., p. 118.
155 « Durch Übertreibung, schließlich durch Übertreibungskunst, die Existenz auszuhalten, habe ich zu Gambetti gesagt, sie zu ermöglichen. Je älter ich werde, desto mehr flüchte ich in meine Übertreibungskunst ». Auslöschung, p. 612.
156 Le travail de Herwig Walitsch présenté sous le titre Thomas Bernhard und das Komische illustre les efforts de la critique récente pour corriger l’image d’un auteur noir et pessimiste. L’étude a le mérite de rendre compte du comique et du grotesque trop souvent passés sous silence à propos de Thomas Bernhard. L’auteur n’analyse pas cependant le passage lui-même de la noirceur au rire et avec lui les raisons de ce basculement. H. Walitsch, Thomas Bernhard und das Komische. Versuch über den Komikbegriff Thomas Bernhards anhand der Texte (Alte Meister) und (Die Macht der Gewohnheit), Erlanger Studien, 1992. En France également, des travaux témoignent de cet intérêt pour le rire chez Thomas Bernhard, par ex. l’article d’Erika Tunner : « Une autre lecture de Thomas Bernhard, (Perturbations), une bouffonnerie brutale », dans Ténèbres 1986, p. 165-178 ou encore la thèse de Jean-Marie Winkler, L’attente et la fête, Peter Lang. 1989.
157 « Ich werde […] so bald wie möglich nach Rom zurückfahren, nachhause, wie ich mir sagte, denn in Rom bin ich zuhause ». Auslöschung, p. 622.
158 Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Fischer Taschenbuch Verlag, 1984. p. 69-71.
159 G. Simmel, Rome, Florence, Venise, Éditions Allia, 1998, p. 19.
160 C’est comme si à Rome nous manquait tout ce que les conditions temporelles ont fait de nous, tout ce qu’elles ont fait pour et contre le noyau propre de notre essence. Nous nous sentons réduits à notre propre force et à notre signification intérieures comme le sont les contenus de Rome ». Idem, p. 20-21.
161 Auslöschung, p. 699.
162 Idem, p. 644.
163 « Kunstfanatismus ekelerregender, dachte ich. Die Leute in Rom sind auch nicht anders, noch viel verlogener, aber mit was für einem hohen Intelligenzgrad, dachte ich ». Auslöschung, p. 645.
164 Idem, p. 501.
165 Ibid., p. 500-501.
166 De nombreuses allusions du texte sont suffisamment explicites pour que le lecteur identifie derrière ce personnage Ingeborg Bachmann. C’est là un des nombreux hommages appuyés de Thomas Bernhard à un écrivain radicalement proche et différent à la fois.
167 « Wenn sie sich vomehmen würde, ein Buch zu schreiben, das den Inbegriff des Scharlatans zum Inhalt hat, […] so würde sie nicht einen Augenblick zögern, Spadolini zu beschreiben als die Hauptperson dieses Büches ». Ibid., p. 230.
168 Manfred Mittermayer remarque que l’aptitude à relativiser et à remettre en question ses propres jugements, ses propres détestations est une caractéristique principale de Murau. Dans M. Mittermayer, Thomas Bernhard, Metzler, 1995, p. 118.
169 Auslöschung, p. 229.
170 « Er hat mich an meine Fähigkeiten erinnert, an mein Geisteskapital sozusagen, das ich selbst schon vergessen gehabt hatte, zu welchem Zweck ich denn dann nach Rom gegangen sei, hat er gemeint, wenn nicht zu deinem Geisteszweck ». Auslöschung, p. 500.
171 « Spadolini ist auch Künstler […] er ist Künstler in hohem Maße, malt er auch nicht, musiziert er auch nicht. Ich bin sehr oft mit ihm durch Rom gegangen und er hat mich aus jeder bösen Stimmung gerettet, aus allen möglichen Verzweiflungen ». Idem, p. 499.
172 Ibid., p. 498.
173 Ibid., p. 498.
174 Ibid., p. 281.
175 « Jeder von beiden, Spadolini wie Maria, [...] ist der Mittelpunkt, es gibt nicht zwei Mittelpunkte, Spadolini ist es aus Raffinement. Maria ist es von Natur aus ». Ibid., p. 229.
176 « […] er hat die Mutter noch viel mehr idealisiert, als den Vater […]. Und er hat Wolfsegg idealisiert, denn das Wolfsegg, das er uns beschreibt, hat mit dem tatsächlichen nichts zu tun ». Auslöschung, p. 580.
177 « Maria hat Spadolini immer richtig eingeschätzt, nicht bewundert hat sie ihn, wie ich, abgestoßen war sie immer von ihm gewesen ». Idem, p. 581.
178 Ibid., p. 499.
179 Ibid., p. 582.
180 « Spadolini ist mir widerwärtig, dir ist er gefährlich, hat sie sehr oft zu mir gesagt ». Ibid., p. 581.
181 Bernhard Sorg relève à propos du nom de Reger qu’il s’agit peut-être d’un « jeu avec la forme de comparatif », op. cit., p. 115.
182 Cette évolution est à mettre en relation avec la réflexion sur l’art. Il semble désormais convenu, et à juste titre, de considérer Der Untergeher (1983), Holzfallen (1984) et Alte Meister (1985) comme une trilogie dont la trame commune est la question de l’art. Cf. M. Mittermayer, op. cit., p. 120 et Willi Huntemann, Artistik und Rollenspiel, op. cit., p. 45-62. Le dernier roman lui-même, Auslöschung, paru en 1986 mais dont la rédaction est très avancée dès 1981-1982, s’inscrit dans cette période de réflexion intense sur l’art. Cf. M. Mittermayer, op. cit., p. 110.
183 « Daß der Zorn nicht ohne Genuß sei, sagt schon Aristoteles. […] wozu er noch eine Stelle aus dem Homer anführt, der den Zorn für süßer, als Honig, erklärt ». A. Schopenhauer, Parerga und Paralipomena II, Haffmanns–Ausgabe. 1991, p. 195.
184 « Denn was für das Feuer der Degen, das ist fur den Zorn das Mitleid ». [...] « Denn Mitleid ist das rechte Gegengift des Zorns ». A. Schopenhauer, Kleinere Schriften, Haffmanns Ausgabe, 1991, p. 595.
185 « Nous constatons cela dans la vie quotidienne où de telles irruptions sont connues sous l’appellation « déverser son fiel sur quelque chose ». D’aucuns prétendent avoir remarqué aussi qu’il suffisait qu’elles ne rencontrent pas de résistance pour que le sujet se sente résolument mieux après ». (« Dies sehn wir im täglichen Leben, woselbst solche Eruptionen unter dem Namen „seine Galle über etwas ausschütten“, bekannt sind. Auch will man wirklich bemerkt haben, daß, wenn sie nur auf keinen Widerstand gestoßen sind, das Subjekt sich entschieden wohler danach befindet »). A. Schopenhauer, Parerga und Paralipomena II, op. cit., p. 195.
186 Henri Bergson, Le rire, PUF, 1969, p. 3 et 4.
187 Rien ni personne n’échappe à ces foudres : l’Autriche (p. 21), l’État et la ville de Vienne responsables aux yeux de Reger de la mort de sa femme (p. 248), les Viennois (p. 166, 167), l’État et ses instances (p. 213-218), l’État et ses institutions, l’école (p. 51 à 53 et 56 à 59), le Burgtheater (p. 309), l’art autrichien (p. 219-222), les maîtres soi-disant vendus et asservis à l’État (p. 61), Dürer, Mantegna, Goethe (p. 61- 68), Stifter et Bruckner (p. 72-86), Heidegger (p. 87-95), Beethoven. Bach, Mozart (p. 194), rien n’échappe au déferlement de l’ouragan.
188 « Der Zorn schafft sogleich ein Blendwerk, welches in einer monströsen Vergrößerung und Verzerrung seines Anlasses besteht. Dieses Blendwerk erhöht nur selbst wieder den Zorn und wird darauf durch diesen erhöhten Zorn selbst abermals vergrößert. So steigert sich fortwährend die gegenseitige Wirkung, bis der furor brevis da ist ». A. Schopenhauer, Parerga und Paralipomena II, op. cit., p. 506.
189 « Er ist manchmal die einzige Möglichkeit, wenn ich diesen Übertreibungsfanatismus nämlich zur Übertreibungskunst gemacht habe, mich aus der Armseligkeit meiner Verfassung zu retten, aus meinem Geistesüberdruß ». Auslöschung, p. 611.
190 « Zorn oder Haß in Worten, oder Mienen blicken zu lassen ist unnütz, ist gefährlich, ist unklug, ist lächerlich, ist gemein. […] Die kaltblütigen Thiere allein sind die giftigen ». A. Schopenhauer, Parerga und Paralipomena I, op. cit., p. 457.
191 « Wissen Sie, daß ich irritiere, das war ja schon immer meine Eigenart. Ich irritiere Sie. Ich irritiere Sie, wie ich schon immer alle irritiert habe ». Frost, p. 53.
192 Der Untergeher, 1983, Holzfällen, Alte Meister, 1985, Auslöschung, 1986.
193 « Ich habe tatsächlich gedacht, Sie gehen mit mir heute ins Burgtheater, schließlich ist der Zerbrochene Krug das beste deutsche Lustspiel und das Burgtheater ist dazu auch noch die erste Bühne der Welt ». Alte Meister, p. 310.
194 Idem, p. 309.
195 « Ich bin in die Kunst hineingeschlüpft, um dem Leben zu entkommen ». Alte Meister, p. 190.
196 Idem, p. 208-209.
197 « Ich verachte das Theater. ich hasse die Schauspieler, das Theater ist eine einzige perfide Ungezogenheit, eine ungezogene Perfidie, und plötzlich soll ich wieder ins Theater gehen ? In ein Schauspiel ? Was heißt das ? » Th. Bernhard. Die Erzählungen, Suhrkamp Verlag, 1979. p. 154.
198 « Lassen Sie mir Zeit, bis ich mich beruhigt habe, sagte er, Irrsigler habe ich es schon gesagt, aber Ihnen kann ich es noch nicht sagen, sagte er, es ist wirklich blamabel ». Alte Meister, p. 185.
199 « Alle treten auf und sind zum Tod verurteilt / und er nennt sein Stück ja auch Rette sich wer kann / weil es klar ist, daß sich niemand rettet », dans Thomas Bernhard, Die Stücke, Suhrkamp Verlag, 1983, p. 1005.
200 « La mort s’explique à moi comme histoire naturelle, comme ce qui a rendu possible la pensée. Si nous avons un but, me semble-t-il, c’est la mort, ce dont nous parlons, c’est la mort [...] mais moi je parle, même quand je parle de la vie, de la mort. [...] Tout ce que l’on dit est toujours sur la mort », Bernhard, Thomas, Discours pour le prix Wildgans de l’Industrie, 1968, cité dans Ténèbres, p. 35.
201 Cité par Peter von Becker, dans Bei Bernhard. Eine Geschichte in 15 Episoden. Dans Theater heute 1978. Sonderheft (Theater 1978), p. 80-87.
202 « Ich warte nicht mehr auf den Tod, er kommt von selbst ». Alte Meister, p. 300.
203 « Ich fühle, wie der Tod mich beständig in seinen Klauen hat. Wie ich mich auch verhalte. er ist überall da ».
204 « Il n’y a rien à exalter, rien à condamner, rien à accuser, mais il y a bien des choses risibles ; tout est risible quand on pense à la mort », Thomas Bernhard. Discours pour le Prix National Autrichien, 1968, cité dans Ténèbres, p. 43.
205 H. Bergson, Le rire, op. cit., p. 65.
206 H. Bergson, Le rire, op. cit., p. 66-67.
207 Alte Meister, p. 69, 226.
208 Contrairement à la thèse de W. Huntemann (op. cit) qui voit dans l’évolution vers le rire une évolution certes mais strictement formelle, une hyperbolisation des thèmes, motifs, principes de narration et particularités stylistiques du début, entendu aussi que W. Huntemann ne voit pas là une répétition ennuyeuse mais un véritable plaisir à créer et à inventer des formes nouvelles.
209 Maria Fialik le confirme dans une enquête contrastive sur Thomas Bernhard : Der konservative Anarchist. Thomas Bernhard und das Staatstheater. Löcker Verlag 1991.
210 Antonin Artaud, Préface. Le théâtre et la culture, dans Le théâtre et son double, Gallimard, 1964, p. 12.
211 A. Artaud, op. cit., p. 46.
212 A. Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 39.
213 « Il y a dans le théâtre comme dans la peste quelque chose à la fois de victorieux et de vengeur. Cet incendie spontané que la peste allume où elle passe, on sent très bien qu’il n’est pas autre chose qu’une immense liquidation », Idem., p. 39.
214 « Ich selbst habe als junger Mensch zwischen der Sorbonne und der Komödie geschwankt ». Die Macht der Gewohnheit, p. 253.
215 « […] aber das Geschlecht der Propheten ist erloschen... », Idem, p. 253.
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