Chapitre II. L’irritation, une réaction aux constructions illusoires des hommes
p. 105-188
Texte intégral
« C’est ainsi que nous voyons le monde, nous le voyons à l’extérieur de nous-mêmes et cependant nous n’en n’avons qu’une représentation en nous. »
René Magritte
I. La philosophie en question
1Alors que la littérature traditionnelle conçoit le rapport de la fiction et de la réalité comme un rapport harmonieux, Thomas Bernhard s’attache constamment à raviver la déchirure entre les deux. Transformée en exercice d’irritation, la lecture entraîne à redéfinir les visées de la littérature comme productrice d’illusions ; mieux, elle engage le lecteur à reconsidérer son besoin viscéral d’illusions. La fiction est redevable de comptes à la réalité mais elle n’est pas la seule. À sa suite, ce sont tous les autres grands projets de construction de sens de l’humanité qui deviennent suspects et donc au premier plan d’entre eux, la philosophie. Irriter le lecteur l’engage à reconsidérer le besoin d’illusions que la littérature permet de satisfaire. Mais il s’agit également de pousser le jeu de l’irritation sur le terrain de la connaissance pour demander à la philosophie, puis à la science, comment elles voient ce rapport à la réalité.
2Thomas Bernhard se complaît à émailler son texte de noms de philosophes sans pour autant se référer à eux avec une grande rigueur philosophique, de manière argumentée, ou en véritable connaissance de cause. Les noms retenus sont, plus ou moins, toujours les mêmes, qu’il s’agisse de Kant, Nietzsche, Spinoza, Heidegger, Wittgenstein ou bien encore de Montaigne, Pascal, Voltaire, Schopenhauer, Kierkegaard ou Ferdinand Ebner. Pour la plupart, il s’agit de philosophes longtemps tenus en marge de la philosophie « officielle » et « traditionnelle » qui ne répugnent pas à s’aventurer dans les eaux frelatées – aux yeux des philosophes à systèmes – de la littérature ou de la poésie. Pascal, Montaigne continuent de nos jours à être considérés plutôt comme des penseurs que comme des philosophes. Pour la plupart des autres, l’aspect non systématique de leur œuvre, la volonté de mettre la vie, l’existence au cœur de leurs préoccupations et de leurs concepts leur a valu d’être d’abord accueillis par le mépris des spécialistes. L’attrait de Thomas Bernhard pour ces philosophes en marge rend déjà compte de la méfiance de l’auteur à l’égard de systèmes qui prétendent contenir la réalité et la réduire par des schémas rationnels. Ses hommes de l’esprit qui, lorsqu’ils ne se suicident pas, délirent, pourraient également se lire comme la preuve par l’absurde que, contre Hegel, le réel n’est pas rationnel mais le rationnel, réel – et donc aussi irrationnel ! Les noms de Kant et de Wittgenstein reviennent avec une fréquence soutenue. Ils se situent aux deux extrêmes de la philosophie moderne et contemporaine. Ils constituent pour Thomas Bernhard deux pôles entre lesquels ses personnages font le tour, le bilan de la philosophie. De l’une à l’autre de ces extrémités, c’est tout un cheminement de la philosophie occidentale qu’il prend en compte, même si ce n’est que de manière allusive. Grossièrement, ce chemin va du criticisme, d’une analyse critique de la connaissance et de ses outils, de la définition de ce que la raison nous permet d’appréhender et de connaître, au constat, avec Wittgenstein de l’enfermement de la philosophie dans les « jeux de langage » et donc de l’impossibilité de la métaphysique. Le Tractatus fait apparaître que la pensée est limitée aux structures logiques du langage. La philosophie ne peut rien dire sur le sens du monde. Ses propositions, selon le Tractatus, disent seulement ce que les possibilités logiques du langage permettent de dire. Le sens du monde, lui, échappe à ces formulations logiques. Et c’est en toute logique que la fin du Tractatus invite au silence : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire »1. L’indicible que vise la métaphysique peut tout au plus être montré, il ne peut être dit. Le Tractatus débouche sur une mystique du silence. Les propositions ne peuvent que décrire le monde, elles en sont une image. Si les assertions du Tractatus ne veulent pas s’enfermer dans la tautologie qu’elles dénoncent, il faut cependant admettre qu’elles-mêmes ne sont pas des images du monde. Conscient de cette contradiction, Wittgenstein franchit une nouvelle étape dans sa réflexion avec les Philosophische Untersuchungen. Il admet que certaines choses qui ne peuvent être dites vraies peuvent toutefois être montrées comme vraies. La philosophie ne peut plus se concevoir alors que comme une « activité » (Tätigkeit). Au lieu d’énoncer des doctrines et d’échafauder des systèmes, elle devient une critique du langage et de ses jeux grammaticaux. La philosophie peut, tout au plus, être une anti-philosophie qui scelle à nouveau l’impossibilité de la métaphysique. C’est cette forme d’échec et d’aporie de la philosophie occidentale qui se profile à l’arrière-plan des réflexions et préoccupations des personnages de Thomas Bernhard et qui fait le fond même de leur pensée.
1. Comment parler du monde ?
3Avant même de faire le fond de leur pensée, cet échec fait tout d’abord le fond de leur souffrance. Car le constat de cet échec se traduit en effet par le refus de raconter des histoires ou de décrire le monde ; or c’est là se priver de la belle ordonnance et de la belle harmonie rassurante des contes dont les hommes aiment à se bercer. À cet endroit s’articule le triple échec dont les personnages font les frais. Celui, tout d’abord, d’un mode de pensée incapable de saisir la vérité ultime des choses ou dont le discours n’est jamais qu’une version du monde sans cesse dépassée et remise en cause par une nouvelle version ; celui, ensuite, d’une résistance acharnée aux sirènes de la redite, de la répétition, de la citation ; pour certains d’entre eux enfin, l’échec d’une fixation désespérée sur ces mêmes défauts qu’ils dénoncent sans pour autant parvenir à tracer les nouvelles voies qu’ils pressentent ou à s’aventurer trop avant sur elles. La souffrance quant à elle est toujours poussée et éprouvée jusqu’aux limites extrêmes qui, invariablement d’une œuvre à l’autre, ont pour nom mort, solitude ou encore folie. Jusqu’à présent la critique a largement souligné l’échec qui caractérise les personnages de Thomas Bernhard sans toutefois insister sur le fait que cet échec est moins celui d’individus trop conscients de la vanité de toute chose que celui d’un mode de pensée, d’une philosophie qui touche à ses limites. La conviction profonde que, face à la mort, « tout est ridicule », est peut-être moins le point de départ qui entraîne les personnages dans l’abîme qu’un point d’arrivée : une sorte de jugement à l’emporte pièce qui annihile d’un trait tous les autres, paradoxalement, une sorte d’ultime « valeur – refuge », se réconfortant mal de l’idée que le sens, c’est qu’il n’y en a point. Les griefs des personnages portent sur deux points étroitement liés, le reproche de mensonge d’une part et la méfiance vis-à-vis du langage, de ses infirmités de l’autre. Il s’agit donc à la fois de déplorer la perpétuation d’un mensonge par rapport à une vérité présupposée et de dénoncer un outil, le langage, qui nous rend prisonnier de ses propres failles et faiblesses.
Un langage inadapté
4À première vue, les personnages de Thomas Bernhard sont tous en quête de vérité. Konrad qui est défini dans Das Kalkwerk comme un « fanatique de la vérité »2 en constitue un exemple type. Le souci de vérité isole l’individu du reste de la société et du monde qui l’entoure : « Pour ce qui est de ce pays [...], on n’y pouvait jamais si l’on voulait y exister et y aller de l’avant ne serait-ce qu’un jour, disait-il, exprimer à personne et sur aucun sujet la vérité car seul le mensonge dans ce pays permettait de progresser »3. Seul face à lui-même, l’individu se prend, lui aussi, en défaut de mensonge et peut constater avec le médecin stagiaire de Frost qu’il est avant tout un menteur4. Cependant aucun effort de tirer au clair des pensées en les mettant par écrit ne permet en rien de gagner un tant soit peu de cette clarté recherchée : « Et combien les choses apparaîtront autres une fois que, partant de ce que je note là, je ferai le tri. Tout est totalement différent. Ce que l’on a noté est faux. Rien de ce que l’on note n’est juste »5. Que ce soit la société, l’autre ou encore l’individu lui-même, tout concourt à l’élaboration de mensonges, d’où la nécessité de corriger les falsifications, le mensonge dont l’être humain s’entoure : « Corriger toute notre existence comme étant une seule et même immense falsification et déformation de notre nature »6. Dans un radicalisme extrême, seule la mort – c’est tout au moins ce que semble suggérer à première vue l’exemple de Roithamer – permet une correction définitive et recevable.
5À l’évidence, Thomas Bernhard articule le problème de la vérité et de l’impossibilité de la saisir autour de l’opposition radicale et irréductible qu’il fait entre le monde, la nature d’une part et le moi, la conscience qui les perçoit de l’autre. Dans Der Untergeher, le narrateur qui partage sans réserve le point de vue de Glenn, confie : « La nature est contre moi [...] Toute notre existence consiste à être constamment contre la nature et à œuvrer contre elle [...], parce que la nature est plus forte que nous qui nous sommes transformés en objets artificiels et ce, par présomption »7. Le seul retranchement qui s’offre à l’être humain n’est point la nature mais bel et bien l’art, tout ce qui fait de l’être humain un être de culture et non un être de nature. Mais de l’art à l’artifice, au mensonge, la frontière n’est pas étanche. Le mal s’aggrave encore lorsqu’il faut avoir recours au langage pour révéler ce que l’on croit être la vérité. Le rêve serait, bien sûr, de pouvoir se taire mais comme le constate Saurau : « il n’est pas possible non plus de se taire totalement »8. Se taire signifie en effet tomber dans le mutisme absolu et donc atteindre ce stade proche de l’hébétude ou de la prostration dans lequel on découvre Konrad au début de Das Kalkwerk et qui est l’expression la plus absolue de son échec monumental. Mais les personnages ne veulent pas échouer sans s’être battu au préalable pour la vérité. Ils disposent pour toute arme du langage, mais celui-ci les trahit.
6Toute tentative de dialogue se solde par l’incompréhension, comme le constate l’étudiant en médecine pour qui Strauch devient une énigme de plus en plus opaque. Loin de réchauffer les cœurs et de rapprocher les esprits, le dialogue consacre la distance irréparable entre les êtres. Il est insensé d’espérer pouvoir être compris, comme l’a cru à tort Roithamer : « Lui, Roithamer, n’avait jamais été contraint de quitter Altensam, de sa vie durant, il s’était simplement efforcé de s’en rapprocher, de s’y faire comprendre, alors que pourtant se faire comprendre avait toujours été une idée impossible et folle et sera à jamais impossible »9. Cet échec tient à l’impossibilité de parler véritablement en connaissance de cause ; dépité, l’étudiant en médecine s’avoue : « Je parle de la mort sans savoir ce qu’est la mort, ce qu’est la vie, ce que c’est que tout cela [...] tout ce que je fais, je le fais en totale méconnaissance »10. Le drame tient à l’obligation d’agir sans pouvoir en rendre compte de manière fidèle et exacte par les mots ; il y a un désaccord permanent entre l’action et sa description. De même, ce que l’on dit, est toujours en porte-à-faux, à côté de ce que l’on veut saisir : « On veut dire quelque chose de suffisant, pensai-je à l’instant, et on finit par dire quelque chose de totalement insuffisant, oui même de déplacé, répugnant, en un mot, sot »11. Dans Der Untergeher, le narrateur dresse le catalogue de ses échecs : « Je parle tout le temps de sciences humaines sans même savoir ce que c’est, je n’en ai pas la moindre idée, pensais-je, je parle de philosophie sans en avoir la moindre idée, je parle de l’existence sans avoir aucune idée de ce qu’est l’existence »12. Les personnages semblent se citer d’une œuvre à l’autre pour affirmer comme dans Der Untergeher : « Mais tout ce que nous disons est non-sens [...], peu importe ce que nous disons, c’est un non-sens et notre vie toute entière est un pur non-sens »13. Le constat de l’inadéquation du langage à la réalité fait conclure à l’absurdité et du langage et, surtout, de la réalité que ce langage échoue à décrire ; les personnages s’enfoncent ainsi dans un désarroi bien plus démesuré que celui que connaît Lord Chandos, la crise de confiance dans le langage n’est pas surmontée, comme dans le texte de Hofmannsthal par la recherche d’une nouvelle langue, par une « palingénésie » du langage14 mais confronte à une réalité irréductible. La crise du langage se solde par un découragement qui dit toute l’intensité de l’attente et du besoin de sens. Celui-ci ne peut se satisfaire d’une mystique du silence ou de l’idée que l’essentiel du monde est en-dehors de ce que l’on en dit. Face à une réalité qui leur résiste, les personnages réagissent toujours par le dépit, la hargne ou des formes de souffrance plus extrêmes. L’exaspération à laquelle ils se laissent entraîner trahit la nostalgie d’une connaissance qui se dérobe à tout jamais à leur esprit. Plus encore qu’une philosophie du désespoir, elle affirme un véritable désespoir philosophique. Wittgenstein, que Thomas Bernhard utilise comme figure emblématique de ses propres intuitions philosophiques fait valoir dans le Tractatus la vérité du seul solipsisme. Les personnages de Thomas Bernhard attendent plus de la philosophie que l’anti-philosophie des Philosophische Untersuchungen. Ils attendent des modèles d’explication du monde dont ils mesurent par ailleurs quotidiennement le manque de pertinence.
7Jamais rien n’est dit qui soit susceptible d’apporter un éclairage nouveau sur la réalité, susceptible en fait, de faire la lumière sur les choses du monde. Le langage contribue à enfermer le monde dans son éternelle répétition et redite, sans en saisir pour autant la quintessence : « Citer me tape sur les nerfs. Mais nous sommes enfermés dans un univers où tout ce qui se dit n’est que citation, enfermés dans un système perpétuel de citations qu’est le monde »15. Au lieu de l’élucider, le langage enferme le monde dans sa propre grammaire, dans ses propres règles ; il aligne la réalité sur ce qu’il en dit et qui n’est jamais qu’une nouvelle version toujours contestée et toujours contestable. Tout ce qui est dit ou écrit est déjà dit ou écrit par avance : « Nous ne découvrons rien de neuf. À l’instar des sciences où nous ne découvrons rien de neuf. Tout est déjà écrit à l’avance »16. Le langage empêche toute avancée réelle, toute véritable extrapolation au sens propre ; il est dit du langage dans Frost qu’il est le ciel et l’enfer17. Il est idéal et infernal pour des raisons identiques, puisqu’il fait signe tantôt vers un au-delà de ses limites, tout en se refermant sur lui-même, ou tantôt vers autre chose que ce que l’on veut bien lui faire dire. Les personnages s’épuisent à chercher un sens dans la correspondance entre le monde et ce que le langage leur permet de dire sur ce monde ; puis ils s’épuisent pour finir à constater que la réalité se soustrait toujours à cette correspondance. La réalité ne se donne jamais à eux de manière immédiate, ils la restituent au travers d’un filtre (le langage) mais d’un individu à l’autre, d’un instant à l’autre, d’un point de vue à l’autre, tout est toujours autre chose. Konrad constate désespérément : « Mais toute représentation, tout comme toute représentation d’une représentation est, dit-il, à chaque fois une représentation erronée, avilissante [...] Les faits sont, de fait, toujours autres, ils sont le contraire »18. L’impossibilité de saisir les faits pour ce qu’ils sont en eux-mêmes plonge les personnages dans une irritation d’autant plus grande qu’ils soupçonnent, à chaque tâtonnement, une tentative de mensonge et de tromperie. Au fond d’eux mêmes, ils restent attachés à l’espoir que la vérité puisse être saisie dans une représentation juste et définitive. Ils interprètent les démentis permanents que la réalité apporte à leurs représentations comme une preuve du caractère mensonger de ces mêmes représentations. Mais c’est moins la réalité qui est changeante et fuyante, comme il est communément admis, c’est plutôt le regard que nous portons sur elle qui n’est jamais le même.
Le langage et son objet fuyant
8La rage de correction qui saisit Roithamer participe de cette volonté de fixer une fois pour toutes le kaléidoscope et de saisir l’instant où l’image va se fixer, se figer, cesser d’être floue ». Et j’ai dû reconnaître que tout ce que j’ai écrit dans le manuscrit est différent, que tout est toujours différent de ce qui est décrit, que la réalité est autre que sa description [...] Et j’ai [...] commencé à corriger et peu à peu j’ai tout corrigé pour finalement me rendre à l’évidence que rien n’est jamais comme c’est en réalité »19. Roithamer ne semble pouvoir admettre ce dont l’Homme sans qualités de Musil s’accommode, à savoir que l’approche du monde ne peut être qu’esthétique : « Pour lui rien n’est définitif. Tout est sujet à métamorphose, partie d’un tout, l’un et l’autre faisant vraisemblablement partie d’un ensemble plus grand encore dont lui-même n’a pas la moindre idée. Si bien que chacune de ses réponses n’est qu’une réponse partielle, chacun de ses sentiments seulement un point de vue et pour lui la question n’est nullement de savoir ce qu’est une chose mais simplement, aspect accessoire parmi d’autres, « comment elle est »20. Que la réalité se mesure désormais non en elle-même, mais à partir du regard que l’on porte sur elle, devient un facteur de perturbation dont les personnages de Thomas Bernhard s’accommodent mal.
9Le constat de l’échec s’articule autour du constat de mensonge ; quant à la vérité ainsi trahie, elle n’est pas désignée autrement que par ce qui est réel et effectif. Ainsi est vrai ce qui rend compte du réel, ce qui lui correspond. Ce que déplorent cependant les personnages c’est précisément que l’homme s’enferme dans des représentations qui trahissent la réalité et n’ont rien à voir avec elle. Les meilleures intentions ou le désespoir le plus profond ne préservent pas de l’illusion dans laquelle l’homme s’enferme pour pouvoir vivre : « La maladie à la mort fait croire à ceux qui en sont atteints qu’ils constituent un monde à part. Ceux qui sont atteints de la maladie à la mort et ceux qui sont à l’article de la mort succombent à cette illusion et vivent à partir de là dans cette illusion, [...], dans le monde illusoire de leur maladie à la mort et non plus dans le monde réel »21. Parvenir à exister, c’est avant tout parvenir à imposer sa représentation contre celle des autres, à commencer par celle dans laquelle les parents enferment leurs enfants22. Vivre, c’est donc modifier ces représentations, or les corriger, c’est déjà tricher, partir sur les bases d’un mensonge ou d’une erreur : « [...] l’homme ne peut se libérer de rien, il ne sort du cachot dans lequel on l’a engendré et mis au monde qu’au moment de sa mort [...] et constamment nous nous efforçons de changer ce monde à l’image de nos représentations [...] si bien que nous pouvons dire au bout d’un certain temps que nous vivons dans notre monde et pas dans celui que l’on nous a imposé »23 . L’enfer, c’est tout autant les autres que les représentations dans lesquelles l’homme forge les grilles de sa propre prison pour échapper au cachot des autres. Exister consiste en dernier ressort à exister contre, en s’opposant, en bâtissant en somme sur les ruines de ce que les autres (voire, l’autre en nous) nous imposent comme des fondations solides. Une fois encore, ce sont des qualités d’équilibriste qui sont requises ici.
10De la même façon que le langage enferme la réalité dans un discours qui n’est jamais qu’une version du monde qui en vaut bien une autre, chacun construit son existence sur des représentations dont la seule seconde de vérité est l’instant où il s’agit d’oser le pas et de s’imposer contre ; c’est dire aussi que la vérité est davantage dans l’instant de la décision que dans la réalisation elle-même. L’enfermement dans ces représentations tient aussi à l’incapacité à poser les bonnes questions : « mais lorsqu’on me demande, mais on ne me le demande pas, quelle vie était la mienne, je dis : ma vie, ce sont des existences toutes logiques en soi, dis-je [...] Je crains constamment que l’on me demande quelle existence est la mienne bien que je sache que jamais un être humain ne me demandera quelle existence est la mienne. Cette question, on ne peut pas me la poser »24. Personne n’interroge le prince Saurau sur ce qu’est sa vie car il est plus simple d’apporter une réponse et de vivre dans la représentation d’une réponse donnée. Dans le texte Der Stimmenimitator qui donne son titre à un recueil de récits brefs, l’artiste capable de numéros d’imitation d’une multitude de personnalités déclare forfait lorsque son public lui demande de s’imiter lui-même. Cette histoire consacre la dichotomie irréductible entre l’être et sa représentation. On peut voir en effet dans l’imitation réussie la variante drôle et dérisoire de l’incompréhension. À défaut de comprendre les autres ou d’être compris d’eux, on peut les imiter, ou se faire imiter à la perfection, dans un exercice qui demande un grand talent mais qui est essentiellement mécanique et artificiel. L’histoire de cet homme si habile à imiter les autres mais incapable de s’imiter lui-même peut se lire comme le paradigme de la situation humaine.
11Être et se représenter semblent s’exclure radicalement ; d’où l’urgence de se demander au travers de quel nouveau langage, sous quelle forme il faudrait s’imiter, se représenter soi-même sans pour autant courir le risque de trahir ce que l’on est. À la question de savoir ce qu’est sa vie, Saurau n’imagine pas pouvoir répondre autrement que par une apparente tautologie. En définissant sa vie comme ce qui est sa vie, Saurau indique que son existence n’est pas autre chose que ce qu’il vit, que cette vie donc échappe à toute définition, que la vérité de cette vie tient au vécu qu’elle représente bien plus qu’à la représentation même de ce vécu, qu’à l’enfermement de cette forme de vie dans un quelconque concept. Si l’échec tient à l’enfermement dans le mensonge des représentations, il semble également que la vérité se situe bel et bien ailleurs que dans le discours que l’on peut avoir sur la réalité, les évènements du monde et de l’existence personnelle ; elle se situe bien plutôt dans les faits eux-mêmes et dans une forme de langage ou tout au moins de questionnement qui reste à inventer, le langage dont on use habituellement ayant plus pour effet de rendre la réalité opaque que de contribuer à sa transparence.
2. Attentes philosophiques et déboires
12Sans cesse, les personnages de Thomas Bernhard font le procès des mots, du langage, leur reprochant une propension à théoriser et à perdre de vue la réalité. Ainsi le prince Saurau se plaint-il qu’il n’y ait rien qui soit conforme à la réalité, que tout soit toujours uniquement théorique »25. Cet enfermement de l’homme dans l’abstraction semble être sa malédiction puisque lorsqu’il essaie de passer à la réalisation, le succès n’est pas mieux assuré ; c’est Roithamer qui constate : « À la fin, quand notre but est atteint, quel qu’il soit, même si ce but est une prétendue œuvre architecturale, il nous laisse atterrés »26. La réalisation est à une telle distance de la conception, l’objet à une telle distance de l’idée que le décalage plonge dans la stupeur. L’effroi ressenti est le même que celui qu’il y a à constater que le langage est toujours en décalage par rapport à la vérité lorsqu’on part du présupposé que le langage entretient avec la réalité un strict rapport de correspondance. Tout effort de coïncidence avec la réalité se solde par un échec. De manière surprenante, cet échec tient à très peu, juste à un instant. Lorsque Roithamer forge le projet de construire une demeure pour sa sœur restée en Autriche, il vit encore à Cambridge. Cette séparation géographique le tiraille car il ne peut renoncer ni à Cambridge, ni au Kobernaußerwald, ce qui revient à dire qu’il ne peut sacrifier ni son activité intellectuelle, ni la réalisation de son projet. Il ne veut négliger ni un lieu, ni l’autre c’est-à-dire, ni l’idée ni sa réalisation, en sachant qu’il peut, en pensée, être ailleurs que là où il est effectivement. Il sait également que « l’idée exige de nous qu’on la réalise »27. Il y a une nécessité de passer à la réalisation qui se joue cependant sur un instant, toute la difficulté étant de le saisir. Le passage presque toujours raté de l’abstraction à la pratique achoppe sur cet instant précis que Konrad s’évertue également à saisir : « Toute constellation a le don de se présenter une fois au bon moment, dit-il [...] Et lorsque cet instant se présente, il faut en profiter et jusqu’à présent, les possibilités lui avaient tout simplement manqué, dit-il, de profiter de cet instant [...] mais en tout homme il y a un moment où tout est possible et cet instant unique où tout est possible, voilà ce qu’il souhaite »28.
13Il y aura encore lieu de s’interroger sur l’enjeu de cet instant précis mais on voit d’ores et déjà que les hommes de l’esprit de Thomas Bernhard posent à la philosophie les exigences les plus hautes. Ils attendent qu’elle leur donne les moyens de comprendre la réalité, ils exigent que cette compréhension ne soit pas contredite par leur expérience quotidienne et existentielle, enfin, ils la veulent infaillible dans l’épreuve de vérité à laquelle leur douleur la soumet. Ils avancent toujours plus loin dans les ténèbres pour n’en mesurer qu’avec plus d’exigence encore le pouvoir éclairant de la philosophie. Du fond de l’abîme, ils retournent leur échec en reproches de mensonge et d’incompétence à son adresse. « Mais en vérité, depuis Kant personne n’a jamais réussi à faire entrer de l’air frais dans le musée [...] Depuis Kant le monde est un monde confiné ! Et la science suit l’exemple de la philosophie, elle s’efforce de mettre en ordre cette totale aberration qui est parfaitement connue »29. Avides de vérité et d’authenticité, les hommes de l’esprit s’épuisent à trouver une coïncidence entre ce qu’ils disent du monde et ce qu’est ce monde ; ils s’épuisent encore à vivre dans la réalité et non plus en dehors d’elle, dans une représentation permanente qui les entraîne eux-mêmes à vivre dans la représentation et dans l’artifice.
Des échecs prévisibles
14Mais il y a deux sortes d’échec ; ainsi celui de Frost n’est pas seulement l’échec de Strauch, il est tout autant celui de l’étudiant chargé de l’observer et d’établir un diagnostic sur lui. C’est donc également l’échec d’une méthode d’observation et d’approche de la réalité que la prose de Thomas Bernhard met en scène. Ce que l’étudiant découvre essentiellement, c’est qu’il n y a pas d’observation neutre et impassible. Observer la réalité et en rendre compte c’est déjà être impliqué dans cette réalité, comme on l’est dans un méfait, avec des risques. Tout le dilemme consiste à vouloir rendre compte de manière objective de cette réalité alors que l’on est déjà altéré par elle. Mais c’est mettre là au jour un paradoxe qui soulève une autre question. N’est-ce pas précisément une erreur que de s’obstiner à vouloir rendre compte objectivement de cette réalité, tout comme cela en était une de penser que l’on pouvait parler de cette réalité dans un langage qui serait son exacte correspondance ? « Il se pourrait fort bien », lit-on dans les carnets de Moro30, que l’homme ne soit rien d’autre qu’un observateur de la nature et non son juge, ce à quoi rien ne l’autorise »31. Observer le monde n’est pas le juger, n’habilite pas davantage à porter un jugement sur lui, à s’en faire une idée juste, surtout lorsque l’on sait qu’il n’y a pas d’observation objective possible. Ces réflexions pointent du doigt la situation de l’homme moderne : il ne peut juger le monde, se placer au-dessus de lui car il est pris dans le monde et en dehors de ce rapport au monde, rien, aucun jugement ne peut être légitimé.
15Or le tragique tient précisément à ce que l’homme s’obstine à chercher des réponses là où il ne peut que poser des questions : « Nous posons des questions mais n’obtenons jamais de réponses. Sans cesse nous posons des questions. Comme la vie toute entière qui n’est faite que de questions parce que constamment nous ne faisons qu’exister puisque nous posons certes des questions mais nous n’obtenons pas de réponse. Le fait que j’existe parce que je pose des questions et que je n’obtiens pas de réponses »32. Au-delà de la douleur qu’il en coûte, exister c’est avant tout poser des questions. C’est précisément cette position d’inconfort que Thomas Bernhard recrée à un niveau esthétique et qui vise à irriter le lecteur. Il semble que la réalité ultime à laquelle les personnages de Thomas Bernhard ne cessent de se référer, ne se livre à eux que sous la forme d’une représentation ; aussi, l’acharnement qu’ils mettent à lutter contre ces représentations et, pour ce faire, à les corriger et à les recorriger sans fin, les entraîne dans une spirale mortelle sans pour autant leur faire toucher du doigt une réalité qui continue à leur résister. De là le deuxième échec qu’ils essuient : celui qui consiste à persévérer dans les mêmes erreurs, les mêmes travers, après avoir compris les limites et le terme d’une démarche philosophique qui, selon Thomas Bernhard, ne cesse, depuis Kant, de tourner en rond. Avant Kant, la philosophie aurait échoué à rendre compte du monde physique en s’égarant dans la métaphysique. Depuis Kant, elle aurait ouvert la voie d’une autocritique qui lui vaut maintenant de voir peser sur elle une assignation au silence formulée de manière on ne peut plus concise à la fin du Tractatus. De manière plus rigoureuse, Pierre Hadot commente ainsi l’évolution de l’histoire de la philosophie : « Pendant deux mille ans, la pensée philosophique a utilisé des méthodes qui la condamnaient à accepter en son sein des incohérences, des associations disparates, dans la mesure où elle se voulait systématique [...]. La philosophie moderne [...] a reconnu que la vérité n’est pas donnée, mais qu’elle est l’œuvre de l’élaboration d’une raison qui se fonde sur elle-même. Mais, après une période d’optimisme, pendant laquelle on a cru au mythe d’un commencement absolu, d’une fondation originaire et d’une autoposition de la pensée, la philosophie est devenue consciente de son conditionnement historique et linguistique »33.
16Le prince Saurau résume ainsi un parcours qui se mord la queue : « Car assurément nous sommes tous bel et bien condamnés à penser que rien en fait n’est réel »34. Le résultat de ces différentes approches philosophiques ratées selon Saurau, c’est bel et bien que nous avons tantôt réduit la réalité à nos représentations tantôt celles-ci à celle-là, ignorant par là la réalité ou annihilant la validité et la pertinence de nos représentations, et nous laissant pour finir seuls maintenant avec une pensée qui n’a de cesse de nous répéter que la réalité est dépourvue d’existence, mais également que ce que nous saisissons de cette réalité avec notre raison, n’a pas d’existence non plus. « Essayons de comprendre à l’aide de la philosophie nous disent les siècles du début, essayons d’être pratiques nous disent les siècles ultérieurs »35. C’est ainsi que Saurau résume le parcours accompli avant d’indiquer le pas qui reste à franchir : « essayons d’être pratiques autant que philosophiques nous dit la nature »36. Cet échec de la philosophie n’est pas étranger à celui qu’essuient tour à tour Konrad et Roithamer, il s’y réfléchit même. À la fin de Das Kalkwerk, le narrateur commente ainsi l’échec de Konrad : « [...] mais l’essentiel lui avait manqué : le courage de passer à l’action, à la réalisation, le courage tout bonnement de renverser, de la façon la plus soudaine qui soit, d’un instant à l’autre, sa tête et avec elle son étude, noir sur blanc sur le papier »37. À l’inverse, la réalisation du cône entraîne le suicide de la sœur de Roithamer que cette construction terrifie, puis la mort de Roithamer lui-même. Konrad choisit la passivité par crainte de ne pas arriver à la perfection. Roithamer croit, de son côté, l’avoir atteinte et les deux se fourvoient. L’un pèche par excès de prudence, le second par hybris ; le premier reste passif pour ne pas trahir la vérité, l’autre la trahit en agissant. Si l’on compare ces deux échecs, les raisons n’en sont qu’en apparence inverses. Aussi bien Konrad que Roithamer demeurent prisonniers d’une idée, d’une représentation qui s’avère être un mirage ; les deux recherchent obstinément cette correspondance avec la réalité au lieu de chercher la vérité, ou plus exactement l’authenticité, dans l’instant même à renouveler sans cesse où ils recherchent cet accord entre leur représentation et la réalité. L’erreur de Konrad, c’est d’avoir différé sans cesse la réalisation de son projet dans l’attente illusoire de l’instant propice et favorable qui lui aurait permis d’atteindre la perfection dans son étude sur l’ouïe. L’erreur la plus lourde de conséquence est de penser qu’il puisse y avoir une approche objective, vraie, idéale de la réalité et dont la réussite se mesurerait au repos qu’elle apporterait. Le vrai de l’approche se situe moins dans le travail réalisé (l’étude sur l’ouïe pour Konrad, le cône pour Roithamer mais également toute sa réflexion sur Altensam, son enfance etc.) que dans le moment précis où le pas est franchi, où la décision est prise de se lancer dans le vide, de se projeter hors de soi à la rencontre d’une réalité habituellement hors de portée et hors d’atteinte. Il y a là un risque à encourir, qui est aussi un risque de mort mais qui n’a pas à être relaté. Ce risque n’appartient pas au discours mais relève de l’ordre de l’agir et du faire. De la décision, Aldo Gargani dit : « Elle n’est pas relative, sinon au temps, à la frontière qu’elle trace elle-même, de ses propres mains. Elle ne correspond pas à la réalité extérieure parce qu’elle correspond davantage à son propre centre. [...] La décision dit ce qu’elle dit, mais n’en parle pas »38.
Entre la mort souhaitée et la mort nécessaire
17Tenter de rendre compte de ces instants précis est inutile. Le faire, c’est déjà livrer ces instants au passé, à la mémoire, au souvenir et à la nostalgie ou bien en faire des projets qui seront trahis parce que le temps de leur réalisation ne sera déjà plus celui de leur naissance et répondra à une autre nécessité. Roithamer tente de remonter le courant de ses erreurs pour en retrouver la source. Les notes éparses qu’il laisse à un narrateur le soin de mettre en ordre et de trier après s’être suicidé, témoignent de la conscience qu’il a de s’être fourvoyé. Elles traduisent son besoin de se préserver de trop d’égarements en suivant le fil conducteur d’une genèse de ses projets et de ses actions : « La tendance innée chez lui à étudier, c’est-à-dire à tout étudier, lui avait déjà permis très tôt en étudiant Altensam, de percer à jour Altensam et par là, de se percer à jour lui-même et donc, d’arriver à la connaissance et d’agir »39. Son suicide cependant et les circonstances de sa fin évoquées dans les dernières pages du roman rappellent non seulement qu’il échoue – malgré cet effort de lucidité que n’a pas Konrad – et qu’il commet, comme Konrad, l’erreur fatale de vouloir situer dans une succession temporelle cet instant d’authenticité qui est plutôt à chercher hors de la chaîne du temps, dans ce qui advient parce que l’on y est prêt et parce qu’on le veut et non dans ce qui, à un moment ou à un autre va arriver et qui ne peut être que la catastrophe ultime. L’exigence d’authenticité enjoint en effet de vivre dans la plus grande intensité, à l’écoute de ce qui est, de ce que l’on veut et de la confrontation des deux, mais Roithamer sait que « nous ne pouvons pas toujours exister dans l’intensité la plus grande »40. Il y a donc, pense Roithamer, relâche, mais uniquement pour vivre ensuite dans une intensité encore plus grande jusqu’à ce que les limites du possible soient atteintes et que l’on succombe au danger de folie ou de mort : « Et un beau jour, tout d’un coup, nous franchissons l’extrême limite mais le moment n’est pas encore venu. Nous connaissons la méthode mais nous ignorons l’instant »41. Mais que dire de cette méthode que Roithamer prétend connaître ? Est-elle celle qu’il faut suivre parce qu’elle va permettre de satisfaire aux exigences d’authenticité ? Dans ce cas, l’authenticité des actions se mesurera à la fois au temps qui sera nécessaire – Roithamer parle de degrés, de phases de l’intensité – mais elle se vérifiera également aux extrémités auxquelles il faudra parvenir. La plus paroxystique (mort ou folie) sera alors la moins suspecte. Ne peut-on penser véritablement l’existence autrement que sous l’épée de Damoclès de la folie ou de la mort, et surtout sous leur tranchant ? C’est, semble-t-il, la conviction de Roithamer, celle également qui le perd : « Nous sommes toujours allés trop loin, dit Roithamer, ce faisant nous avons toujours frôlé l’extrême limite. Mais nous ne l’avons pas franchie. Sitôt que je l’aurai franchie, ce sera fini [...]. Toute notre existence dépend toujours de cet instant bien précis »42.
18L’erreur de Roithamer ne consiste-t-elle pas, pour finir, à confondre le but recherché, la finalité de cette méthode avec ses effets et risques extrêmes toujours possibles ? Ces risques étant alors des gages de l’authenticité des intentions ainsi que des gages de la correspondance la plus juste, la plus exacte avec la réalité, en même temps qu’ils tiennent ces dernières en otage. Lorsqu’il dresse le bilan des efforts philosophiques faits à travers les siècles pour comprendre le monde, Saurau relève que l’approche que l’homme tente d’avoir de la réalité est à la fois « pratique et philosophique », mais c’est la nature qui le prescrit ainsi : « Essayons de comprendre à l’aide de la philosophie, nous disent les siècles du début, essayons d’être pratiques, nous disent les siècles ultérieurs, essayons d’être pratiques autant que philosophiques nous dit la nature »43. Il s’agit bien de faire coïncider la réalité et sa représentation, son interprétation sans que l’une n’ignore l’autre. De manière très elliptique, Saurau indique que l’affirmation de la supériorité de l’esprit sur la matière, la séparation entre l’être des choses et le paraître, satisfait peut-être l’esprit mais fait une part trop maigre au monde physique. L’empirisme, quant à lui, laisse non élucidées les interrogations sur le sens général, sur l’ordonnance d’ensemble qui donne leur cohésion à la totalité des expériences. Dans les deux cas, selon lui, c’est la nature qui invite à corriger des approches trop restrictives. Cela ne signifie pas qu’il accorde à la nature un rôle de garde-fou ; il fait plutôt d’elle l’axe autour duquel la réflexion philosophique doit tourner. Il ne s’agit plus seulement de penser l’être des choses par opposition aux apparences mais dans un rapport triangulaire incluant la nature. La nature est-elle esprit, matière ? N’est-elle pas plutôt les deux à la fois et dans quelles proportions, à l’avantage de qui ? Et l’être humain lui-même, est-il un être de nature, ou un arrachement à cette nature ? Un produit artificiel ? La nature se dessine comme le pivot autour duquel viennent s’articuler toutes les interrogations. C’est elle qui est le véritable défi pour l’esprit ; en le relevant, ce dernier court le risque d’avoir sans cesse à ses trousses, prêt à le rattraper, l’objet qu’il poursuit. La volonté de mise en ordre du chaos n’est pas à l’abri de l’échec, elle peut se solder par le chaos de l’esprit qui s’essaye à l’ordonner. Roithamer est non seulement parfaitement conscient de ce danger mais on peut également supposer qu’il appelle cette fin de ses vœux : « Toute notre existence dépend toujours de cet instant bien précis. Lorsque cet instant est arrivé, nous ignorons qu’il est arrivé mais c’est bel et bien le bon »44. Ce moment précis de désordre paroxystique finit par être l’instant optimal en ce sens qu’on ne peut y échapper, mais en ce sens également qu’il est l’instant devant lequel Roithamer, en fin de compte, accepte de capituler parce qu’il y voit aussi celui de la délivrance.
19Le refuge est à la fois le malheur suprême, celui de l’impossibilité de la mort qui ne peut se ramener à un événement et s’impose donc comme une possibilité toujours ouverte, toujours à l’œuvre. Commentant la fin du Chasseur Gracchus de Kafka, Maurice Blanchot écrit : « Il avait joyeusement accepté la vie et joyeusement accepté la fin de sa vie – une fois tué, il attendait sa mort dans la joie : il était étendu et l’attendait. « Alors, dit-il, arriva le malheur ». Ce malheur, commente M. Blanchot, c’est l’impossibilité de la mort, c’est la dérision jetée sur les grands subterfuges humains, la nuit, le néant, le silence. Il n’y a pas de fin, il n’y a pas de possibilité d’en finir avec le jour, avec le sens des choses, avec l’espoir : telle est la vérité dont l’homme d’Occident a fait un symbole de félicité, qu’il a cherché à rendre supportable en en dégageant la pente heureuse, celle de l’immortalité d’une survivance qui compenserait la vie »45. Ces lignes éclairent les mots sur lesquels le roman Korrektur se termine : « La fin n’est pas un événement. Clairière »46. Roithamer a lui aussi – bien que dans la négativité la plus absolue – cédé au mirage de la paix enfin retrouvée et du sens enfin atteint. Ce mirage le précipite au fond de l’échec – certes avec une lucidité ou un pressentiment angoissant de cette impossibilité de la mort – sans pour autant empêcher l’aveuglement final.
Le rêve de l’instant unique
20Un autre rêve conduit au naufrage les personnages de Thomas Bernhard ; il consiste à vouloir connaître l’instant où leur approche complexe de la réalité va pouvoir se ramener à une équation simple où toutes les contradictions et les paradoxes, l’éparpillement et l’éclatement vont enfin pouvoir se résorber ; ils rêvent de parvenir à « une seule pensée » qui sera pour eux source de paix, de calme, de silence. Déjà dans le récit Ungenach, le narrateur confie : « S’il pouvait m’arriver un jour de parvenir à m’expliquer clairement, en une seule idée, tout ce qui me concerne et tout ce qui concerne les autres, on pourrait naturellement parler de compréhension »47. Comprendre les autres ou se faire comprendre d’eux, suppose que leur vérité peut être condensée dans une idée unique comme si la garantie de l’authenticité de cette vérité tenait à cette seule concentration. À tort, les personnages sont persuadés que cette idée unique ne peut advenir qu’à un moment unique privilégié et non choisi, non déterminé par eux. L’échec de Konrad tient en partie à cette erreur d’appréciation : « Finalement il devait maintenant [...] se rendre à l’évidence qu’il avait attendu en vain au bas mot, deux, voire trois décennies, que se présente le moment idéal pour coucher par écrit son étude [...] peu avant le drame Konrad aurait dit à Fro qu’il était parfaitement conscient que l’instant idéal, pour ne pas parler de l’instant idéal entre tous, n’existe pas »48. Être au plus profond, au plus intime des choses au moment où elles surgissent, voilà le rêve, l’exigence qui entraînent les personnages dans une obsession de la perfection, dans la folie ou la mort, aussi longtemps qu’ils attendent le moment de vérité où ils croient que cette rencontre va se produire. Strauch a l’intuition de ce que peut être ce moment unique dont les personnages croient à tort qu’il se révèle dans le temps. Dans une conversation avec l’étudiant en médecine, Strauch est amené à avancer à propos de la poésie : « Voyez-vous, ma poésie qui est la seule poésie et par conséquent aussi la seule vérité [...] cette poésie qui est la mienne n’est toujours qu’au cœur d’une seule pensée qui est la sienne et qui n’appartient qu’à elle. Cette poésie relève de l’instant. Et pour cette raison elle n’existe pas »49. On retrouve, appliqué ici à la poésie – mais la même exigence vaut pour le langage ou tout travail scientifique entrepris – la convergence entre vérité, unicité et instantanéité. Strauch dit de cette poésie qu’elle n’est pas, parce qu’elle appartient à l’instant. En fait, elle ne s’installe pas dans la durée pour démontrer ou illustrer quelque chose. « Elle n’est pas » ne signifie pas qu’elle n’est pas poésie mais bien, qu’elle ne peut perdurer au-delà de son surgissement. Ce qu’elle est, elle l’est véritablement au moment de son surgissement, après, elle est déjà autre chose. Le froid qui envahit Strauch est le froid de celui qui désespère de pouvoir donner une durée à un instant comparable à celui de l’illumination et de saisir cet instant dans la durée. Il ne reste plus alors à ces naufragés que le refuge d’un rêve d’extinction ou de mort. De la même manière que les personnages rêvent d’une idée unique, ils nourrissent un rêve de langage, de parole réduits à un mot. Mais ce mot doit être celui qui conclut, il doit être le dernier, celui-là même qui a le dernier mot sur le monde sans que le monde lui demande de se justifier. Comme ce mot-là ne peut durer, il doit, forcément, tuer, mettre un terme : « La rivière est fermée, le printemps est clos, l’été est clos, l’hiver est clos, hommes, animaux, sensations, tout... le mot prononcé verrouille et met purement et simplement un terme au monde »50. L’insupportable pour les personnages, c’est moins le fait que le monde existe avec son lot de souffrances et de tortures qu’il inflige, que son entêtement à continuer d’exister, indépendamment de ce que l’homme peut dire ou penser de ce monde, indépendamment encore de son action en direction du monde. Le constat implicite de l’impuissance d’une vérité à même de jaillir seule face à une imposture qui, elle, perdure et s’installe, fait nourrir un rêve d’abolition et de mort, que ce soit sous forme de parole qui tue, de gel, d’assassinat ou de suicide. À défaut de faire durer le vrai, et parce que l’idée qu’il ne puisse durer est intolérable, les personnages cèdent à la nécessité urgente de précipiter la fin du drame ou, c’est selon, de la mascarade ; l’urgence elle, n’a plus qu’à se cacher sous les apparences de l’intensité.
3. Difficile rupture
21La tentation de la mort est la réponse apportée dans un monde qui ne se laisse plus guère appréhender que sous un angle esthétique, qui devient, selon l’expression de R. Musil, un « monde de qualités sans hommes ». Le critère de vérité absolue a perdu toute pertinence ; il ne s’agit plus de se mettre en quête d’une vérité extérieure à l’observateur, saisissable par lui et qui s’opposerait à un faux comme le noir au blanc ; il s’agit de rechercher cette vérité dans le rapport même à l’objet observé, dans la nature et la qualité de ce rapport, dans la résistance également à cet objet. Le critère de vérité fait place à un critère de sincérité et d’authenticité. La vérité se laisse aborder ainsi, aussi bien par la raison que par la passion, voire la folie. Ainsi s’explique que l’on puisse devenir, comme Konrad, un "fanatique de la vérité", ainsi s’explique également que l’accusation de mensonge et d’artifice soit une constante de la prose de Thomas Bernhard. « Tout ce que l’on peut dire n’est que mensonge, voilà la vérité mon bon Monsieur, nous nous payons de mots, c’est là notre cachot à perpétuité »51. Une autre conséquence, c’est que la vérité ainsi appréhendée n’est plus universelle et encore moins communicable, elle scelle la solitude de l’individu qui ne peut sortir de son isolement qu’à la double condition de le vouloir et d’avoir face à lui un vis-à-vis qui le souhaite tout autant mais d’une manière authentique sans se dérober sous un masque et sans se leurrer sous des raisons et des motivations qui ne sont le plus souvent que de faux-fuyants. De manière plus générale ce qui est requis, face aux choses ou au monde, c’est essentiellement de la résistance puisque le monde lui-même n’oppose que résistance, cette même résistance que Strauch perçoit dans la nature ou encore celle à laquelle se heurte Konrad : « On essaye, avec toutes les ruses possibles, de leurrer la nature et on se retrouve toujours face à elle qui n’est pourtant pas une énigme [...] on ne maîtrise rien, on abuse de tout »52.
22L’attitude et les dispositions des personnages sont celles-là mêmes que l’auteur Thomas Bernhard a choisi d’adopter une fois pour toutes : « Pourquoi est-ce que j’écris des livres ? Par opposition soudain contre moi-même et contre cet état – parce que vaincre des résistances [...] c’est tout pour moi... Cette résistance inouïe je la recherchais et voilà le ressort de ma prose »53. Opposition farouche, volonté inflexible, on retrouve là les ingrédients indispensables de cette attitude éthique, la seule désormais requise et à laquelle les personnages semblent se résoudre contre leur gré. Ces personnages sont pris en tenaille entre un double échec : celui, d’une part, d’un mode de pensée dont ils peuvent mesurer la faillite et qui affirme que la vérité se situe dans la correspondance exacte et fidèle avec la réalité ; la conviction d’autre part qu’il est possible de limiter les égarements en condensant la recherche de la vérité sur un instant idéal, une idée unique repérables et exprimables dans le temps. La nouvelle vérité pressentie qui fascine et, à ce titre, contient sa part d’horreur, c’est qu’il n’y a plus précisément de vérité conçue comme une référence, un fondement sur lequel s’appuyer. L’absence de cette forme de vérité n’abolit pas pour autant la nécessité impérieuse de recherche de la vérité ; de ce fait, elle ne lave pas de la faute de l’échec, de l’erreur ou de l’ignorance. Les personnages n’ont plus guère le choix qu’entre se perdre par le mensonge ou alors par la lutte à mort contre ce mensonge. Cette nouvelle forme de vérité – et en ce sens elle donne le vertige – n’est pas repos mais mouvement, n’est pas résultat mais questionnement permanent. De ce point de vue, les personnages entretiennent avec la mort un rapport ambigu, elle est à la fois le danger réel que – vérité exige – il faut frôler en permanence – et en même temps tentation, car seule promesse de repos. Le narrateur qui commente la fin de Konrad reste par rapport à la mort dans la même ambiguïté que le narrateur qui commente la fin de Roithamer. En même temps que la faiblesse de Konrad est décelée – ne pas avoir osé le pas de la réalisation –, cette réalisation n’en est pas moins présentée comme un risque de mort : « ... Le manque de courage [...] à faire basculer sa tête [...] pour en vider le contenu sur le papier »54 ; l’image évoque bel et bien une tête qui roule sur un billot. Le courage de la réalisation signifie un risque de mort et autorise ainsi à entretenir une proximité pour le moins morbide. Les derniers mots au premier abord énigmatiques de Korrektur jouent avec la même ambiguïté : « La fin n’est pas un événement. Clairière »55. La lumière de la clairière apparaît après cette mort dont il est dit qu’« elle n’est pas un événement » ; cette mort ne s’inscrit donc pas dans le temps, on ne peut en parler, encore moins la raconter ou la décrire. La lumière ne peut surgir que dans les ténèbres les plus profondes qui seules semblent ouvrir la voie au salut. Mais l’autre idée c’est aussi que la lumière peut surgir dans un instant hors du temps précisément, dont on ne peut rendre davantage compte (car il faudrait pour cela le réinscrire dans le temps et ainsi le transformer, lui donner une autre destinée). Cet instant auquel l’essentiel se ramène obsède également Konrad : « Une question d’instant, comme tout est toujours une question d’instant, dit-il »56. Roithamer, et c’est là son échec, ne conçoit pas cet instant en dehors de la mort. Le roman Auslöschung représente de ce point de vue une évolution certaine. La mort de Murau à la fin du roman semble plus naturelle, et moins violente, à proprement parler, une parenthèse : « Depuis Rome où je suis à présent et où je resterai, écrit Murau (né en 1934 à Wolfsegg, mort en 1983 à Rome), je le remerciai d’avoir accepté le legs »57. Le rêve de mort et de liquidation prend ici un tour nettement plus positif et se transforme en legs du patrimoine familial à la communauté israélite, c’est-à-dire en geste de subversion.
23Le propre de la philosophie moderne et contemporaine est de rester ouverte et d’apporter de nouvelles questions en lieu et place de réponses : « Il semble bien que l’on puisse se représenter l’évolution de la philosophie moderne et contemporaine comme un retour à un mode de pensée exégétique ; mais cette fois, il s’agirait d’une exégèse qui se rapporterait au sens des œuvres humaines dans leur totalité et qui serait consciente de ses démarches et de ses limites »58. Apprendre à affronter l’incertitude, c’est précisément le pas que les hommes de l’esprit de Thomas Bernhard font à reculons. Leurs exigences et leur lucidité leur font pressentir la nécessité d’une forme de connaissance nouvelle mais il ont encore le regard tourné vers ce que A. Gargani appelle « une vieille mythologie philosophique ». Celle-ci peut se résumer à la croyance qu’» en utilisant le langage, le discours, il est permis d’en faire abstraction et d’atteindre ainsi l’instant heureux où la parole épouse le réel »59. Konrad n’a pas eu le courage de la réalisation. Roithamer, lui, pèche par recherche excessive de la perfection. Les deux se fourvoient parce qu’ils cherchent une réponse à leurs questions, un remède à leur souffrance. Or, nous dit A. Gargani : « On ne peut concevoir une réponse, une explication du paradoxe, de l’inquiétude, dont le langage serait le même que celui du paradoxe et de l’inquiétude. En d’autres termes, pour être considéré comme tel, un paradoxe ne réclame-t-il pas un nouveau langage60 ? » L’être humain vit de discours, de littérature mais ceux-ci ne résolvent pas les questions, ils les posent. Les hommes de l’esprit s’irritent de l’échec au devant duquel ils courent par souci de ne pas se dérober ; mais ils s’irritent également de la responsabilité que est la leur dans cet échec et qu’ils pressentent.
4. Penser pour dé-couvrir le sens
24Dans la panoplie des naufragés de Thomas Bernhard, tous ne sont pas à mettre absolument sur le même rang en dépit des fortes ressemblances. Ainsi du prince Saurau qui parvient à une affirmation souveraine de soi et surmonte l’irritation à laquelle les autres personnages succombent. Ainsi encore de son souci de vivre en s’interrogeant et en se légitimant sans cesse. Ce souci trouve son expression dans un discours intarissable qui emporte l’auditeur dans son tourbillon en même temps qu’il élève celui qui le tient. Là où Konrad et Roithamer finissent par choisir la mort, le prince élit domicile dans la pensée, dans les méandres de la réflexion ; il fait ainsi durer, par la pensée, qui n’est pas ici la représentation mais un effort permanent de dissolution de la représentation, cet instant de vérité que Konrad et Roithamer cherchent désespérément et vainement à fixer. Le prince Saurau se préserve des effets dévastateurs de l’irritation par une pensée, une réflexion sans cesse au travail et sans cesse tenues en éveil. Le fait qu’il soit littéralement absorbé par une réflexion constamment à l’œuvre, par une pensée qui se repense elle-même perpétuellement et non plus par une pensée-représentation suffit à distinguer des autres ce naufragé qui échoue certes, mais non, comme Roithamer ou Konrad, par le fait de ses propres erreurs et d’une obstination déplacée. D’une certaine manière, sa pensée est action ou, si l’on veut, agissante, elle est une exploration du monde à partir du langage, du discours sur le monde et ne prétend plus à une vue sur ce monde.
Le cerveau aventureux
25Le prince ne s’embarrasse plus de la différence irréductible entre le monde et la conscience que l’on peut avoir du monde, entre la réalité et la saisie de cette réalité dans le langage ; il se laisse porter tout simplement et s’aventure toujours plus haut dans les spirales d’une réflexion qui lui tient lieu désormais de demeure. « Tout », affirme-t-il, « n’est jamais que dans toutes les têtes »61 ou encore : « En dehors des têtes, il n’y a rien »62. La tête est bel et bien ce réceptacle dans lequel le monde vient s’échouer, la réalité s’abstraire, et le rêve gagner en réalité. Si le monde continue à exister sans l’homme et sa réflexion, il n’en reste pas moins vrai que l’homme est toujours là pour le défier par sa réflexion ; le phantasme de Saurau d’une tête impossible à couper, trahit bien une aspiration au repos, déjà très forte chez Strauch ; il illustre également la volonté de passer sans relâche la vie au filtre de la tête, de la réflexion, de l’abstraction. L’abstraction n’est pas à entendre comme une image, une représentation figée du monde mais comme le résultat provisoire car toujours remis en question de ce travail de réflexion. Les exemples sont nombreux qui illustrent la volonté du prince de passer la réalité au tamis de l’abstraction. Cette volonté se traduit souvent dans la forme par le goût de l’hyperbole grotesque. Voyant Zehetmayer pour la première fois, le prince se dit : « [Dans un premier temps], je ne pensai rien de bon de cet homme car immédiatement, oui, en fait, dès l’instant où il était entré dans le vestibule, je l’avais percé à jour comme le personnage d’une tragédie faisant soudainement irruption dans mon vestibule, comme la personnification d’abord grandeur nature et ensuite même, démesurée, d’une tragédie humaine originelle qui avait pour nom Zehetmayer, Augustin Zehetmayer »63. On le voit ici, il s’agit de relever les défis que lance la réalité en observant celle-ci, en relevant les détails concrets au travers d’une grille abstraite et de tout un dispositif d’approche intellectuelle. Dans le même effort d’approche intellectuelle, le rêve devient tout aussi réel que la réalité elle-même. Saurau parle du rêve dans lequel son propre fils liquide Hochgobemitz comme d’un fait réel déjà accompli. Au lieu de s’opposer à la réalité, c’est comme si le rêve ouvrait simplement un autre angle pour percevoir cette réalité, comme s’il n’offrait qu’un regard de plus sur elle, à mettre sur le même plan et à considérer avec le même intérêt que n’importe quelle autre élucubration sur le monde faite à l’état de veille. Dans l’ouvrage Wittgenstein – Vienne et la modernité64, les auteurs rappellent que pour Ernst Mach « le monde est la totalité de ce que perçoivent les sens » ; ces sensations perçues que Mach appelle « éléments » sont autant d’expériences du monde – intérieur ou extérieur – qui relèvent aussi bien de la réalité que du rêve ; la différence entre ces deux univers s’abolit en quelque sorte dans les sensations que l’homme éprouve à partir de l’un ou de l’autre. Le prince Saurau ne verse pas dans le positivisme auquel aboutit Ernst Mach mais il s’amuse à explorer jusqu’au bout les limites de ce qui est logiquement concevable, et ce, à partir de faits réels ou encore, de faits hypothétiques, voire de rêves, tous ces éléments présentant à ses yeux le même intérêt et ne donnant lieu à aucune hiérarchie.
26Ainsi faut-il voir dans le plaisir que prend Saurau à semer la confusion, à changer et faire changer les autres de rôle, moins l’effet des caprices d’un prince fantasque qu’une perméabilité à un univers où les frontières traditionnelles et rassurantes ne tiennent plus. Le prince accepte d’expérimenter ce qui se passe lorsque la raison joue le jeu de la déraison, lorsqu’elle pousse ses limites jusqu’à se nier elle-même. Concrètement, cela se traduit par des tours de force qui consistent à renverser complètement les règles du jeu de la réalité, par un plaisir de la métamorphose qui, pour mieux perturber, ne s’affiche pas comme tel. Ainsi, par exemple, ce n’est plus le propriétaire terrien qui accueille Zehetmayer, candidat au poste de régisseur, mais un prince qui se sent l’âme d’un médecin observant un malade qui vient se présenter à lui : « et instantanément j’avais eu l’impression qu’un être malade était entré chez moi, que j’avais à faire à un être malade »65. Convaincu de la maladie de Zehetmayer, le prince conclut à l’absurdité de la démarche de ce malheureux. Sans difficulté, il parvient à convaincre Zehetmayer de cette absurdité au point que celui-ci concède « que c’était pour lui également un mystère qu’il postulât pour ce poste »66. Les critères de jugement pour retenir un candidat ne portent sur rien de concret. Le concret, en somme, ne suffit plus à lui tout seul à être un critère de jugement. Le prince lui-même finit par trouver absurde non seulement que des candidats puissent répondre à son annonce mais encore le fait qu’il ait lui-même eu l’idée d’en faire paraître une. De fait, il se moque totalement de trouver un régisseur ou pas ; ce qui l’intéresse bien davantage au bout du compte, c’est la rencontre elle-même avec Zehetmayer et la possibilité de faire jouer toutes les perspectives qui permettent d’approcher le réel. Cette attitude fait apparaître combien la réalité, vue sous un autre angle, peut être autre ; surtout, elle scelle définitivement cette réalité du sceau du dérisoire, qu’il s’agisse ici de la démarche des candidats ou de celle du prince lui-même ; d’avance, elle prive toute décision de réelle légitimité. Cette attitude consacre et réaffirme l’incompatibilité insurmontable entre la nécessité de vivre d’une part et celle, de l’autre, d’avancer des raisons solides et imparables, de justifier les choix qui sont faits pour vivre. Le prince, dans son discours sans commencement ni terme, maintient vivante et ouverte comme une plaie l’alternative : ou bien l’homme vit mais il ne peut justifier ses choix, ce qui revient à convenir de leur caractère dérisoire ; ou bien il s’efforce de se justifier mais il n’est plus alors question de vivre. Le prince, lui, vit encore de l’énergie que lui inspire le sarcasme et le sens de la dérision. En véritable aristocrate, il s’offre le luxe paradoxal et suicidaire de ne plus chercher à vivre, s’épargnant ainsi la nécessité de rendre compte de ses choix. Il ne s’agit pas là d’une fuite mais plutôt d’une mise en retrait. À l’inverse de Zehetmayer et des autres candidats qui choisissent la fuite en avant (ils se présentent au poste de régisseur tout en pressentant qu’ils n’ont pas les qualités requises), le prince choisit de se mettre en retrait et se retranche derrière l’unique position symbolique qui lui convienne : celle du seigneur féodal dont le seul rôle est de témoigner d’une vie et d’un temps qui ne sont plus et où les privilèges se payaient d’un devoir de responsabilité vis-à-vis des non privilégiés.
27Cependant, ce témoignage du prince n’a pas la forme d’une nostalgie compassée qui cultive le regret de ce qui n’est plus ; il s’agit bien davantage de témoigner de ce qui n’est plus tout en rendant vivant ce qui est et en découvrant les blessures nouvelles. Ce qui est, c’est toujours cette réalité qui, dans son horreur ultime, résiste aux concepts dans le carcan desquels on voudrait en venir à bout (« La réalité se présente toujours à mes yeux comme représentation cauchemardesque de tous les concepts »)67. D’où ce discours-fleuve dont les redites frisent parfois l’incantatoire et dans lequel le prince vient trouver son ultime refuge, prenant le risque d’irriter fortement son auditoire mais se préservant par là même des dégâts de cette irritation. Saurau ne gaspille plus ses forces, comme d’autres personnages de Thomas Bernhard, à concilier vainement vie et raison(s) de vivre, il n’a de cesse de penser tout haut, comme seul un fou peut se le permettre, l’échec de cette réconciliation impossible et ce, de surcroît, dans une conscience aiguë des risques encourus, à savoir la folie. Il parvient, en somme, à transcender l’échec de cette réconciliation impossible en s’enfermant dans un discours qui empêche toute prise durable à cet échec ; son discours lui tient lieu de point d’appui à partir duquel il peut, tel Dédale, et à la seule force de ses ailes, s’élancer loin d’une réalité rétive. Il s’aventure dans les méandres de la pensée, littéralement grisé, même s’il est davantage porté, il est vrai par l’énergie du désespoir que par l’euphorie d’un Icare oublieux des recommandations de prudence de son père. Le prince n’avance plus que pour se griser du pouvoir destructeur de la pensée ; la « découverte » qu’il fait ainsi du monde est une exploration identique à celle que vit Dédale ; elle est grisante parce que toute image abolit instantanément la précédente et interdit celle-ci de séjour. Il est nécessaire, avance le prince Saurau, « que la représentation du monde soit détruite par nous, peu importe l’art, la manière et nos motivations, il importe que toutes nos représentations du monde soient toujours détruites par nos soins »68.
Ivresse et sagesse de la dissolution
28Contrairement aux autres figures souvent pitoyables de Thomas Bernhard, le prince tire sa superbe de sa persévérance à assumer son destin d’homme de l’esprit pris en tenaille entre une réalité qui résiste à la pensée et une pensée qui s’emploie à remettre en question toute représentation, toute image, pour prévenir les défis de la réalité. Saurau résume la complexité de cette tâche dans la réflexion suivante : « La réalité se présente toujours à mes yeux comme une représentation cauchemardesque de tous les concepts. Des effets de mise en scène, me dis-je sans cesse, tout cela pour éviter de penser, me dis-je toujours. Car bien sûr, nous sommes tous, en fin de compte, condamnés à penser que vraiment rien n’est réel »69. Tenter d’échapper à la pensée, c’est encore et toujours penser. La réalité échappe à la pensée et la met en échec, ce qui lui vaut son aspect effroyable. Mais les efforts pour échapper à la pensée ne sont eux-mêmes que des effets de mise en scène, dérisoires et vains. Penser est bel et bien la condamnation qui pèse sur l’homme du vingtième siècle. Animé par la confiance dans un savoir nouveau et émancipateur, Nietzsche invite dans Die fröhliche Wissenschaft à assumer pleinement cette condamnation. Il engage les philosophes à se débarrasser des conceptions globales du monde, des thèses philosophiques générales pour s’attacher aux vérités changeantes qui se manifestent à la surface des choses, sous des voiles toujours nouveaux70. Saurau ne cherche pas à reculer devant ce qui n’est pas une nécessité mais une tyrannie, un châtiment dont les raisons lui échappent : être condamné à être enfermé dans la pensée en sachant que « la raison [...] est dictatoriale, il n’y a pas de raison qui soit républicaine »71. Parce qu’elle n’est pas républicaine, la raison ne reconnaît qu’une seule souveraineté, la sienne propre. Elle ne souffre pas le partage du pouvoir, ne recule même pas devant la dissolution de tout, y compris de la conscience qui la pose, acceptant jusqu’au risque de folie pure et simple : « Ma conscience est toujours instantanément totalement catégorique, hypothétique, disjonctive »72. Ainsi, des différentes formes de jugement répertoriées par Kant dans son tableau des catégories, le prince ne retient plus que celle de la relation, catégorique, hypothétique et disjonctive. À l’évidence, Thomas Bernhard ne cherche pas ici à engager un débat philosophique avec Kant et semble même plutôt s’amuser de concepts et de catégories qui, sortis de leur contexte, visent la dérision. Ce n’est cependant pas tout à fait fortuit non plus si la pensée n’est considérée par le prince que sous l’angle de la relation. Seul importe le rapport entre les choses, le monde et l’expérience que l’être humain fait de ces mêmes choses, le rapport entre la cause et les effets ; la disjonction n’étant rien d’autre que la synthèse de l’aspect hypothétique et catégorique, cette pseudo-citation révèle bien en quoi réside pour le prince la quintessence de la pensée : un jugement qui remet sans cesse en question jusqu’à l’éclatement, jusqu’à la dissolution, le rapport entre le monde et l’expérience ; les conclusions « catégoriques » de ce jugement "dictatorial" s’assènent stylistiquement à coup de « bien sûr » (naturgemäß) qui ponctuent toute la prose de Thomas Bernhard et sont aussitôt annulées par des hypothèses qui se renversent mutuellement à force de basculer entre le « d’une part » (einerseits) et le « d’autre part » (andererseits) avant de déboucher pour finir sur un « indifférentisme »73 non moins catégorique où les oppositions sont renvoyées dos à dos.
29Cette indifférenciation ne signifie pas automatiquement l’indifférence. De fait, nous retrouvons ici la différence entre un jugement qui s’attache à repérer et comprendre ce qu’est l’être des choses et un jugement qui finit par saisir que tout se vaut et que ce qui fait la différence se situe bien davantage dans le rapport entretenu aux choses et au monde. Si la métaphysique n’a plus rien à nous dire sur le monde, cela ne supprime pas le seul lien possible à ce monde, à savoir un rapport esthétique et éthique. La supériorité du prince, sa relative « sérénité » par rapport à Strauch, Konrad ou Roithamer réside dans le fait qu’il parvient à travers le délire de son discours à penser ce lien et à se protéger ainsi en partie de la souffrance. C’est dans l’œuvre autobiographique que va émerger le plus clairement à la conscience cet état de fait, c’est également dans cette partie de l’œuvre que se confirme une certaine forme d’apaisement. À la fin du récit Der Keller, l’auteur/narrateur est ramené à ses propres réflexions par les propos d’un terrassier retrouvé par hasard dans la rue sur un chantier : « Salut, c’est tout du pareil au même, avait-il dit pour finir, comme si c’était moi qui l’avais dit. Ce qui me caractérise particulièrement aujourd’hui c’est l’indifférence, c’est la conscience que tout se vaut, tout ce qui a été, est et sera »74. C’est peu à peu que l’indifférence se dessine comme un état idéal, libéré de toute forme d’irritation, auquel non seulement les personnages mais également l’auteur aspirent une fois admis que le mode d’être au monde prime sur ce qu’est ce monde ; une forme de paix peut-être conquise dès lors que l’individu entrevoit que les théories ne l’aident pas à sortir de sa solitude, ou bien à faire apparaître une vérité qui, au demeurant, n’existe pas : « Ce sont toujours seulement les hommes avec toutes leurs faiblesses et leur crasse physique et morale que sécrète chaque jour qui naît. Cela ne fait aucune différence que quelqu’un désespère un marteau-piqueur à la main ou devant une machine à écrire. Seules les théories s’atrophient, c’est on ne peut plus clair, les philosophies et les sciences, toutes autant qu’elles sont et qui, avec leurs conclusions totalement impraticables, obstruent la voie à la clarté »75. À sa manière et tout en circonvolutions, le prince refait le tour de la philosophie occidentale de Kant à Wittgenstein. Le parcours se mesure en termes d’échec, nous dit le prince. « Nos maîtres nous ont abandonnés. Il n’y a plus de maîtres à l’avenir et ceux du passé sont morts »76. Cet échec tient exclusivement à l’incapacité de la philosophie à sortir du champ du théorique, à son incapacité en somme, à nous rendre la vie vivable et acceptable : « À regarder certaines gens, dit le prince, on croit que tout, chez eux et en eux est pure théorie, chez d’autres ce n’est ni la théorie ni la pratique qui est leur perpétuel ressort. Quoi donc alors ? La possibilité cependant d’être pratique, jamais aucun homme ne l’a »77.
30On le voit bien ici, l’irritation ne se laisse plus seulement décrire comme l’obstination pathétique, pathologique ou, pour suivre Kierkegaard, démoniaque et coupable du moi à se poser face au monde ; elle s’explique par une faillite de la philosophie qui ne parvient pas à sortir d’un discours théorique sans rapport avec ce qui peut faire sens pour l’être humain et qui se délimite seulement dans ce que le prince désigne ici sous le terme de « pratique ». Un discours philosophique véritablement pertinent se mesure, dans la perspective des personnages bernhardiens, non plus à l’adéquation de ce discours à une improbable vérité générale et universelle mais à ses effets, à sa capacité à délivrer de la souffrance d’être au monde. Ainsi, ce sont de nouvelles exigences qui sont posées à la philosophie, lesquelles reprennent en écho les mises en cause déjà formulées par Wittgenstein. Il est difficile de ne pas réentendre derrière les reproches du prince, certaines propositions du Tractatus : « Nous sentons confusément que même lorsque toutes les questions scientifiques imaginables auront trouvé leur réponse, les problèmes touchant à notre existence n’auront même pas été effleurés. Il est vrai qu’il n’y aura plus alors de question du tout ; et c’est précisément là la réponse »78. La vie, la pratique, comme dirait le prince, reste en dehors du champ de la science, de la philosophie. Le silence s’impose comme remède à un discours abusif qui outrepasse ses compétences et, de ce fait, irrite. Le langage doit être soumis à une analyse, une critique, une disjonction permanentes afin de guérir la philosophie des errances théoriques dans lesquelles elle entraîne ceux qui la pratiquent et des fausses certitudes auxquelles elle cloue leur pensée. La nécessité de faire silence ne devient rien d’autre que la nécessité de faire taire une certaine forme de mensonge, non le mensonge en tant que tel qui serait supposé s’opposer à la vérité. À cette fin, il faut inventer un autre langage et donc laisser le champ libre à une pensée ouverte, plus imaginative ; il faut dépouiller le langage et la pensée de leurs mensonges, de leurs réponses et de leurs images pré-pensées ; il faut les guérir d’un besoin séculaire de « généralité », d’« essentialisme », de « l’obsession d’un mode de représentation unique »79. Par le flot ininterrompu de son discours et de ses questions, le prince conjure le besoin désespéré et désespérant de se raccrocher à une vérité première, à une explication originaire qui ferait sens et permettrait de supporter d’être au monde. Ce besoin n’est autre qu’un besoin de cohérence, d’unité, d’univocité et de simplification. Il conditionne la possibilité même d’exister.
31La philosophie a fini par détourner ce besoin vital à ses propres fins, à savoir construire des systèmes conceptuels. P. Hadot80 montre que les Anciens attendaient de la philosophie autre chose qu’un système de réponses théoriques. Elle était pour eux en tout premier lieu une praxis, destinée à « former à un savoir faire, à un savoir discuter, à un savoir parler » afin de permettre « au disciple de s’orienter dans la pensée, dans la vie de la cité, ou dans le monde ». La philosophie se pratiquait plus qu’elle ne s’enseignait de manière doctrinale, elle était considérée « comme un choix, qui engageait toute la vie et toute l’âme. L’exercice de la philosophie n’était donc pas seulement intellectuel mais pouvait être aussi spirituel »81. Le prince Saurau ne cesse de reprocher à la philosophie d’être trop « théorique », il attend qu’elle devienne « pratique »82. Son discours ininterrompu apparaît comme la tentative désespérée de renouer avec une pratique des « exercices spirituels », ceux-là même dont parle P. Hadot. La comparaison permet toutefois de mesurer la différence ; sans maître, sans disciple, sans autre contradicteur que lui-même, le prince s’embrouille dans l’écheveau des fils qu’il tire. Il est condamné à ne plus entrevoir la possibilité de cette « philosophie pratique » que comme un idéal inaccessible. À défaut d’être réalisable, la nécessité d’une telle philosophie ne se fait plus sentir que par son absence cruelle et la forte nostalgie qui en découle.
Nostalgie d’une « philosophie pratique »
32Un bref épisode de Verstörung laisse entrevoir ce que pourrait être un exemple de cette « philosophie pratique ». Le prince évoque le partage d’une authentique expérience philosophique avec des hôtes du château. Cédant à l’envie subite d’engager une discussion, Saurau parvient à éveiller l’attention des personnes présentes et découvre en elles des auditeurs exceptionnellement réceptifs et réellement capables de penser, de développer des idées83. Saurau parvient à créer les conditions d’un véritable échange philosophique qui transforme, transfigure, tous ceux qui y assistent. Abordant le sujet des anticorps dans la nature, il réussit à faire taire les bruits qui troublent son cerveau. Il constate qu’il est en mesure de pousser très loin les capacités de sa réflexion et de celle de ses invités ; il retrouve en lui « une tête claire et scientifique », il est capable d’« illustrer et de commenter » ce qu’il pense84. Il découvre qu’il peut rendre sa pensée intelligible aux autres, la partager et communiquer avec eux dans un authentique dialogue. Un instant, il est libéré de la sensation de froid qui accompagne habituellement le moindre de ses pas et la moindre de ses pensées. Commencée à quatre heures du matin, la discussion se termine au lever du jour, au terme d’une nuit qui a toutes les allures d’une nuit mystique, d’une nuit de la transfiguration qui voit se lever à l’est une aube gorgée de lumière85. Réussir à parler des anticorps comme le fait le prince, c’est pouvoir toucher du doigt et mettre au jour l’existence d’une raison supérieure parce que réconciliatrice, celle qui rassemble les éléments épars et contraires qui se rejettent les uns les autres, s’accusent les uns les autres. Les « exercices spirituels » auxquels Saurau se livre ici révèlent l’existence d’une raison comparable à une véritable mathématique supérieure. Mais cette révélation dont seuls les effets bénéfiques et non le contenu sont évoqués ne sera que le privilège de quelques heures. Aussi apparaît-elle comme un écho de l’utopie romantique d’une harmonie universelle. Cette raison supérieure ressemble fort à la « philosophie supérieure » dont parle Novalis et qui est « le mariage de la nature et de l’esprit »86. L’évocation de cette « magie idéale » rend subitement l’existence « possible et légitime »87. Mais sitôt le jour levé la magie se dissipe.
33Une fois encore, nous touchons là au cœur d’une contradiction qui fait en partie le ressort de l’irritation. L’impossibilité d’une « philosophie pratique » ne vient pas à bout de la nostalgie d’une unio mystica qui réconcilierait, et les êtres entre eux, et les êtres avec la nature. Ce désir ardent d’union finit toujours par venir buter sur une nature qui n’inspire qu’horreur et effroi. Considérant le visage de ses sœurs puis de ses propres filles, Saurau constate épouvanté : « c’est moi le père ! »88 II se découvre le père d’une mort à venir, condamné à en remonter la trace en suivant le dédale chaotique de sa pensée89. Loin de réconcilier ce qui est épars, cette pensée ne peut que dissocier, « disséquer »90, s’abîmer dans une tentative de désagrégation de la nature. Les « exercices spirituels » cèdent la place à une pensée en exercice, sans trêve ni repos. Irritée en partie par la contradiction de son mouvement, la pensée poursuit un rêve d’unité et de cohésion tout en œuvrant constamment à l’impossible réalisation de celui-ci. Héritier d’une composante de la philosophie moderne qui voit sa tâche dans la critique et l’anti-philosophie, Saurau demeure attaché à une philosophie traditionnelle désireuse de marquer l’Épiphanie d’une Raison unificatrice et réconciliatrice. Alors qu’il touche aux limites d’une pensée qui se veut radicale, le prince touche également aux limites de ses contradictions. Celles-ci ne font que mettre au jour l’opposition entre les nécessités de l’existence et celles de la pensée. L’existence n’est possible que dans l’unité et le rassemblement, la pensée, elle, désagrège et défait.
34Dans sa volonté d’affirmation contre la nature, Saurau encourt le risque de voir celle-ci finir par imposer le désordre dont elle est capable. La victoire de cette nature destructrice et chaotique est éloquente dans les crues de la rivière qui menacent d’inondations et de ravages sans égal les terres de Hochgobernitz. Ce risque dont le prince fait état à son médecin le traumatise jusqu’au cauchemar ; c’est expressément dans ce contexte de dévastation qu’il assiste en songe à la liquidation de ses biens par son fils, unique et dernier héritier. Par analogie, la dévastation des terres du prince peut s’étendre à celle de son esprit et « toutes les analogies », c’est Saurau lui – même qui l’affirme, « sont mortelles »91. Car le symbolique, chez Thomas Bernhard, fait bel et bien place à l’analogique. Il n’y a en effet aucun monde à représenter, à préfigurer mais il y a par contre un réel objectif à exposer, à donner à voir, qui est extérieur à l’homme et qui lui résiste ou le fait ployer. Ce réel n’est autre que la nature qui constitue un fond de tableau qui à tout instant est un défi pour l’homme92. Hormis ce fond de tableau vacillant, l’homme n’a aucun autre appui stable, aucune vérité qui puisse servir de refuge, de référence, sauf à choisir délibérément le leurre ; l’homme baigne dans une indifférence dont ne peut se satisfaire son besoin d’« essentialisme » et de « généralité » mais s’il choisit de se libérer du cordon qui le lie aux mensonges en majuscules – recherche du Vrai, du Bien, du Beau –, s’il quitte cette ligne à tort supposée droite entre mensonge et vérité, la nature alors l’attend au tournant93. Le prince Saurau est certes un naufragé, mais d’une espèce plus aventurière, entraîné à évoluer sur le fil du rasoir, plus occupé que les autres trop irrités à tenir l’équilibre au-dessus de l’abîme.
Dire et / ou montrer
35Le roman Verstörung fait clairement apparaître comment l’irritation, maladie qui s’autogénère peut devenir sa propre thérapie, aussi relative soit-elle. C’est assurément le prince qui saisit au mieux le paradoxe auquel l’homme moderne se voit confronté et que cette réflexion illustre bien : « L’auditeur, dit Saurau, se voit toujours dire ce qu’il sait mais qu’il ne comprend pas. Nous, cependant, comprenons bien des choses que nous ne savons pas »94. La distinction que le prince établit ici entre savoir et comprendre, laquelle n’est pas sans rappeler celle qu’établit Wittgenstein lui-même entre dire et montrer met bien en évidence l’illusion qu’il y a à vouloir chercher le sens dans la correspondance et la coïncidence les plus exactes entre le savoir et la compréhension d’une chose, entre ce que l’on peut en dire et ce qu’est réellement cette chose. Si cette coïncidence, cette correspondance s’impose comme une évidence et un présupposé logique95, elle n’épuise pas le sens de ce que le langage nous dit de la réalité ou de ce que la réalité a à nous dire et qui reste toujours ailleurs hors du langage. C’est dans la tension vers cet ailleurs, dans l’effort maintenu de mise à découvert de ce sens que le prince s’installe, transformant comme par un processus chimique l’irritation en anticorps.
36Le sens est hors du langage même si le monde ne peut être autre chose que ce que l’on en dit : c’est lorsqu’on parvient à accepter ce paradoxe que l’irritation lâche prise et que la crispation fait place à une forme de sérénité teintée de cette indifférence qui consiste à laisser être les choses comme elles adviennent au lieu d’attendre qu’elles adviennent comme on les souhaite. De ce point de vue, le recueil de récits que Thomas Bernhard publie en 1978 sous le titre Der Stimmenimitator, à une période où il compose essentiellement des pièces de théâtre et entame une œuvre autobiographique96 marque une évolution dans l’enjeu de l’irritation ; les différents récits ou tableaux qui composent ce recueil frappent, par comparaison avec les romans, par l’absence d’irritation. Mis à part le fond du tableau qui reste celui de l’échec et de la catastrophe tragico-bouffonne, tout, dans l’écriture, paraît tourner le dos aux romans. Le recours au discours rapporté y est abandonné et avec lui ce rapport en différé à la réalité, qui tient désespérément celle-ci à distance et la contient dans les limites du regard, du langage qui la perçoit ; le style s’y apparente bien davantage à celui de la parabole sans pour autant faire référence à une vérité qui illuminerait soudain les ténèbres. C’est sans aucun doute dans le second récit, Der Stimmenimitator, que l’on peut chercher à la fois le point commun à l’ensemble des histoires du recueil ainsi qu’une nouvelle étape dans la réflexion et l’œuvre qui la porte. Alors qu’il excelle dans l’imitation de voix des autres, un imitateur déclare forfait lorsque des membres d’une association de chirurgiens qu’il se propose de distraire lui suggèrent d’imiter sa propre voix. On peut voir dans ce tableau la traduction métaphorique d’une question soulevée en 1931 par Kurt Gödel et le théorème dit d’incomplétude. Destiné et appliqué aux mathématiques, le théorème affirme que les mathématiques ne sauraient constituer un système autosuffisant, à même d’être son propre fondement car « il existe un énoncé qui est la traduction formelle d’une vérité, et qui cependant n’est pas démontrable dans le système formel »97. Ces limites peuvent être perçues comme une limitation désolante. Appliquée à la pensée, elle devient irritante pour les hommes de l’esprit de Thomas Bernhard qui sont en quête de sens et d’explication et qui butent sans cesse sur les limites formelles du langage. Or l’imitateur semble accepter purement et simplement, sans états d’âme et sans irritation cette limitation. Ce changement d’attitude mérite d’être examiné de plus près.
37Les analyses du Tractatus sur la théorie de la reproduction d’une phrase permettent un éclairage complémentaire. Une image, nous dit Wittgenstein, reproduit la vérité, la calque parce que les deux ont en commun la forme logique qui va servir de support à la reproduction98. Original et reproduction ont en commun la même forme ; la forme logique de l’image reproduite est identique à celle de la réalité. Quant à ce qu’il en est de cette forme elle-même, par contre, on ne peut le reproduire, la forme ne dit rien sur elle-même, c’est l’usage que l’on en fait qui la fait exister et qui permet de montrer quelque chose sans toutefois le dire99. Pas plus que la forme en elle-même ne peut être reproduite, l’imitateur ne peut s’imiter lui-même. Il peut reconstruire le complexe des caractéristiques qui distingue ses modèles sans pouvoir pour autant dire quelque chose sur lui-même. De même, il peut montrer ses modèles sans dire quelque chose sur eux. C’est précisément ce passage du « dire » au « montrer », l’acceptation de l’idée qu’il n’y a pas à parler (ce qui revient à parler de ce que l’on ne sait pas) mais simplement à laisser être, à montrer, qui désamorce toute source d’irritation. Or, tous les tableaux du Stimmeninitator ont ceci de commun que les situations mises en scène sont montrées, c’est-à-dire données à voir comme une évidence qui n’a pas besoin de justification ou qui est elle-même sa propre justification et qui (se) dispense de toute explication. D’un tableau à l’autre, c’est toujours le même schéma qui est repris avec d’abord une exposition des faits, suivie d’un point culminant, et enfin d’un dénouement ou d’une pointe. Le style de ces tableaux frappe par sa sobriété et le souci d’exactitude, par le ton objectif, dépouillé de toute trace de sentiment ou de pathos quelconque, les choses y sont données à voir en l’état. Pas plus que l’imitateur ne peut s’imiter lui-même, ces tableaux n’ont pas autre chose à dire que ce qu’ils montrent. Ils produisent l’effet du « ça-a-été », ou encore de « l’intraitable », avec lequel R. Barthes cerne l’essence même de la photographie. Ce qui est montré n’est plus mais a existé, a été là, avec une réalité que l’on ne peut dénier et qui devient précisément intraitable parce qu’on ne peut plus la transformer100. Si on peut encore lire ces tableaux comme des paraboles, ce n’est pas dans le sens où ils renverraient à une vérité, une lumière qui leur serait extérieure. Ce que disent ces paraboles, n’est autre précisément que l’évidence de ce qu’elles relatent, dont la signification peut se lire sans que leur sens ultime – si tant est qu’il y en ait un – puisse être dit.
38Curieusement, Thomas Bernhard rejoint ici en partie la problématique soulevée par Kleist dans l’essai de 1810 Über das Marionettentheater. La grâce, le naturel, la beauté que l’artiste recherche, sont présents dans le monde organique exclusivement car toute réflexion en est absente. De fait, celle-ci enlève aux effets toute dextérité, toute habileté, toute grâce et leur confère un côté affecté, emprunté, crispé et, de ce fait, raté. L’idée commune, c’est au fond que l’entendement en sait toujours à la fois trop et trop peu : « Nous voyons que, dans le monde organique, plus la réflexion paraît faible et obscure, plus la grâce est souveraine et rayonnante. Cependant, comme l’intersection de deux lignes situées d’un même côté d’un point se retrouve soudain de l’autre côté, après avoir traversé l’infini, ou comme l’image d’un miroir concave revient soudain devant nous, après s’être éloignée à l’infini : ainsi revient la grâce, quand la conscience est, elle aussi, passée par un infini ; de sorte qu’elle apparaît sous sa forme la plus pure dans cette anatomie humaine qui n’a aucune conscience, ou qui a une conscience infinie, donc dans un mannequin, ou dans un dieu »101. Il faudrait, nous dit Kleist, soit pas de conscience du tout ou alors, au contraire, une conscience infinie, de nature divine pour débarrasser l’art et ses mimiques de toute affectation. Toute tentative – et, ici, Thomas Bernhard rejoint Kleist – de faire coïncider le modèle avec ce que l’on sait de ce modèle, échoue car elle débouche, au mieux, sur une copie grimaçante et ridiculement crispée. Il n’y a pas de différence entre la crispation affectée du bellâtre qui se ridiculise à essayer vainement d’imiter la pose du Tireur d’épine (pour reprendre un exemple cité par Kleist dans ce même essai) et l’irritation de celui qui recherche désespérément la coïncidence parfaite entre la réalité et ce qu’il peut savoir ou appréhender de cette réalité. Tout art devient grimace et toute tentative de vivre, source d’irritation dès lors que la volonté de démontrer l’emporte sur celle de montrer tout simplement.
39Malgré leur noirceur, les tableaux du Stimmenimitator ne sont pas tragiques mais tragico-comiques pour la raison précisément que la référence à une loi, une nécessité suprême et extérieure, une transcendance dont il faudrait saisir et deviner les intentions pour bien la servir, fait totalement défaut. Ainsi enfermée sur elle-même la signification de ces tableaux est aussi bien tragique que comique. Accepter la distinction entre le dire et le montrer, comme c’est le cas dans ces tableaux, favorise cet « indifférentisme » qui n’est pas loin d’assurer un état voisin de l’ataraxie. À l’inverse des romans où les personnages sont piégés dans la factualité des choses, ces choses sont considérées ici comme des objets, dans leur pure forme, non dans la manière dont elles se comportent, et interfèrent les unes sur les autres entraînant avec elles leur observateur. Cette manière de voir fait bien comprendre que si une forme de bonheur, de repos de l’âme, de paix, est possible, elle ne peut l’être que dans une vision « cinématographique »102. Celle-ci consiste à voir les êtres et les choses non comme une entité, mais comme une succession dans le temps d’éléments différents que relie simplement la continuité. Le bonheur est donc à tout le mieux dans le regard que l’on peut porter sur les choses et le recul que l’on peut prendre par rapport à elles, il est dans le regard objectif et impossible qui rappelle celui de la caméra. On peut voir là une nouvelle étape dans la stratégie de l’irritation dans le sens où l’observateur, cette fois, ne se laisse pas prendre au piège de ce qu’il observe. Ce qui est toutefois une manière de voir ne peut être une manière de vivre ; le décalage qui tenait les personnages des romans à distance de la réalité et les faisait souffrir par la résistance que cette réalité leur opposait, est déplacé ici sur le temps. Il y a en effet ce que l’homme vit et puis ce qu’il voit, après, de ces événements, comme de derrière une caméra. Autant dire que le bonheur ou, en tout cas, l’absence de souffrance, c’est ne pas vivre, c’est se mettre en retrait, dans la réalité ou dans le temps. Le prince Saurau, pour sa part, choisit de dire au lieu de vivre. Der Stimmenimitator montre, lui, une autre voie ; la polyphonie des souffrances du monde est rendue supportable par le regard détaché qui la couvre. En indiquant que ce regard peut soutenir l’existence, Der Stimmenimitator met à l’abri de l’irritation tout en laissant cependant entière la difficulté même d’exister. Celle-ci est réellement un drame avec des événements qui affectent ceux qui les vivent. Alors que les romans mettent en scène ce drame, les tableaux du Stimmenimitator font apparaître que l’irritation ne se maîtrise guère que dans le style. À ce titre, ils se présentent comme des exercices de style, c’est-à-dire encore comme des entraînements à la maîtrise de l’irritation par le style.
II. Le lieu idéal
40La philosophie s’est érigée sur les oppositions classiques entre le moi et la réalité, le sujet connaissant et l’objet de connaissance, la raison et la folie ou encore, la fiction (l’art) et la réalité dont l’irritation montre qu’elles ne tiennent plus. Tout l’ordre construit peu à peu par la philosophie et qui fondait ces oppositions est consciencieusement remis en question, rageusement ou méthodiquement démoli avec la perversité impeccable dont seule la pathologie est capable. Alternativement symptôme, maladie, thérapie ou encore anticorps, l’irritation trouve son expression accomplie dans l’exercice d’une pensée qui érode sans cesse l’objet qu’elle pense. Qu’ils soient pitoyables ou magnifiques tous ces ratés exaltés que sont les hommes de l’esprit de Thomas Bernhard ne sont pas moins auréolés de la grandeur de ceux qu’aucune consolation ne satisfait, surtout pas celle d’un discours philosophique dont ils mettent en évidence les impasses et les infirmités face à la seule question qui, au fond, leur importe : comment rendre l’existence supportable ? L’irritation qui est un état, débouche sur un état des lieux (de l’existence, de la connaissance) qui inspire aux personnages, même si c’est sous l’effet de l’énergie du désespoir, un élan. Cet élan qui se veut démolisseur ne voue pas tous les personnages au salto mortale d’un bout à l’autre de l’œuvre. Entre Frost et Auslöschung, les personnages ne sont pas traités avec la même dureté, le même manque de ménagements par leur auteur. Dans Der Untergeher, le narrateur échappe à la folle irritation qui s’empare du narrateur dans Korrektur ; à la fin du roman il se prépare à écouter dans la solitude les Variations Goldberg. Atzbacher dans Alte Meister se plonge lui, un jour sur deux, dans l’observation de Reger, lequel reste assis tous les matins face à L’homme à la barbe blanche du Tintoret exposé dans la salle Bordone du Musée des Beaux-Arts de Vienne. Ces différents états de contemplation (plus ou moins concentrée) signalent une évolution, comparés à la pétrification dans une nature ou un univers hostiles dont sont victimes Strauch, disparu dans le froid et la neige, ou encore Konrad, retrouvé à moitié gelé dans la fosse à purin. Quant à la folie de liquidation de Murau dans Auslöschung, elle est toute relative et sage, comparée aux ravages excessifs dont rêve Saurau au propre et au figuré ; le rêve d’extinction de Murau profite au moins, et non sans ironie, à la Communauté israélite à laquelle Murau décide de léguer Wolfsegg, le patrimoine familial. Au fur et à mesure que l’irritation s’entretient elle-même et s’affirme, elle apprend à se débarrasser des énergies négatives qui l’affaiblissent. C’est dire qu’elle est amenée à lever le voile d’un certain nombre d’erreurs ou de contradictions qui la nourrissent. Ainsi apprend-elle à préserver au fil de l’œuvre ses forces réactives, sinon offensives. Si la question de fond reste bien de savoir comment se réconcilier avec l’existence, elle en soulève une autre qui est de savoir s’il existe un lieu idéal, parfait, permettant une existence supportable. Que serait en effet une existence réellement supportable sans un lieu réel où la vivre ? Ce sont là les questions avec lesquelles se débattent Konrad dans Das Kalkwerk et Roithamer dans Korrektur. L’un comme l’autre refuse de quitter le théâtre de l’existence sans avoir tenté au préalable de trouver ce lieu. Mais la tâche qu’ils se donnent et les exigences qu’ils se posent les conduisent à passer au crible de la critique les constructions et architectures dont les hommes ont besoin pour exister. Il sont conduits ainsi à des remises en cause qui ne les mettent cependant pas à l’abri de l’aveuglement.
1. Espace, lieux et irritation
41La critique et la recherche ont largement mis l’accent sur la singularité des lieux sur le fond desquels les personnages de Thomas Bernhard vivent leur drame. Qu’ils soient lieu naturel (l’Autriche et sa nature hostile) ou hérités du patrimoine familial (la forteresse de Hochgobernitz ou celle de Wolfsegg dans Auslöschung), qu’ils soient investis (la tour, dans le récit Amras, la plâtrière, la mansarde de Höller dans Korrektur, le musée dans Alte Meister), qu’ils soient aimés ou honnis103, qu’ils soient enfin le résultat d’un projet de construction (le cône dans Korrektur), tous ces lieux constituent un repère fondamental et précieux. Ils aident à s’orienter dans une œuvre qui d’une part tend, formellement tout au moins, à la généralisation, impression que W. Maier résume de cette formule : « Le vide, au dedans comme au dehors »104 et qui, d’autre part se propose de détruire les histoires, de bouleverser les perspectives et les rapports entre auteur, narrateur, personnages et lecteur fictifs ou réels. Ces lieux sont la chair et le corps de personnages qui, le plus souvent ne sont que des têtes, des cerveaux pensants et parlants, ils sont leur ombre portée ; tous ces topoï, y compris jusque dans leur absence (dans le récit Gehen par exemple), sont la matière sur laquelle vient s’inscrire, s’imprimer et s’exprimer le discours de la débâcle ; ils ont été également interrogés et interprétés comme la métaphore de ce discours – que l’on songe par exemple aux travaux de Karin Bohnert105 ou de Manfred Jurgensen106. W. Maier pour sa part conclut, à partir de l’étude de la topographie dans Verstörung à une structure pyramidale ou concentrique (du bas de la vallée vers les hauteurs de Hochgobernitz), à une élévation ou concentration qui ne correspond pas à un mouvement de l’abrutissement vers l’intelligence, de l’obscurité vers le sens. Cette topographie qui trouve son exact correspondant dans l’écriture, invite, selon W. Maier, à lire les textes de Thomas Bernhard comme « le palimpseste de représentations et valeurs traditionnelles » que le temps présent délite.
42Faisant le point sur la question du topos chez Thomas Bernhard, A. Obermayer107 définit le lieu essentiellement comme un anti-lieu (eiw Unort), et qui a bien sûr l’Autriche pour arrière-plan. Refuge ou cachot, il apparaît comme un lieu de pénitence surtout intéressant par ce qu’il révèle sur les dispositions et les états d’âme des personnages, sur leur difficulté à supporter l’existence. Ainsi, même les lieux refuge se transforment en cachots où les personnages boivent jusqu’à la lie leur isolement du reste de la société et deviennent étrangers au monde. Au-delà de la détresse individuelle et existentielle, A. Obermayer voit lui aussi se perpétuer dans la répartition hiérarchique des topoï- et même si c’est pour la contester ou en annoncer le chant du cygne – cet ordre hiérarchique et de droit divin qui a servi de fondement à la féodalité et ce jusqu’à la Monarchie austro-hongroise. Ce qui frappe dans l’analyse de W. Maier ou de A. Obermayer, c’est que les lieux de l’action sont toujours considérés sous un angle général, ou par analogies, indépendamment de leur spécificité. Qu’ils soient éléments d’un décor naturel, édifices déjà bâtis ou réalisations de plans, ils sont toujours interprétés au bout du compte comme l’éternelle métaphore du désespoir des personnages. Ainsi les lieux retenus n’auraient que la fonction de figurer l’échec sous toutes ses formes, de donner, en somme, à l’écriture de la débâcle son corps, celui d’un décor invivable. Il serait absurde de contester aux lieux qui apparaissent chez Thomas Bernhard cette fonction métaphorique ou encore de ne pas les lire comme le chiffre d’une difficulté extrême à exister. Il faudrait les examiner en tenant davantage compte de leur spécificité ainsi que du rapport intime qu’ils entretiennent au personnage les habitant. Même si la répétition et l’absolutisation sont consubstantielles à l’écriture de Thomas Bernhard, les généralisations que l’œuvre génère en premier et que la critique relaye en second ne doivent pas occulter la dynamique interne à l’œuvre, laquelle tient peut-être bien à autre chose qu’à la seule construction musicale108.
43Entre l’approche qui donne des lieux et de l’espace une lecture métaphorique ou celle qui repère en eux une structure qui recoupe celle du récit, voire le structure109 pour dégager de cette cohésion un discours interprétatif sur l’œuvre110, l’analyse déjà amorcée de l’irritation en appelle une autre. L’intérêt porté à l’espace, à la structuration, ne doit pas occulter le sens propre de chacun des lieux investis par les personnages. L’espace, que l’on ne peut plus considérer depuis la théorie de la relativité, indépendamment de son rapport au temps, reste une catégorie abstraite si on le compare aux lieux concrets et situables dans lesquels les êtres et, à leur instar, les personnages, tentent de vivre et d’exister. Ces lieux peuvent être ramenés chez Thomas Bernhard à des constantes qui éclairent à leur tour sur les préoccupations de leurs habitants. J. Donnenberg111 voit dans la hiérarchisation des lieux dans Verstörung (la partie inférieure de Hochgobernitz et, tout en haut, le domaine de Saurau) le souci de s’arracher au particulier pour comprendre et saisir l’universel. La perspective illimitée qui s’ouvre depuis les hauteurs de Hochgobernitz ne serait ainsi rien d’autre que celle que l’esprit recherche pour dominer le monde du regard. De cette hauteur l’esprit n’est plus limité à une vue particulière mais acquiert une vue d’ensemble et bénéficie avec elle d’une compréhension générale, voire universelle du monde. Ces interprétations pertinentes sous-estiment l’importance que les personnages accordent à des lieux concrets et réels. Avant de vouloir fuir le monde, ils sont à la recherche d’un lieu qu’ils souhaiteraient revendiquer comme le leur. Leur obstination à habiter des lieux hostiles et peu attirants est le signe d’une volonté, celle, malgré et contre tout, d’habiter le monde, en même temps que le signe de son impossibilité. La question du lieu renvoie ainsi à celle de l’utopie. S’il n’y a pas de lieu où pouvoir exister, n’est-il pas utopique de vouloir exister ou, plus exactement encore, vouloir exister est-il possible autrement que dans l’utopie ? L’irritation qui accompagne la recherche d’un lieu idéal, utopique dit toute la complexité d’un tel projet.
44La remise en question de la philosophie ouvre la voie à un démantèlement des représentations et fait évoluer l’irritation vers des voies plus offensives que doloristes. Elle fonde une philosophie qui critique et analyse sans cesse les conclusions auxquelles elle parvient, et ce dans un renversement radical et à la lettre de « l’utopie de l’existence exacte » de R. Musil : « Lorsque Bernhard confesse : « Musil me fascine », il ne s’agit pas là de ces affirmations définitives et autres généralisations à l’emporte pièce. À propos des personnages de Bernhard, Claudio Magris parle d’une « utopie de la vie exacte à la Musil » mais qui ici, bien évidemment, est inversée »112. Pour chacun des modes de l’irritation, se dessine en point d’orgue un rapport aux lieux tout à fait éloquent. On peut ainsi distinguer les lieux de l’enfermement contraint ou volontaire qui mènent à l’échec ou en tout cas n’en préservent pas ; à ces lieux déjà présents font écho ceux que les personnages veulent construire. Dans les deux cas, ces lieux se révèlent utopiques, leur fonction salvatrice, illusoire et ils laissent l’irritation faire ses ravages. L’utopie de la construction se solde par l’antithèse de l’architecture, à savoir un retour à la nature sauvage ou à la forêt ; à moins qu’elle ne se sauve par une forme à la fois pervertie et raffinée de l’architecture : le labyrinthe, forme représentée symboliquement chez Thomas Bernhard par les dédales de la pensée. L’irritation et ses stratégies a ses lieux emblématiques qui se répartissent de manière schématique entre un lieu idéal utopique (cf. Das Kalkwerk), un lieu liquidé, abandonné à la nature, la négation de l’utopie (cf. Korrektur), un lieu labyrinthique (cf. Verstörung), un lieu liquidé enfin mais légué cette fois, utilisé, détourné (cf. Auslöschung). Dans ces rapports aux lieux, l’irritation puise et détermine à la fois une dynamique qui n’est pas celle de la simple répétition mais qui affirme une évolution de l’œuvre qui va de la douleur au rire. Dans le travail de liquidation des illusions philosophiques, l’irritation se nourrit de la volonté obstinée de faire correspondre la réalité aux représentations, de chercher une absolue convergence entre elles, entre le moi et le monde ; or cette volonté qui ne tolère aucun artifice, aucun mensonge est amenée à les constater partout si bien qu’il ne lui reste plus qu’à déconstruire l’édifice de ces illusions. Avant de trouver dans cette pratique de la déconstruction, sinon une raison d’être et de vivre, en tout cas une raison de rire, ce travail ne fait pas l’économie d’une utopie à deux variantes, celle du lieu idéal déjà présent qui sert de camp de retranchement et celle, par ailleurs, du lieu idéal à construire. Dans un cas comme dans l’autre, la quête du lieu idéal et, à travers elle, le besoin de réconciliation avec la réalité, se solde par un échec. C’est à cet échec que se mesure le caractère utopique et illusoire de l’entreprise. Mais l’échec n’est pas de l’ordre de la pure fatalité. Le lecteur est frappé par l’attitude résolue et volontaire voire, volontariste et obstinée de personnages qui s’emploient scrupuleusement à leur propre perte dès l’instant où ils se mettent en tête de chercher un lieu idéal.
2. Les lieux de prédilection
45C’est dans Amras qu’apparaît l’idée d’un lieu refuge qui préserve un temps de la malveillance et de l’hostilité du monde : « La tour appartenant à notre oncle a été pour nous, ces deux mois et demi durant, un refuge nous protégeant contre les agissements des hommes, nous préservant et nous mettant à l’abri des regards d’un monde agissant et raisonnant, uniquement guidé par le mal »113. Dans les œuvres qui suivent la publication de ce récit (1964), la représentation d’un lieu susceptible de constituer un refuge est présente à l’esprit des personnages et l’on peut répertorier un certain nombre de qualités et de constantes qui font de certains abris un lieu de prédilection. Les lieux en question échappent tout d’abord à l’autorité paternelle, comme s’il s’agissait avant toute chose de se préserver du père et de sa loi. Ainsi de la tour dans Amras qui est propriété non du père mais de l’oncle côté maternel114. De manière plus subtile et plus complexe encore, la prédilection d’un personnage pour un lieu vient croiser la haine d’un autre pour ce même lieu. Dans Korrektur, Roithamer trouve à Stocket, dans la maison et auprès du père de son ami (le narrateur), un cadre idéal qui fait contrepoids à Altensam dont il est issu et qu’il abhorre. L’ami, lui, au contraire, a besoin de fuir Stocket et trouve à Altensam, dans la maison et auprès du père de Roithamer, ce qui lui fait désespérément défaut à Stocket : « Nous aimions tout dans la maison de l’autre et détestions en réalité très tôt déjà ce qui touchait à la nôtre. Livrés aux erreurs chez nous, nous avions toujours été dans un état d’extrême irritation »115. Cette magnifique illustration d’un rendez-vous manqué avec le père116 qui n’est pas sans relents autobiographiques vient rappeler également comment peut naître une amitié, c’est-à-dire aussi comment un individu peut s’affirmer, s’émanciper. Conclure de cet exemple que fuir le lieu dominé par la figure paternelle est la condition pour chercher sa propre voie, occulte cependant un point plus original de la réflexion de Thomas Bernhard. Plus encore que les appréciations relatives et contradictoires du lieu idéal et qui, de fait, s’annulent, c’est précisément, nous semble-t-il, le point de croisement des deux chemins empruntés qui a ici toute son importance : « Et il était souvent arrivé que nos chemins, le sien descendant à Stocket, le mien montant à Altensam, se croisent, se croisent exactement à mi-chemin, dans la clairière »117. C’est très précisément au croisement des chemins entre le père que l’on fuit et celui que l’on cherche, entre l’origine que l’on fuit et celle dont on cherche à remonter la trace, que se fait la véritable rencontre et que s’annulent les tensions destructrices.
46Ce point est figuré par l’image de la clairière, seul lieu proprement idéal et à même d’éclipser toutes les ténèbres. Ce lieu idéal qui est en même temps celui d’un instant se situe « en chemin » précisément. Il arrache à l’enracinement dans la famille, au fléau des générations et de la naissance, à l’histoire. C’est très exactement dans la clairière que se révèle, selon Heidegger, l’être oublié ou impensé, refoulé derrière l’étant. Dans la clairière, l’être devient transparent, il sort de l’opacité de l’étant. Mais la clairière n’est qu’une halte sur le chemin. Elle ne peut se présenter que dans le surgissement inattendu qui disparaît après quelques pas du chemin que l’on poursuit. La clairière est pour Roithamer et son ami, le narrateur, le lieu d’une seconde naissance. Elle les met à l’abri d’une irritation extrême118, elle représente un lieu de paix par excellence, symbolisé par les deux amis qui s’y croisent au plus près de la nature, et se retrouvent là comme au cœur de l’être des choses. Mais la nature dans la clairière n’a plus rien à voir avec la natura naturans qui broie l’individu et le génère perpétuellement à partir de sa décomposition. Il s’agit d’une nature passée au filtre de la pensée, d’une nature faite pensée et qui elle, mérite d’être décrite, c’est-à-dire donnée à voir, montrée. La clairière, lit-on dans Korrektur, avait inspiré à Roithamer la rédaction d’une description pointilleuse qui contenait en germe tout le devenir de Roithamer : « Il s’était toujours essayé à de brèves pièces de prose, à des descriptions de la nature pour se hisser, ces descriptions aidant, à la perfection dans sa réflexion scientifique et pour arriver à penser la nature du dedans et du dehors »119. La description ainsi obtenue est le résultat de la rencontre entre la nature, un individu et ses pensées qui assimilent littéralement un coin de nature. Au cauchemar de l’absorption par la nature et de la réduction de la pensée à la matière fait place le rêve de l’ingestion par l’esprit de cette nature.
47Là encore, la différence par rapport à Stifter est éclairante. Roithamer est occupé à étudier Stifter et la roche calcaire120 qu’il faut également entendre comme le titre de l’un des récits de Stifter dans le recueil Bunte Steine (Kalkstein). L’abstinence, la pauvreté sont autant d’épreuves que le prêtre, personnage principal du récit de Stifter, s’inflige. Il choisit de se retirer dans une nature des plus austères et des plus dépouillées comme pour réaliser et anticiper, avant même que la mort arrive, un état de non-être, d’absence totale de vie. C’est humblement et doucement qu’il se soumet à une nature qu’il choisit la plus hostile possible. C’est dans la dureté et la pureté du calcaire, sa blancheur, qu’il laisse s’exténuer les forces de sa vie. Il laisse le dernier mot à la nature, ne dissolvant qu’indirectement celle-ci en choisissant de laisser se dissoudre sa propre existence. À l’inverse, Roithamer cherche dans la clairière une perception toujours plus aiguë et perfectionnée, plus « scientifique » de celle-ci afin de réduire la matière par l’esprit. La clairière semble être un endroit idéal, puisque Roithamer parvient à y rédiger un opuscule en prose intitulé Die Lichtung, à l’ordinaire les personnages échouent à mener à terme leur étude ; mais cet endroit idéal est en fait purement utopique puisque les traces de cet écrit de Roithamer ont disparu : « C’est volontiers que j’aurais relu ce morceau de prose consacré à la clairière se trouvant entre notre village et Altensam mais j’ai bien peur que ce morceau de prose ait été perdu »121. Ainsi donc le lieu idéal ne l’est pas au sens d’une pure fantasmagorie qui habiterait l’esprit mais au sens d’un lieu à construire par l’esprit, à ériger contre tout ce qui lui fait obstacle (le père, les parents, la nature) et empêche l’être profond de l’individu de se manifester et de se réaliser. Roithamer, dans sa volonté folle de comprendre, après la mort de sa sœur, l’échec du projet de construction conçu pour elle ainsi que la complexité de tout ce qui tient à ses origines122, choisit cette même clairière pour se suicider.
48Dans la lumière de la clairière, sa mort apparaît comme une transfiguration ; le suicide est soudain enveloppé d’une clarté dont le mysticisme n’a pas échappé aux critiques123 Mais la clairière ne doit pas dissiper la brutalité, la violence de la mort volontaire. L’échec de la mort réelle de Roithamer soulève deux questions : soit cette lumière n’était que mirage, Roithamer n’aurait alors fait que poursuivre des chimères. Cette explication présente l’inconvénient de ne considérer la clairière que comme une métaphore, celle de la réponse impossible aux questions qui torturent tout homme qui veut comprendre son existence. Si on considère la clairière comme ce lieu dont parle Heidegger où surgit l’être des choses, l’échec de Roithamer se lit alors plutôt comme une erreur dans laquelle il s’est enferré. Cherchant une réponse à ses questions, la probabilité que Roithamer l’ait trouvée dans la clairière est très forte puisqu’il ne parvient plus à en sortir. La curiosité de son esprit l’aurait alors emporté sur la nature. Mais quel bénéfice Roithamer a-t-il tiré au juste de cette supériorité ? La clarté de la clairière a été pour lui un éblouissement. Ayant voulu retenir ce qu’il a aperçu, Roithamer a été aveuglé, foudroyé. C’est le sens de la découverte que fait Höller, l’ami qui retrouve Roithamer pendu à un arbre. La mort épuise les questions mais n’est pas la réponse. La clairière doit rester comme un lieu de surgissement de l’être, elle doit surprendre, c’est en ce sens qu’elle est utopique. Vouloir prendre et garder sa clarté, c’est arracher l’homme à l’histoire et à l’existence à laquelle il est voué. C’est ce que Höller semble avoir mieux saisi que ses deux amis, lui qui tout au long du roman reste silencieux, n’est qu’indirectement présent dans le récit – tout ce qui est dit sur son compte n’est que conjectures du narrateur – comme s’il gardait pour lui le secret qui lui permet d’exister, à l’inverse de ses amis.
49En dépit de ses dangers, le lieu idéal protège l’individu de son environnement familier et immédiat ; il le protège davantage encore des contraintes et entraves de la société et de ses institutions. Sans le refuge de la tour, les deux frères auraient été livrés en pâture à la société et à tout son appareil coercitif et disciplinaire : « Si nous n’avions pas été emmenés par notre oncle à Amras dans la tour, combien aurions-nous eu à souffrir à Innsbruck au milieu des gens [...] mais également à l’asile, étant donné les conditions y régnant encore »124. Le lieu idéal est ainsi un véritable camp de retranchement derrière lequel l’individu n’offre aucune prise à la société ou à l’État. Il ne s’agit d’ailleurs pas pour lui d’utiliser cette fortification pour s’assurer une position dominante. Il s’agit avant toute chose de se préserver et de se défendre des autres, d’être capable de tenir un siège125. Ni les deux frères dans la tour du récit Amras, ni Konrad dans la plâtrière, n’occupent les parties supérieures de leur refuge dont ils essaient de faire un lieu où vivre simplement mais à l’abri des autres et des perturbations que cause leur présence. Ces perturbations peuvent tout aussi bien être générées par la nature, d’où le déchaînement de folie meurtrière qui s’empare de l’industriel dans Verstörung. Dérangé et distrait par le gibier présent dans les forêts tout autour de son pavillon de chasse, il décide de le faire abattre afin de transformer ces forêts en remparts de silence autour de son camp de retranchement dans lequel il a posté des sentinelles. Le besoin d’imposer l’esprit contre la matière qui peut se lire aussi comme la peur de la vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire et de plus vital précisément, se traduit dans l’obsession de l’isolement qui n’est autre que le besoin de figer la vie, de la réduire au silence et à l’immobilité, de la faire taire afin de pouvoir vivre soi-même. Espérer vivre contre la vie, voilà la gageure, voilà sans doute l’échec assuré, le leurre suprême. Le lieu idéal a toutes les apparences du bunker avec tous les avantages de cette construction aussi subtile que simple : ne pas être vu, se soustraire au regard de l’ennemi, exister dans des conditions minima de survie pour n’être plus soi-même que regard, tension, vigilance. C’est oublier bien sûr l’ennemi que l’on traîne avec soi, qui resurgit alors que l’on se croit à l’abri et qui transforme la tour de défense en cachot et en piège. Plus que simple métaphore de l’isolement et de la solitude, le phantasme de l’enfermement scelle aussi l’impossible réconciliation du moi avec lui-même, l’incapacité du moi à trouver un havre, l’interdiction du repos faite à l’esprit. Enfermé dans sa prison, le moi se condamne à une auto-surveillance qui finit par le paralyser (Konrad dans la fosse à purin) ou par l’irriter à un point paroxystique (les crises d’épilepsie de Walter dans Amras). Pascal décrit ainsi ce moi qui s’insupporte lui-même : « J’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre »126.
50Pas plus qu’il ne permet au moi de se réconcilier avec lui-même, le lieu idéal ne rapproche davantage les êtres. Ce qui est l’idéal pour l’un est généralement l’enfer pour l’autre, cela vaut pour Roithamer et son ami, c’est également le cas de tous les personnages qui entraînent dans leur solitude et leur retrait du monde une victime malheureuse qu’ils persécutent. Ces lieux qui ne se laissent pas habiter lorsque l’on est seul ne se partagent pas davantage avec un autre dont la présence n’est tolérée que pour la lui faire expier. Aucun lieu ne préserve de l’autre un être placé sous le même toit que lui ; dans le meilleur des cas, chacun travaille à la destruction de l’autre. L’opposition tourne presque à la farce tant elle est caricaturale dans Das Kalkwerk et même le récit Amras ne fait pas exception malgré les apparences. L’emploi rarissime dans la prose de Thomas Bernhard, et de ce fait, si pathétique, du pronom personnel « nous » n’empêche pas Walter de s’enfoncer dans sa solitude et son isolement à l’intérieur même du refuge que représente la tour. À l’insu de son frère, Walter travaille à son propre isolement et y réussit jusqu’au suicide127. Aucun lieu n’arrache l’individu à sa solitude ou ne le préserve de la tragédie de son existence. Tout au mieux, il existe un lieu qui peut servir provisoirement de repli (le séjour dans la tour se ramène à deux mois et demi), il n’existe pas, par contre, de lieu refuge où l’on pourrait séjourner en toute quiétude. Lorsque d’aventure les personnages s’accrochent à l’idée que l’enfance et son cadre pourrait être un havre, leurs illusions leur sont ôtées avant même qu’ils ne puissent vérifier par eux-mêmes qu’ils sont dans l’erreur ; ainsi en va-t-il de la femme de Konrad : « parce que l’on sait qu’il n’y a tout bonnement plus d’autre issue [...] que celle de retourner dans la maison des parents, dans le lieu dont ils sont issus et dans le paysage qui leur est familier. Et il semblerait effectivement que sa femme se souvînt toujours de Toblach comme du refuge idéal parmi tous »128. Lorsqu’elle a été heureuse, l’enfance et son décor est en fait un paradis définitivement perdu qui appartient à un passé révolu et qui ne se restaure pas : « Ce qui nous préoccupait par-dessus tout dans la tour c’était notre enfance que nous avions perdue à la suite du drame [...] Elle était restée pour nous derrière une épaisse forêt de désillusions, dans laquelle il était possible de retrouver son chemin »129. Dans Auslöschung, Murau lui-même reconnaît combien il serait vain de vouloir faire revivre cette enfance en remettant en état la villa des enfants. « Je pensai que cela n’avait pas de sens de remettre en état la villa des enfants [...] d’en refaire la villa des enfants qu’elle avait été autrefois pour nous, les enfants, pensai-je, rien que d’y penser est absurde, pensai-je car l’enfance ne peut pas être restaurer »130. Une dernière constante enfin dans les lieux qui sont choisis par les personnages dans l’espoir de pouvoir y séjourner et y réaliser une œuvre, voire, s’y réaliser, c’est leur aspect austère, les conditions de vie ascétique qu’ils présupposent ; il s’agit en somme de lieux d’où toute forme de kitsch est bannie. À peine arrivé dans la plâtrière, Konrad commence par en enlever avec un zèle frénétique tout ce qui est ornement et élément décoratif mièvre et superflu. Il veut rendre la plâtrière à son état le plus brut et le plus primitif : « Les fioritures qui décoraient ça et là toute la plâtrière avant qu’il n’en fasse l’acquisition, marque visible de deux siècles de mauvais goût, il les avait fait ôter [...] Retour à la sobriété »131. Il en va de même pour l’intérieur où les pièces sont presque toutes complètement vides132. Les pièces ne doivent être encombrées d’aucun objet dont la valeur n’est en fin de compte que sentimentale et à ce titre suspecte et mensongère. Strauch lui-même choisit de se réfugier dans une chambre d’auberge, lieu impersonnel s’il en est, et qui ne lui appartiendra jamais en propre. Au douillet répugnant du nid, les personnages préfèrent le rudimentaire âpre et austère de la tour.
51Car il s’agit bien, dans ce lieu idéal, de se guérir de tout besoin d’artifice pour se rapprocher d’une forme de vie la plus authentique qui soit. Il faut s’en tenir à l’absolument nécessaire : l’air pour respirer et encore, celui-ci n’a pas besoin d’être pur, il doit même être suffocant comme il l’est obligatoirement dans une tour ou un cachot. Vivre le plus authentiquement possible, signifie arriver aux limites extrêmes de la vie, là où elle commence et pourrait donc également s’arrêter. Ainsi à l’air étouffant vient toujours se mêler l’eau mais là encore, non point celle qui régénère et purifie mais celle qui suinte et transpire, celle qui dégouline le long des murs pour les recouvrir d’une humidité malsaine ; l’eau n’est jamais que les choses sous leur forme liquéfiée ou déliquescente avec la réalité desquelles il faut bien se confronter. Elle peut être également l’eau stagnante d’un lac, comme celui qui est aux abords de la plâtrière et en renforce l’aspect brut, matriciel, organique. Cet organique aussi est pris à bras-le-corps par les personnages. Réduit à son expression la plus condensée (on ne se nourrit pas ou mal et de choses peu appétissantes qui interdisent tout plaisir), le vivant encore présent et auquel on prête attention l’est à l’état de putréfaction, de décomposition. C’est cet état qui apparaît comme un état de vérité suprême et emporte les deux frères du récit Amras dans un élan quasi orgiaque : « un jour nous avons enfoui nos corps sous les tas de pommes, sous les montagnes de poires, dans les profondeurs de la moisissure et de la pourriture [...] comme si nous souhaitions nous asphyxier lentement en atrophiant nos sens de la sorte »133 . Dans un même rituel orgiaco-masochiste, les deux frères blottissent leurs corps nus contre les murs glacés et humides de la tour. Ces exercices derrière lesquels il est toujours facile de déceler une crise pubertaire mal surmontée illustrent pourtant bien aussi la volonté d’entrer dans le mystère du vivant : « À travers des sols et des murs nous étions au contact le plus étroit avec la nature dans sa totalité [...], nous étions initiés aux processus intimes de la création, à l’énergie inhérente à la matière toute entière »134. Sous l’apparence d’un entraînement à l’ascétisme et au renoncement, les deux frères semblent chercher à comprendre de l’intérieur le vouloir vivre à l’œuvre dans la matière et l’organique. Proches de la pratique de la pénitence, ces exercices d’abstinence sont plutôt des parties de bras-de-fer pour savoir qui de la vie ou de l’esprit dira non le dernier. Pour cette raison, aucune place, dans ces lieux d’élection n’est faite au feu. Insupportable lorsqu’il n’apporte que le réconfort mensonger de la chaleur, on n’en tolère à tout le moins que son expression la plus radicale, la cendre de l’extinction.
52La tour rassemble tous les éléments constitutifs du lieu idéal. Symbole même de la position défensive, elle offre à celui qui s’y réfugie la possibilité de se protéger de tout l’appareil institutionnel de la société. Dégagé de serres vécues comme franchement destructrices et étouffantes plutôt que liberticides, le retranché espère se mettre aussi à l’abri du vacarme du monde. Pèlerin d’une espèce nouvelle sur le chemin de la pauvreté et de la mort, il s’accorde des conditions d’existence les plus hostiles, s’offre le luxe du dépouillement le plus radical pour s’écarter toujours plus loin de tout artifice et s’enfoncer toujours plus loin dans les ténèbres. Percées à jour au détour d’une clairière qui semble n’exister que hors du temps et hors du champ de la conscience, elles offrent leur résistance à l’insensé qui a décidé de venir échouer contre leur épaisseur, déterminé, contre le corps, la vie, et la matière, à tenir tête et à n’être plus que tête : « nous, têtes, cerveaux enfermés dans cette tour, nous qui toute notre vie durant, dans des accès de fièvre alpine, avions à tout détruire par le cœur ou la pensée »135. Le lieu idéal se dessine comme celui qui laisse place à la tête et à la pensée et se laisse investir par elles, non cependant afin de se soustraire à la réalité ou de s’en détourner mais pour en découdre avec elle. Le lieu idéal est ce coin de réalité dont on essaie de se faire un allié tout en le soumettant à l’épreuve de la décomposition, de l’analyse et de la disjonction. Pour cette raison, il doit permettre d’y accomplir un travail intellectuel, d’y mener une étude. Le changement que l’on peut constater de Strauch à Konrad puis de Konrad à Roithamer doit être analysé sous ce nouvel angle ; il est en effet révélateur d’une évolution dans les stratégies de l’irritation dont nous avons dit plus haut qu’elles cèdent dans un premier temps à un certain nombre d’illusions : celle qu’un tel lieu puisse exister, celle que l’on puisse le construire.
3. Vie contemplative, vie active
53L’idée de se mettre en quête d’un lieu idéal est pour ainsi dire consubstantielle au personnage qui la nourrit ; ainsi de Konrad dans le roman Das Kalkwerk qui, dès l’enfance « travaille à l’idée de s’installer dans la plâtrière »136. Acquérir la plâtrière est le fruit du combat d’un seul qui voit ligué contre lui tous les autres, c’est arracher à la rapacité des autres ou à leur abrutissement et leur incompréhension un lieu d’isolement possible, lui-même havre possible pour un individu isolé. « Dès ses plus jeunes années », Konrad voit dans « l’isolement absolu » qu’offre Sicking le lieu parfaitement adapté à sa « tête toute à l’écoute et aux aguets »137 . C’est à Sicking qu’il croit pouvoir se consacrer aux sciences de la nature, contre la volonté de ses parents138. En acquérant la plâtrière, il arrache enfin un bâtiment à la liquidation décidée par un administrateur qui ne la juge plus rentable139, il lutte contre le Goliath du capitalisme et de sa logique destructive. En s’entêtant à vouloir acquérir Sicking, Konrad s’engage ainsi dans une lutte sans merci, sans égards et ce sur trois registres : individuel, personnel (pouvoir se consacrer à son étude), familial, privé et politique. Ce n’est donc pas en conquérant que Konrad investit la plâtrière mais en résistant dont le combat est d’avance voué à l’échec. Durant des décennies en effet, Konrad doit déployer des efforts épuisants pour déjouer les menées de son neveu opposé à la sauvegarde de la plâtrière ; lui-même se rend à l’évidence que l’acquisition a lieu trop tard. Les dettes qu’il contracte et dont le montant est tel qu’il préfère l’ignorer, préfigurent l’ampleur de la ruine qui le menace140. Très rapidement dans le roman cependant, toutes ces raisons de s’obstiner à acquérir la plâtrière en dépit de l’échec prévisible, se resserrent autour d’une seule nécessité, celle de se consacrer à une étude. Le lieu idéal se définit donc avant tout comme celui qui permet de s’employer à un travail intellectuel ; celui de Konrad va porter sur l’ouïe, organe qu’il définit comme le plus proche du cerveau141 et, rappelons-le, comme le plus philosophique142. Si l’on ajoute à cela qu’il est celui qui permet d’être à l’écoute de l’univers entier voire même d’entendre ce qui se cache derrière le silence143, on comprend que cette étude a pour objet rien moins que la compréhension du monde dans sa totalité, elle vise à une science de la nature qui réconcilierait le moi et le monde qu’il tente de comprendre, la perfection du lieu n’ayant d’équivalent que sa saisie et sa compréhension non moins parfaites.
54À l’arrière-plan de la démarche de Konrad se profile une philosophie romantique de la connaissance. Le besoin de convergence parfaite entre l’esprit et l’objet qu’il cherche à connaître fait écho aux développements de Schelling sur la philosophie de la nature. Cette convergence ne se fait pas sur un fond de panthéisme trop spinoziste où l’esprit est absorbé et fondu dans la nature. Elle suppose tout autant un esprit qui se fond dans la nature, qu’une nature dans laquelle l’esprit se révèle et devient visible. Elle est tout autant un esprit fait nature qu’une nature qui se spiritualise. Konrad vise une compréhension totale et globalisante qui réunit nature et esprit. Réfléchissant sur l’étude de l’ouïe, il est amené à dire : « On ne saurait se contenter d’être seulement médecin ou seulement philosophe lorsque l’on s’attaque et que l’on s’intéresse à un domaine comme l’ouïe. Pour ce faire, il faut, dit-il, être également mathématicien et physicien et donc être également un scientifique complet et par-dessus le marché encore prophète et artiste et tout cela au plus haut degré »144. Il va de soi que le crescendo dans la gradation en dit au moins autant sur le type de connaissance visée que sur la mégalomanie de Konrad. Mais derrière le rire de la caricature se cache aussi une grande part de sérieux. L’étude requiert toutes les aptitudes, analyse, synthèse, esprit de finesse et de géométrie mais également intuition, génie car ce qui est attendu au bout, c’est davantage qu’une étude : c’est une œuvre d’art145, une œuvre qui soit le résultat d’un esprit et d’une nature à l’œuvre. Or cette recherche se solde par un échec proportionnel à la démesure des ambitions et sur les raisons duquel il ne faut pas négliger de se pencher.
55Le texte mentionne à différents endroits que Konrad a le contenu de l’étude en tête, seul fait défaut l’endroit qui pourrait fournir l’occasion de révéler ce contenu. En interprétant la nécessité de l’adéquation au lieu comme une exigence d’adéquation entre la nature et la connaissance, on peut se demander si la difficulté à laquelle se heurte Konrad ne tient pas à la résistance de la nature à se laisser réduire au réseau de connections, au schéma de concaténation auxquels l’entendement cherche à la ramener. « Le cerveau machine » dont parle Manfred Mixner146 échoue ici à se saisir des lois de la nature, à soumettre celles-ci aux lois de la raison, du fait que la nature n’est pas que loi et ordonnance mais précisément nature, vie, dynamique, désordre. La méthode d’Urbantschitsch à laquelle Konrad a recours fournit un exemple des limites de l’approche scientifique et rationaliste. Thomas Bernhard ne se prive pas de donner de l’aspect minutieux, méthodique et systématique de l’approche scientifique une version suffisamment caricaturale pour lui contester une valeur absolue. Lorsque Konrad s’acharne sur ce morceau de nature brute qu’est devenu sa femme-cobaye en lui faisant répéter des sons variant du A au U à partir de différents angles de la pièce ou de différents étages de la plâtrière, il ne fait pas avancer son étude d’un pouce ; Konrad est en effet obligé de multiplier les expériences, d’expérimenter sans cesse et « jusqu’à la mort »147, piégé par une démarche à laquelle l’oblige son besoin de savoir global et totalisant. L’infirmité qui cloue la femme de Konrad sans défense sur un fauteuil, renvoie à l’expérimentateur l’image figée, raide, stérile et mécanique de sa méthode. À partir de là s’engage une lutte entre la nature et le cerveau qui veut la saisir et se voit acculer dans cet exercice à franchir les limites de sa résistance ; le combat se règle à coup de lectures interposées : Ofterdingen contre Kropotkine. Tout en voulant ramener la nature aux lois de la raison, Konrad est sans cesse renvoyé nez-à-nez par la nature à sa propre infirmité, toujours contraint en même temps d’aller plus loin, entraîné dans une spirale d’irritation mortelle. Dans son entêtement pathétique, tant il est sans bornes, Konrad persévère dans sa volonté de tout connaître sur le mode rationaliste et quasi mécanique qu’il a choisi.
56L’insistance mise sur les décennies que Konrad emploie à devenir propriétaire de la plâtrière puis à travailler sur son étude148, se lit comme la métaphore de son obstination bornée et coupable. Lorsqu’il constate en effet que l’étude qu’il a toute prête dans sa tête se désagrège et se défait149 dès l’instant où il veut en fixer le contenu sur le papier, il impute cet échec aux mauvaises conditions qui lui sont faites dans ce lieu pourtant jugé idéal par ailleurs ; Konrad semble chercher des alibis et des faux-fuyants, transformant lui-même son lieu d’élection en cachot : « aujourd’hui je le sais, la plâtrière m’a privé définitivement de toute possibilité de rédiger l’étude »150. Lieu idéal ou lieu infernal, dans les deux cas il fait dépendre la réussite de son projet de conditions extérieures, comme si, au dernier instant, il reculait devant une liberté à assumer : « Au fond, il s’agissait tout bonnement, disait-il, de la chose suivante : s’installer à une table et rédiger ce que l’on avait à écrire. Une fois que le moment est arrivé, il faut en profiter et jusqu’à présent, c’était tout simplement la possibilité qui lui avait fait défaut de profiter du moment opportun »151. Le passage de l’idée au papier et à l’instant de la rédaction est un instant de vérité cruelle parce qu’il remet en question les conclusions auxquelles Konrad parvient. L’épreuve de la mise sur le papier, sa « révélation », c’est qu’elle fait à nouveau tout apparaître différemment et dans une différence qui annule radicalement la solution précédente. Konrad recule sans cesse devant l’évidence ainsi résumée : « Le fait est, dit-il, que la réalité est toujours tout autre, elle est le contraire, de fait, elle est toujours la réalité. Que nous existions d’illusions et de rien d’autre n’a pas besoin, dit-il, d’être dit expressément »152. À la fin du roman, son échec est expliqué par le manque de courage à passer à l’action. Il y a un lien étroit entre la peur de la réalisation avancée dans le roman comme explication et le recul devant la liberté. La liberté qui effraie Konrad et devant laquelle il finit toujours par reculer n’est autre que celle de toutes ces possibilités contenues dans le rapport qu’il a à cette nature. Le courage qui lui fait défaut peut se comprendre comme l’inaptitude à accepter cette variété infinie propre au rapport du moi au monde. La clairière, aussi bien que la plâtrière – extérieurement son opposé absolu – deviennent, bien qu’étant des endroits idéaux, des lieux de mort. Dans les deux cas, la raison en est la même. Elle tient à l’erreur, de Konrad cette fois, de vouloir s’installer à demeure dans un lieu jugé idéal. Plus qu’une simple figuration de leur échec, le lieu est l’épreuve à laquelle se vérifie l’infondé de l’obstination des personnages. La peur de Konrad devant la réalisation est la peur devant toute la part de réel d’un lieu, de tous ces angles, toutes ces aspérités, ces ombres où l’existence vient achopper. Konrad cherche à retrouver l’être des choses dans leur unité, leur immédiateté ; la plâtrière le renvoie à la complexité, l’opacité, la diversité de l’existence. Tout lieu renvoie à un non-lieu mais ce verdict suspend, interrompt une recherche, une quête qui détourne de l’existence. Contre la tentation de la contemplation par le regard ou par l’ouïe (dont l’irritation montre qu’elle est sans cesse contrariée) le lieu rappelle la nécessité de l’action, de la réalisation.
57L’entêtement coupable de Konrad consiste à vouloir enfermer ces possibles dans une totalité enfin close, définitive, parfaite mais qui revient, au bout du compte, à nier le monde ; or comme Konrad par ailleurs fait partie de ceux qui, a priori et dans les intentions, refusent le mensonge, il se lance dans l’aventure de la connaissance et de la compréhension du monde avec entêtement mais aussi avec beaucoup de naïveté ; il s’aveugle sur ses propres présupposés. Au rêve de ramener l’esprit à une seule pensée répond ici celui de ramener la connaissance et la compréhension du monde à une explication unique. Konrad rêve d’une étude qui serait de plus en plus concise, qui tiendrait en quelques lignes, quelques mots. Cependant ses exigences de refus du mensonge le rendent à l’évidence que la nature lui résiste : « On essaie constamment, dit-il, par toutes sortes d’artifices de duper la nature pour se retrouver face à elle qui n’a pourtant pas de mystère à nous cacher »153. Elle n’est pas une énigme154, elle est tout simplement une réalité dont on ne peut avoir qu’une perception esthétique et donc multiple et contradictoire. En s’obstinant comme il le fait et en expérimentant sans cesse pour accomplir l’œuvre parfaite où le moi et la nature vont venir se résorber l’un dans l’autre, Konrad ne fait que se laisser gagner par une irritation grandissante qui s’attache à percer une énigme qui n’en est pas une, nourrissant l’utopie du lieu idéal mais perdant de vue que le centre de ce lieu idéal précisément, se déplace sans cesse et reste, à ce titre, proprement insaisissable. Quant à la nature, nous dit Œhler dans Gehen : « La nature se passe très bien de la pensée, seule la présomption de l’homme persiste à transposer sans cesse sa pensée dans la nature »155.
4. Demeure pour les dieux, demeure pour les hommes
58La démarche de Roithamer recoupe celle de Konrad et les deux ne manquent pas de présenter de nombreuses similitudes. Roithamer est simplement rattrapé par un échec auquel il semble échapper initialement. Contrairement à Konrad en effet, il trouve dans la maison de Höller et plus particulièrement dans la mansarde, le lieu idéal vainement recherché par Konrad. C’est dans cette mansarde « où tout se rapporte à la pensée »156, dans ce sanctuaire de la réflexion157 que Roithamer non seulement conçoit le projet de construction du cône pour sa sœur mais parvient de surcroît à le réaliser. Bien qu’ayant « le courage de la réalisation » qui fait défaut à Konrad, Roithamer essuie néanmoins un double échec, celui d’être à l’origine de la mort de sa sœur, celui ensuite d’être poussé au suicide parce qu’il ne peut expliquer cette mort. Le lieu idéal d’où a surgi le projet du cône devient un lieu doublement infernal dès l’instant où Roithamer cherche à en justifier la construction, tâche qu’il considère encore plus urgente après la mort de sa sœur : « car il a dû devenir évident pour lui qu’il devait achever le manuscrit consacré au cône, aux circonstances dans lesquelles il était apparu, aux tenants et aux aboutissants du projet et qu’il devait le terminer maintenant, à savoir immédiatement après la mort de sa sœur »158. L’échec de Roithamer ne laisse aucune illusion sur celui de Konrad dans l’hypothèse où celui-ci aurait eu le « courage de la réalisation ». Roithamer part du point où Konrad échoue, pour retourner après le détour de la construction, au même point d’échec. Konrad se perd en se privant d’agir mais agir n’est pas tout, et justifier l’action s’avère un défi impossible à relever.
59Face au manuscrit qui nécessite correction sur correction, Roithamer se heurte, comme Konrad, à l’impossibilité de comprendre le rapport du moi au monde, de le saisir autrement que comme un rapport d’exclusion réciproque. Le titre du manuscrit À propos de Altensam et de tout ce qui se rapporte à Altensam, en tenant particulièrement compte du cöne montre simplement que le roman intègre une dimension politique, beaucoup plus large et importante que Das Kalkwerk. Altensam cristallise l’histoire individuelle de Roithamer mais est également le chiffre derrière lequel se cache l’Autriche. Hormis cette différence, la tentative de réalisation, de construction, échoue à l’endroit où échoue la tentative de compréhension de Konrad car les deux démarches procèdent de la même naïveté dans les présupposés et dans l’exigence de coïncidence parfaite et parfaitement exacte entre un lieu à construire et la personne pour qui et par qui ce lieu est conçu. De même que la véritable connaissance supposait une convergence absolue de la nature et de l’esprit, la véritable architecture, celle qui est « au plus haut point philosophique »159 suppose une convergence parfaite entre l’objet à réaliser et l’être pour lequel il est conçu : « Et ce n’est que lorsque j’aurai étudié la nature de cet homme et ce jusqu’à pouvoir en saisir son être profond [...] que je saurai clairement comment je dois construire et avec quel matériau »160. On retrouve dans ces remarques l’exigence impérieuse de perfection, celle qui conduit à la rectification poussée toujours plus loin et qui, pour saisir un maximum d’intensité, s’impose la discipline de la sobriété, du dépouillement, du dénuement. Elle prend pour finir la forme d’un cône que l’on imagine fabriqué dans des matériaux bruts (bois, verre, fer), planté dans le décor hostile d’une forêt. L’exigence de rigueur et de perfection est telle qu’elle est capable de se remettre en question au point de se renverser elle-même ; Roithamer n’obéit pas à autre chose lorsque, à la mort de sa sœur, il continue à travailler à son manuscrit : « Cette étude [...] il l’avait achevée, à l’en croire, en procédant à des rectifications radicales qui avaient eu le don d’en corriger sa portée en son exact contraire »161 mais cette fois, le résultat sur lequel cette étude débouche n’est plus une construction mais « son exact contraire sur le plan de l’esprit »162 et le travail doit être détruit, brûlé. À l’instar de Konrad, Roithamer découvre que tout peut être également autre chose. La confrontation avec la réalité fait apparaître que le cône n’est parfait que dans la tête de Roithamer, véritable cachot dont il n’arrive pas à sortir avec plus de succès que Konrad. Ainsi s’expliquent les pressentiments et l’angoisse de la sœur de Roithamer qui, mise au fait des projets de son frère, est intimement persuadée qu’il travaille à sa propre ruine163. Tout le travail de compréhension sur Altensam, sur le cône, ne peut désormais qu’emporter Roithamer dans la spirale de l’irritation tant qu’il s’accroche à l’idée d’une convergence parfaite et parfaitement exacte entre réalisation, explication et réalité.
60Ce que le détour par l’expérience de l’architecture et l’art de la construction fait comprendre c’est, dans un premier temps, que la perfection est insupportable et proprement invivable, non au sens désormais banal où trop de beauté est écrasante pour les êtres humains mais parce que ces derniers sont également faits pour les accords imparfaits, pour la multiplicité, la variété de la vie et donc aussi la dissonance. Évoquant le palais Stonborough, construit d’après les plans de L. Wittgenstein et sous sa surveillance, pour sa sœur Gretl, Hermine Wittgenstein parle d’une « demeure pour les dieux »164, non habitable, donc non vivable pour les humains. Considérant cette maison avec quatorze ans de recul, Wittgenstein concède lui-même : « Ma maison pour Gretl est le résultat d’une sensibilité sans conteste, d’un savoir-vivre, l’expression d’une grande intelligence (pour une culture, etc.) mais la vie originelle avec son élan vital qui aimerait qu’on lui donne libre cours, fait tout simplement défaut. On pourrait dire également que ce qui lui manque c’est la santé »165. Toutes les conditions sont ici réunies : une ouïe parfaite, le courage de la réalisation, la saisie intime d’une époque à travers sa culture, mais là où l’esprit est porté à ses capacités maximum, la vie fait défaut ; la nier ou l’ignorer, s’abstraire de cette vie, c’est également se fourvoyer. L’expérience de Roithamer donne à comprendre que vouloir construire un lieu idéal est illusoire, pour la raison précisément que ce lieu idéal est utopique et doit le rester. L’erreur de Roithamer est de vouloir donner corps et durée à cette utopie, est de vouloir résoudre définitivement la tension entre la réalisation et son explication, sa justification. Étant entendu que construire c’est habiter – Roithamer construit le cône pour sa sœur, afin qu’elle ait une demeure où vivre et s’épanouir –, ce que l’expérience de Roithamer nous donne à comprendre en négatif et à ses dépens, c’est que l’être humain est condamné au mouvement alors qu’il aspire au repos. Il est condamné à la tension et à un va-et-vient perpétuel entre la nécessité de construire, d’habiter et celle d’expliquer et donc de défaire, de démolir. L’architecte Victor Horta ne confie-t-il pas dans ses Mémoires à propos de sa maison à Bruxelles désormais transformée en musée : « Pourquoi avais-je eu l’impression en cours d’achèvement que j’atteignais au sommet de mon bonheur [...], que la courbe descendante s’ouvrait pour moi »166.
61Recommencer, toujours, éternellement ? Cette nécessité a inspiré à Paul Valéry en 1921 le dialogue Eupalinos ou l’architecte. Valéry y fait discourir depuis « leur pâle séjour des morts » Socrate et Phèdre. Morts et n’ayant plus rien à faire, ils peuvent employer « cet immense loisir que la mort [leur] abandonne à [se] juger eux-mêmes, [se rejuger] infatigablement, reprenant, corrigeant, essayant d’autres réponses aux événements qui sont arrivés »167. À l’abri de tout danger d’irritation, ils peuvent penser toute chose et son contraire et Socrate se prend à se penser en « Anti-Socrate », en « constructeur » en l’occurrence, cherchant désormais Dieu dans les actes plus que dans les pensées. De tous les actes, le second Socrate déclare celui de construire le plus complet168. Réfléchissant sur la naissance du monde, il songe à ce Démiurge qui a entrepris de mettre de l’ordre dans le Chaos face auquel il se trouvait et qui, à cette fin, a séparé les contraires, regroupé le semblable, « trié les atomes », [organisé] l’inégalité et « d’un reste de fange, [fit] les humains ». Après le Démiurge, poursuit Socrate, vinrent les hommes et Socrate d’ajouter : « Mais le constructeur que je fais maintenant paraître, trouve devant soi pour chaos et pour matière primitive, précisément l’ordre du monde que le Démiurge a tiré du désordre du début. La Nature est formée, et les éléments sont séparés : mais quelque chose lui enjoint de considérer cette œuvre inachevée, et devant être remaniée et remise en mouvement, pour satisfaire plus précisément à l’homme. Il prend pour origine de son acte, le point même où le dieu s’était arrêté »169. Ainsi, tout acte et toute construction de l’être humain, consistent-ils à remettre en ordre la mise en ordre du démiurge, c’est-à-dire à la défaire. Sans doute s’agit-il pour Valéry de considérer l’imperfection des actes et agissements des êtres humains à distance et avec ironie : « Je suis celui qui conçois ce que vous voulez, un peu plus exactement que vous-mêmes ; je consumerai vos trésors avec un peu plus de suite et de génie que vous le faites ; et sans doute, je vous coûterai très cher ; mais à la fin tout le monde y aura gagné. Je me tromperai quelquefois, et nous verrons quelques ruines, mais on peut toujours, et avec un grand avantage, regarder un ouvrage manqué comme un degré qui nous approche du plus beau ». Tout aussi ironiquement, Phèdre avoue à Socrate : « Je tiens [les humains] très heureux que tu sois un architecte mort ». Derrière cette ironie, Valéry défend une théorie esthétique totalement nouvelle que commente H.R. Jauss dans l’article intitulé Petite apologie de l’expérience esthétique170 Elle consiste avant tout, selon H.R. Jauss, à se libérer « d’une tradition séculaire qui liait l’art conçu comme mimesis, au cosmos, à la nature (créée par Dieu) ou à l’idée, l’artiste et le public [considérant désormais] leur pratique de l’art comme une activité constructive, créatrice, comme l’exercice « d’un pouvoir poïétique ». Cette théorie s’oppose à une conception purement « contemplative » de l’art qui revient à lui donner pour tâche de n’être rien d’autre que la copie, le reflet, d’une vérité préexistante. Dans ce dialogue des morts, l’« Anti-Socrate » renie Socrate et liquide avec lui une esthétique platonicienne qui asservit l’art à la philosophie. Le Socrate de Valéry, commente encore H.R. Jauss, « a reconnu trop tard que l’art « socratique » ne procède pas du connaître, c’est-à-dire de la connaissance conceptuelle, mais du construire, de la production esthétique ». En considérant désormais que le véritable artiste est celui qui crée, celui qui construit, le nouveau Socrate libère l’artiste de l’obsession de la perfection ; H.R. Jauss commente : « Selon Valéry, la perfection – l’achèvement – de l’objet esthétique n’est qu’apparence. Ce qui apparaît à l’observateur comme perfection formelle, ou adéquation de la forme au contenu, n’est pour l’artiste que l’une des solutions possibles en face d’un problème qui en comportait une infinité ».
62Alors que l’idée d’avoir à recommencer pour approcher du plus beau remplit Socrate de joie et de plaisir, Roithamer périt du syndrome de la perfection. La surenchère des corrections devient pour lui une source de désespoir toujours plus profond. Cherchant à réaliser en pleine nature la construction idéale, Roithamer croit l’avoir réalisée sous la forme d’un cône. La construction est condamnée par cette même sœur à qui Roithamer la destine et qui, l’ayant vue, n’y survit pas. Mais on peut, à la lumière du dialogue de Valéry, comprendre pourquoi Roithamer échoue tout autant à trouver l’explication de cette faillite magistrale. Ce que comprend Socrate, c’est que construire n’est rien d’autre qu’un perpétuel aller-retour entre la séparation, la démolition d’une part, et la recomposition, la reconstruction de l’autre. Il ne voit pas dans ce mouvement une entrave à la perfection mais la nécessité de se fixer sur une forme possible parmi une infinité d’autres ; c’est là la condition même, et de la création, et de la possibilité de l’existence. Valéry fait explicitement dire à Socrate : « Il faut choisir d’être un homme, ou bien un esprit »171. L’esprit dissèque inlassablement mais pour agir, pour bâtir, il faut recomposer, c’est-à-dire aussi, il faut ignorer : « l’homme ne peut agir que parce qu’il peut ignorer ; et se contenter d’une partie de cette connaissance qui est sa bizarrerie particulière, laquelle connaissance est un peu plus grande qu’il ne faut »172. Roithamer a de l’idéal et de la perfection une toute autre vue. Ce qui lui est insupportable, c’est précisément l’impossibilité de s’installer, d’habiter, de séjourner dans un lieu qui serait idéal et parfait. Alors que son esprit traqueur d’imperfection dissèque inlassablement la réalité, Roithamer aspire par ailleurs à s’installer dans une demeure définitive. Il court à sa perte en ne démordant pas de la volonté de faire coïncider à tout prix une forme parfaite et une connaissance non moins parfaite. Acharné à bâtir, il ne voit pas qu’il n’est à même que de construire. Aveuglé, il ne voit pas davantage ce que lui révèle l’art de la construction : la vérité est dans le multiple et dans l’informe à façonner sans cesse. Son obstination ne peut que l’entraîner dans une irritation mortelle tant qu’il se refuse à voir que l’idéal et la perfection tels qu’il les conçoit sont incompatibles avec l’humain. Le second ne peut élire domicile dans le premier, car cela reviendrait à vouloir s’installer et séjourner dans une demeure pour les dieux. Celle des humains doit s’accommoder d’un champ de possibles qui ne cessent de se dessiner, de s’ouvrir et, par voie de conséquence, de se remettre en cause. Ici encore, le cône ne peut être que la simple métaphore de l’échec de Roithamer ou de son obsession de la perfection. L’impossibilité du cône, son utopie révèle la contradiction pathétique de Roithamer à vouloir concilier une philosophie de l’être et un art (ici, celui de l’architecture), une pratique qui la démentent. Aveuglé par son attachement à une représentation de l’être comme fondement de toute vérité, Roithamer ne voit pas la réalité que recèlent les apparences cruellement changeantes pour lui, et qui remettent en cause sa philosophie de l’être, l’attachement nostalgique qu’elle lui inspire. Il ne peut se résoudre à en faire son deuil, il cherche même à la bâtir concrètement alors que son esprit s’emploie à la dissoudre dans sa tentative de compréhension d’Altensam. C’est encore une fois le besoin d’un lieu qu’il croit hors de ce monde et à construire de toutes pièces qui vient rappeler à l’homme de l’esprit son statut d’habitant de ce monde.
63La réalisation même parfaite d’une idée n’empêche pas cette idée de s’avérer encore imparfaite, certes plus proche de la vérité mais toujours à côté d’elle. Roithamer constate : « Nous pensons construire une œuvre architecturale, une œuvre d’art mais au bout du compte il s’avère que nous en avons construit une tout autre »173. La réalisation absolument parfaite ne peut être que celle qui fige l’idée sur le point précis où celle-ci n’apparaît plus sous des angles contradictoires ou simplement différents. En ce sens, la perfection absolue ne peut être que la mort, que l’instant de convergence entre l’esprit qui déclare forfait et la réalité que l’esprit cherche à réduire en la saisissant. Nul hasard non plus à ce que Roithamer accorde autant d’importance à l’étude de la statique : « pour maintenir dans une position d’équilibre un corps, il est nécessaire qu’il y ait au moins trois points d’appui qui ne soient pas situés sur une seule et même droite »174. Cette phrase empruntée au roman Korrektur lui sert en même temps d’exergue ; Roithamer y traduit à la fois ce qui doit être une nouvelle science de la nature et ce qui va précisément lui faire défaut pour l’empêcher de sombrer. Il s’agit en effet de saisir une réalité (en l’occurrence, comprendre Altensam) en la tenant à distance (Cambridge est le véritable laboratoire de Roithamer), afin d’affirmer son existence (en construisant dans le Kobernaußerwald). Affirmer véritablement son existence ne peut se faire qu’en se tournant vers l’autre et en l’incluant, d’où la volonté de Roithamer de construire ce cône pour sa sœur. C’est précisément ce travail de tenue à distance et d’adhésion parfaite à la fois qui échoue car Roithamer achoppe sur l’obsession de la perfection : « Avec une irritation croissante, j’étais contraint de penser et d’agir avec toujours plus d’exactitude »175. Il se laisse entraîner au point de non retour où l’irritation interrompt la réalisation du projet et fait basculer l’homme de l’esprit dans la folie ou la mort.
64La comparaison avec Höller auquel Roithamer ne cesse de se référer, montre en quoi l’obsession de la perfection devient mortelle pour Roithamer. Ce dernier crée précisément une distance par rapport à ce qu’il cherche à construire ; il s’interroge tout d’abord sur l’origine de l’idée du cône176, il a besoin d’une mise en perspective dont se dispense tout à fait Höller : « Mais Höller est incapable de se souvenir d’où lui vient cette idée de construire pour soi la maison Höller »177. Höller réalise, selon une appréciation que le lecteur tient de Roithamer, une construction idéale. Il est probable que Höller n’éprouve pas le besoin de porter un jugement sur sa construction ; elle représente ce qui lui correspond le mieux. De ce fait, il n’a rien à dire sur elle, il peut simplement y vivre sur le mode de l’évidence, manière qui est refusée à Roithamer. Höller, qui n’est pas un homme de l’esprit ne vit pas dans le déchirement qui tient Roithamer à distance de ses projets et de ses réalisations ; Höller n’a nul besoin de ces points d’appui que Roithamer recherche, il les a déjà sans le savoir, mais précisément parce qu’il l’ignore. Sans être un homme de l’esprit, Höller fait partie de ces êtres d’exception que la nature n’a pas avilis parce qu’elle parle en eux, non à l’état brut, mais sous une forme spiritualisée, qui représente une chimie réussie entre matière et esprit. Höller s’appuie, pour construire sa demeure, sur son savoir-faire artisanal et sur des connaissances qu’il tire de livres ; de même, Roithamer suppose que Höller ne sait plus s’il s’est inspiré d’une maison réellement existante pour construire la sienne ou bien s’il en a puisé le modèle dans le rêve. Ce va-et-vient d’essence on ne peut plus romantique où le monde devient rêve et le rêve, monde, illustre bien le caractère exceptionnel de Höller dont le mode de vie simple et naturel s’accorde avec un esprit dont la simplicité le rapproche de l’authenticité. Cette existence naturelle et vécue sur le mode de l’évidence place Höller à l’abri de tout risque de mort ou de folie. Son passe-temps favori semble être d’empailler des animaux. Le narrateur le surprend une nuit à cette occupation. Il est lui-même perturbé par le calme et le naturel avec lesquels Höller transforme des « créatures naturelles » en « créatures artificielles »178. À la différence de ses amis, Höller semble touché par la grâce d’une connaissance spirituelle qui n’oppose plus connaissance rationnelle et connaissance sensible. En conséquence, l’art ne peut être pour lui suspect d’artifice. Art et nature participent d’un même mouvement qui rend à ses yeux naturel et non problématique le passage de la vie à la mort. Une fois morts, les oiseaux qu’un art, un savoir faire hérité de son père179, lui permet de naturaliser, restent bel et bien des oiseaux. Face à la sérénité de Höller, le narrateur, l’homme de l’esprit, perd tous ses moyens. On le voit dans le roman s’imaginant que Höller cherche à le déstabiliser et à le déconcentrer de son propre travail de mise en ordre. Renvoyé à sa propre inquiétude, à la paix qui lui fait défaut, le narrateur a subitement le sentiment, non plus d’être sous le toit d’un ami, mais sous l’œil scrutateur et déstabilisateur d’un ennemi180. Considérer la mort non plus comme un conflit où le moi est perdant mais comme quelque chose à partir de quoi on œuvre, et on fait œuvre d’art, voilà une évidence pour Höller qui fait perdre au narrateur tous ses moyens parce qu’elle lui renvoie en miroir une connaissance qui lui reste inaccessible.
65Alors que Höller parle d’élaboration, de mise au point définitive (Fertigstellung) pour sa maison, Roithamer poursuit la réalisation parfaite du cône et son parachèvement (Vollendung181. La perfection parle à travers la réalisation de Höller tandis que la quête de la perfection finit par tuer toute vie dans la construction de Roithamer. Nous sommes ici en présence de deux conceptions de l’art. Dans l’une, celle de Höller, l’art fait partie de la vie et la perfection est littéralement à portée de main. Dans celle de Roithamer, l’art est un arrachement et une opposition à tout182. La perfection se gagne dans une lutte pied à pied contre la vie et revient à œuvrer à sa propre mort. Roithamer navigue entre un modèle idéal, parfait, incarné et surtout, réalisé, par Höller et une conception dans laquelle il fait les frais de l’utopie de la perfection. Loin de l’aider à vivre, l’art et ses exigences de perfection l’entraîne encore plus sûrement vers la mort. Il conçoit sa construction (Bauwerk) comme une œuvre d’art (Kunstwerk) et montre, à la différence de Konrad, ce dont il est capable ; mais ce faisant, sa construction devient également du possible réalisé ; en bâtissant le cône pour sa sœur, il donne réalité à l’essence du possible. Sa grandeur, c’est en quelque sorte d’échapper « au grand malheur des philosophes [qui] ne voient jamais s’écrouler les univers qu’ils imaginent puisqu’enfin ils n’existent pas »183 . Il fait de l’acte de construire un acte proprement philosophique, il fait en sorte de réaliser le possible, alliant ainsi réalisation et projection. Il s’obstine cependant à vouloir réduire tous les possibles à un seul qui en serait l’expression la plus parfaite tout en découvrant précisément que le propre du possible est d’être toujours ouvert et autre.
66En cherchant un lieu concret et réel où pouvoir vivre, existant déjà ou à construire, les hommes de l’esprit s’aventurent à la pointe extrême de leurs possibilités184. Leur acharnement, leurs difficultés à trouver ce lieu rendent manifestes leurs erreurs ou leurs contradictions sans que ces personnages puissent pour autant tirer des leçons de leur échec. En « fanatiques de la vérité » qu’ils sont tous, il vont jusqu’à la mort ou la folie. Jamais cependant, ils ne s’aventurent dans l’ouvert de l’espace en oubliant le fil de leurs origines et en oubliant que le fil au bout duquel ils s’aventurent est enraciné dans l’existence. Précisément parce qu’ils sont des « fanatiques de la vérité », ils ne se bercent pas de l’illusion d’un lieu utopique. Ils finissent toujours par voir les défauts des lieux qu’ils choisissent eux-mêmes sans voir cependant que ce lieu idéal n’existe pas en soi, est utopique – mais non impossible – parce qu’il est précisément toujours à construire. De même qu’il s’avère, à travers l’expérience de Konrad que le lieu idéal ne se situe nulle part précisément, mais dans un va-et-vient constant entre pensée et réalité, de même la construction idéale est celle qui demande à être sans cesse rectifiée, reconstruite ; l’art ne finit pas dans l’œuvre parfaite et accomplie mais recommence éternellement et s’accomplit dans l’ébauche et le brouillon. Les hommes de l’esprit n’ont pas la sagesse de l’Anti-Socrate de Valéry, ils ne peuvent admettre que pour agir, il faille ignorer. Ils aspirent à des actions parfaites qui correspondraient à une connaissance parfaitement exacte. Le lieu devient le point où s’articule une nouvelle réflexion sur les rapports entre la connaissance, la science et l’art.
III. Utopie et réalisation
1. De la nécessité d’une nouvelle science de la nature
67Les lieux évoqués sous les formes les plus différentes dans les romans de Thomas Bernhard ne sont pas la seule métaphore de la débâcle de l’existence ou encore le seul périmètre d’un espace littéraire d’où serait exclue toute narration, toute description traditionnelle et qui serait le seul espace vivable. Le rapport que les personnages entretiennent à ces lieux traduisent bien une démarche dont la stratégie évolue et qui correspond à une réelle tentative, bien concrète, de parvenir à exister sans céder à de quelconques consolations mensongères. La question qui prime sur les autres n’est pas tant celle du pourquoi de l’existence que celle de tenter de la rendre habitable et de vérifier par là même si elle peut avoir du sens. Cette interrogation qui part d’une réaction d’irritation évolue vers une attitude de refus de plus en plus net de la souffrance passive. Ce refus se traduit par une attitude plus volontaire, voire volontariste face aux souffrances que l’existence inflige.
68De ce point de vue, le lecteur est frappé par la distance parcourue de Strauch à Konrad et Roithamer. Le premier cherche avant tout à fuir le vacarme du monde. C’est une nature peu accueillante qui lui parle le mieux de ses blessures, c’est en la parcourant de ses pas qu’il peut y proférer son exécration de l’humanité mais c’est elle également qui lui renvoie l’écho de ses « premières prières »185. Le peintre ne demande rien d’autre que de ne pas être distrait de sa souffrance pour communier avec celle du monde, humaine, politique et cosmique186. Sa disparition dans une nature pétrifiée par le gel et le froid dit encore tout son abandon, son renoncement. Konrad et Roithamer quant à eux, nourrissent véritablement un projet, celui d’acquérir un lieu idéal ou bien de le construire. Konrad déploie une volonté acharnée pour acheter Sicking et réaliser un rêve qui le taraude durant trois ou quatre décennies187. Roithamer fait preuve de la même volonté, de la même préméditation ; il peaufine son projet de construction depuis Cambridge, en puise l’idée dans la mansarde de Höller qui est pour lui l’antidote à Altensam et à ses origines qui le détruisent. Construire le cône tient du véritable complot contre ses origines et sa famille mais ce projet est aussi un défi contre le monde et son modernisme ravageur : « Il a utilisé son héritage [...], sans la moindre mauvaise conscience, [...] compte tenu de la part monstrueuse du revenu national qui est effectivement dilapidé par les hommes politiques aux fins inutiles et insensées qu’ils poursuivent »188. On voit s’affirmer avec Konrad et Roithamer une volonté de sortir de soi, de développer, à partir de son irritation, des anticorps qui vont permettre de résister aux agressions du monde, à la nature dans son acception la plus large. Il ne s’agit pas là de s’ouvrir au monde pour s’y faire accueillir mais de récréer, de reconstituer sur des bases à soi, un univers vivable. Konrad et Roithamer sont plus proches que Strauch des personnages de Kafka, ils se rendent coupables d’une obstination qui manque sa visée mais qui répond à un besoin de retourner l’irritation en force constructive ou en tout cas plus offensive. Dans l’article « La vérité est une débâcle »189, Jean-Yves Lartichaux constate en portant un regard d’ensemble sur l’œuvre : « À son niveau le plus élémentaire, la thématique de l’œuvre s’ordonne suivant deux pôles, Nature et Art, qui se croisent dans la figure de la Vérité »190. En suivant les mouvements de l’irritation, on décèle mieux encore comment la thématique de la nature s’articule avec celle de l’art, de la culture et le retournement qui de Frost à Auslöschung va des larmes au rire, du gel au feu.
69Avec les quatre premiers romans déjà, on voit les personnages toucher du doigt une vérité nouvelle face à laquelle ils sont démunis, soit qu’ils s’abandonnent à leur souffrance, soit qu’ils cherchent une adéquation parfaite et définitive à une réalité sans cesse autre. Peu à peu se mettent en place les éléments d’une nouvelle science de la nature. Le contenu de cette science n’est jamais explicitement développé, défaut qui indique que cette science est encore à créer, à inventer. Ce qu’en disent les personnages laisse entendre qu’elle doit être globale, allier les mathématiques et la philosophie, l’homme et la nature, le corps et l’esprit. Elle a tout d’une mystique d’où serait cependant absente toute présence divine. Toutefois, le désarroi auquel elle abandonne ceux qui travaillent à la révéler soulève deux questions : soit cette science-là est à son tour impossible, utopique, soit les personnages n’ont pas encore parcouru intérieurement le chemin nécessaire pour l’assumer dans toute sa portée. Les possibilités de combinaisons foisonnantes et infinies que cette nouvelle science doit laisser ouvertes pour être dans le vrai et ne pas tuer la vie, contrarient, semble-t-il, ici encore, un besoin d’unicité et de clarté. « La Philosophie et la Science ne seraient pas, dit P. Valéry191, si des hommes qui ne s’en occupèrent jamais, qui en ignorent le besoin, l’existence et même la possibilité, n’avaient, par leur propre vie et action, établi la base, la matière, la langue, l’obscurité et la solitude fondamentales ». La vraie tâche de la philosophie et de la science est de rendre compte de cette obscurité, de cette opacité et de cette résistance de l’existence dont parle Valéry et non d’énoncer des théories.
70La difficulté de cette nouvelle science tient à ce qu’elle est globale, à la fois science du corps et de l’esprit et sa qualité essentielle est bien de n’arriver à des résultats que pour les détruire et fonder ainsi non des certitudes mais au contraire les ébranler ; c’est ainsi que Konrad voit son travail : « Ce travail médico-musicalo-philosophico-mathématique d’une difficulté inouïe, et d’une fragilité à tout moment extrême »192. Contrairement aux idées reçues, la science n’est pas une avancée qui assure progressivement des conquêtes de plus en plus grandes sur la nature et la réalité mais bien plutôt un éternel recommencement, un éternel nouveau départ : « Tout point d’arrivée constitue le point de départ d’un nouveau point d’arrivée et ainsi de suite »193. La science n’est pas là non plus pour avancer des explications qui s’avèrent fausses (« toute explication débouche, dit-il, sur un résultat totalement faux »)194 mais pour constater ce qui lui échappe, faire ressortir ce qu’il y a d’incompréhensible à la vie195. L’émerveillement qu’elle suscite n’est que supercherie qui occulte ce qu’elle n’est pas à même de comprendre. Le véritable savoir, dit le peintre dans Frost196 se garde de toute mystification. Une science qui s’érige elle-même en vérité absolue force l’admiration par des résultats présentés comme des certitudes indépassables mais n’est en réalité que la projection d’un rêve de maîtrise de la nature et de la réalité qui s’aveugle sur ses zones d’ombre et ses infirmités. Pour cette raison, la science doit être globale afin d’être corrigée sans cesse par une réflexion à l’état de veille et sur ses gardes. Une science qui se coupe de la philosophie faillit à sa tâche qui consiste à arriver à des savoirs qui ne peuvent prétendre être des explications du monde. Ces savoirs ne sont pas une vérité à faire surgir en la débarrassant des scories qui la masquent. Ainsi Konrad a bien toute son étude dans la tête mais il n’arrive pas à la coucher sur le papier. La science, en l’espèce mathématique, n’est pas une vérité qu’une maïeutique quelconque permettrait de révéler, elle doit accepter d’être autre chose qu’elle-même (« médecine », « musique », « philosophie ») afin de se garder de toute usurpation. Tout comme la pensée, elle n’est pas là pour réconforter ; son moteur est l’inquiétude et l’insatisfaction, elle ne doit pas se plier au jeu des réponses qui installent l’individu dans le confort du mensonge et des illusions, fussent-ils scientifiques. C’est aussi pour conjurer la tentation qu’ils représentent que les personnages ressassent et exagèrent à l’infini les pièges qu’ils devinent, redoutant en même temps le sol vacillant qu’ils découvrent et que leurs réflexions ramènent à une surface toujours plus instable.
2. Bâtir / construire / détruire les représentations
71Roithamer parachève le rêve de Konrad. Il l’arrache au possible et le fait naître, pour un autre être de surcroît ; il dépasse Konrad dans la volonté de sortir de soi. Cette tentative, volontaire mais encore très prudente et sélective de sortir de soi, est mise en échec ; la quête du lieu idéal renvoie l’esprit à ses chimères en même temps qu’à son travail de déconstruction. La réalité reste rétive, elle ne se laisse pas réduire par l’esprit qu’elle enferme dans son travail de déconstruction. L’esprit interdit à l’homme qui en est doté tout séjour en dehors de lui, mais également en lui, et penser tourne à l’exercice d’irritation. L’habitation n’est pas, comme chez Heidegger, l’être de la pensée. Penser n’est pas s’installer dans l’être des choses mais au contraire s’en tenir à distance pour les penser constamment sous un nouvel angle et un nouveau jour jusqu’à l’épuisement des possibilités mais surtout jusqu’à l’épuisement de l’esprit.
72La comparaison avec Martin Heidegger permet de mieux comprendre a contrario, ce qui fait le propre du rapport entre penser, habiter et bâtir pour les personnages de Thomas Bernhard. Dans l’essai Bâtir habiter penser197, Heidegger rappelle le sens oublié de bauen, à savoir « habiter », sens qu’il étend à celui de demeurer, séjourner198 ; il rappelle également que Bauen, buan, bhu, beo sont le même mot que bin199. La mise en évidence de cette étymologie commune conduit Heidegger à avancer que être homme veut dire habiter, que l’homme est homme pour autant qu’il habite. Si nous construisons afin d’habiter, cette fin n’est cependant pas réalisable uniquement parce qu’un moyen (la construction) est mis en œuvre. En fait, c’est parce que nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir200. Considérer l’habiter sous cet angle, nous dit encore Heidegger, « nous laisse [également] entendre comment nous devons penser l’habitation »201 et à partir de celle-ci, le lieu (Ort) et l’espace (Raum). Heidegger rapproche bauen qui signifie encore « cultiver », « soigner » puis, « édifier, ériger des bâtiments » de wohnen qui signifie étymologiquement « demeurer en paix ». Mais le mot « paix » (Friede) veut dire ce qui est libre (das Freie, das Frye) et libre (fry) signifie préservé des dommages et des menaces, « préservé de... », c’est-à-dire épargné202. Habiter prend ainsi le sens de ménager toute chose dans son être – toute chose étant ce que Heidegger appelle le « Quadriparti » (das Geviert), à savoir la terre, le ciel, les divins et les mortels. Habiter, c’est assumer la garde de ces choses, les préserver. Mais une telle préservation, un tel ménagement n’est possible que parce que l’habitation est toujours déjà un séjour parmi les choses203. L’habitation, la construction érigée, la « chose » bâtie sont, quant à elles, le « rassemblement »204. c’est-à-dire non pas une chose isolée et construite sur la volonté fortuite de l’homme à un quelconque moment tout aussi fortuit mais une chose qui n’est possible, dont la réalisation, la concrétion ne sont rendues possibles que dès lors que nous pouvons habiter205. Le lieu, l’espace quant à eux, ne deviennent lieu, espace, que lorsqu’une chose est érigée, construite, bâtie et les révèle comme tels. On ne choisit pas un lieu pour y ériger une construction, c’est une fois cette construction érigée que le lieu devient lieu. Le lieu, l’espace, ne sont ainsi jamais extérieurs à l’homme et en dehors de lui206 puis investi par lui. L’homme est déjà et toujours dans l’habitation et cela vaut aussi bien pour ce qui est à construire que pour ce qui l’est déjà. Étant dans « la chose », dans l’habitation, l’homme ne saurait avoir de cette chose qu’une simple représentation. Loin de combler la sœur, le cône réalisé pour elle par Roithamer la fait mourir. La violence de l’effet autorise à conclure à une monstruosité de la construction qui tient à la perfection même de la réalisation. Aussi parfait qu’il soit, le cône de Roithamer n’est que représentation et sa réalisation une représentation réalisée ; elle n’est pas la réalité vraie et profonde des choses à laquelle il voulait donner une demeure, elle n’est pas la chose elle-même dont parle Heidegger.
73Dès le départ et dès les premiers pas du projet, Roithamer s’installe dans la représentation. L’idée même de la construction, il l’a à partir d’un modèle, la maison de son ami Höller. C’est à partir de cette maison que Roithamer se représente ce que pourrait être une maison idéale : « [Roithamer] avait décidé de construire le cône, c’est de l’observation de la construction de Höller qu’était née chez Roithamer la décision de se consacrer lui-même à un tel projet et de construire quelque chose que personne jusqu’à l’heure, et avant lui, n’avait encore construit »207. Avant de devenir réalité, le projet apparaît sur du papier, mais surtout, il naît tout d’abord dans la tête de Roithamer. Celui-ci forge très exactement son projet dans le cabinet de pensée de la maison de Höller208. À cela vient s’ajouter que Roithamer conçoit le cône pour sa sœur, afin qu’elle l’habite et y soit heureuse. Roithamer peaufine donc sa représentation du cône par une observation rigoureuse et scrupuleuse de sa sœur209. La construction doit être idéale à double titre. Elle doit correspondre à la perfection à une représentation, une idée, elle doit en être sa réalisation sans faille, de même qu’elle doit pouvoir prétendre contenir l’être de la sœur, être la réalisation concrète de son observation juste et minutieuse. L’échec de Roithamer fait toucher du doigt les limites et les dangers de l’utopie et de la construction utopique. Aussi unique que soit le cône qu’il réalise, Roithamer n’est pas un architecte d’une espèce totalement nouvelle. Son souci de perfection n’est pas sans rappeler le tout premier architecte de l’Antiquité, le Milesien Hippodamos dont Gilles Lapouge dit210 : « À Milet, Hippodamos va construire une ville volontaire. La logique ordonne ses rues. Elle n’emprunte rien à la tradition, rien à la nature et rien aux dieux. C’est par un sacrilège que l’utopie fait son entrée chez les hommes ». Avec Hippodamos, avance encore G. Lapouge, on passe d’un agencement organique à un agencement organisé des villes. On retrouve là des éléments essentiels à la réalisation du cône de Roithamer. Idéal dans sa forme, le cône n’en est pas moins la réduction de la vie à des calculs logiques et mathématiques, à une géométrie qui combine lignes droites, cercles et rayons et inclut toutes les figures géométriques possibles, avec et sans angles. C’est de cette maîtrise des nombres et des figures que le cône tire sa perfection mais c’est également cette perfection glaciale qui le rend monstrueux et suscite l’effroi. Ainsi affranchie du désordre de la nature, la construction logique et mathématique transforme l’habitation en système de règles et de calculs. Emprisonnant la vie, elle devient sacrilège. Poussée au bout de sa logique, elle devient cachot. Érigée en plein milieu de la forêt comme un défi à la nature, la construction de Roithamer engage son architecte dans une partie de bras de fer avec la nature qu’il va perdre, tout comme il va échouer à comprendre les raisons de son échec.
74Comme Roithamer, Höller a réalisé lui aussi une idée mais « tandis que Roithamer est mort à cause de son cône et a tué de surcroît sa sœur en ayant une pareille idée et en voulant la réaliser, Höller lui, dit-il, était toujours en vie »211. Höller réussit à vivre « comme quelqu’un qui vit véritablement dans son idée, dans la réalisation et l’accomplissement de son idée »212. Höller, nous explique le narrateur, n’est pas de ceux qui périssent à cause de leur idée. Höller vit en harmonie avec l’idée, l’idée est la réalisation et inversement, l’une annule l’autre ou encore est préservée, sauvée dans l’autre. Höller est installé dans l’être des choses, la description de l’endroit où il construit sa demeure, sur les bords de l’Aurach est idyllique : « ici [...] régnaient encore les conditions, autrement dit les rapports, autrement dit encore les circonstances qui régnaient ici depuis deux cents ou quatre cents ans déjà, la nature était toujours la même et donc les hommes [...] aussi étaient les mêmes [...], [les hommes qui une fois nés, devaient venir à bout des rapports congénitaux totalement incompréhensibles aujourd’hui »213. C’est à se demander si Höller n’a pas construit là la maison paysanne de la Forêt-Noire chère au cœur de Heidegger214, havre de paix, de « rassemblement », à l’abri des ravages du progrès et des révolutions et que Thomas Bernhard caricature en chalet des plus kitsch avec des occupants dont le goût ne l’est pas moins dans Alte Meister215. Roithamer, à l’inverse de Höller, ne vit pas dans le rassemblement car il est précisément à la recherche de cette unité qu’il ne peut que se représenter. L’espace sur lequel il envisage de construire est un espace libre mais de la manière la plus négative qui soit. Cet espace est en effet liquidé par un État usurpateur et en faillite auquel Roithamer le rachète avec l’argent de son héritage et en dilapidant de la sorte le patrimoine familial216. Cette initiative oppose Roithamer à ses frères et sœurs, lesquels déclarent insensé le projet de l’héritier d’Altensam qu’ils veulent mettre sous tutelle. C’est pour s’affirmer contre eux et contre Altensam que Roithamer fait de la forêt de Kobernaußen son terrain d’expérimentation217 et qu’il déploie toute son énergie à construire le cône contre tous, y compris contre la sœur qu’il veut protéger218. L’hostilité des bords de l’Aurach où Höller construit sa maison est une fatalité naturelle que Höller accepte comme une loi du cosmos. Acceptant de soumettre sa liberté à cette loi, il parvient à bâtir une demeure dans ce coin de nature en dépit de son hostilité. C’est par contre en raison même de cette hostilité que Roithamer élit le centre de la forêt de Kobernaußen et le désigne par avance comme ce qui va être le lieu de sa demeure. Ce lieu devient l’expression d’un choix et d’une volonté, celle de s’affirmer en rachetant la forêt à l’État pour s’opposer, aux siens d’abord et, indirectement ensuite, à l’État. L’entreprise de Roithamer est rien moins que simple car le cône, sa construction est certes le but mais il est plus que cela, il est, nous dit Roithamer, « tout »219. Il veut représenter l’être dans sa totalité, il doit donc inclure sa propre justification et pouvoir s’imposer comme une évidence. S’il est tout, il est également un risque de mort que Roithamer sublime un instant en l’entrevoyant comme une seconde d’extase mystique : « [...] seule la mort est le bonheur suprême »220. La réalisation de la construction et son échec (scellé par la mort bien réelle de la sœur) fait apparaître – ou bien que l’être est ailleurs que dans l’habiter et le bâtir et déserte la pensée qui nourrit le projet de l’habitation et de la construction – ou bien qu’elle passe à côté de l’être, et n’est alors qu’un artis factum, un Kunstwerk. Dans cette hypothèse, l’idée qui est à l’origine n’est plus l’habitation mais uniquement sa représentation, en somme, une coquille creuse. Dans les deux cas, l’être se définit de manière négative, par le défaut, celui du manque, de l’absence, ou encore celui de l’imperfection. Ainsi s’explique la nécessité pour Roithamer d’une recherche toujours plus serrée de la perfection et celle de corriger la correction à l’infini. Cherchant à bâtir, Roithamer ne parvient qu’à élaborer et construire une représentation idéale satisfaisant sa volonté de bâtir. L’état d’irritation grandissante dans lequel il se met, traduit la contradiction qu’il y a entre ses aspirations et les moyens dont il dispose pour les réaliser. Roithamer entreprend la construction d’une tour de Babel, les dieux – absents – le laissent faire, avec l’assurance que le ciel va rester hors de sa portée. La volonté de « pro-duire » (hervor-bringen) une construction, celle de faire apparaître l’être échoue magistralement.
75Refusant le recours à une technique aride et qui instrumentalise, Roithamer ne parvient pas pour autant à saisir, pour reprendre Heidegger, ce qu’il y a de « tectonique » dans l’architecture221. Entre l’artifice, fût-il animé des meilleures intentions du monde, et le ratage, fût-il celui d’un maniaque de la perfection, il n’y a guère plus d’autre voie que pour le travail fou d’une pensée qui démonte jusqu’au bout les pierres de ses édifices ou qui ne construit que pour mieux se torturer. La difficulté de la technique ainsi entendue n’échappe nullement à Roithamer, en quête du « centre géométrique exact » au milieu de la forêt de Kobernaußen222 et que « les spécialistes considèrent comme impossible à calculer ». « Pour finir, le cône est tout »223 or c’est là une acrobatie impossible. Le cône est effet (d’une idée et de ses causes / Altensam) et cause (de la perfection de l’idée)224 ; à ce titre, il est l’annulation des contradictions et ainsi « satisfaction suprême »225. « Il est l’accomplissement d’une construction que nous avons projetée et que nous avons réalisée »226. « Tout ce qu’il était humainement possible d’atteindre l’a été même si [la réalisation de cette construction] a, à l’évidence, tout coûté et nous a effectivement anéantis »227. Il y a donc un prix à payer qui est tout, c’est-à-dire aussi la mort, que l’annulation des contradictions ne supprime pas, loin s’en faut ; la mort est même, de fait, la seule chose qui reste lorsque tout est annulé et que tous les comptes sont réglés. La construction est « une idée qui exige d’être réalisée »228 mais cette exigence impérieuse exécutée à la lettre et jusqu’au bout réalise essentiellement le manque et la mort et leur fait place nette, parfaite. Elle fait ressortir les couches et les strates jusqu’à la « cause première » (Altensam et l’idée de la construction ou inversement). Jamais elle ne « fait apparaître » (hervor-bringen) le vrai fondement sur lequel asseoir une construction habitable. Il n’y a pas loin de cette situation à celle du narrateur dans le récit Der Bau de Kafka. Une fois le terrain creusé, la question se pose de savoir s’il ne faudrait pas tout recommencer pour se mettre véritablement en sûreté. Le terrain devient, brusquement, un piège. Vivre hors de cet abri, c’est s’exposer aux menaces du monde mais s’y réfugier, c’est se croire à tort à l’abri ; le seul lieu habitable est celui de l’angoisse. Dans le roman Korrektur, l’architecte en est tenu à un rôle d’archéologue qui exhume plus qu’il n’érige avant que la pierre ne se referme sur la tombe qu’il creuse au fur et à mesure qu’il la met au jour.
76De fait, la seule demeure possible, jusqu’à ce stade de l’œuvre, a la forme d’un labyrinthe. C’est pourquoi Saurau qui, d’instinct, l’a compris, ne cherche ni à fuir son univers ni à en construire un autre. Il a véritablement élu domicile dans les méandres de sa pensée et les déambulations entre les murailles intérieures et extérieures du château le comblent. Saurau a la superbe de ceux qui ne se laissent pas aller aux illusions ; prince, il domine, il pressent une science terrible qui ne l’intimide pas, il laisse venir à lui la catastrophe, il l’anticipe, la rêve229, c’est là sa sérénité. Il ne rêve pas d’un lieu idéal à l’écart du monde dont il est déjà en partie isolé. Il sait que sortir de soi veut dire y être immédiatement renvoyé et que le seul refuge est la pensée à propos de laquelle il dit : « La pensée est toujours représentée comme un édifice où on peut habiter plus ou moins longtemps, le terme d’édifice de la pensée est tout à fait courant [...] Mais penser échappe à toute représentation. Penser, pour moi, c’est saisir des laps de temps que l’on ne peut pas voir »230. La pensée n’est pas un havre où l’on communie avec l’être des choses mais un perpétuel mouvement ponctué de haltes, comme dans la marche : « Marcher avec Karrer est une suite ininterrompue de processus de la pensée que souvent nous avons développés longuement côte à côte et parallèlement pour ensuite, subitement, les réunir à un moment donné, lequel pouvait être pause dans notre cheminement ou arrêt sur une réflexion mais le plus souvent, l’un et l’autre tout à la fois »231. Penser est un cheminement en discontinu, une alternance de pas et de pauses, comme dans la marche ; c’est Œhler qui affirme : « Marcher, en tant que science, et penser, en tant que science, sont au fond une seule et même science »232. Cependant, le rapprochement formel entre penser et marcher ne doit pas faire conclure à une identité absolue. Comme le fait remarquer A. Gargani, penser consiste à détruire les images dont la marche précisément se nourrit. On ne peut avancer que si l’on voit mais dès l’instant où l’esprit voit, où il a des images sous les yeux, il ne peut plus penser. Penser véritablement réside dans cet arrêt sur les images qui vise à les détruire233. Quant au mouvement même de la pensée, il ne reflète jamais que ce lieu idéal qui nous est refusé et qui fait conclure à Œhler : « Lorsque nous marchons nous allons d’une impasse dans l’autre »234, penser revenant moins à apporter du sens, des réponses qu’à prendre ce sens et ces réponses en défaut. L’effort qui consiste à sortir de soi n’aboutit pas davantage dans la recherche du lieu idéal que dans la volonté de le construire. Sortir de soi ne peut signifier s’ouvrir à une société que l’on condamne globalement de toute façon, mais aller le plus loin possible avec la raison à la périphérie du monde. L’expérience que font tour à tour Konrad et Roithamer montre que ce monde reste hors de portée et que les avancées de la raison ne sont que des avancées dans les ténèbres sur lesquelles plane en permanence le danger d’une irritation incontrôlée. L’effort fait pour supporter l’existence en la soumettant en permanence à l’exercice de la pensée se paye le plus souvent par le risque de l’enfermement et de la folie symbolisé dans Gehen par la référence constante à Steinhof : « [...] Nous savons que tout instant peut signifier que l’on franchit la limite à partir de laquelle on est bon pour Steinhof »235. Avant ce degré ultime se dessine une autre voie qui n’est pas une voie de salut mais qui représente une tentation, celle du repli vers la forêt.
3. La tentation de la forêt
77Le peintre Strauch trouve dans la forêt son refuge quotidien, elle lui tient avec le froid un langage authentique qui a déserté la société humaine. L’individu recouvre la liberté de s’enfoncer dans sa douleur au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans la forêt236. La forêt est également pour Strauch le lieu qui permet une disparition sans traces et qui échappe aux autres : « L’individu G. Strauch, originaire de W., sans profession, est porté disparu depuis jeudi dernier sur le territoire de la commune de Weng. Les recherches ont dû, en raison des actuelles chutes de neige, être abandonnées »237. S’il ne peut sauver sa vie, la forêt permet tout au moins à Strauch de préserver sa mort ; en reprenant l’individu dans son périmètre, la forêt le rend inaliénable, elle soustrait sa mort au récit, au commentaire ; dans la blancheur du froid et de la neige, elle fait de sa mort un effacement et de son existence une page blanche. Comparés au peintre, les personnages des autres romans jusqu’à Korrektur, entretiennent avec la forêt un rapport légèrement différent. Elle reste bien sûr un refuge, dans Verstörung par exemple, elle sert de murailles au pavillon de chasse de l’industriel. Elle est surtout le lieu où l’individu tente de se construire ; l’industriel n’hésite pas à la qualifier de « mathématique métaphysique semper virens »238, Roithamer définit en son centre exact l’emplacement où il va bâtir le cône, elle lui suggère les points d’appui nécessaires à sa réflexion et à sa propre affirmation. Refuge pour l’individu qui peut s’y abriter comme un rebelle, la forêt menace l’insoumis pour les raisons même qui font, qu’un instant, elle le sauve. En l’isolant du monde, elle le protège mais le renvoie à sa singularité et l’y condamne, l’y enferme. Isolé du reste du monde, l’individu se maintient dans la forêt dans un état de survie qui le fragilise terriblement.
78Parue en 1974, soit un an avant Korrektur, la pièce Die Jagdgesellschaft inaugure une réflexion politique qui dépasse le simple niveau de la mise en accusation de l’Autriche. La forêt est le lieu où vient s’articuler une réflexion plus complexe du rapport de l’individu à l’État. Roithamer, dans Korrektur, « découvre Hegel » dans le cabinet de pensée de Höller239. On peut considérer, à partir de cette indication, que penser la relation de l’individu à l’État revient à penser l’esprit tel qu’il se manifeste dans chaque individu, dans son rapport à une rationalité beaucoup plus large, qui dépasse celle de l’individu, la rejoint et l’englobe. Cet esprit universel dont l’individu participe, est incarné, selon Hegel, par l’État. La complexité du rapport du singulier à l’universel, tel qu’il ressort de Korrektur, se révèle autour du motif de la forêt. L’idée même de laisser un bien de l’État devenir un bien privé est qualifiée de totalement folle dans le roman240. En laissant un particulier racheter une partie de la forêt, l’État déclare sa faillite et abandonne l’individu, autre folie, à sa singularité. La difficulté du projet de Roithamer tient à la nécessité contradictoire qui le détermine. Roithamer cherche à la fois à s’affirmer contre les siens, contre Altensam, contre le monde. Il incarne la volonté de l’individu de se préserver contre les siens et contre l’État. Il est le singulier qui tente de s’arracher à l’emprise de l’histoire, individuelle (Altensam) et collective (représentée par l’État), lorsqu’il s’avère que cette histoire part à la dérive241. Une fois retranché dans la forêt, Roithamer tente de s’y régénérer, la gageure étant ensuite de retrouver, à partir du singulier, le lien à l’universel. Le projet de construire, par amour pour l’autre, dans ses différences les plus radicales (la sœur), va dans ce sens242.
79La forêt est à la fois le dernier rempart contre la destruction et contre un monde en faillite. Elle représente un lieu idéal pour l’esprit qui peut s’y déployer sans entrave ; le cabinet de pensée de la maison de Höller est fabriqué, précisément, à partir de « planches de mélèzes »243 de la forêt toute proche. Cependant, tout comme l’esprit, la forêt est un dernier retranchement pour l’individu, sans être pour autant à l’abri de toute destruction. Comme l’esprit, elle est vulnérable, c’est aussi ce qu’illustre la pièce Die Jagdgesellschaft244 où la forêt entière est atteinte de la maladie du bostryche et doit être abattue ; elle ne résiste pas à l’accumulation des erreurs et égarements humains. Elle se dérobe à la déraison des hommes en développant une maladie, tout comme l’esprit humain n’arrive à se préserver qu’en s’irritant. De tous les lieux, elle est celui qui entretient à la pensée et à l’esprit le lien le plus direct. Pour cette raison, elle devient l’enjeu d’une tension particulière avec l’esprit, faite à la fois d’attrait et de résistance à cet attrait, en particulier après Frost. En même temps que l’esprit est tenté d’y trouver refuge et d’en faire son domaine exclusif, comme l’industriel dans Verstörung. qui va jusqu’à faire abattre tout le gibier des forêts alentour pour obtenir un silence absolu245, la forêt reste par excellence l’expression de cette tension permanente entre l’esprit qui cherche à se poser, à s’affirmer, à résister et celui qui tend à se détruire dans le même mouvement. De la forêt à la feuille de papier, la voie est directe mais contradictoire. L’étude est arrachée à la forêt, à ses arbres abattus en même temps qu’ils lui sont nécessaires. Ainsi Konrad ne sort pas de cette tension/tentation : alors que l’étude lui commande de rester à son bureau, il ne cesse de se demander s’il ne ferait pas mieux de rejoindre les bûcherons dans la forêt : « Mais à peine était-il sur le chemin de la raison, et donc sur celui qui mène à l’étude en cours, à son bureau, à la pile de papier qu’il avait préparé pour la rédaction de son étude sur son bureau, il était pris d’un doute : n’était-ce pas plus avisé de retourner chez les bûcherons et donc de faire quelque chose de déraisonnable »246. Entre la raison de l’étude, de l’œuvre à construire et la déraison de la forêt, entre la volonté de construire à partir de la feuille de papier et celle de détruire, de faire tomber, de déstabiliser, comme le bûcheron le fait d’un arbre, la tentation est constante. La déraison à laquelle la forêt appelle n’est d’ailleurs pas capitulation, elle est plutôt un choix ou plus exactement, la volonté de ne pas se dérober aux exigences d’un esprit autant à même de détruire que de construire. À titre d’exemple, on peut avancer ces affirmations de Konrad à propos des scieries à proximité de la plâtrière : « [...] pour être franc, à lui, Konrad, les bruits de la scierie ne lui faisaient rien, ne lui avaient d’ailleurs jamais rien fait, à l’instar de sa propre respiration qui ne lui faisait rien, disait-il, [...] »247 . Défaire est indispensable à l’exercice de la pensée autant que respirer est fait de deux mouvements contradictoires. C’est de cette même déraison que procèdent l’art et la littérature. Saurau l’a bien compris qui voit en son fils, futur liquidateur de Hochgobernitz, celui qui perçoit la nature comme une littérature248. La littérature noircit du papier jusqu’à l’effacement de la forêt ; le cône que la forêt inspire à Roithamer et la forêt sont restitués à la nature après la mort de la sœur de Roithamer. L’œuvre d’art et son achèvement sont possibles dans un va-et-vient entre le concret de la forêt et l’abstrait de l’esprit, étant entendu que l’œuvre d’art a toujours des effets qu’elle ne mesure pas à l’avance et qu’elle ouvre toujours des possibles qui sont aussi des remises en cause possibles. La forêt se voit soumise aux mêmes aléas que l’esprit, au même danger de mise en liquidation et d’abandon à la nature organique. Ce danger pèse tout particulièrement lorsque l’esprit est à lui-même son propre support, lorsque l’individu se retrouve abandonné à sa singularité, l’Universel ayant déclaré forfait et l’Histoire signé sa faillite et ses forfaitures. Tout comme celle de Strauch, la fin de Roithamer échappe elle aussi à tout commentaire, à tout récit : « La fin n’est pas un événement »249 ; Höller, l’ami d’enfance, n’en dit pas un seul mot. Cette fin n’est pas de l’ordre de l’événement avec sa durée, elle représente quelque chose de ponctuel, de radical et d’absolu, un effacement, un retrait. Cette fois, elle ne laisse pas toutefois place nette à la page blanche mais au dernier mot du roman « Clairière », à cette part de lumière arrachée à l’obscurité de la forêt mais qui n’existe aussi que dans l’ombre de la forêt.
80De Frost à Korrektur, on peut repérer le réajustement progressif d’une stratégie de l’irritation. Alors que Strauch s’abandonne à la douleur, visant avant tout l’authenticité et la fuite du mensonge, Konrad et Roithamer continuent à faire de l’irritation le ressort qui les tient à distance d’une existence inauthentique ; ils y puisent la volonté jusqu’à l’entêtement de chercher un lieu idéal, de le délimiter, de le construire. Ils sont ouverts à une connaissance et une science nouvelles susceptibles de balayer un certain nombre de vues de l’esprit dans lesquelles ils voient plutôt des mensonges délibérément entretenus. Ils échouent parce qu’ils voudraient figer ce qui ne se donne que dans le mouvement ou encore parce que la vérité n’est que dans le va-et-vient entre construction et déconstruction. Saurau est le seul à puiser dans cette irritation la force d’un envol qu’aucune illusion n’entrave, le seul dont l’esprit arrive à tirer de lui-même sa propre force. Peu à peu se greffe autour de l’irritation la question de la connaissance et de son ajustement avec l’action. Avec Verstörung, elle est centrée sur une réflexion philosophique autour de la question : qu’est-ce que penser ? Les errements de Konrad font pressentir la nécessité d’une nouvelle science de la nature. Par le détour de la recherche d’un lieu idéal se pose la question : qu’est-ce que connaître et comment peut-on connaître ? Les erreurs de Roithamer elles, posent davantage la question de l’action ; Roithamer agit en construisant un édifice conçu comme une œuvre d’art mais qui n’est peut-être qu’un artis factum. Avec Korrektur, l’irritation ouvre sur la question : que peut l’art ? en quoi aide-t-il à vivre ? En même temps que l’on s’éloigne du dolorisme plus résigné de Frost, la souffrance individuelle est interrogée et repensée par rapport à un État et une Histoire en faillite. En filigrane, et notamment avec Korrektur, une attitude politique se dessine. Elle ne va faire que s’affirmer au fur et à mesure que va évoluer le rapport entre la connaissance du monde, l’attitude que les personnages adoptent et adaptent d’une part et l’irritation de l’autre.
81Konrad et Roithamer échouent à faire converger leurs attentes d’une part et leurs découvertes de l’autre. Ils font apparaître les illusions qu’il y a à vouloir faire correspondre représentation et réalité en même temps qu’ils ouvrent une brèche nouvelle. Celle-ci consiste pour l’homme de l’esprit à puiser dans l’irritation la force de penser la réalité, c’est-à-dire de la tenir à distance, de la retourner sans cesse dans la direction opposée. L’équilibre de cet exercice est toujours précaire et dangereux. La voie qu’indiquent Konrad et Roithamer invite à se guérir du désir de saisir ce qu’il y a derrière la réalité ; la réalité reste un bloc compact sans au-delà d’elle-même et qui exige qu’on la pense sans cesse et sur un mode toujours renouvelé. Elle requiert une attitude qui ne peut qu’être esthétique. Pour cette raison l’art lui-même, la culture, s’ils sont indispensables à l’existence comme l’est l’acte de respirer, ne peuvent forcer la vénération ou l’admiration. Roithamer lui-même n’accepte pas l’admiration que lui porte son ami Höller. Le respect est la ligne à ne pas franchir : « Roithamer refusait toujours les marques d’admiration de son ami Höller [...] il n’avait eu de cesse d’expliquer à Höller [...] que les gens s’obstinaient à tomber en admiration alors qu’ils devaient se contenter de montrer du respect »250. La seule attitude juste à adopter doit être iconoclaste, c’est le chemin indiqué et confirmé ensuite dans une étape ultérieure de l’œuvre, Alte Meister. Le même mouvement qui veut faire sortir l’esprit du cachot de ses représentations place ce même esprit en position de rébellion contre la société dans laquelle il est amené à exister. Il oblige cette dernière aux mêmes exigences de lucidité ; les remises en cause auxquelles il contribue vont prendre un tour plus largement politique. Mais avant que l’irritation ne se transmue en méthode d’exaspération, l’œuvre contourne l’aporie d’une connaissance impossible (au sens de co-naissance) et d’un séjour tout aussi problématique dans le monde en se donnant pour tâche de faire retour sur les origines. La démarche revient à maintenir ouverte la blessure de la naissance à défaut de pouvoir la guérir. Plus que tout, il s’agit d’affirmer sa détermination à explorer ses origines comme un archéologue le fait d’un champ de ruines pour les restaurer à partir de ce qu’il sait, observe et dit.
4. Retour sur les origines
82L’édification de soi, comme toute construction, s’appuie sur des fondements clairs et solides ; à cette fin, les personnages bernhardiens tentent de se construire sur un terrain qu’ils analysent au plus profond et sondent sans la moindre concession. Sans chercher à reconstituer la genèse minutieuse, individuelle et psychologique de leur existence, ils ramènent à la surface de leur conscience les événements qui la marquent le plus fortement. Ce qui est retenu de ces événements c’est moins la manière particulière, unique et autobiographique dont ils sont vécus que le traumatisme qu’ils représentent et qui est identique pour chacun d’eux. D’où le retour obsessionnel sur la guerre et sur le nazisme qui deviennent les constituants archétypiques de la conscience bemhardienne, celle des personnages ou de leur auteur. On peut, sans trahir celui-ci faire parler Strauch dans Frost au nom de tous les personnages des romans ultérieurs : « Cette guerre, on ne l’oubliera jamais. Il y aura toujours des gens qui tomberont dessus, où qu’ils aillent »251. Adultes, les personnages butent sans cesse sur cette réalité historique et cette expérience collective qui entache leur passé commun comme une tare indélébile. C’est moins là le signe d’une souffrance qui a dégénéré en pathologie impuissante que la volonté de garder présentes à la conscience les souffrances et les hontes enfouies, précisément pour ne pas refouler les erreurs et fautes humaines à l’origine de la fracture historique la plus irréparable du vingtième siècle. C’est la nature supra-individuelle et historique de cette souffrance qui explique que les personnages ne cherchent pas à en venir à bout par les moyens de la psychanalyse mais exclusivement par la force de leur esprit. Cette explication laisse – il est vrai – entière d’un point psychanalytique, la question même du refus de recourir à cette science comme thérapie. D’un point de vue cognitif, elle scelle une fois de plus l’intime conviction que toute science, jusqu’à nouvel ordre, échoue à rendre vivable l’existence. L’expérience traumatisante de la guerre n’enlève pas à la conscience des personnages bemhardiens le souvenir d’une enfance qui a également été heureuse mais ces deux facettes restent scindées de manière irréconciliable. La partie heureuse de l’enfance précède la fracture historique252 ; elle est présente dans l’œuvre comme un coin d’existence paradisiaque miraculeusement arrachée au temps, et désormais hors de portée, mythique. La partie malheureuse, elle, par contre, constitue le fond avec lequel les personnages ont à se débattre leur vie durant. Elle est le ferment de la catastrophe dans laquelle les êtres sont jetés et abandonnés à leur naissance par des parents jugés totalement irresponsables. Il n’est pas une œuvre de Thomas Bernhard qui n’évoque l’existence comme une calamité suprême : « Les parents savent parfaitement que le malheur qu’ils représentent eux-mêmes, ils le perpétuent dans leurs enfants, ils font preuve de cruauté en faisant des enfants avec lesquels ils alimentent la machine à reproduire l’existence »253. L’exagération caractéristique de la fiction est transformée, on le voit en particulier dans Korrektur, en outil de mise à distance et d’analyse de la souffrance qui remonte à l’enfance. Quant à la maladie physiologique, autre expérience fondamentale de l’archétype bernhardien et humain254, elle est constamment présente dans l’œuvre mais comme un outil qui sert à porter sur l’existence un regard là encore sans concession. Arrachée à son cadre strictement médical et anecdotique, elle sert à traquer les mensonges d’une société qui choisit de la nier ou de l’enfermer dans les frontières de la pathologie pour mieux s’étourdir d’un optimisme mystificateur.
83Louer ou décrier chez Thomas Bernhard l’art du ressassement et de la répétition ne doit pas conduire à occulter les effets recherchés derrières les effets produits. Le faire, c’est passer à côté d’un travail de fouille qui ramène à la conscience ce qu’elle a trop spontanément tendance à évacuer. La répétition trop souvent réduite à son aspect maniaque procède de la volonté de tenir l’âme éveillée en ravivant sans cesse ses blessures ; elle vise à redonner un fond à l’existence, à défaut de pouvoir lui donner un sens et de répondre à un besoin indéracinable de l’homme. L’art de la répétition s’impose en second lieu dans une démarche qui considère l’existence comme un ensemble de faits et qui n’a pas d’autre visée que d’asseoir cette existence sur l’analyse de ces faits. L’impossibilité d’apporter des réponses se retourne en nécessité de poser des questions sur l’origine. Certes, la première tentation, celle du désespoir et du suicide n’est pas écartée : « Pour [Strauch], l’enfance commençait sur le côté gauche d’une rue et montait en pente raide. À partir de là, il avait, disait-il, sans cesse pensé à la chute dans le vide [...] mais interdiction de faire une pareille tentative »255. Ce saut dans le vide qui est envisagé puis repoussé dans Frost, est tenu encore plus à distance dans Verstörung qui prône la « recherche des causes » ; c’est déjà là un début de thérapie à la stricte initiative de l’individu car la société préfère se satisfaire de ces explications toutes faites que les personnages refusent : « Combien de fois on peut, à partir des catastrophes se produisant chez un être humain, conclure à des lésions lointaines, le plus souvent très lointaines, du corps et de l’âme. [...] Aujourd’hui encore, la majorité des médecins ne pratique aucune recherche systématique des causes »256. Konrad se plaint exactement de la même négligence. La recherche des causes ne garantit pas mécaniquement l’authenticité de la démarche ; bien des interrogations sur l’origine donnent lieu elles aussi à des méprises, des réponses toutes prêtes et sans aucune validité : « en pratiquant, dit-il, la prétendue recherche scientifique des causes, domaine où aujourd’hui, il faut bien le dire, on a tendance à mettre tout et n’importe quoi parce que la notion est mal comprise, on découvre toujours seulement des succédanés de causes »257. S’interroger sur les causes et l’origine première des choses n’est pas trouver des causes à des effets constatés. Là encore l’analyse nécessite un travail de correction et de rectification incessant : « tenter continuellement d’arriver aux causes, et des causes, arriver aux effets de ces causes, constater qu’avec l’acuité de la pensée et du sentiment d’une part, avec l’hypocrisie de la pensée et du sentiment d’autre part, rien ne se laisse appréhender et expliquer complètement »258. Les explications avancées n’ont aucune valeur dans l’absolu, mais elles sont à trouver dans un rapport à reconsidérer sans cesse entre une réalité, un individu et sa nature, son caractère ; elles n’ont pas de valeur universelle et applicable à tous. Mais ce relativisme-là est d’ordre esthétique et ne se réfère nullement à une vérité première et absolue dont le sceptique pourrait admettre avec résignation ou avec prudence qu’elle est inaccessible. Il s’agit de pratiquer un véritable travail d’archéologue, toujours prêt à redéfaire et à reconstituer les carroyages en fonction des données nouvelles. À partir de Korrektur, la volonté de revenir sur ce qui fait le fond de l’existence s’affirme de plus en plus nettement. Il faut dégager le terrain sur lequel va opérer une science de la nature revue et corrigée. Roithamer n’envisage pas la construction du cône indépendamment d’une analyse de tout ce qui a trait à Altensam et au « cachot de l’enfance »259. Comme le fait remarquer J.Y. Lartichaux, c’est exactement la même année que Thomas Bernhard publie Korrektur (1975) et inaugure avec Die Ursache une série autobiographique.
84Depuis Frost, la volonté de sortir de soi, de transformer l’irritation en anticorps et de s’affirmer contre le monde tout en le prenant à parti, se peaufine. En même temps que l’écriture retrace, voire réinvente parfois une biographie ou la relit tout simplement260, aboutissement non point nécessaire mais néanmoins logique d’une démarche archéologique, elle donne des mots et des lettres au corps et du corps aux lettres, rapproche l’auteur de ses personnages, le réel du fictif ; elle délimite un champ de liberté, plus précisément une forêt du type « Kobernaußerwald ». Cette forêt devient champ d’action parce que la littérature n’y est pas plus déconnectée de la réalité que les mots ne sont éloignés de l’arbre. On s’entraîne certes dans cette forêt à une pensée qui disjoint et écarte des certitudes et représentations qui reposent sur des mirages ; la pensée y est toujours à la limite du déséquilibre, précisément parce que la réalité dont elle part la contraint à chercher sans cesse un nouvel équilibre. Mais la pensée ne bute, ne s’obstine et ne s’aventure dans l’inconnu que parce que la résistance que la réalité lui oppose est forte. Sans être salvatrice, l’écriture devient planche de salut provisoire ; elle permet d’interroger non seulement les rapports d’un individu à l’environnement dont il est issu et qui l’a façonné mais encore tout ce qui contribue à le construire (ou le détruire) et qui dépasse le cadre strictement individuel, à savoir l’art, la culture et la politique. L’irritation doit se mettre à pied d’œuvre et devenir irritante si elle veut être opérante ; la suite de l’œuvre montre surtout qu’elle gagne en efficacité en apprenant à rire et à se caricaturer elle-même.
Notes de bas de page
1 7. « Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen ». Ludwig Wittgenstein. Tractatus logico-philosophicus, Suhrkamp. 1984. p. 84.
2 « Wahrheitsfanatiker », cf. Das Kalkwerk, p. 13.
3 « Was dieses Land […] betreffe, so könne man ja in ihm, um existieren und um auch nur immer einen einzigen Tag weiterzukommen, niemals die Wahrheit sagen, zu keinem und zu und über nichts, denn nur die Lüge bringe in diesem Land alles vorwärts ». Das Kalkwerk, p. 98.
4 « Vor allem bin ich ein Lügner ». Frost, p. 313.
5 « Und wie anders wird sich alles darstellen, wenn ich es mir aus dem, was ich da aufschreibe, herauslese. Alles ganz anders. Denn das Aufgeschriebene stimmt nicht. Kein Aufgeschriebenes stimmt ». Idem, p. 129
6 « Unsere ganze Existenz als eine einzige bodenlose Fälschung und Verfälschung unserer Natur korrigieren ».
7 « Die Natur ist gegen mich […]. Unsere Existenz besteht darin, fortwahrend gegen die Natur zu sein und gegen die Natur anzugehen [...], weil die Natur stärker ist als wir, die wir uns zu einem Kunstobjekt gemacht haben aus Übermut ». Der Untergeher, p. 117.
8 « es ist auch nicht möglich, vollständig zu verstummen ». Verstörung, p. 146.
9 « Er, Roithamer, habe sich von Altensam niemals entfernen müssen, er habe sich nur zeitlebens bemüht, sich Altensam zu nähern, sich dort verständlich zu machen, wo Verständlichmachung immer unmöglich und eine wahnsinnige Idee gewesen war und immer unmöglich sein wird ». Korrektur, p. 193.
10 « „Ich rede über den Tod“ ohne zu wissen, was der Tod ist, was das Leben ist, was das alles ist […] alles, was ich tue, tue ich nichtswissend ». Frost, p. 311.
11 « Wir wollen etwas Zureichendes sagen, dachte ich augenblicklich, und sagen etwas vollkommen Unzureichendes, ja etwas Peinliches, Widerwartiges, Dummes ». Holzfällen, p. 313.
12 « Die ganze Zeit rede ich von Geisteswissenschaften und weiß nicht einmal, was diese Geisteswissenschaften sind, habe keine Ahnung davon, sagte er, dachte ich, rede von Philosophie und habe keine Ahnung von Philosophie, rede von Existenz und habe keine Ahnung davon ». Der Untergeher, p. 95-96.
13 « Aber es ist alles Unsinn, was wir reden […] gleich, was wir sagen, es ist Unsinn und unser ganzes Leben ist eine einzige Unsinnigkeit ». Idem, p. 98-99.
14 Cf. Jacques Le Rider, « Une lettre » de Lord Chandos, dans Hugo von Hofmannsthal. Historisme et modernité. Paris, PUF. 1995, p. 73-95.
15 « Das Zitieren geht mir auf die Nerven. Aber wir sind eingeschlossen in eine fortwährend alles zitierende Welt, in ein fortwährendes Zitieren. das die Welt ist ». Verstörung, p. 140.
16 « Wir kommen auf nichts Neues. Wie wir in den Wissenschaften auf nichts Neues kommen. Alles ist vorgeschrieben ». Idem, p. 150.
17 Cf. Frost. p. 137.
18 « Aber jede Vorstellung sowie jede Vorstellung einer Vorstellung sei in jedem Falle immer eine irrtümliche, emiedrigende […] Das Tatsächliche sei tatsächlich immer anders, das Gegenteil ». Das Kalkwerk, p. 27.
19 « ... und ich habe erkennen müssen, daß alles, das ich in dem Manuskript beschrieben habe, anders ist, daß immer alles anders ist, als beschrieben, das Tatsächliche anders als das Beschriebene […] Und ich habe […] zu korrigieren angefangen gehabt und dann nach und nach alles korrigiert und schließlich eingesehen, daß nichts ist wie es tatsächlich ist ». Korrektur, p. 355.
20 « Nichts ist für ihn fest. Alles ist verwandlungsfähig, Teil in einem Ganzen, die vermutlich zu einem Überganzen gehören, das er aber nicht im geringsten kennt. So ist jede seiner Antworten eine Teilantwort, jedes seiner Gefühle nur eine Ansicht, und es kommt ihm bei nichts darauf an, was es ist, sondern nur auf irgendein danebenlaufendes „wie es ist“ ». Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, Rowohlt Band 1, 1978, p. 65.
21 « Die Todeskrankheit macht den von ihr Befallenen vor, sie seien eine Welt für sich. Dieser Täuschung verfallen die Todeskranken, die Todkranken, und sie leben von da an in dieser Täuschung, [...], in der Scheinwelt ihrer Todeskrankheit, nicht mehr in der Welt der Wirklichkeit ». Frost, p. 229.
22 Cf. Korrektur, p. 237.
23 « [...] der Mensch kann sich von gar nichts befreien, er verläßt den Kerker, in den er hineingezeugt und hineingeboren worden ist, nur im Augenblick seines Todes [...] und immer wieder [machen wir] den Versuch, diese Welt nach unseren Vorstellungen zu verandern […], so daß wir nach einiger Zeit sagen können, wir leben in unserer Welt, nicht in der uns vorgegebenen ». Idem, p. 237.
24 « Aber wenn ich gefragt werde, ich werde aber gar nicht gefragt, was für ein Leben mein Leben ist, sage ich : mein Leben. Folgerichtige Existenzen ! sage ich. [...] Ich habe andauemd Angst, daß ich gefragt werde, was für ein Leben mein Leben ist, obwohl ich weiß, daß mich niemals ein Mensch fragen wird, was für ein Leben mein Leben ist. Diese Frage kann mir gar nicht gestellt werden ». Verstörung, p. 165.
25 « Die Menschen stehen immer auf einem Punkt, auf dem es sinnlos ist, zu sein. Und es gibt, sagte er, überhaupt kein Praktisches, nur Theoretisches ». Verstörung, p. 164.
26 « Am Ende, wenn wir unser Ziel erreicht haben, gleich was für ein Ziel, auch wenn dieses Ziel ein sogenanntes Baukunstwerk ist, sind wir darüber Erschrockene » Korrektur, p. 275.
27 « Die Idee fordert von uns, daß wir sie verwirklichen ». Idem, p. 271.
28 « Jede Konstellation komme einmal im richtigen Augenblick […] Ist der Zeitpunkt da, gehört er ausgenützt, und es habe ihm einfach bis jetzt die Möglichkeit gefehlt, den Zeitpunkt auszunützen […], aber in jedem Menschen […] sei einmal alles möglich und dieses einmal alles möchte er ». Das Kalkwerk, p. 189-190.
29 « Aber in Wahrheit ist es seit Kant keinem einzigen mehr gelungen, das Museum zu lüften [...] Seit Kant ist die Welt eine ungelüftete Welt ! Und die Wissenschaft macht es der Philosophie nach, ordnet den durchaus bekannten Wahnsinn ». Verstörung, p. 164.
30 Cf. le récit Ungenach.
31 « Es könnte ja sein, daß der Mensch nichts ist als ein Beobachter der Natur, nicht ihr Beurteiler, wozu er kein Recht hat ». Ungenach, p. 89.
32 « Wir fragen, aber wir bekommen keine Antwort. Wir fragen immer wieder. Wie das ganze Leben nur aus Fragen besteht, weil wir immer wieder nur, da wir zwar fragen, aber keine Antwort bekommen. existieren. Die Tatsache, daft ich existiere, weil ichfrage, keine Antwort bekomme » (souligné par nous). Idem, p. 89.
33 Pierre Hadot, Études de philosophie ancienne, Les belles lettres, Paris 1998, p. 9-10.
34 « Denn freilich sind wir doch alle dazu verurteilt zu denken, es sei überhaupt nichts wirklich ». Verstörung, p. 167.
35 « Versuchen wir es, sagen die frühen Jahrhunderte, philosophisch, versuchen wir es praktisch, die späteren » Idem.
36 « versuchen wir es praktisch-philosophisch, sagt die Natur ». Ibid., p. 167.
37 « […] aber das Wichtigste habe ihm gefehlt : Furchtlosigkeit vor Realisierung, vor Verwirklichung, Furchtlosigkeit einfach davor, seinen Kopf urplötzlich von einem Augenblick auf den anderen auf das rücksichtsloseste um- und also die Studie auf das Papier zu kippen ». Das Kalkwerk, p. 211.
38 Aldo Gargani, L’étonnement et le hasard, trad. de l’italien par J.-P. Cometti et J. Hansen, Chemin de ronde, Éditions de l’éclat, 1988, p. 53.
39 « Die ihm angeborene Tendenz, zu studieren, das heißt, alles zu studieren, habe ihm aber schon sehr früh ermöglicht, durch dieses Studieren von Altensam, Altensam zu durchschauen und dadurch sich selbst zu durchschauen und zu erkennen und zu handeln ». Korrektur, p. 193-194.
40 « Wir können nicht immer in der höchsten Intensität existieren ». Korrektur, p. 361.
41 « Eines Tages, in einem einzigen Augenblick, durchstoßen wir die äußerste Grenze, aber der Zeitpunkt ist noch nicht da. Wir kennen die Methode, aber den Zeitpunkt kennen wir nicht ». Idem, p. 362.
42 « Immer zu weit gegangen, so Roithamer, damit sind wir immer an die äußerste Grenze gegangen. Aber durchstoßen haben wir sie nicht. Wenn ich sie einmal durchstoßen habe, ist alles vorbei […]. Wir sind immer auf den bestimmten Zeitpunkt bezogen ». Ibid., p. 362-363.
43 « Versuchen wir es, sagen die frühen Jahrhunderte, philosophisch, versuchen wir es praktisch, die späteren, versuchen wir es praktisch-philosophisch sagt die Natur ». Verstörung, p. 167.
44 « Wir sind immer auf den bestimmten Zeitpunkt bezogen. Ist der Zeitpunkt da, wissen wir nicht, daß der Zeitpunkt da ist, aber es ist der richtige Zeitpunkt ». Korrektur, p. 363.
45 Cf. Maurice Blanchot, La part du feu, Gallimard 1949, p. 15.
46 « Das Ende ist kein Vorgang. Lichtung ».
47 « wenn es möglich wäre, einmal alles, auch alles mich Betreffende, sowie alles die anderen Betreffende mir einmal in einem einzigen Gedanken klar zu machen, dann bedeutete das naturgemäß ein Verständnis ». Ungenach, p. 48, trad. fr. de Jean-Claude Hémery et Eliane Kaufholz, Ungenach, dans Amras et autres récits, Paris, Gallimard. 1987, p. 190.
48 « Schließlich müsse er jetzt […] einsehen, daß er sage und schreibe zwei oder gar drei Jahrzehnte lang vergeblich auf den idealen Moment, die Studie niederschreiben zu können, gewartet habe […] kurz vor dem Unglück […] soll Konrad zu Fro gesagt haben, sei er sich der Tatsache bewußt, daß es überhaupt keinen idealen, geschweige denn idealsten Augenblick […] gebe ». Das Kalkwerk, p. 210.
49 « Sehen Sie, meine Poesie, die die einzige Poesie ist und also folglich auch das einzige Wah-re, […] diese meine Poesie ist immer nur in der Mitte ihres einzigen Gedankens, der ganz ihr gehört, erfunden. Diese Poesie ist augenblicklich. Und also ist sie nicht ». Frost, p. 253.
50 « Der Bach ist zu, der Frühling ist zu, der Sommer ist zu, der Winter ist zu, Menschen, Tiere, Empfindungen, alles […] das gesprochene Wort, das die Welt einfach abschließt ». Amras, p. 83.
51 « Es ist alles Lüge, was gesagt wird, das ist die Wahrheit, geehrter Herr, die Phrase ist unser lebenslänglicher Kerker ». Watten, p. 23.
52 « Man versuche durch alle möglichen Schliche die Natur zu hintergehen und stehe immer wieder vor der Natur, die aber kein Rätsel sei [...] Man beherrsche nichts, mißbrauche alles ». Das Kalkwerk, p. 117.
53 « Warum schreibe ich Bücher ? Aus Opposition gegen mich selbst plötzlich, und gegen diesen Zustand – weil mir Widerstande, […] alles bedeuten... Ich wollte eben diesen ungeheuren Widerstand, und dadurch schreibe ich Prosa ». Drei Tage, dans Der Italiener, p. 86.
54 « ... Furchtlosigkeit davor, seinen Kopf […] um- und […] auf das Papier zu kippen ». Das Kalkwerk, p. 211.
55 « Das Ende ist kein Vorgang. Lichtung ». Korrektur, p. 363.
56 « Eine Frage des Augenblicks, wie ja alles eine Frage des Augenblicks sei ». Das Kalkwerk, p. 89.
57 « Von Rom aus, wo ich jetzt wieder bin und wo ich bleiben werde, schreibt Murau (geboren 1934 in Wolfsegg, gestorben 1983 in Rom), dankte ich ihm für die Annahme ».
58 Pierre Hadot, Études de philosophie ancienne, op. cit., p. 10.
59 Aldo Gargani, L’Étonnement et le hasard, op. cit, p. 14.,
60 A. Gargani, L’étonnement et le hasard, op. cit, p. 25.
61 « Ailes ist immer in allen Köpfen ». Verstörung, p. 139.
62 « Außerhalb der Köpfe ist nichts », Idem.
63 « Ich dachte [zuerst] nichts Gutes von dem Mann, denn augenblicklich schaute ich durch ihn, ja schon in dem Augenblick, in welchem er in das Vorhaus eingetreten war, wie durch eine plötzlich in mein Vorhaus eingetretene Tragödie durch, durch das zuerst lebens–, dann sogar überlebensgroße Klischee einer menschlichen Urtragödie, die Zehetmayer heißt, Augustin Zehetmayer ». Verstörung, p. 79.
64 A. Janik et S. Toulmin, Wittgenstein – Vienne et la modernité, Puf/Perspectives critiques, 1978.
65 « und ich hatte augenblicklich den Eindruck gehabt […], daß ein kranker Mensch in mein Haus eingetreten ist, daß ich es mit einem kranken Menschen zu tun habe ». Verstörung, p. 80.
66 « daß es ja auch ihm ein Rätsel sei, warum er sich um die Stelle bewerbe ». Idem, p. 82.
67 « Die Wirklichkeit stellt sich mir immer als grausige Darstellung aller Begriffe dar ». Verstörung, p. 167.
68 « daß das Bild der Welt, gleich wie und warum immer von uns zerstört wird, daß alle Bilder immer von uns zerstört werden ». Idem, p. 168.
69 « Die Wirklichkeit stellt sich mir immer als grausige Darstellung aller Begriffe dar. Theatralische Effekte, denke ich immer, auf der Flucht vor dem Denken, denke ich immer. Denn freilich sind wir doch alle dazu verurteilt, zu denken, es sei überhaupt nichts wirklich ». Verstörung, p. 167.
70 Friedrich Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft, Band 3, éd. cité, p. 353-651, aphorismes 256, 307, 348, 349.
71 « Die Vemunft […] ist diktatorisch, es gibt keine republikanische Vernunft ». Verstörung, p. 168.
72 « Mein Bewußtsein ist immer augenblicklich vollkommen kategorisch, hypothetisch, disjunktiv ». Idem, p. 168.
73 Cf. J. Bouveresse, Wittgenstein : La rime et la raison. Éditions de Minuit, 1973, p. 14.
74 « Servus und es ist alles egal, hatte er zum Abschluß gesagt, als ob ich das gesagt hätte. Mein besonderes Kennzeichen heute ist die Gleichgültigkeit, und es ist das Bewußtsein der Gleichwertigkeit alles dessen, das jemals gewesen ist und das ist und das sein wird ». Der Keller, p. 118.
75 « Es sind immer wieder nur Menschen mit allen ihren Schwächen und mit ihrem körperlichen und seelischen Schmutz an jedem neuen Tag. Es ist gleich, ob einer mit einem Preßlufthammer oder an einer Schreibmaschine verzweifelt. Nur die Theorien verstümmeln, was doch so klar ist, die Philosophien und die Wissenschaften insgesamt, die sich der Klarheit in den Weg stellen mit ihren unbrauchbaren Erkenntnissen ». Der Keller, p. 119.
76 « Unsere Lehrer haben uns gelassen. Es gibt keine zukünftigen Lehrer und die vergangenen sind tot ». Verstörung, p. 167.
77 « An manchen Menschen, sagte der Fürst, sieht man, daß alles an (und in) ihnen nur ein Theoretisches ist, bei anderen ist es weder ein Theoretisches noch ein Praktisches, das sie andauernd verursacht. Was dann ? Die Möglichkeit aber, praktisch zu sein, hat kein Mensch jemals ». Idem, p. 167.
78 « Wir fühlen, daß, selbst wenn alle möglichen wissenschaftlichen Fragen beantwortet sind, unsere Lebensprobleme noch gar nicht berührt sind. Freilich bleibt dann eben keine Frage mehr ; und eben dies ist die Antwort ». Wittgenstein : Tractatus 6.52, p. 85.
79 Voir à ce propos, l’analyse de Jacques Bouveresse dans Wittgenstein : la rime et la raison, op. cit., p. 73-115 et p. 229.
80 Pierre Hadot, Études de philosophie ancienne, op. cit., p. 207-215.
81 Idem, p. 211.
82 Verstörung, p. 167.
83 Verstörung, p. 110.
84 Idem, p. 111.
85 Ibid., p. 111.
86 Cité par Hermann Dorowin, Zur jüngsten Prosa Bernhards, dans In Sachen Thomas Bernhard, p. 172.
87 Idem, p. 172.
88 Verstörung, p. 115.
89 Ses réflexions le plongent brusquement dans « le labyrinthe de sa famille », de toute « l’engeance des Saurau », dont « les cris d’horreur » retentissent à ses oreilles. Idem, p. 115.
90 Verstörung, p, 114.
91 Verstörung, p. 103.
92 Stifter l’a pressenti et Thomas Bernhard l’admire pour cela mais Stifter a également voulu préserver l’image d’une nature idyllique à laquelle Thomas Bernhard ne peut adhérer.
93 Cf. à ce sujet l’analyse de Aldo Gargani dans La phrase infinie de Thomas Bernhard, Éditions de l’éclat. 1990, en particulier p. 41 et 42 où l’auteur analyse le danger pour Saurau de redevenir pur cerveau.
94 « Dem Zuhörer wird immer gesagt, was er weiß, aber nicht versteht. Wir aber verstehen sehr viel, was wir nicht wissen ». Verstörung, p. 170.
95 Nous nous référons ici à l’analyse que fait Aldo Gargani dans L’étonnement et le hasard. Éditions de l’Éclat. 1988, p. 13.
96 En 1975 paraît Die Ursache.
97 Dans Jean-Michel Besnier, Histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Grasset, 1993, p. 304.
98 « 2.17. Was das Bild mit der Wirklichkeit gemein haben muß, um sie auf seine Art und Weise – richtig oder falsch – abbilden zu können, ist seine Form der Abbildung ». Wittgenstein, Tractatus, op. cit., p. 15. (« Ce que l’image doit avoir en commun avec la réalité pour la représenter à sa manière – correctement ou incorrectement – c’est sa forme de représentation »). Idem, traduction française Gilles Gaston, Granger, Gallimard, p. 39.
99 « 2.172. Seine Form der Abbildung aber kann das Bild nicht abbilden ; es weist sie auf », Idem, p. 16. (« Mais sa forme de représentation, l’image ne peut la représenter ; elle la montre », idem, p. 39) et « 2. 174. Das Bild kann sich aber nicht außerhalb der Form seiner Darstellung stellen », Ibid, p. 16, (« Mais l’image ne peut se placer en dehors de sa forme de figuration », Ibid, p. 39).
100 Cf. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie. Cahiers du Cinéma. Gallimard Seuil, 1980.
101 « Wir sehen, daß in dem Maße. als, in der organischen Welt, die Reflexion dunkler und schwächer wird, die Grazie darin immer strahlender und herrschender hervortritt. Doch so wie sich der Durchschnitt zweier Linien, auf der einen Seite eines Punktes, nach dem Durchgang durch das Unendliche, plötzlich wieder auf der anderen Seite einfindet, oder das Bild des Hohlspiegels, nachdem es sich in das Unendliche entfernt hat, plötzlich wieder dicht vor uns tritt : so findet sich auch, wenn die Erkenntnis gleichsam durch ein Unendliches gegangen ist, die Grazie wieder ein ; so, daß sie, zu gleicher Zeit, in demjenigen menschlichen Körperbau am reinsten erscheint, der entweder gar keins, oder ein unendliches Bewußtsein hat, d.h. in dem Gliedermann, oder in dem Gott ». Kleist, Ein Lesebuch für unsere Zeit, Aufbau Verlag, 11. Auflage 1990, p. 367, 368. Traduit de l’allemand par J. Outin, Édition Mille et une nuits, 1993, p. 20.
102 La notion d’univers « cinématographique » et empruntée à Favrholdt – critique de Wittgenstein – est reprise par Jacques Bouveresse dans Wittgenstein : La rime et la raison, op. cit., p. 45.
103 II s’agit des lieux que l’on vient de citer ou encore du pavillon de chasse de Wertheimer à Traich dans Der Untergeher, l’orangerie de Wolfsegg- la liste n’est pas exhaustive.
104 « Menscheneinöde innen und außen », voir à ce propos : Wolfgang Maier, Die Abstraktion vor ihrem Hintergrund gesehen, dans Über Thomas Bernhard, p. 11-23, hrsg. von Anneliese Botond, Suhrkamp Verlag, 1970, p. 11-12.
105 Karin Bohnert, Eine Interpretation des Romans « Das Kalkwerk » von Thomas Bernhard, Wien 1976.
106 Manfred Jurgensen, Thomas Bernhard. Der Kegel im Wald oder die Geometrie der Verneinung, Peter Lang Verlag, Bern 1981.
107 Cf. August Obermayer, « Der Locus terribilis in Thomas Bemhards Prosa » dans Bernhard. Anndherungen, p. 215-227, Hrsg. M. Jurgensen, Francke Verlag, Bern 1981.
108 Manfred Jurgensen, Die Sprachpartituren des Thomas Bernhard, dans Bernhard. Annäherungen, Hrsg. von Manfred Jurgensen, Francke Verlag, Bern 1981.
109 Christoph Meister veut s’attacher à étudier l’espace de la narration (« erzählter Raum »).
110 Eva Marquardt dit s’attacher à une « detaillistische Perspektive » (une perspective focalisée sur le détail), Gegenrichtung, op. cit., p. 78.
111 Josef Donnenberg : Gehirnfähigkeit der Unfahigkeit der Natur. Zu Sprache, Struktur und Thematik von Thomas Bernhards Roman Verstörung, dans Gerlinde Weiss und Klaus Zelewitz (Hrsg.), Peripherie und Zentrum. Studien zur österreichischen Literatur. Festschrift für Adalbert Stifter, 1971, p. 13-42.
112 « Wenn Bernhard bekennt : „Ich bin Musil verfallen“, so ist das keine seiner All-Behauptungen und Beliebigkeits–Ausweitungen. Claudio Magris spricht im Zusammenhang mit Bernhards Figuren von einer hier selbstverständlich umgekehrten Musil’schen „Utopie des exakten Lebens“ » ; dans Karlheinz Rossbacher : Quänger– Quartett und Forellen –Quintett. Prinzipien der Kunstausübung bei Adalbert Stifter und Thomas Bernhard, p. 78, dans In Sachen Thomas Bernhard, Athenäum, 1983.
113 « Der unserem Onkel gehörende Turm ist uns in diesen zweieinhalb Monaten eine vor dem Zugriff der Menschen schützende, vor den Blicken der immer nur aus dem Bösen handelnden und begreifenden Welt bewahrende und verbergende Zuflucht gewesen ». Amras, p. 7.
114 Idem, p. 7.
115 « Wir liebten alles im Zuhause des Anderen und haßten in Wirklichkeit schon früh alles in unserem eigenen Zuhause […]. Den Irrtümern zuhause ausgeliefert, waren wir [...] immer in einem Zustand der äußersten Irritation gewesen ». Korrektur, p. 82.
116 « Alors que moi-même je n’avais quasiment pas de contact avec mon père, Roithamer, pour sa part, entretenait avec mon père le meilleur contact qui soit (« Während ich selbst kaum Kontakt zu meinem Vater hatte, […] hatte Roithamer zu meinem Vater den besten Kontakt »). Idem, p. 80-81.
117 « Und es war oft vorgekommen. daß sich unser Weg, der seine herunter nach Stocket, der meinige hinauf nach Altensam, kreuzten, an derselben Stelle kreuzten, wo die Mitte des Weges ist, in der Waldlichtung ». Korrektur, p. 83.
118 Idem, p. 82.
119 « Er hatte sich immer wieder in kurzen Prosastücken geübt, in Beschreibungen der Natur, um durch diese Beschreibungen Perfektion in seinem wissenschaftlichen Denken erlangen zu können, fortwährend in Innen und Außen der Natur zu denken ». Ibid., p. 84.
120 Korrektur, p. 85.
121 « Gem hätte ich dieses Prosastück über die Lichtung zwischen unserem Dorf und Altensam wieder einmal gelesen, aber ich fürchte, daß dieses Prosastück, […], verlorengegangen ist ». Idem, p. 83-84.
122 Roithamer évoque sans cesse dans les notes qu’il a laissées « tout ce qui tient à Altensam », Altensam étant le lieu de ses origines, le point d’ancrage de sa famille ainsi qu’un chiffre pour l’Autriche.
123 Bernhard Sorg s’interroge sur la fin énigmatique du roman ; il tente de l’élucider en la mettant en relation avec le mystique que Wittgenstein oppose dans le Tractatus au dicible qui ne se laisse pas réduire à la logique des propositions et échappe totalement à celle-ci. Dans Bernhard Sorg, Thomas Bernhard. Beck’sche Reihe, 1992, p. 96-111.
124 « Wie hatten wir, waren wir nicht von unserem Onkel nach Amras in den Turm gebracht worden, in Innsbruck und unter den Menschen zu leiden gehabt, […] und auch im Irrenhaus unter den dort noch immer herrschenden Zuständen ». Amras, p. 25-26.
125 Idem, p. 33.
126 Pascal, Pensées 205 [139], op. cit., p. 1138-1139.
127 « An Hollhof. Geehrter Herr, ich schicke Ihnen heute die von Ihnen verlangte Auswahl der von Walter im Turm verfaßten. von ihm mir verheimlichten, von mir unter unseren Stroh-säcken aufgefundenen Schriften ». Amras, p. 54. (« À Hollhof. Monsieur, je vous adresse aujourd’hui l’échantillon réclamé par vous des écrits rédigés par Walter dans la tour, dont il m’avait caché l’existence et que moi-même j’ai découverts au-dessous de nos couches de paille »).
128 « weil man weiß, daß es ganz einfach keinen Ausweg mehr gibt, […], schließlich das Elternhaus im Elternort und in der Eltemlandschafl wieder aufzusuchen, den sogenannten Rettungsort. Tatsächlich wäre seiner Frau immer Toblach als der idealste Rettungsort unter allen anderen Rettungsorten im Gedächtnis gewesen ». Das Kalkwerk, p. 17.
129 « Vor allem beschaftigte uns im Turm unsere Kindheit, die wir mit der Katastrophe verloren hatten... sie lag für uns hinter einem finsteren Wald von Enttauschungen, durch den es keinen Rückweg mehr gab ». Amras, p. 36-37.
130 « [Ich dachte], daß es doch sinnlos wäre, die Kindervilla […] herzurichten, aus ihr wieder die Kindervilla zu machen, die sie einmal gewesen ist uns Kindern, dachte ich, das ist aber absurd, nur daran zu denken, denn die Kindheit läßt sich nicht mehr herrichten ». Auslöschung, p. 597-598.
131 « Die Schnörkel, die, bevor er das Kalkwerk gekauft habe, da und dort am ganzen Kalkwerk gewesen wären, Kennzeichen zweier geschmackloser Jahrhunderte, habe er […] entfernen lassen. […]. Alles vereinfacht ». Das Kalkwerk, p. 19.
132 Idem, p. 33.
133 « einmal bohrten wir unsere Körper unter die Apfelhaufen, unter die Bimenberge, hinein in das Modrige, Faule […] als wünschten wir in solcher Art Sinnenverkrüppelung langsam zu ersticken ». Amras, p. 22.
134 « Durch die Böden und Mauern waren wir auf das engste mit der gesamten Natur […], waren wir eingeweiht in die Schöpfungsvorgänge, in die Willensstärke der ganzen Materie ». Idem, p. 29.
135 « uns zwei in den Turm eingesperrten Köpfen, Gehimen, uns, die wir zeitlebens in Hochgebirgsfiebern alles ausnahmslos zu zerfühlen und zu zerdenken hatten ». Ibid., p. 33.
136 Das Kalkwerk, p. 15.
137 Idem, p. 15.
138 Ibid., p. 49.
139 Ibid., p. 40.
140 Ibid., p. 42-43.
141 Ibid., p. 64-65.
142 Das Kalkwerk, p. 66.
143 Idem, p. 24-25.
144 « Man darf nicht nur Arzt und man darf nicht nur Philosoph sein, wenn man sich eine Sache wie das Gehör vomimmt und an sie herangehe. Dazu müsse man auch Mathematiker und Physiker und also ein vollkommener Naturwissenschaftler und dazu auch noch Prophet und Künstler sein un das ailes im höchsten Maße sein ».
145 Ibid., p. 65.
146 In Sachen Thomas Bernhard, Hrsg. von K. Bartsch, D. Goltschnigg, G. Melzer, Athenäum, 1983, p. 42 à 67.
147 Das Kalkwerk, p. 92.
148 Idem, p. 15-16.
149 Ibid., p. 57.
150 « heute weiß ich, das Kalkwerk hat mir restlos die Möglichkeit genommen. die Studie niederzuschreiben ». Ibid., p. 165.
151 « Im Grunde sei es nichts anderes als : man setze sich hin und schreibe auf, was man aufzuschreiben habe. Ist der Zeitpunkt da, gehört er ausgenützt, und es habe ihm einfach bis jetzt die Möglichkeit gefehlt, den Zeitpunkt auszunützen ». Das Kalkwerk, p. 189.
152 « Das Tatsächliche sei tatsächlich immer anders, das Gegenteil, immer das Tatsächliche, tatsächlich. Daß wir aus Täuschungen existieren und aus nichts sonst, sei nicht unbedingt auszusprechen ». Idem, p. 27.
153 « Man versuche durch alle möglichen Schliche die Natur zu hintergehen und stehe immer wieder vor der Natur, die aber kein Rätsel sei ». Das Kalkwerk, p. 117.
154 Wittgenstein, dans le Tractatus, note à la proposition 6.5 : « Das Rätsel gibt es nicht » (« il n’y a pas d’énigme »). Op. cit., p. 84.
155 « Die Natur braucht das Denken nicht, nur der menschliche Hochmut denkt sein Denken ununterbrochen in die Natur hinein », Gehen, p. 10.
156 Idem, p. 23.
157 « Denkkammer », ibid., p. 23.
158 « denn es muß ihm klar gewesen sein, daß er das Manuskript über den Kegel und seine Umstände und Zusammenhänge jetzt und zwar sofort nach dem Tode der Schwester zuende zu führen habe ». Korrektur. p. 17, p. 86.
159 Idem, p. 217.
160 « Und erst, wenn ich das Wesen dieses Menschen studiert habe und in diesem Studium so weit gekommen bin, daß ich das Wesen dieses Menschen erfaßt habe […], bin ich mir im klaren, wie ich baue und aus welchem Material ich baue ». Ibid., p. 216.
161 « Die Studie […] hatte er, indem er durch totale Korrekturen, so er selbst, ihren Sinn in sein Gegenteil verkehrte. vollendet ». Korrektur, p. 86.
162 « ein Geistesgegenteil ». Idem, p. 86.
163 Ibid., p. 122.
164 Dans Bernhard Leitner, The Architecture of Ludwig Wittgenstein, Academy Éditions, 1995, p. 32.
165 « Mein Haus für Gretl ist das Produkt entschiedener Feinhörigkeit, guter Manieren, der Ausdruck eines großen Verständnisses (für eine Kultur. etc.), aber das ursprüngliche Leben. das wilde Leben. welches sich austoben môchte. fehlt. Man könnte also auch sagen, es fehlt ihm die Gesundheit ». Cité dans Wittgenstein, Kurt Wuchterl, Adolf Hübner, Bildmonographien, Rororo, 1979, p. 102.
166 Dans Françoise Aubry, Conservateur, Musée Horta, Saint-Gilles, 1996, p. 13.
167 Cf. Paul Valéry, Œuvres, Tome II, Dialogues, Eupalinos, La Pléiade, p. 142.
168 Idem, p. 143.
169 Paul Valéry, Eupalinos, op. cit., p. 144.
170 H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 155-158.
171 Paul Valéry, Eupalinos, op. cit., p. 126.
172 Idem, p. 126.
173 « Wir denken, wir bauen ein Bauwerk, ein Kunstwerk, aber es ist ein anderes, das wir gebaut haben ». Korrektur, p. 345.
174 « Zur stabilen Stützung eines Körpers ist es notwendig, daß er mindestens drei Auflagepunkte hat, die nicht in einer Geraden liegen ». Idem, p. 347.
175 « Mit zunehmender Irritation mußte ich immer exakter denken und handeln ». Ibid., p. 350.
176 Ibid., p. 99.
177 « Aber der Höller kann sich nicht erinnern, woher er die Idee, sich das Höllerhaus zu bauen. hat ». Ibid., p. 186.
178 Korrektur, p. 174.
179 Idem, p. 167.
180 Ibid., p. 185-192.
181 Korrektur, p. 130.
182 « Ma chance fut d’être, aussi longtemps que la construction a duré, dans un état ininterrompu d’opposition inflexible à tout et d’y avoir persévéré ». (« ich hatte die Ausdauer und ich hatte das Glück, während des ganzen Kegelbaues in den ununterbrochenen Zustand der Unnachgiebigkeit gegen alles zu sein »). Idem, p. 352.
183 Cf. Paul Valéry, Eupalinos, op. cit., p. 86.
184 Étymologiquement, le terme « Ort » (lieu) signifie « Spitze, Endpunkt », « pointe extrême ; extrémité, point final » dans Etymologisches Wörterbuch des Deutschen, Wolfgang Pfeifer, Akademie Verlag. 1993.
185 Frost, p. 71.
186 Cf. le chapitre intitulé Das Hundgekläff dans Frost, p. 150-153.
187 Das Kalkwerk, p. 15.
188 « Er benutzte sein Erbe […], er hatte kein schlechtes Gewissen […] in Anbetracht dieses riesigen Volksvermögens, das tatsächlich von den Politikem fur ihre nutz- und sinnlosen Zwecke vemichtet wird ». Korrektur, p. 47.
189 Jean-Yves Lartichaux repère un découpage en quatre parties dans l’œuvre de Thomas Bernhard. Il voit dans les quatre premiers romans un premier groupe d’ouvrages centré sur le thème de la nature ; viennent ensuite les œuvres autobiographiques puis les romans centrés autour du thème de l’art et enfin le véritable chef d’œuvre, l’œuvre maîtresse, toujours selon Jean-Yves Lartichaux, que représente Auslöschung. Dans Thomas Bernhard. Arcane 17, dir. par H. Lenormand et W. Wögenbauer. 1987. p. 57-70.
190 J. Y. Lartichaux, op. cit., p. 64.
191 Cf. Choses tues, dans Œuvres, T. II, La Pléiade, 1960, p. 499.
192 « Diese ungeheuer schwierige, alle Augenblicke vollkommen zerbrechliche medizinisch – musikalisch – philosophisch – mathematische Arbeit ! ». Das Kalkwerk, p. 62.
193 « Ein Endpunkt ist der Anfangspunkt für einen weiteren Endpunkt und so fort ». Idem, p. 62.
194 « Jede Erklärung führe zu einem vollkommen falschen Ergebnis ». Ibid., p. 66.
195 Cf. Frost : « Das Unverständliche ist ja das Leben », p. 249.
196 Idem, p. 249.
197 Martin Heidegger, Essais et conférences, Éd. Gallimard, 1984.
198 Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit. p. 172.
199 Martin heidegger, Essais et conférences, op. cit. p. 173.
200 Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit. p. 191.
201 Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 172.
202 Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 175.
203 Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit. p. 179.
204 Heidegger s’appuie ici sur l’étymologie de « Ding » : « thing » = assemblée publique ou judiciaire, op. cit., p. 181
205 « C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir ». Idem, p. 191.
206 Ibid., p. 186.
207 « [Roithamer hatte] den Entschluß gefaßt, den Kegel zu bauen, aus der Beobachtung Roithamers des höllerschen Baues […] war der Entschluß. sich selbst mit einem solchen Bauen auseinanderzusetzen und etwas zu bauen, das bis jetzt und vor ihm [… noch niemand gebaut hatte ». Korrektur, p. 110.
208 Idem, p. 99.
209 Ibid., p. 216.
210 Dans Gilles Lapouge, Utopie et civilisations, Champs Flammarion, 1978.
211 « während Roithamer an seinem Kegel zugrunde gegangen ist und auch noch seine Schwester mit seiner Idee und der Verwirklichung seiner Idee getötet habe, sei Höller noch am Leben ». Korrektur, p. 123.
212 « als ein tatsächlich Lebender in seiner Idee und in der Verwirklichung seiner Idee und Vollendung seiner Idee ». Idem, p. 124.
213 « hier [...] herrschten aber noch die Zustände und also die Verhältnisse und also die Umstände, die auch schon vor zweihundert und vierhundert Jahren hier geherrscht haben, die Natur war noch die gleiche und also waren die Menschen [...] die gleichen […], [die Menschen die], einmal geboren, mit den für alle heutigen Begriffe bereits unvorstellbaren ihnen angeborenen Verhältnissen […] fertig werden [mußten] ». Ibid., p. 101.
214 Martin Heidegger, Bâtir habiter penser, dans Essais et conférences, op. cit., p. 192.
215 Nous voyons à cet exemple le signe d’un dialogue de l’œuvre avec elle-même et d’une méfiance viscérale à l’égard de toute promesse de paix intérieure.
216 « Car le terrain sur lequel Roithamer construisait son cône, une fois exproprié l’ancien propriétaire, un aristocrate, descendant des Habsbourg, appartenait à l’Etat ». (« Denn das Grundstück, auf welchem Roithamer den Kegel haute, gehörtc nach der Enteignung des aristokratischen Vorbesitzers, eines Habsburgers, dem Staate »). Korrektur, p. 20.
217 Idem, p. 47.
218 Le texte insiste à plusieurs endroits sur le côté exceptionnel du projet, Korrektur, p. 47, puis « [eine] einmalige Konstruktion in der Welt », p. 289.
219 Korrektur, p. 347.
220 « […] allerhöchstes Glück ist nur der Tod ». Idem, p. 346.
221 La technique : « ni art ni métier pour les Grecs [mais ce qui fait] apparaître quelque chose comme ceci ou cela. [La techné] qui doit être pensée ainsi se cache dans l’élément « tectonique » de l’architecture » : Essais et conférences, op. cit., p. 190-191.
222 Korrektur, p. 350.
223 « Alles sei schließlich der Kegel », Idem, p. 347.
224 Ibid., p. 271.
225 « Höchste Befriedigung », Ibid., p. 271.
226 Ibid., p. 271.
227 Ibid., p. 271.
228 Ibid., p. 271.
229 Le prince fait un rêve, un cauchemar en fait, dans lequel il prend connaissance d’une lettre rédigée par son propre fils. Ce dernier y parle de son père comme s’il s’était suicidé et évoque la ruine de Hochgobemitz qu’il refuse désormais de cultiver et d’entretenir, s’obstinant à laisser les terres à l’abandon.
230 « Das Denken wird immer als ein kürzer oder länger bewohnbares Gebäude dargestellt, jedermann spricht von Denkgebäude […]. Das Denken aber kann man nicht darstellen. Mir ist mein Denken : Geschwindigkeiten, die ich nicht sehen kann ». Verstörung, p. 173.
231 Cf. Œhler dans Gehen, p. 76 : « Mit Karrer zu gehen, ist eine ununterbrochene Folge von Denkvorgängen gewesen, die wir oft lange Zeit nebeneinander entwickelt und dann plötzlich an irgendeiner. einer Stehistelle oder einer Denfetelle, aber meistens an einer bestimmten Steh – und Denkstelle zusammengeführt haben ».
232 « Die Wissenschaft des Gehens und die Wissenschaft des Denkens ist im Grunde genommen eine einzige Wissenschaft ». Gehen, p. 86.
233 Aldo Gargani, La phrase infime de Thomas Bernhard, Éd. de l’éclat, 1990, p. 19. L’auteur s’appuie dans son analyse sur Verstörung et le récit Gehen.
234 « Wenn wir gehen, gehen wir von einer Ausweglosigkeit in die andere ». Gehen, p. 97.
235 « […] Wir wissen, daß jeder Augenblick die Grenzüberschreitung nach Steinhof sein kann ». Idem, p. 25.
236 L’étudiant en médecine parle de « in die Wälder hineinrennen ». Frost, p. 310.
237 « Der berufslose G. Strauch aus W. ist seit Donnerstag vergangener Woche un Gemeindegebiet von Weng abgängig. Wegen der herrschenden Schneefälle mußte die Suchaktion […] eingestellt werden ». Frost, p. 315.
238 Cf. Verstörung, p. 45.
239 Korrektur, p. 9.
240 Idem, p. 20.
241 La pièce Die Jagdgesellschaft laisse entendre sans ambiguïté aucune que cette dérive est celle, tragique, du nazisme. Herbert Gamper, voit l’abattage de la forêt et avec elle la liquidation d’une tradition figée sur elle-même comme une conséquence, celle de l’Histoire venant réclamer justice. Dans Herbert Gamper, Thomas Bernhard, Dramatiker der Weltliteratur, DTV, 1977, p. 134. Cette lecture nous semble concéder à l’Histoire une rationalité qu’elle ne retrouve à aucun moment dans l’œuvre de Thomas Bernhard. Nous lisons plutôt la maladie et l’abattage de la forêt de manière symbolique comme le châtiment d’une forfaiture et la traduction de l’impasse de cette Histoire.
242 Nous nous inspirons ici du commentaire de Dominique Folscheid : « Hegel pense tout simplement [...] qu’il n’y a pas d’existence humaine possible hors d’une Cité organisée « l’homme sans Cité ne pouvant être qu’une bête ou un dieu ». Dans La philosophie allemande de Kant à Heidegger, sous la direction de Dominique Folscheid, PUF, 1993, p. 137.
243 Cf. Korrektur, p. 52.
244 Cf. sur cette pièce particulièrement riche et complexe : Jean-Marie Winkler, « La comédie de la fin ou la place du bostryche dans l’art » dans Cahiers du Théâtre du Port de la Lune. Centre Dramatique National de Bordeaux-Aquitaine. CDNBA/William Blake and Co Edit/2/90-91, p. 35-38.
245 Cf. Verstörung, p. 49.
246 « Kaum sei er aber auf dem Wege zur Vemunft und also auf dem Wege zur Studie, zum Schreibtisch, zu dem Stoß Papier, den er sich für das Niederschreiben der Studie auf dem Schreibtisch bereitgelegt habe. zweifle er, ob es richtig sei, nicht zu den Holzfällern zu gehen und also etwas Unvemünftiges zu tun ». Das Kalkwerk, p. 201
247 « [...] ehrlich gesagt, machte ihm, Konrad, aber Sägewerksgeräusche nichts aus, hätten ihm nie etwas ausgemacht. wie ihm sein eigener Atem nichts ausmache [...] ». Idem, p. 23.
248 « Mein Sohn begegnet der Natur immer als einer Literatur ». Verstörung, p. 193.
249 « Das Ende ist kein Vorgang ». Korrektur, p. 363.
250 « Roithamer wehrte die Bewunderung seines Freundes Höller immer ab [...] immer wieder hatte er auch alles getan, um dem Höller klarzumachen, […] daß die Leute immer bewunderten. wo sie doch nichts als respektieren sollten ». Korrektur, p. 67
251 « Dieser Krieg wird niemals vergessen sein. Immer wieder werden die Menschen auf ihn stoßn, wo sie auch gehen mögen ». Frost, p. 139.
252 Elle correspond pour l’auteur aux années passées aux côtés du grand-père maternel.
253 « Eltern wissen ganz genau, daß sie das Unglück, das sie selbst sind, in ihren Kindern fortsetzen, mit Grausamkeit gehen sie vor, indem sie Kinder machen und in die Existenzmaschine hineinwerfen ». Der Untergeher, p. 64.
254 Depuis la pneumonie contractée par l’auteur à l’âge de dix-sept ans, la maladie est l’ennemi à apprivoiser et à redouter sans cesse qui l’accompagne tout au long de l’existence.
255 « Für ihn nehme seine Kindheit auf einer linken Straßenseite ihren Anfang und führe steil bergauf. Von da an habe ich immer ans Abstürzen gedacht. […] aber man darf keinen solchen Versuch machen ». Frost, p. 70.
256 « Immer könne man von später in einem Menschen eingetretenen Katastrophen auf frühere, meistens sehr frühe Schädigungen seines Körpers und seiner Seele schließen. […] » « Die meisten Ärzte treiben auch heute noch keine Ursachenforschung ». Verstörung, p. 53.
257 « betreibe man die sogenannte heute doch recht mißbrauchte weil mißverstandene Ursachenforschung. komme man immer nur auf Ersatzursachen ». Das Kalkwerk, p. 136.
258 « Immer wieder versuchen, auf die Ursachen zu kommen und von den Ursachen auf die Wirkungen dieser Ursachen, daß mit Gedanken- und Gefuhlsscharfe einerseits, mit Gedanken – und Gefühlsheuchlerei andererseits, nichts vollkommen zu erfassen und zu erklären ist ». Korrektur, p. 324.
259 Cf. Idem, p. 233.
260 Voir à ce sujet les propos confiés par Thomas Bernhard à Jean-Louis de Rambures : « Pourquoi ne pas essayer de coucher par écrit ma vie jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Non pas telle qu’elle fut en réalité – l’objectivité, ça n’existe pas – mais telle que je la vois aujourd’hui » (« Wieso nicht versuchen, mein Leben bis zum Alter von neunzehn aufzuschreiben. Nicht so, wie es in Wirklichkeit war – Objektivität gibt es nicht -sondern so, wie ich es heute sehe »). Dans Antiautobiographie. Thomas Bernhards « Auslöschung », Hrsg. von H. Höller und I. Heidelberger – Leonard, Suhrkamp Verlag, 1995, p. 13.
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