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Chapitre I. L’irritation, une manière d’être au monde

p. 25-104


Texte intégral

« Politique de la vie.
Le réel est toujours dans l’opposition. »
Paul Valéry

I. Le défi de l’irritation

1Thomas Bernhard fait peser sur l’âme de ses personnages une douleur d’exister, une incompréhension et un désespoir face à la mort qu’ils contribuent eux-mêmes à intensifier et à exaspérer par la résistance qu’ils leur opposent et l’irritation qu’ils en éprouvent. Réaction physique, l’irritation met en jeu le corps et se retrouve en toute logique au cœur d’une œuvre dont le point sensible est la lutte entre le corps, ses humeurs, la matière et l’esprit mis sans cesse au défi de les comprendre. Parents proches des héros de Kafka, les personnages de Thomas Bernhard n’en ont cependant pas la docile humilité. Ils sont animés d’une volonté, celle de résister coûte que coûte, fût-ce jusqu’à l’autodestruction. Cette volonté farouche de s’opposer ne veut être autre chose qu’elle-même : ni douleur ni colère mais volonté, refus à l’état pur, volonté de la volonté. Avant que cette attitude volontariste n’entraîne le moi à des positions moins autodestructrices, celui-ci traverse un véritable purgatoire. La célébrité de Thomas Bernhard commence avec le roman Frost couronné en 1965, soit deux ans après sa parution, par le Prix de littérature de la ville de Brême. Ce succès ferait presque oublier que Thomas Bernhard est d’abord venu à l’écriture par les chemins de la poésie mais il est vrai que le passage de la poésie à la prose signale une évolution, sinon une rupture1. Sans que rien ne soit perdu, dans le premier roman, du ton douloureux et mélancolique des poèmes2, Frost fait désormais une large place à un nouvel état qui côtoie la douleur, est déterminé par elle, tout en la tenant à distance : l’irritation. Cette part plus grande faite à l’irritation correspond à une évolution dans la manière d’éprouver le désespoir et de vivre avec lui qui se traduit dans un premier temps, sinon par un changement sur le fond, tout au moins par un changement sur la forme. Cette évolution est d’importance, elle fait apparaître une mise à distance entre le désespoir et celui qui l’éprouve ; bien sûr, cette distance n’est pas salutaire et ne libère pas de la douleur éprouvée, mais elle est le signe du glissement d’un désespoir de nature existentielle, tel que Kierkegaard définit celui-ci dans le Traité du Désespoir, à une esthétique et une éthique du désespoir : ce qui importe, c’est l’attitude du sujet face au désespoir, le fait qu’il le rejette ou s’y soumette, qu’il en fasse une faiblesse ou une force, tout comme importent les limites dans l’effort, le degré d’épuisement que le sujet peut s’imposer. Tout en révélant le désespoir, l’irritation apparaît comme un mode d’être au monde et une accommodation au désespoir et comme le seul moyen (sans espoir d’arriver au but) d’en découdre avec tout ce qui est à la source de ce désespoir.

2Comparé à Wittgenstein ou encore Pascal, Kierkegaard ne fait pas partie des philosophes les plus souvent cités chez Thomas Bernhard. Il est clair cependant que Thomas Bernhard, sans se soucier d’illustrer à travers ses romans la philosophie de Kierkegaard, use de catégories et de notions révélatrices d’une influence certaine. La liberté entière avec laquelle Thomas Bernhard reprend à son compte certaines notions clés, témoigne moins d’un manque de respect ou de connaissance des dits philosophes que de sa volonté de lire le monde au travers d’une grille qui lui est propre et dont il fait non une philosophie appliquée, calquée sur l’original, mais une philosophie vivante et personnelle, passée au filtre de sa chair et de ses expériences. Ainsi donc, obligation nous est faite dans ce cas précis, de nous référer à Kierkegaard, à la fois pour mieux comprendre ce qui fait la particularité de Thomas Bernhard dans ses divergences par rapport au philosophe fondateur de l’existentialisme mais aussi, objectivement, parce que Kierkegaard a été l’un des premiers à donner au désespoir toute sa dimension philosophique. Si le terme même de désespoir est fort peu employé par Thomas Bernhard, il s’avère être un état bien familier des personnages de la prose sur lesquels il s’abat comme la sanction inéluctable qui vient frapper leur échec quasi congénital. En jetant aux orties de l’histoire de la philosophie l’idéalisme et la philosophie du système incarnée par Hegel, Kierkegaard a recentré l’interrogation philosophique sur les expériences fondamentales de l’être humain telles que le désarroi face à la mort, la solitude, l’angoisse, le désespoir. Loin de n’avoir qu’un intérêt psychologique, ces manifestations constituent un défi pour le philosophe qui en les pensant ou en pensant à partir d’elles parvient à toucher au plus près la vérité de l’existence de l’homme. C’est bien dans ce souci non pour l’homme abstrait ou idéal mais pour celui qui existe et souffre que Thomas Bernhard rejoint Kierkegaard. Cependant, alors que Kierkegaard voit dans l’homme qui s’enferme et s’enferre dans son désespoir un être qui, au bout du compte, manque totalement son être d’homme, Thomas Bernhard tente précisément de faire du désespoir l’attitude qui va sauver la dignité de l’homme et le tenir au plus près de son être. Kierkegaard définit l’être humain comme une synthèse entre l’infini et le fini, entre la liberté et la nécessité. Cette synthèse n’est pas donnée telle quelle, elle existe dans un rapport, celui de l’infini au fini, de la liberté à la nécessité et celui de l’homme (lui-même rapport) à ce rapport. C’est parce que la synthèse est ce que l’homme doit réaliser qu’il peut, précisément, la manquer. S’il ne parvient pas à dépasser la tension que constitue ce rapport, l’homme échoue à le réaliser et par là, à se réaliser lui-même. Il encourt le risque de rester prisonnier de la nécessité ou d’être une liberté qui perd de vue ce qui l’englue dans la finitude. Dans Le Concept de l’angoisse3, Kierkegaard montre que l’homme ne fait un usage adéquat de sa liberté que s’il accepte la responsabilité que celle-ci lui confère, d’où il apparaît que l’angoisse n’est que liberté saisie de vertige, dès lors qu’elle n’accepte pas la responsabilité qui lui incombe. Dans Le Traité du désespoir, le désespoir est là encore le signe d’un rapport qui tente de se rapporter à lui-même et qui échoue s’il ne fait pas « le saut », de nature religieuse, qui consiste à admettre que le rapport qu’est l’homme à lui-même ne peut avoir été posé que par Dieu. Avant de définir l’homme comme une synthèse, Kierkegaard le perçoit d’abord comme un être de la déchirure qui reste conscient à tout moment de cette déchirure, sans quoi il ignorerait ce qui le définit en propre, mais qui, dans le même temps, doit éviter les chausse-frapes de la fermeture à soi, aux autres et à Dieu, c’est-à-dire encore, celles de l’enfermement sur soi et de l’athéisme. Les personnages de Thomas Bernhard partagent la conscience aiguë d’une existence placée sous le signe de la déchirure. Sans cesse écartelés entre la nécessité et la liberté, ils peuvent choisir de vivre pleinement, perdant alors de vue les bonnes raisons de désespérer comme ils peuvent s’empêcher d’exister et se ronger alors de désespoir. Mais là où le désespoir devient l’indicateur de l’autre chemin à emprunter pour Kierkegaard, il s’impose dans un premier temps chez Thomas Bernhard comme une fin, comme la voie dont il ne faut pas dévier. Au-delà de ces différences essentielles, nous pouvons, pour ce qui est des formes sous lesquelles le désespoir se manifeste, relever l’étroitesse la plus grande entre Kierkegaard et Thomas Bemhard. L’auteur fait vivre sous nos yeux le malade désespéré radiographié par le philosophe. De manière très explicite, c’est la notion de maladie à la mort utilisée par Kierkegaard pour désigner le désespoir, qui est reprise au début du roman Verstörung. Le narrateur la reprend de la bouche de son père médecin pour évoquer le mal dont sa mère désormais morte a souffert. La même maladie, visiblement, menace également la sœur du narrateur, en proie à une mélancolie morbide qui met tout doucement ses jours en péril. Mais l’abattement, loin s’en faut, n’est pas le seul signe sous lequel le désespoir se manifeste. Il s’exprime aussi sous des formes de désolation et d’irritation plus ou moins enragées.

3L’irritation n’est autre que ce que Kierkegaard appelle « la poussée de la fièvre dans la maladie du moi »4 ; elle correspond chez Kierkegaard à la volonté du moi de « se détacher de son auteur » (c’est-à-dire Dieu) et peut devenir péché d’orgueil ; chez Thomas Bernhard où le moi se pose lui-même parce qu’il ne saurait y avoir d’Auteur, de puissance qui le pose, elle devient une tâche, un défi assignant à une forme moderne d’héroïsme, un moi désormais condamné à s’arranger comme il le peut de sa déréliction ; ce moi ne pourra jamais plonger en effet « à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé »5 et n’arrivera jamais en conséquence à extirper de soi le désespoir. Ce à quoi le désespéré irrité de Thomas Bernhard aspire, c’est également à être soi, pour reprendre l’analyse de Kierkegaard, mais en prenant son désespoir à bras-le-corps, en gardant une conscience aiguë de son désespoir et en faisant de cette maladie un remède contre la mise en garde de Kierkegaard : « Je tiens une fois pour toutes à faire observer l’acception qu’a le désespoir dans toutes les pages qui suivent ; comme le titre l’indique, il est la maladie, non le remède »6. Autant dire que ce désespéré s’interdit tout repos, il s’installe dans ce que Kierkegaard appelle « une rage démoniaque ». Se privant du saut dans le religieux, dans la foi, le repos n’apparaît jamais que comme un telos sans cesse entrevu et sans cesse manqué ; le désespéré n’en entrevoit la possibilité que dans une attitude esthétique qui consiste à entretenir l’irritation même – et s’irriter de cette irritation est une manière (diabolique) de l’entretenir. L’autre alternative ne pourrait être que la mort, réflexion à laquelle Strauch, est invité par une lecture de Pascal : « Notre nature est toujours en mouvement, le repos total c’est la mort »7. L’impossible quiétude qui conduit l’homme à aspirer au repos réel et définitif de la mort est, chez Thomas Bernhard, le propre d’un moi qui n’est pas nécessairement désespéré par nature mais simplement extrêmement sensible au caractère mensonger ou erroné des tentatives d’apaisement que l’être humain construit et s’invente ; or, toute réponse apportée à une question peut être considérée comme tentative d’apaisement, à plus forte raison lorsque il y va de questions existentielles. Nietzsche le rappelle, l’être humain préfère trébucher sur des vérités tenues pour indéracinables que pourfendre ces vérités : « À chaque pas dans la connaissance, on trébuche aujourd’hui sur des termes fossilisés et on s’y cassera plus facilement une jambe qu’on ne les mettra en question »8. Certains penseurs ont opposé à ces réponses qui se prétendaient définitives, éternelles ou encore universelles, une attitude sceptique. Nietzsche a porté le plus grand intérêt si ce n’est la plus grande affection à ces moralistes sceptiques dont Montaigne, souvent cité par Thomas Bernhard, est en quelque sorte la figure phare. Ce faisant, Nietzsche a également replacé au centre des préoccupations philosophiques la question de la vérité et de la possibilité d’y accéder, celle de la pertinence même de la notion de vérité comme valeur absolue, comme absolument définissable et saisissable : « Quiconque vit parmi les Allemands doit déjà se considérer heureux d’en trouver un seul qui s’affranchit de cette automystification idéaliste et de ce daltonisme intellectuel dont les Allemands raffolent et qu’ils vénèrent quasiment comme une vertu. Les Français, avec leur Montaigne La Rochefoucauld Pascal Chamfort Stendhal sont une nation spirituellement bien plus riche »9. Par delà la nouveauté du ton et de l’écriture de Thomas Bernhard, on ne peut manquer de relever ici le lien très étroit qui le rattache à la tradition des moralistes et des sceptiques dont Nietzsche déplore l’absence parmi ses compatriotes.

4Le désespoir des personnages de Thomas Bernhard est moins la « désespérance de ne pouvoir même mourir »10 que la désespérance de ne pouvoir vivre. La maladie à la mort qui les affecte est moins celle qui leur fait appeler la mort de tous leurs vœux que celle qui va les faire mourir dans un combat pour vivre. Mais ce combat s’avère épuisant car à la volonté de se détruire constatée par Kierkegaard fait place chez Thomas Bernhard la volonté de détruire le désespoir, et principalement de s’en prendre à ses causes. L’irritation devient le propre du moi, son état endémique, dès lors qu’il tente de concilier le besoin de vérité et le refus de toute forme de consolation. Il est amené à lutter contre lui-même pour exister, c’est-à-dire exister en luttant contre lui-même. « Ce que la morale et la civilisation recherchent, c’est « moins de douleur » et non « plus de bonheur »11. Cette réflexion de Nietzsche résume au mieux la proximité du désespoir des personnages de Thomas Bernhard et l’enseignement à la fois stoïque et sceptique d’un Montaigne. L’irrité lutte contre lui-même afin d’exister, c’est-à-dire qu’il existe en luttant contre soi. Même si elle n’est que réaction au désespoir et reste donc impuissante face à lui, l’irritation libère un espace dans lequel le désespoir prend conscience de lui-même, s’insupporte, voire se fait souffrir mais se tient lui-même à distance dans ce qui devient un état, un mode d’être au monde. L’être-au-monde (Das In-derWelt-sein) comme modalité fondamentale de l’existence (Dasein) a été défini par Heiddegger dans Sein und Zeit. Rompant définitivement avec la philosophie moderne, c’est en partant de l’existence que Heidegger n’a cessé de s’interroger sur la question de l’être et d’interroger la possibilité même de la métaphysique. L’analyse existentiale au crible de laquelle il passe l’existence12 lui permet de définir l’existence comme un être-au-monde, ce que, de manière très schématique, on peut entendre de la façon suivante : exister, c’est être-dans-le– monde, c’est déjà être dans un rapport de connaissance et de familiarité avec ce monde ; en conséquence, le monde ne nous est pas absolument étranger et extérieur ; l’extériorité est déjà contenue dans le fait d’être-au-monde. Être– dans-le-monde ne s’entend pas comme le fait que le monde se donnerait à l’homme comme une présence qui serait simplement là, présente (vorhanden) ; le monde est un environnement (Umwelt) qui se rend présent à l’homme par sa « maniabilité » (Zuhandenheit) : le monde, ce sont les outils placés sous la main de l’homme, qui prennent un sens par l’utilisation que l’on en fait, par le rapport qu’ils ont les uns avec les autres. Ce sont les outils qui nous font déjà saisir le monde comme une compréhension du monde. Être-dans-le-monde enfin, c’est ne pas y être seul mais c’est le partager avec d’autres, c’est un être-avec- (les – autres) (Mitsein).

5La mise en relation de l’être-au-monde heideggerien avec l’être au monde bemhardien vaut exclusivement pour les divergences qu’elle fait apparaître. Tout ce qui, chez Heidegger, relie le sujet au monde et aux autres, demeure, chez Thomas Bernhard, juxtaposition qui consacre la séparation du sujet par rapport aux autres, au monde et à lui-même. L’être au monde n’est perçu que dans la conscience aiguë et douloureuse de la distance qui sépare l’être des choses de leur existence, qui dépossède le moi de lui-même ; il se ramène à un être-présent-au-monde qui ne parvient plus guère à attester de son authenticité qu’en rendant manifeste la conscience qu’il a de la séparation, de l’opposition. Dès lors, c’est sa manière, son mode d’être au monde qui prime tout. Le rapprochement avec la démarche strictement ontologique de Heidegger fait ressortir que celle de Thomas Bernhard est d’inspiration éthique. Cette éthique n’est pas concevable sans esthétique et les deux se croisent dans l’irritation. Avant de revenir sur cette attitude esthétique, d’en voir les implications, penchons-nous sur l’irritation elle-même pour voir les formes qu’elle prend à partir de Frost.

1. Les affres du salut par l’irritation

6Lorsque le médecin stagiaire de Frost se compare au peintre Strauch, le patient qu’il est chargé d’observer et de surveiller, il se rassure en constatant que tout ne lui apparaît pas aussi effroyable qu’au peintre : « Je suis différent. Pas aussi excité que lui. Constamment excité et irrité. Je ne suis pas toujours excité et pas toujours irrité »13. La répétition suffit à elle seule à mettre en doute l’assurance du médecin à qui il importe surtout de conjurer la peur de succomber à l’irritation à laquelle, de Frost à Alte Meister, aucun des personnages de Thomas Bernhard n’échappe. S’interrogeant sur son propre cas, Strauch se demande : « Pourquoi ne suis-je pas toujours d’excellente humeur ? À l’abri de l’ennui, de la peur. De la douleur. Rien qui irrite. Comme si à l’instant j’étais quelqu’un d’autre. Et voilà que ça revient : cela me fait mal et m’irrite. Oui, je suis bien moi-même »14. D’emblée et spontanément, Strauch place son cas sous le signe de la maladie et de la pathologie. Toutefois, loin de se complaire dans l’état où il se trouve, il évoque ici avec nostalgie une sorte d’ataraxie qui le préserverait de l’ennui, de la peur, de la douleur et qui lui épargnerait d’avoir à s’irriter. Certes l’irritation de Strauch, telle une réaction épidermique qui lui vaut d’être en permanence de mauvaise humeur, mal disposé à l’égard de soi ou des autres, est le symptôme, le signe d’une affection plus profonde, assimilable à celle que Kierkegaard désigne sous la notion de maladie à la mort. Maladie de l’âme, elle affecte l’homme qui prend conscience de sa finitude, de la mort qui le menace sans cesse. Maladie face à la mort, elle est également chez Thomas Bernhard une maladie jusqu’à la mort ; dans ce deuxième cas, elle manifeste un acte de la volonté et une disposition du moi à aller jusqu’à la mort pour tenter de s’affirmer. Elle est une forme pathologique, elle-même révélatrice d’un terrain malade, d’une affection dont la profondeur peut se mesurer à sa résurgence en surface. Mais elle n’est pas que la résurgence d’une maladie qui s’exhibe et se donne à voir le temps d’une colère ou d’une humeur maussade. Elle est également, dans le cas de Strauch par exemple, la réaction, la réponse à son état. Symptôme d’une maladie, l’irritation est également l’expression d’un corps et d’une âme qui luttent contre ce qui les agresse, qui tentent de se défendre.

7Ainsi Strauch s’irrite-t-il de l’état dans lequel il se trouve à son corps défendant et contre lequel il essaie de se prémunir, en refusant de le subir passivement. Au terme de plusieurs semaines d’observation et après avoir suivi le peintre dans les méandres de ses promenades pédestres en même temps que de ses divagations intellectuelles, l’étudiant en médecine avance : « Je pense qu’il s’agit là d’une réaction pathologique de compensation, d’une férocité extrême – et ce envers toute chose – [...] qui est prisonnière de l’irritation, qu’on la considère sous son aspect théorique ou dans ses manifestations concrètes »15. Ce diagnostic qui n’a rien d’un diagnostic médical classique et qui, derrière le corps, s’attache surtout à l’âme, reformule ce que le patient savait déjà sur son propre compte. Pointe visible de l’iceberg, l’irritation est une réaction de défense et une tentative enragée pour s’arracher à la maladie à la mort. Il n’en reste pas moins vrai que cette volonté de réagir se manifeste sous des formes pathologiques. Ainsi affecté par la maladie à la mort, l’homme de l’esprit ne peut s’en préserver qu’en développant à son tour une autre forme de maladie et ce de manière radicale, sans ménagements ni scrupules à l’égard de soi ou des autres. L’irritation enferme alors celui qui en est affecté dans un processus sans fin d’action et de réaction, un véritable cercle vicieux où le symptôme devient maladie, celle-ci à son tour remède provisoire. L’homme de l’esprit semble de fait condamné à expier sa volonté de sortir du désespoir en s’exposant à la folie ou à la mort. Ce que le médecin stagiaire met au jour, c’est ce mouvement circulaire et infernal, cette spirale qui va de la maladie au refus de la maladie, passe alternativement de l’épuisement à la riposte et qui arrache à sa faiblesse et tient d’elle une nouvelle force qui va s’épuiser à son tour dans une nouvelle irritation. L’irritation se piège à son propre mécanisme, elle se contredit et s’épuise dans sa double nature contradictoire d’affection et de thérapie à la fois ; elle n’a rien d’autre à opposer à la souffrance qu’une autre forme de souffrance ; elle est, selon les termes de l’étudiant en médecine, « une réaction de souffrance à la souffrance imposée à une nature dont l’esprit a été perturbé ». Elle est une thérapie de choc, une souffrance qui ne pourrait se vaincre que par la souffrance elle-même et qui s’interdit donc et la guérison et la consolation16.

Enfermement et tyrannie du moi

8L’impuissance à sortir du cercle dans lequel il est enfermé, du piège auquel il est pris, exacerbe Strauch. Vaincu, il lui faut reconnaître : « Oui, je suis moi-même »17. Rêvant d’un état où il ne connaîtrait ni angoisse ni souffrance, ce n’est que pour constater aussitôt qu’il faudrait alors qu’il soit un autre que lui-même. Or il ne peut sortir de lui-même que dans un mouvement qui le ramène à ses propres limites. Le repos lui est interdit, il est condamné à un mouvement perpétuel entre soi et le rejet de soi. Thomas Bernhard nous donne à voir ici la version tragique de l’ipséité et d’un esprit qui n’arrive à échapper ni à ses limites, ni à celles de la matière. Cette forme d’agitation incessante est raillée par Méphistophélès dans le prologue au ciel de Faust. Il la compare au mouvement d’insectes qui, après s’être envolés, tels les cigales, retombent de la même hauteur, si ce n’est plus bas encore18. Contre Méphistophélès, Goethe affirme plus tard dans un commentaire du 24 mai 1828 de son Elliptique essai sur la nature que l’homme progresse tout de même dans cette alternance d’élévation et de chute. Alors que pour Goethe l’homme peut par son esprit faire progresser la nature dont il participe, le seul progrès constaté dans Frost est celui de la maladie et de la douleur, celui de la matière sur l’esprit. L’irritation de Strauch se nourrit de sa « quête maladive de l’extraordinaire, du singulier, de l’excentrique, de l’unique et de l’inaccessible »19. Sa quête de l’extraordinaire et de l’excentrique traduit de manière on ne peut plus éloquente l’aspiration à sortir de ce qui est pour lui l’ordinaire, à savoir un lot quotidien d’angoisse, de souffrance ; il souhaite échapper à l’enfermement, ne plus être ce centre qui renvoie désespérément à la circonférence. En aspirant au singulier, il ne cherche rien d’autre que la possibilité de s’appartenir lui-même, de maîtriser ce qui lui arrive et ce qu’il est, et non d’être dépossédé de lui-même parce que possédé par l’angoisse. Il aimerait échapper enfin à ce mouvement lassant de ricochets où ce n’est jamais que le même cercle qui se reproduit à l’infini, où tous les bruits ne sont qu’écho du même cri, des mêmes plaintes, où l’univers entier n’est qu’une vaste caisse de résonance, assourdissante et irritante. Rompre avec la répétition infernale de soi pour atteindre l’inaccessible, c’est-à-dire ce qui est hors de portée et suppose un authentique dépassement de soi, voilà ce à quoi il échoue sans cesser pour autant de s’y essayer.

9La concordance entre l’attitude de Strauch face à son désespoir et l’analyse que fait Kierkegaard de la maladie à la mort est frappante. Partant de cette « maladie de l’esprit, du moi » qu’est le désespoir20, Kierkegaard élucide les raisons du désespoir, ce qui le conduit à éclairer ce qu’est le moi. Le peintre Strauch lui aussi ne fait pas autre chose que de tenter de comprendre ce qu’il est. Qu’il soit suivi pas à pas et à son insu par un étudiant en médecine symbolise toute la part en lui qui résiste à cette quête menée sous forme d’enquête. À propos du moi, Kierkegaard écrit : « Le moi est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit il est dans le rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le moi n’est pas le rapport mais le retour sur lui-même du rapport »21. Cela revient à dire que le moi est très exactement la tension de ce rapport : il existe par le fait qu’il se rapporte à lui-même, qu’il est ainsi toujours en mouvement. Se retournant sans cesse sur lui-même et donc s’en éloignant également, il se questionne, s’interroge, se réfléchit en permanence, vit dans la ligne courbe des remises en question et non dans la ligne droite des certitudes, dans le mouvement, l’inquiétude, autant de caractéristiques que l’on peut constater chez Strauch et qui pourraient se vérifier chez tous les protagonistes de la prose bernhardienne. Toujours à propos du moi, Kierkegaard précise : « Si le rapport qui se rapporte à lui-même a été posé par un autre, ce rapport, certes, est bien un tiers, mais ce tiers est encore en même temps un rapport, c’est-à-dire qu’il se rapporte à ce qui a posé tout le rapport » et Kierkegaard de définir ensuite le moi comme un « rapport dérivé »22. Le moi existe par le fait même qu’il se rapporte à lui-même mais il n’est lui-même que parce qu’un Autre l’a posé ; il existe donc dans ce rapport à lui-même qui est, paradoxalement, en même temps un rapport à un autre (qu’il n’est pas). La preuve de l’existence de ce tiers autre, Kierkegaard la tire de la volonté du désespéré d’être soi-même. Si le moi s’était posé lui-même, dit Kierkegaard, il n’existerait qu’une forme de désespoir : « ne pas vouloir être soi-même, vouloir se débarrasser de son moi »23. Or, il existe une autre forme de désespoir, à laquelle « tout désespoir se résout »24, c’est « la volonté désespérée d’être soi-même ». Kierkegaard fait apparaître ensuite que la volonté de ne pas être soi n’est rien d’autre que le refus d’être celui que l’auteur (Dieu) a posé en nous, rien d’autre en somme que la volonté de s’insurger contre cet Autre, cette autorité qui nous pose. Cette volonté de ne pas être soi est une manière pour l’individu de revendiquer sa liberté. Mais cette attitude lui fait ressentir de façon plus douloureuse encore et avec une angoisse plus forte sa finitude, à moins qu’elle ne laisse croire l’individu à un sentiment de toute-puissance dont le caractère totalement illusoire se traduit pour finir par un désespoir encore plus grand. On peut certes interpréter le désespoir chez Thomas Bernhard et l’irritation qui en résulte à la lumière de l’analyse de Kierkegaard et y voir l’illustration de ce que Kierkegaard appelle le « désespoir-défi » avec la « rage démoniaque » dont il s’accompagne. Comment ne pas voir dans la volonté d’être soi des personnages de Thomas Bernhard autre chose que la volonté, décrite par Kierkegaard, de ne pas être soi, celle qui consiste à refuser, pour finir, d’admettre qu’un Autre nous a posé et que Kierkegaard dénonce comme une maladie, une erreur, voire un péché ? Pour autant qu’elle mène sur la voie du salut, Kierkegaard précise bien que cette maladie ne doit pas être confondue avec le remède.

10C’est précisément à partir de là que l’on peut mettre en valeur la différence entre Kierkegaard et Thomas Bernhard dont les présupposés philosophiques et religieux, c’est une évidence, divergent. S’il se rejoignent, c’est sur le plan éthique, dans la mesure où chez aucun des deux la volonté de connaître le moi et de le comprendre ne débouche sur une théorie de la connaissance mais où la véritable connaissance de soi se révèle avant tout dans la manière de se comporter par rapport à soi et au monde, dans la volonté acharnée de se connaître au-delà de tout leurre et de tout mensonge. Pour ce qui est de la différence, elle réside en ceci que Thomas Bernhard retient ce que Kierkegaard exclut, à savoir que le moi s’est posé lui-même, ce dont ce moi ne parvient par ailleurs à se satisfaire. En conséquence de quoi, le moi veut, comme le décrit Kierkegaard, tout aussi désespérément être soi que ne pas l’être. De ce point de vue, il ne se voit pas comme Pascal cherche à le faire apparaître, un milieu entre le Tout et le Rien, parce qu’il ne se rapporte qu’à lui-même. Strauch est l’exemple même de ce moi aux prises avec lui-même. Son rêve, c’est de connaître le repos, c’est que cesse son tourment mais la condition serait qu’il fût un autre, cet autre auquel il aspire mais que son moi précisément l’empêche d’être ; il ne veut pas, par ailleurs, reculer devant ce moi qu’il est et qu’il veut assumer ; on le voit ainsi enfermé dans un perpétuel mouvement d’acceptation et de rejet de soi qui lui interdit tout repos, qui le projette rageusement du centre à la circonférence d’un cercle vicieux d’où il ne peut échapper. Il est pris dans un mouvement circulaire qui l’emprisonne et où il ne peut que constater la désespérante répétition et reproduction de ce qu’il est. Loin de se voir comme milieu entre le Tout et le Rien, entre le fini et l’infini, il prétend être tout cela à la fois, il tourne en rond dans un rapport de soi à soi, il est tenu de demander des comptes à un moi qui ne peut lui répondre et qui est toujours en retard d’une justification. Il est entravé dans ses possibilités infinies par un moi qui le condamne éternellement à n’être que lui-même, c’est-à-dire également rien. Pascal dit du moi qu’il a deux qualités : « il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres »25. C’est ce même amour-propre qui fait encore dire à Pascal que le moi est haïssable. Mais haïssable il l’est également chez Thomas Bernhard au moi lui-même, lui qui exerce aussi bien sur lui-même la tyrannie qu’il exerce sur les autres. Exister, c’est être pris en tenaille entre cette impuissance et cette tyrannie du moi sans vouloir à aucun moment trop céder à l’une ou à l’autre. Ainsi le désespoir est-il redoublé par la volonté de ne le céder en rien au désespoir. À défaut d’être un moi « dérivé », un moi qui existe dans son rapport à un autre, il s’affirme comme un moi qui va sans cesse à la dérive mais qui cherche désespérément à trouver le cap dans cette dérive.

11Une des premières stratégies de l’irritation est de viser à ne pas sortir du désespoir, à faire de la maladie une thérapie qui redevient rapidement à son tour une pathologie ; sortir du désespoir reviendrait à renoncer à être soi, à être esprit26. Exister pour le moi et l’homme de l’esprit, revient à démolir la nuit, les murs de la prison que le moi reconstruit le jour. L’irritation procède de ce travail mécanique qui permet indéfiniment au moi de surseoir à ses propres injonctions. Cette contradiction entraîne à son tour le moi dans la spirale de l’irritation, car comment ne désespérerait-il pas de son propre échec ? La stratégie mise en place par un moi prisonnier de lui-même se paie par un excès de douleur (celle de Strauch dans Frost) ou par la folie (celle de Saurau dans Verstörung). L’enfermement est celui d’un moi qui vit dans un accord dissonant avec la nature.

Le langage hiéroglyphique de la nature

12L’enfermement du moi trouve sa traduction objective dans le paysage de Weng dans lequel Strauch se retranche. On ne peut accéder à cet endroit situé en pleine forêt qu’après un voyage interminable et tortueux ; le train semble devoir percer au fur et à mesure qu’il les traverse des parois rocheuses abruptes et menaçantes ; au terme du périple, le médecin stagiaire découvre « l’endroit le plus sinistre qu’il ait jamais vu »27. Bien que Weng ne soit pas complètement coupé du monde, Strauch a choisi ce lieu en raison même de son hostilité. Le peintre passe ses journées entières à travers les chemins creux et la forêt ; l’auberge est le seul point fixe de ces errements à travers des chemins qui ne cessent de se recouper mais elle est tout le contraire d’un foyer intime ou d’un refuge protecteur. Loin d’y trouver chaleur, apaisement et réconfort, Strauch ne la fréquente qu’à contrecœur, uniquement pour ne pas se laisser mourir. Il soupçonne ses occupants d’incarner tous les vices de la lie humaine. La patronne en particulier inspire à Strauch une exécration sans bornes. Aux abords immédiats de l’auberge, neige, blocs de glace et souches d’arbres constituent le décor de fond lugubre et fantomatique dans lequel Strauch se contraint à avancer comme un condamné en sursis. Le peintre choisit de confiner son existence dans un lieu où la vie est littéralement portée par la mort. Il passe ses journées à marcher dans le froid et la forêt, emblèmes de cette mort qu’il s’inflige. Son existence ascétique, proche de l’auto-flagellation ne figure rien d’autre que la dévastation de son âme à laquelle Strauch choisit une bonne fois pour toutes de se confronter, dans le même effort de volonté que celui qui le fait s’irriter de l’état dans lequel il se trouve.

13Pour autant, la vraie nature, celle qui est souveraine dans un paysage serein existe, elle se découvre au regard sous l’aspect d’une clairière. C’est essentiellement l’absence de toute activité humaine qui restitue à la nature sa sérénité, la rend à son état brut pour, à proprement parler, la laisser être. En domptant la nature pour passer à l’état de culture, l’homme la façonne sans cesse et fait de son travail sur elle, de la transformation, le principe même de son activité. La nature sereine est celle qui, au-delà de ces changements, malgré eux, parvient à perdurer et à se maintenir vivante dans son immutabilité. De la pointe de son bâton de marche, Strauch indique à l’étudiant en médecine cette nature immuable et éternelle : « Si vous partez dans cette direction [...], vous arrivez dans une vallée où vous pouvez marcher des heures durant sans devoir éprouver la moindre peur, [...] vous n’avez pas à craindre d’être découvert. Rien ne peut vous arriver : tout est mort. Ni richesses minières, ni céréales, rien. Vous trouvez maintes traces datant de telle ou telle époque, des pierres, des pans de murs, des signes, mais nul ne sait de quoi »28. C’est cette même nature riche de sa seule présence qu’évoque Schiller dans l’élégie Der Spaziergang. Perdu dans les pensées où l’entraîne une promenade qui l’éloigne, au propre et au figuré, des hommes et de leur commerce, le poète promeneur se retrouve soudain face à une nature qu’il ne reconnaît pas : « Mais où suis-je ? Le sentier disparaît. Des gouffres à pic / Arrêtent mes pas par devant, par derrière, de leurs profondeurs béantes. / [...] / Tout est ici sauvage, sinistre et désert. Dans l’espace solitaire du ciel / L’aigle plane seul ; son vol relie le monde à la nue »29. Dans le paysage aperçu par Strauch, la nature est rendue à elle-même, elle est tout simplement, car elle n’est pas exploitable (« pas de richesses minières »), elle est préservée, à l’abri de la culture qui, précisément, la dénature (« pas de céréales »). Elle est telle qu’elle apparaît au promeneur dans la poésie de Schiller : « Je ne vois plus que l’entassement de la matière d’où germe la vie, / Le roc brut attend la main qui le façonnera »30. Mais le promeneur de Schiller voit cette nature intacte et à l’état brut se dissiper subitement comme une vision31 surgie à la seule fin de rappeler à l’esprit la « loi antique » que « la pieuse nature » abrite en son sein ; cette vision vient régénérer l’esprit et remettre la raison sur le droit chemin après les égarements où la culture l’a entraînée32. Dans la vallée entrevue par Strauch, la vie humaine n’est plus que vestige et pour cette raison, elle n’est pas nuisible ; cependant, la nature rendue à sa sérénité n’est d’aucun secours à l’homme. Elle ne s’efface pas à son regard mais s’étale devant ses yeux comme une réalité radicalement autre33 ; inaccessible, elle est attirante en ceci uniquement qu’elle est débarrassée de toute présence humaine. À aucun moment on ne voit Strauch chercher ni surtout trouver le repos dans cette vallée dont la lumière pourrait être celle des limbes : « une certaine forme de relation secrète avec le soleil »34. Si la nature existe, c’est dans la pure présence, au repos, avec ses signes, ses hiéroglyphes qui ne demandent plus à être interprétés (« Des signes mais nul ne sait de quoi ») non pas telle qu’elle a dû être aux premiers jours de la création, antérieure à la présence humaine et prête à l’accueillir, mais débarrassée d’elle et après la disparition de celle-ci, marquée des seules traces de bêtes sauvages.

14La perception de la nature reste ici d’inspiration romantique, même s’il s’agit là d’un romantisme en négatif ; la nature ne constitue plus, en effet, le lien qui rattache l’homme au divin. Les signes qui y sont inscrits restent des hiéroglyphes indéchiffrables. L’homme et la nature ont fini par parler un langage si différent qu’ils ne dialoguent plus ; ils peuvent tout au plus se voir dans un face-à-face, à l’instar de Strauch face à cette vallée rassurante pour lui mais énigmatique. Dans son ouvrage Peindre le paysage, Elisabeth Décultot, rappelle qu’aux yeux de Wackenroder, « la nature est célébrée comme langage divin »35. Ce langage demeure « inexorablement hermétique » à l’homme36 mais la relation au divin est rendue possible par la médiation de l’art car celui-ci « se sert, selon Wackenroder, d’un langage hiéroglyphique dont nous connaissons et dont nous comprenons de l’extérieur les signes »37. L’homme est ainsi à même d’entendre Dieu au travers d’un langage qu’il crée lui-même et qui est l’art. Le langage de l’art reste, chez Thomas Bernhard, un pur langage, une pure forme sans lien aucun au divin, à la nature – ou dans un rapport à elle qui n’est plus qu’indirect. Dans ce langage ne résonnent plus que les questions d’un sujet qui s’interroge sur l’énigme du monde et de la nature, quand l’art n’est pas tout simplement décrié comme un artifice. Strauch est un peintre qui ne peint plus ; il n’entend plus que les questions qui se pressent dans sa tête ; le langage de la nature lui est étranger, celui de l’art ne ferait que l’aliéner davantage. Émancipé de la nature, inventant sa propre sémiotique, l’art rend tangible un danger contre lequel Friedrich Schlegel met en garde les artistes de son temps38. Ce danger consisterait à supplanter les hiéroglyphes de la nature et du langage divin par ceux de l’artiste et de son imagination, de sa fantaisie. Alors même que F. Schlegel ressent la nécessité de renouveler le langage de l’art et celui de la peinture en particulier, il préconise la fidélité à un système de signes hérité du Moyen Age. La peur et le refus d’un code radicalement nouveau pourraient bien n’être que le pressentiment d’une amorce de divorce entre l’art et la nature. C’est cette rupture amère que les personnages de Thomas Bernhard boivent jusqu’à la lie, conscients désormais que la nature ne peut rien pour l’homme ou que l’une et l’autre s’excluent. Dans le mouvement qui porte l’homme vers la nature, il ne fait que se retrouver lui-même et vue ainsi, la nature n’existe pas.

Le paysage impénétrable de la nature

15Dès l’enfance, Strauch a perçu la nature et ses paysages comme un dialogue avec son grand-père d’abord puis avec lui-même ensuite : « Le grand-père emmenait avec lui son petit-fils, l’entraînant au cœur des paysages, au cœur des conversations, au cœur des ténèbres »39. S’enfoncer dans la nature, revient pour Strauch à s’enfoncer dans les méandres de la pensée, dans des recoins de plus en plus tortueux et sombres car la nature n’impose pas de limites, étant elle-même illimitée, infinie dans ses ressources, ses possibilités, précédant l’homme qui vient s’égarer en elle, déjà là au moment où il prend conscience d’elle. Se mesurer avec elle est impossible, mathématiquement impossible, car ce serait vouloir mesurer à la même aune l’infini et le fini, l’infini de l’inconscience et la conscience du fini et des limites. Le seul rapport existant entre le moi et la nature apparaît ainsi comme un rapport d’exclusion. Pour cette raison, la nature ne peut intégrer l’homme dans son sein. Partout et à tout moment, Strauch est envahi par un immense sentiment de solitude et d’enfermement : « Nos oreilles bourdonnent des reproches que nous nous faisons. Et s’il nous arrive de croire que ce soit un chant, une pièce de musique improvisée ou arrangée, nous nous trompons : tout cela, ce n’est pas autre chose que de la solitude. Cela vaut pour les oiseaux dans les bois, et pour la mer qui de ses vagues vient battre nos genoux »40. La nature ne permet pas de sortir de soi, tout au plus entretient-elle l’illusion que c’est possible ; elle joue, croit-on, une symphonie mais ses pastorales recouvrent mal la cacophonie et les dissonances de la conscience et de l’angoisse. La conscience est le mur infranchissable qui sépare irrémédiablement de la nature un être humain qui ne peut jamais s’arracher à ses pensées. « Les montagnes sont des créations de l’esprit auxquelles on peut se heurter, d’une netteté excessive de jour et totalement imperceptibles de nuit »41. Cette remarque scelle l’assimilation totale de la nature à la pensée. Les montagnes sont des constructions de notre cerveau, c’est-à-dire encore que ce que les montagnes sont à la nature, nos pensées, nos constructions, le sont à notre nature d’êtres conscients et pensants. En aucun cas, les montagnes ne sont ce qui se dresse à l’horizon comme un champ hors de soi, constituant un possible ou un extrême à atteindre. Cet univers extérieur à nous-mêmes et cet horizon lointain vers lequel nous tendons n’est jamais selon Strauch que celui de nos propres constructions, de notre propre cerveau, « parfaitement limpide le jour », « plus du tout perceptible la nuit ». Toute tentative de l’esprit de sortir de lui-même et de son enfermement échoue dans un mouvement dont les déplacements s’annulent les uns les autres. L’homme est seul avec lui-même, enfermé dans son rapport à soi : « L’enfer est partout. Le ciel et la terre, la terre et le ciel, tout est l’enfer [...]. Ici l’enfer est en haut et en bas ! Mais bien évidemment, rien n’est contigu [...] Il n’y a pas de frontière »42. Si frontière il y a, ce n’est point celle qui sépare l’homme de la nature, le ciel de la terre, le paradis de l’enfer, la rédemption de la damnation mais celle que l’homme est à lui-même.

16Thomas Bernhard poursuit ici, pour la renverser il est vrai, la réflexion inaugurée par Adalbert Stifter sur le rapport de l’homme à la nature. Les descriptions du recueil de nouvelles Bunte Steine43 donnent de la montagne une perception aux antipodes de celle qu’en a Strauch. De jour ou de nuit, par temps clair ou par gros temps, la montagne reste chez Stifter un horizon visible, un point fixe, un repère, même si ces derniers constituent le plus souvent une menace, un interdit à ne pas franchir. Les Alpes dessinent le trait qui cerne le paysage et délimite l’espace où les hommes vont vivre. Elles constituent sous la masse imposante des sommets, l’arrière-plan qui abrite la nature dans sa toute-puissance et sépare celle-ci de l’espace dévolu à l’homme. Cette nature souveraine n’est pas fondamentalement différente de la vallée qu’indiquait Strauch. La différence tient essentiellement à une question de perspective et de mise en relief. Il ressort des descriptions de Stifter que l’homme trouve dans la nature la place que celle-ci veut bien lui accorder, la place qu’elle l’autorise à conquérir dans l’humilité et non dans une impatience prométhéenne. Les réflexions de Strauch montrent que la nature, chez Thomas Bernhard, ne trouve pas de place dans les élucubrations de l’esprit ; elle devient un objet, un produit artificiel que l’esprit tente en vain de cerner sans parvenir pour autant à s’approprier une nature qui lui reste étrangère et extérieure. À la toute-puissance aveugle et minérale de la nature louée par A. Stifter, répond chez Thomas Bernhard l’omniprésence d’un esprit toujours en veille mais néanmoins infirme car impuissant à réduire une nature qui lui reste étrangère et extérieure. L’activité hyperbolisée de l’esprit ne débouche jamais sur une rencontre libératrice avec la nature. Dans le pire des cas même, c’est l’esprit qui redevient matière, cerveau produisant des idées incohérentes qui ne permettent en aucun cas de construire un sens44.

17Frost illustre bien le fait que ce sont les pensées elles-mêmes qui s’érigent en montagnes, en limites qu’elles se posent à elles-mêmes et s’auto-invitent à franchir, s’exposant ainsi à des exigences d’autodépassement toujours plus dangereuses, toujours plus douloureuses et en tout cas, toujours mises en échec. Ce que l’esprit révèle à Strauch, n’est pas la nature mais une vision, une version artificielle de celle-ci ; elle lui apparaît dans un rêve encore présent à son esprit et qu’il relate à l’étudiant en médecine qui le suit pas à pas45. De ce rêve probablement diurne Strauch se souvient seulement qu’il se déroulait dans un paysage familier. Ce paysage familier qu’il est capable de reconnaître avant même de pouvoir le définir et le situer n’est autre que celui de sa vie intérieure. Celle-ci est rendue à la vie par le rêve et l’imagination. Elle se révèle à la conscience par des images qui s’assemblent en un paysage désormais présent par l’effet de la réminiscence. Ainsi Strauch pare la nature de couleurs qui lui sont inhabituelles (ciel vert, neige noire, arbres bleus), mais que l’art contemporain dès ses débuts lui prête volontiers. À la représentation en couleurs, à cet artifice visuel, qui est l’œuvre du peintre, Strauch ajoute, à partir du vent, la musique avant d’animer cette nature d’être humains qui prennent eux-mêmes des couleurs aussi peu naturelles. Nature et êtres humains se fondent dans un kaléidoscope déroutant. Ce qui était paysage au départ devient « paysage d’êtres humains », Menschenlandschaft : ce qui est significatif dans cette description, c’est l’effacement qui s’opère entre les frontières, le glissement progressif d’une nature « naturante » à une nature anthropomorphe. Un peu plus loin dans le rêve en question, les hommes adoptent, tels des caméléons, la couleur de l’endroit où ils sont, et ne sont plus alors reconnaissables qu’à leur voix, c’est-à-dire à cet organe le plus extérieur de ce qui est le plus intérieur : la pensée. Le paysage n’est qu’une vaste tête et de fait. Strauch voit sa tête grossir et enfler démesurément dans une tension et des proportions qui font que cette tête se décolle de son corps et roule au pied de la colline. Puis avec effroi, comme ramené peu à peu à un autre niveau de conscience, Strauch aperçoit sa tête à terre dans un paysage et un décor totalement morts. Le détour par la nature ne l’a en fait ramené qu’à lui-même. Au bout du voyage, il y a la nuit et une conscience face à son néant, une tête qui se dédouble pour regarder sa défaite et son échec.

18La nature hors de portée, inaccessible à l’homme, trouve son équivalent chez Stifter dans la « nostalgie d’une existence anorganique ». C’est ainsi tout au moins que Wilfried G. Sebald interprète la présence permanente des sommets blancs et enneigés dans les descriptions de Stifter ; W. G. Sebald s’appuie sur l’essai de Georg Simmel, Die Alpen, lequel voit dans les sommets de haute montagne la région même où tout souffle de vie expire et où cesse toute histoire humaine46. Si l’on fait sienne cette interprétation de W. G. Sebald, Stifter et Thomas Bernhard pourraient bien se rejoindre en dépit d’une opposition en apparence extrême. Stifter décèle dans la nature une loi qui inspire à l’homme un esprit de renoncement et d’humilité. L’homme de l’esprit bemhardien découvre une nature qu’il doit renoncer à pénétrer. S’affranchir de la nature ne peut passer que par un rêve de dissolution de l’existence47. Strauch ne recherche pas la guérison dans la nature car il sait qu’elle ne peut l’apporter ; se réfugier dans la nature signifie s’y replier, s’y retrancher pour s’isoler, se mettre à l’abri de toute distraction et replonger l’esprit dans un face-à-face avec lui-même. De fait, se réfugier dans la nature équivaut à s’exposer au plus haut point, contraindre l’esprit et la maladie à une lutte avec eux-mêmes, sans illusion sur l’issue. Il est significatif que la réminiscence du rêve de Strauch surgisse à l’instant même où celui-ci est plongé dans une réflexion sur l’imagination. Il pense que celle-ci est un signe de désordre – car l’ordre ne saurait la tolérer – puis une maladie que l’on ne contracte pas – car on la porte en soi – et enfin, la mort de l’être humain : « L’imagination est la mort de l’être humain »48. C’est l’imagination qui est la vraie nature de l’être humain, elle en est un prédicat. L’être humain est imagination et se tient par là à distance de la nature et de son ordre qui lui résiste et n’est là que pour renvoyer l’esprit à son aliénation.

L’école irritante de l’ouïe

19Tout en volant de ses propres ailes, l’imagination se nourrit de ce que les sens lui font percevoir. L’ouïe est, des cinq sens, celui que le désespéré bemhardien développe par prédilection jusqu’à l’hypertrophie, jusqu’à la pathologie, et sur lequel il concentre tout son intérêt. L’irritation trouve en effet dans l’oreille son organe de choix puisqu’elle est le réceptacle des contraires, bruit et silence à la fois ; en elle se croisent les voix intérieures mais également celles du monde ; en elle résonnent le silence, l’impassibilité de la nature, tout comme les cris de douleur de l’âme. Entendre est de surcroît une activité à laquelle l’individu est soumis sans relâche ; l’oreille n’a pas de paupières qui permettent le repos des yeux. L’ouïe sous-tend et entretient l’inquiétude, l’irritation du désespéré qui en fait bien plus qu’un simple moyen de communiquer avec le monde et les autres. Dans le roman Das Kalkwerk Konrad en fait un outil d’appréhension du monde mais aussi l’objet d’une étude scientifique. C’est dire que le désespéré cherche à comprendre le monde, non à partir d’interprétations, mais à partir de l’expérience immédiate qu’il en fait et qui mettent en jeu son corps, ses sens. Cette démarche n’est pas sans rappeler celle de Nietzsche dans l’ouvrage Götzen-Dämmerung dont le sous-titre invite à user du marteau pour apprendre à philosopher. Proclamant la nécessité d’une transmutation de toutes les valeurs, Nietzsche avance dans l’avant-propos : « Il y a plus d’idoles que de réalités dans le monde, c’est là mon « mauvais œil » pour le monde, c’est là aussi ma « mauvaise oreille »49. Nietzsche ne se propose rien d’autre que de faire résonner à coups de marteau à la fois le creux des fausses vérités prétendues éternelles et la richesse sonore des nouvelles valeurs. L’oreille devient cet outil précieux entre tous qui parvient à « faire parler ce qui voulait rester muet »50. Mais le marteau dont usent les personnages de Thomas Bernhard n’arrive jamais à faire parler le silence, même s’il parvient à réveiller « derrière les oreilles, d’autres oreilles encore », toujours plus subtiles51 et à faire sonner le creux des mensonges. Quant aux bruits qui résonnent, ce sont ceux, douloureux, du marteau transformé en instrument de torture qui vient marteler leur crâne52. Le propos est bien, comme chez Nietzsche, de cesser d’écouter les sirènes de la raison et de faire preuve de force d’âme en écoutant à nouveau le désordre de la nature. Mais ce qui se fait entendre n’est pas une nouvelle table de valeurs ; c’est plutôt une vérité archaïque, qui n’appartient qu’au monde et laisse l’homme à sa pauvreté ; elle est celle du silence obstiné et sidéral de la nature ou celle, dérisoire et douloureuse, des coups de marteau de sa pensée. Car lorsqu’il n’y a plus de bruit extérieur, que les personnages s’isolent du vacarme du monde, il leur reste le bruit du dialogue avec eux-mêmes. Il faudrait que la pensée cesse pour que cesse ce dialogue intérieur. Mais que serait une pensée au repos sinon la négation de la pensée et en conséquence une négation de soi, ce que les personnages de Thomas Bernhard refusent, eux qui précisément se définissent dans chaque œuvre comme des hommes de l’esprit ?

20L’ouïe est définie dans Das Kalkwerk comme le plus philosophique de tous les organes53 ; Konrad en use pour écouter de préférence ce à quoi les autres en général restent délibérément sourds. L’intérêt de Konrad pour l’ouïe prend tout son sens dans sa référence à Pascal, dont les Pensées servent de viatique aux hommes de l’esprit de Thomas Bemhard. Refusant d’imiter ces « jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et dans la pensée de l’avenir »54, Konrad choisit de se retirer dans une plâtrière, précisément parce qu’il s’y sent à l’abri de tout bruit, de toute tentation de se détourner de l’essentiel : « C’est précisément parce que l’on ne percevait absolument aucun bruit dans la plâtrière que quelqu’un qui était doté d’une ouïe particulièrement fine, comme c’était son cas, dressait tout particulièrement l’oreille »55. C’est pour sortir des ténèbres, pour arriver à la clarté que les personnages exercent sans relâche leur oreille. Konrad se distingue par l’extrême sensibilité de son ouïe, dans Frost, Strauch a une ouïe incroyablement entraînée56, il s’inflige « des exercices d’ouïe »57. Ces exercices sont « une préparation à la mort »58 et à l’angoisse que celle-ci éveille. Ils marquent la volonté de Strauch et de Konrad de réagir à la condition de l’homme faite, selon Pascal, « d’inconstance, d’ennui et d’inquiétude »59 et que le commun des mortels tente d’oublier dans le divertissement. Mais fuir le divertissement n’est pas encore trouver le repos. Celui-ci ne fait pas place au refus du divertissement sur un simple acte de la volonté ou sur un simple effort de concentration. Konrad doit finalement reconnaître son erreur d’avoir pensé que le silence extérieur allait être source de paix intérieure60. Son rejet du divertissement ne suffit pas à dissiper l’effroi qu’inspire le « silence éternel des espaces infinis ». À ses propres dépens, Konrad constate que « l’agitation intérieure provoquée par le calme au dehors l’empêche de trouver le sommeil, même au comble de l’épuisement »61. Dans le silence, il ne perçoit que plus distinctement encore l’infini de ce qui lui échappe, l’étendue sans bornes de sa misère ; ses questions sans réponses réveillent le mouvement inquiet de son âme. Par-dessus tout, il prend conscience du caractère absolu de cette réflexion de Pascal : « Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort »62. Le repos et le silence extérieurs ne font qu’augmenter l’inquiétude de l’âme qui n’a droit qu’à des instants trop brefs de répit et d’accalmie : « à la longue, le calme au dehors ne provoquait jamais une paix intérieure ou alors seulement pour un laps de temps très court, bien trop court, dit-il, pour servir à une gymnastique intellectuelle »63. Les exercices auxquels Konrad se soumet vont, dans leur conséquence, au-delà de la seule constatation de la vanité du monde et de l’homme. Source d’angoisse parce qu’ils mettent celui qui les expérimente face à la réalité de sa finitude et de la mort, ils deviennent eux-mêmes mortels parce qu’ils rendent perceptible la vanité des efforts entrepris par l’esprit humain pour arriver à un repos qui ne serait pas la mort mais une véritable paix intérieure. Ces efforts se ramènent à des exercices mécaniques dont l’efficacité s’avère limitée : « Il avait cependant, dit-il, mis au point un mécanisme grâce auquel il était capable de maîtriser peu à peu le calme au dehors. Ce mécanisme lui avait permis à tout moment de façon non pas naturelle, mais grâce à des efforts du cerveau de transformer le calme au dehors en calme intérieur »64. Le répit passager ainsi gagné est insignifiant. Le temps que Konrad consacre à son étude sur l’ouïe n’est rien moins que celui de son existence qu’il sacrifie entièrement. L’inanité de cet effort, l’horreur de son absurdité tient tout entière dans ce qu’il advient pour finir de Konrad : un meurtrier excédé qui abat sa femme infirme.

21S’infliger le silence comme le fait Konrad, se contraindre, comme le fait Strauch, à se retirer dans la nature, relève de la même volonté. Cela revient dans chaque cas à se soumettre à une confrontation avec soi-même, avec les idées qui envahissent le cerveau et en martèlent les parois. Le silence renvoie à l’enfermement et à l’isolement auxquels on ne peut, de fait, échapper. Seule est possible la volonté d’échapper à cet enfermement ; l’irritation qui s’en trouve générée est figurée par l’image d’une scie qui tourne et vibre dans la tête de Strauch ; la folie en est la forme la plus aiguë. Le silence confronte les personnages de Thomas Bernhard à l’infini de leur néant. Ce qui les effraie plus encore cependant, c’est cette autre forme de silence qui est moins le repos, la paix que l’arrêt momentané du mouvement et que Strauch commente ainsi : « Nous avons à faire ici en ce moment au calme démoniaque. [...] Le silence était vraiment total, on ne percevait aucun bruit d’activité venant du bas. [...] Le silence, je l’ai, toute ma vie durant, ressenti comme une maladie de la nature épuisée, comme si c’étaient des abîmes grand ouverts de l’âme. Ce silence, disons-le, la nature en a horreur »65. En parlant de « calme démoniaque », Strauch se défend d’une représentation qu’il qualifie lui-même de « primitive » et « romantique » de la nature. Une fois obtenu le silence extérieur, celui qui fait taire le vacarme du monde, le bruit de toute activité humaine et industrielle, on peut entendre le silence de la forêt. Une ouïe grossière croira y entendre le silence à l’état pur, celui d’une nature immuable et éternelle qui s’offre dans sa pure présence, perception naïvement romantique selon Strauch. Une ouïe entraînée et exacerbée comme la sienne y décèlera, plutôt que la paix, un épuisement passager, une énergie en attente d’un sursaut, une force démoniaque provisoirement affaiblie, une maladie en passe de guérison. Faire silence et fuir le divertissement permet d’entendre la nature et le monde comme une création permanente, continuellement à l’œuvre, en perpétuel mouvement, comme une alternance de vie et de mort. Ce mouvement rejoint celui de l’esprit qui tente de le comprendre et de comprendre avec lui la nature dans un effort sans cesse tendu et ce jusqu’à l’assimilation de l’un par l’autre.

22Ce silence-là cependant devient terrifiant à double titre : d’une part parce qu’il est un repos provisoire qui menace à tout moment de se remettre en mouvement et donc de générer de nouvelles tensions et de nouvelles douleurs ; d’autre part parce que s’il parvient à dominer et à devenir « entier », il ne peut être que celui de la mort, pour citer Pascal. Que « notre nature » soit « dans le mouvement », voilà bien qui devient chez Thomas Bernhard damnation suprême et pathétique. L’homme, selon Pascal, est partagé entre « deux instincts contraires » ; ainsi explique-t-il qu’il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation »66. La lucidité des personnages de Thomas Bernhard leur fait ressentir comme un rêve utopique et vain l’aspiration à la paix et au repos. Le silence expiatoire dont ils s’entourent, par contre, leur fait entendre le mouvement perpétuel dans lequel ils sont pris et faits prisonniers. Ce qui était « instincts contraires » chez Pascal devient une tâche impossible parce que contradictoire chez Thomas Bernhard : il s’agit, tout en la désavouant, d’assumer cette nécessité qui fait de la nature de l’homme, mouvement. Il s’agit d’arracher à la mort le mouvement qui, s’il est celui de l’esprit, est également celui de la nature et qui contribue par là à la perpétuer. Le silence qui effraie Strauch est celui-là même qui se ferait dans une tête qui ne penserait plus, qui aurait capitulé et serait à l’état de décomposition. Il n’est pas celui d’une nature souveraine et toute-puissante mais au contraire, celui d’une nature vaincue, « épuisée », dont le silence n’est pas un retrait, une absence provisoire, un voilement mais un défaut, une infirmité, une maladie, dit Strauch. Ici, le silence de la nature donne à entendre de manière métaphorique le silence d’une tête privée de pensées, il lui sert de révélateur, il traduit l’épuisement de l’homme à comprendre son propre néant et à admettre que le repos lui est interdit. Ainsi y a-t-il, pour le désespéré bemhardien dont l’ouïe est particulièrement fine, deux qualités. À un premier type de silence, objectif, celui qui lui révèle son néant possible et probable (celui de Pascal) vient s’ajouter, en surimpression, celui qui l’atteint directement et individuellement, interpelle sa liberté et lui enjoint de ne pas capituler face à un néant qui menace de l’engloutir. L’infini, dont le silence est la figure emblématique et qui lui révèle sa finitude, voire son néant, l’effraie moins que la perspective de se voir acculé à une autre forme de silence : celui d’une volonté anéantie et acceptant de se laisser réduire. Si l’homme ne peut être sauvé de son désespoir, son désespoir sauve sa grandeur misérable.

23L’irrité peut, temporairement, se lasser de son état mais ce qu’il redoute plus que tout est le relâchement de cette irritation ; il refuse l’épuisement de la rage qui dit non car ce ne serait pas là un authentique apaisement. Ici, le seul silence qui délivre s’avère bien paradoxal. C’est le silence consécutif à un coup de feu celui, meurtrier, qui tue la femme de Konrad ou celui, suicidaire, qui tue le général dans la pièce Die Jagdgesellschaft. La délivrance n’est réalisable que dans l’extrême de l’échec, qui accule à la mort violente et bien réelle. Ainsi l’être humain n’est-il jamais sur un pied d’égalité avec la réalité. Pour affronter celle-ci à armes égales, il faudrait qu’il lui oppose la réalité de sa négation, qu’il décide de sa mort, de son abolition, résolution qui annule par avance ses effets. L’existence ne peut être vécue en toute quiétude, elle est au contraire une épreuve qu’il faut surmonter de manière violente. Tout l’art consiste bien à reculer le plus loin possible l’instant fatidique qui, en annulant le déséquilibre, ne les résoudrait de toute façon pas. La liquidation de la réalité, si elle est idéalement souhaitable ou réalisable sur le plan esthétique et susceptible d’être mise en scène67, laisse entière la question de la réalité et l’impossibilité de la surmonter autrement que dans l’aveuglement (celui du général) ou l’obstination meurtrière (celle de Konrad). Or l’homme de l’esprit de Thomas Bernhard ne veut pas se dérober à la tâche que cette réalité lui impose et qui est celle d’une résistance farouche. La délivrance radicale ne pouvant s’obtenir qu’au prix d’un échec tout aussi radical, vivre dans l’irritation devient l’injonction exclusive à laquelle l’homme de l’esprit se sent sommé d’obéir.

2. Nature et esprit : une opposition irrésolue

24Choisir l’irritation est dangereux car cette voie loin s’en faut ne met pas à l’abri d’un échec final et mortel. Refuser de quitter la scène à la manière du général dans la pièce Die Jagdgesellschaft, pour livrer un combat authentique, se paie par un épuisement qui affaiblit la volonté de résister et peut l’anéantir. Mais cette volonté de ne pas arriver au point de non-retour doit se lire non point comme une volonté enragée de vivre mais bien plutôt comme le refus de se laisser anéantir. L’irritation marque la volonté de l’homme de l’esprit d’exister dans le refus d’une réalité qui nie sa liberté, d’exister contre cette réalité. L’opposition, la résistance, deviennent le seul ressort de l’existence. Le mouvement, source de souffrance, est retourné en acte d’opposition à la réalité. Le repos devient vision utopique et relève d’un âge d’or définitivement révolu. L’héroïsme ne sert plus à accomplir une destinée mais à porter cet accomplissement dans le refus et l’opposition et cède ainsi la place au pathétique. Tout ce qui évoque la paix, le repos, sort du champ de la réalité et de la temporalité et prend un caractère mythique, exactement comme la vallée entr’aperçue par Strauch. La volonté, la décision d’exister contre la réalité instaure un rapport triangulaire et infernal, à l’équilibre toujours précaire, entre la réalité, l’esprit et le moi, l’esprit se définissant par son opposition farouche à la nature.

25Les personnages bernhardiens qui s’imposent au sens commun comme des fous ou des malades, sont entourés, et cela vaut aussi bien pour la prose que pour le théâtre, de personnages sans aura qui accusent tous les déraillements lamentables du corps et de l’esprit, quand toutefois un soupçon d’esprit les anime. Ces personnages sont là à titre de contre-exemple, comme illustration de ce qu’il est regrettable, voire scandaleux d’être. Ils sont l’exemple d’une humanité indigne d’elle-même et, à ce titre, malade ; ils défilent au début de Verstörung dans un catalogue de patients auprès desquels le médecin est appelé ou dont il entend parler. Au-delà de la noirceur du trait digne d’un Goya, ces êtres représentent des échantillons de la règle, du commun des mortels auxquels Thomas Bernhard oppose l’exception du prince Saurau. En règle générale, ces êtres sont tapis au fond de vallées obscures, de gorges inquiétantes, ils habitent une nature à laquelle les Alpes autrichiennes fournissent le cadre auquel Thomas Bernhard s’applique au passage à ôter l’attrait et toute la réputation touristiques que l’on sait. Comme dans Frost, la nature n’est pas vue sous un angle objectif mais avec les yeux d’un être humain, affecté d’une sensibilité ; elle est anti-idyllique et ne préserve en aucun cas les hommes de leur propre nature ; au contraire, elle la fait ressortir, c’est comme si à son contact, cette nature humaine se déployait et trouvait à se manifester avec plus d’évidence encore, dans un dépassement de soi qui n’a rien d’une édification mais qui ne fait au contraire que reculer toujours plus loin et toujours plus bas les limites de la brutalité et de l’ignominie. Ainsi, par exemple, une amélioration semble se dessiner dans l’évolution du jeune Krainer ; cet infirme aime les promenades que sa sœur lui fait faire dans une nature qui le « ravit »68 jusqu’au jour où brutalement et sans raison, le frère assène à sa sœur un coup de bâton sur la tête. « Lorsqu’elle reprit connaissance, son frère était assis auprès d’elle en larmes »69. La seule nature qui parle ici, c’est la nature humaine et la violence dont elle semble exclusivement faite. Brutalité, violence, bestialité aggravées par l’alcoolisme, voilà le fond d’une nature humaine dont Thomas Bernhard nous assure qu’elle est malade ; le médecin révèle à son fils : « Quelles que soient les circonstances, il était amené, disait-il, à se mouvoir constamment dans un monde malade parmi des êtres malades, des individus malades et quand bien même ce monde avait la prétention et voulait donner l’illusion d’être au monde en bonne santé, il demeurait toujours un monde malade, et les hommes et les individus, même les soi-disant en bonne santé, étaient toujours des malades »70. Le médecin fait état d’une population malade qui tend aussi bien à la violence qu’à l’égarement71 et dont les penchants se concrétisent dans des crimes et des forfaits dans leur plus large éventail : victimes étranglées, strangulées, assommées, trucidées, tuées d’un coup de fusil à bout pourtant, suicidées, etc. etc.

26On ne peut qu’être frappé par le caractère gnostique d’une telle vision de l’existence humaine72. Celle-ci est bel et bien perçue comme une chute dans une gangue impure et abominable qui englue et fait prisonniers de la matière le corps et l’esprit. L’opposition apparemment définitive entre l’esprit et la nature n’est pas sans renvoyer à l’opposition gnostique entre un monde intelligible et un monde sensible. Le rôle particulièrement négatif que la femme joue chez Thomas Bernhard dans la reproduction et la perpétuation de cette nature dégradée et dégradante fait écho aux explications gnostiques de la création du monde. Celle-ci ne serait en effet que le résultat d’un faux-pas, commis pour des raisons inconnues, par le dernier monde (ou « éon ») dont se compose l’univers très fortement hiérarchisé du monde céleste et pur. Ce dernier monde est, le plus souvent, de nature féminine, il se détourne de l’univers céleste et se laisse entraîner par la passion, par un désir coupable ; cet éon devient ainsi Mère de l’univers, du Créateur du monde sensible. La gnose reste cependant avant tout une « connaissance salvatrice »73 qui en révélant leur origine à quelques initiés leur indique également la voie du retour vers l’univers céleste dont ils ont été détachés. L’initié de la gnose devient initié par la seule force du souffle qui le traverse ; il ne le devient pas par l’effet de sa liberté ou d’une volonté morale. De la même façon, c’est de manière naturelle que se fait chez Thomas Bernhard la répartition entre ceux qui, dans leur existence, se contentent d’obéir à leurs instincts – le plus fort étant celui de la conservation – et les « initiés » qui vivent leur existence comme une déchéance. Le rapprochement avec Thomas Bernhard permet encore de bien saisir que la conscience de la déchéance n’est chez lui nullement salvatrice ; l’esprit ne s’arrache à la nature que dans un effort permanent qui ne le met à aucun moment définitivement à l’abri d’une victoire de cette même nature sur l’esprit. Il est symptomatique que le premier titre prévu par Thomas Bernhard pour le roman Verstörung ait été Das Hirn, Le Cerveau, cette part de matière que sans cesse l’esprit menace de redevenir74.

27Cette idée d’une nature humaine irréductible dans ses défauts est confortée par les exemples de l’échec, voire de l’impossibilité de l’éducation. Ici comme dans ses autres ouvrages, Thomas Bernhard accuse les parents de mettre au monde des enfants sans prendre la peine de les éduquer75, les abandonnant ainsi à leur nature ; mais toute éducation échoue aussi, ce qu’il montre à partir de deux exemples. Une des patientes, la Ebenhöh ne peut, au terme de sa vie, résoudre l’énigme suivante : « Comment avait-elle pu, à partir de la relation avec un homme de si bonne famille, engendrer un fils pareil qui lui faisait de plus en plus l’effet d’être un bestiau »76. Le père, professeur, homme cultivé, n’a rien pu faire pour ce fils au physique de colosse mais à l’esprit limité77 et chez qui la bestialité et les instincts sexuels l’ont emporté sur les forces de l’esprit. Dans le même ordre d’idées, même si sa fille succombe non à un excès de bestialité mais au contraire à un excès de sensibilité, la femme du médecin avait constaté avant de mourir : « Nous étions pour elle davantage des enfants nés du paysage autour de nous que des enfants nés de leurs parents. Enferrée toute sa vie durant dans cette conviction, elles nous a ressentis, dit-il, comment étant des êtres exclusivement nés de la nature, ce qui explique que nous lui sommes à jamais restés étrangers »78. La mère mesure ici, et sa solitude, et son impuissance, à sa conviction intime que chacun de ses enfants a une nature, une constitution physique, biologique et mentale dont personne, surtout pas elle, ne peut être maître. Chaque individu est ainsi doté d’une nature où se répartissent, rarement dans l’équilibre, toujours au détriment l’un de l’autre, le corps (la sexualité, la violence) et l’esprit. Personne, pas même les parents les plus attentifs, n’a prise sur cette répartition, d’où le constat du père médecin : « Les difficultés que les parents rencontrent avec leurs enfants deviennent, disait-il, de plus en plus grandes et pour finalement s’avérer insurmontables »79. Bien que médecin, il est impuissant à tirer sa fille du désespoir dans lequel elle sombre jour après jour. Il convient ici de ne pas confiner à tort Thomas Bernhard dans un biologisme conservateur et défaitiste car il explique également l’abrutissement qu’il déplore par la nécessité faite aux communs des mortels de s’éreinter dans le labeur et le gain de l’argent. Il résume cette fatalité d’une remarque définitive qui ne demande aucune révision mais dont le comique n’échappe à personne : « Quiconque vit à Krottendorf, dit-il, vit au beau milieu d’un enfer nauséabond à faire du profit »80. Cette affirmation est un exemple des pirouettes auxquelles l’auteur se livre volontiers et fréquemment pour couper court aux condamnations qu’il lance. Après avoir noirci à souhait le tableau, il dédramatise la situation en déviant, comme ici, l’objet du discours ; il tourne brutalement la page du pathétique et donne l’impression de vouloir tout effacer par le rire. Ici par exemple, Thomas Bernhard dédouane ceux qu’il a décrits comme des sous-hommes misérables en évoquant la nécessité qui leur est faite de courir avidement après l’argent – et en dénonçant indirectement une société aliénée par le matérialisme triomphant qu’elle favorise. L’abrutissement condamné férocement trouve, sinon une excuse, tout au moins une explication. Par ailleurs, le contraste entre la généralisation à outrance « Quiconque vit à K. » et la localisation très précise et particulière : « quiconque vit à Krottendorf » que personne ne connaît, est source d’un rire qui emporte tout sur son passage, atténue affirmations à l’emporte-pièce et condamnation sévère.

28S’agit-il pour autant uniquement de relativiser le propos ou de le reprendre pour l’annuler par le rire ? Le contexte reste bien celui de l’opposition irréductible entre le corps, la matière d’une part, et l’esprit, la volonté pour le moi d’autre part, de s’affirmer, de trouver sa place dans ce rapport d’exclusion. Ce qu’il faut retenir en priorité ici, c’est bien plutôt la mise en place et, surtout, la mise en œuvre d’une méthode – et non d’un système – qui est là pour rappeler au lecteur deux vérités. La première est que la réalité ne se laisse pas réduire, elle a des raisons qui la fondent et l’instaurent ; il est possible, à la rigueur, de saisir ou d’expliquer en partie ces raisons mais on ne peut le faire en tout état de cause que dans un deuxième temps. L’antériorité de la réalité sur la connaissance que le moi peut en avoir lui confère un pouvoir face auquel le moi se sent malmené et tyrannisé. La réalité est au moi ce que son fondement est, selon Novalis, à chaque chose qui existe : il la précède mais ne peut être saisi que dans un second temps. « Tout véritable commencement est un deuxième temps. Tout ce qui est et qui apparaît, n’est et n’apparaît qu’à une seule condition : être son fondement individuel, son absolu doit le précéder et doit au minimum être pensé par lui »81. Or ce décalage précisément n’est, selon Thomas Bernhard, jamais rattrapable. Lorsque l’auteur semble reprendre les propos tenus et en annuler la teneur, sa méthode tend moins à reprendre le discours qu’à signifier une réalité qui, elle, se retire et échappe au discours. Si l’esprit peut, parfois et par analogie, s’en saisir, le moi lui, éprouve toujours sa résistance. La réalité reste définitivement autre que la perception que l’on en a. La seconde vérité découle elle aussi de la méthode utilisée. Thomas Bernhard n’en reste pas à la constatation de l’opposition entre le corps et l’esprit ; on peut dire qu’il l’orchestre et la met en scène par le recours à l’exagération, au trait appuyé. La tension qu’il met ainsi en évidence entre le corps et l’esprit est là pour faire comprendre que tout l’effort du moi pour s’affirmer n’est nullement un effort évident et naturel mais une véritable construction, un arrachement de l’homme à son état de nature, exactement comme l’auteur construit de toutes pièces un rapport esprit, matière, moi qu’il arrache à son expérience. On peut à ce propos citer à nouveau Novalis qui écrit dans le fragment 23 : « Le moi demande à être construit. Le philosophe prépare et crée des éléments artificiels et s’attelle à la tâche de la construction. L’histoire naturelle du moi est autre chose. Le moi n’est ni produit ni nature, ni être issu de l’Histoire mais œuvre d’art anarchique, il est art »82. À la différence de Novalis, art et nature, construction du moi, connaissance et nature ne peuvent pas se rejoindre dans une science morale supérieure pour se fondre l’un dans l’autre ; ils demeurent irrémédiablement chez Thomas Bernhard dans un rapport de tension et de conflit irritant dont l’art de l’exagération précisément permet d’atténuer les risques.

29À partir de la galerie de malades au début de Verstörung on peut dessiner les contours d’une typologie bernhardienne : celle-ci distingue d’un côté les êtres qui, sur une échelle variable, sont condamnés à l’abrutissement et au vice, de l’autre, ceux qui ne sont qu’esprit. Tous ont en commun d’être livrés en pâture à leur nature, que celle-ci relève de la nature brute, celle du corps, de la matière ou, à l’opposé, de l’esprit. Cette répartition a également ses lois géographiques. Si l’on met à part ceux qui choisissent l’épreuve de l’isolement (Strauch dans Frost, Konrad dans Das Kalkwerk, Roithamer dans Korrektur, Saurau dans Verstörung), les êtres abrutis sont plutôt concentrés dans leur élément, au plus près de la nature, les autres sont plutôt urbains, Cambridge faisant ici figure de ville emblématique. Ville élue un temps par Wittgenstein qui y fut élève de B. Russell avant d’y occuper la chaire de philosophie de 1939 à 1947, il s’agit là d’une référence appuyée à un philosophe fétiche de Thomas Bernhard. Des affirmations identiques à celle-ci sont nombreuses : « La brutalité qui règne dans cette ville n’est rien comparée à la brutalité qui règne à la campagne »83. La comparaison entre la campagne et la ville, elle-même corrigée par l’affirmation inverse, tend davantage à mettre l’accent sur cette brutalité elle-même et à l’hyperboliser qu’à la localiser avec exactitude. De fait, la violence est partout mais à des degrés différents ; l’opposition entre la ville et la campagne est surtout le négatif qui doit faire ressortir l’opposition entre la nature et l’esprit. Les êtres relevant de la première catégorie sont légion. Les femmes, comme la patronne de l’auberge dans Frost ne sont que concupiscence ; elles n’ont rien à envier aux hommes qui ne sont que brutalité atavique et violence entretenue par l’éthylisme, une humanité de bas-fonds vouée aux crimes sans châtiments. Après Verstörung, ces abrutis et dépravés de toutes sortes et de tous sexes constituent plutôt un fond de tableau indistinct. Thomas Bernhard n’évoque plus que de manière abstraite et générale la bassesse, l’ignominie qui partout ont cours. Mais les personnages auxquels Thomas Bernhard voue une attention toute particulière sont, en fait, les autres, ceux que leur nature porte plus sur l’esprit que sur un naturel de brutalité et de bestialité. C’est essentiellement sur eux qu’il s’attarde et sur la manière dont ils se débattent face à leur destinée d’hommes de l’esprit. L’esprit, en effet, n’est pas, chez Thomas Bernhard, la rédemption, et l’homme de l’esprit ne sort jamais vainqueur de son combat pour affirmer l’esprit.

30Dans une thèse publiée en 1980, Ria Endres a réagi avec virulence à la représentation démoniaque et calamiteuse de la femme et de la nature chez Thomas Bernhard84. S’appuyant sur une approche psychanalytique, l’auteur de la thèse décèle dans le primat accordé à l’esprit et à la pensée le propre d’un schéma de pensée patriarcal. L’enfermement des hommes dans l’esprit, leur retrait hors du monde, ne sert qu’à nourrir, selon Ria Endres, un phantasme de puissance ; la suraffirmation pathologique de la pensée, du langage et des productions de l’esprit ne traduirait en fait que la hantise de voir mis en péril le pouvoir que l’ordre patriarcal octroie à l’homme en vue de la domination la plus éhontée sur la femme. Cependant l’acharnement à opposer l’esprit à la nature, à la matière, à la femme, ne serait, toujours selon Ria Endres, que la manifestation d’une régression paranoïaque et mortifère qui arrive à son terme : celui, objectif et repéré par l’auteur, de son aporie et de sa perversion ; mais également l’épilogue dont rêvent les pères et les fils contre les femmes : celui de la fin de toute vie, de la réduction au silence de la nature et de la femme, celui, en un mot, de la mort85. Cette lecture pour le moins énergique a le mérite de s’inscrire en faux par rapport à une image de la femme qui, prise à la lettre, peut difficilement être ressentie autrement que comme injustement dégradante et pitoyablement discriminatoire. Le problème reste cependant de savoir si ce schéma patriarcal désastreux auquel les personnages de Thomas Bernhard succombent dans l’analyse de Ria Endres, se pose comme modèle. Ce que Thomas Bernhard a été amené à dire sur les femmes sonne tout autrement ; sans aller jusqu’à penser que leur part soit mieux taillée que celle des hommes en dehors de l’œuvre, elle ne l’est pas plus mal86. Le misanthrope pour lequel Thomas Bernhard se faisait volontiers passer s’abstenait difficilement de la compagnie de femmes, comme en témoigne une de ses amies, Gerda Maleta87. Mais sans chercher là une preuve et si l’on en reste à l’œuvre elle-même, le trait contre la nature est à ce point noir et avilissant qu’il invite à la circonspection. Loin du triomphalisme mortifère de l’esprit auquel conclut Ria Endres, on peut se demander si Thomas Bernhard ne pousse pas plutôt l’esprit jusqu’aux limites extrêmes de ses possibilités. Ce faisant, il reprend certes à son compte une opposition radicale entre un esprit qui prétend s’émanciper de la nature et une nature qui ne cesse de se reproduire ; il laisse néanmoins cette opposition irrésolue. Le vrai problème semble plutôt être de savoir comment vivre cette opposition, que de savoir lequel des deux termes doit l’emporter sur l’autre et au nom de quelle vérité. La fascination pour l’esprit reste indéniable mais sa force se voit sans cesse limitée par celle de la nature et ne peut plus se traduire que dans la tension de l’irritation.

31Parmi les êtres touchés par la grâce de l’esprit – qui est souvent une disgrâce – on peut établir la hiérarchie qui suit : hormis ceux qui s’enfoncent et s’enferrent dans l’abrutissement, il y a ceux dont la faiblesse physique atteint le mental. C’est semble-t-il le cas du jeune Krainer. Infirme réduit à l’état d’insecte et dont la destinée n’est pas sans parenté avec le malheureux Gregor Samsa88, il apparaît comme dominé, littéralement possédé par l’infirmité de son corps, dont il se défend par une agressivité animale : il mord, crache, frappe, se débat et, pour finir, lâche prise ; les détails donnés font apparaître qu’il est peu à peu privé de toute dignité mais en même temps on apprend qu’il est musicien, qu’il joue lui-même du violoncelle. Non sans surprise, le fils du médecin découvre dans la chambre de cet infirme les portraits des plus grands compositeurs sur lesquels l’infirme a noté à l’encre rouge, avec l’encre de ses passions, ses commentaires et appréciations lapidaires : « Au-dessus du portrait de Mozart il a écrit : « Grandiose ! » et au-dessus de celui de Beethoven il a écrit : « Plus tragique que moi ! etc. »89. Son esprit ne se manifeste plus que dans sa passion pour la musique mais la musique qu’il joue lui-même est de plus en plus disharmonieuse, « épouvantable »90. L’esprit, comme le constate le médecin, n’est pas hors d’atteinte des faiblesses et des infirmités du corps : « À ces infirmités du corps vient s’ajouter [...] le dérangement correspondant de l’esprit. Aux maladies physiques succèdent, émanant d’elles, la maladie mentale »91. Le corps peut toujours réduire l’esprit en dépit de la volonté de celui qui résiste.

32À un autre degré, il y a ceux que leur propre sensibilité rend fragiles dans leur corps et dans leur esprit. C’est le cas de la propre fille du médecin dont le père dit qu’ »il n’est pas exclu que son affection psychique ne porte peu à peu atteinte à son équilibre physique »92. Son âme malade s’assombrit de jour en jour. Avec passivité, elle s’abandonne à la mélancolie, dont les manifestations menacent de devenir de plus en plus biologiques, entraînant un désordre complet des humeurs qui va finir par asphyxier le corps et l’organisme. Sa mélancolie se transforme en désespoir car, nous dit son frère, elle ne comprend pas ce qui se passe en elle. À ces êtres de sensibilité, tels que la sœur, le frère oppose les hommes de raison, c’est-à-dire ceux qui tentent de résister au désespoir en essayant de le comprendre. Cette raison n’a selon le narrateur « absolument rien de scientifique »93. Elle n’est pas une raison objective et universelle dont l’homme disposerait librement ; à ce titre, la raison dont il parle n’est pas plus libre que la volonté : « Aucun homme ne fait jamais rien ne serait-ce qu’avec un tout petit peu de liberté, la libre volonté de l’homme est, dit-il, une aberration »94. Cette raison non scientifique pourrait bien être de l’ordre de ces raisons du cœur que la raison ne connaît point ; c’est celle qui donne aux hommes de l’esprit bernhardiens la volonté d’en découdre avec le désespoir ; elle est constituée de toutes les ressources, les énergies dont leur cerveau a besoin pour affronter ce combat. Ce qui guette la sœur, à l’inverse, comme tous les êtres de sensibilité, c’est un relâchement progressif des forces, une apathie insidieuse, un abandon lent et résigné95. Le frère refuse pour son compte cette apathie : « Je me considère depuis longtemps déjà comme un organisme que grâce à ma volonté propre, je suis de plus en plus souvent à même de discipliner sur commande »96. De l’observation des patients de son père et de son entourage, il a retenu deux idées : celle, d’une part, que l’être humain est un organisme et que la raison participe elle aussi de cet organisme, celle, d’autre part, que l’être humain est une volonté, certes une volonté qui ne se pose pas elle-même. Il se promet, à partir de cette constatation, de discipliner l’organisme, de le soumettre « de plus en plus souvent sur commande » à sa volonté. Il pressent déjà que l’épreuve sera difficile mais conclut néanmoins : « Mieux vaut une fatigue effroyable [...] qu’un désespoir profond »97. Ce jeune homme dont l’initiation commence à peine98, ignore encore que l’effort auquel il consent va exiger de lui plus qu’un effort, qu’il va générer une irritation, et le happer dans une spirale dont il ne pressent que la fin : à savoir l’épuisement : « Il y a des moments, dit-il, où je suis capable, sans effort aucun, de percer à jour la création tout entière, laquelle n’est qu’une dépense inouïe de forces »99. Le narrateur ignore encore que cet épuisement qu’il est en mesure de percer à jour dans la nature et autour de lui est également le propre de l’homme de l’esprit ; il verra au cours de la rencontre avec le prince Saurau que l’organique ne se laisse pas « discipliner sur commande » mais entraîne la volonté dans la spirale de l’irritation et de la pathologie. La confrontation avec la folie de Saurau donne à voir, dans la deuxième partie du roman, le modèle le plus réussi, c’est-à-dire également le plus sublimement raté de cette volonté de discipliner l’organique et de supporter le conflit du moi avec lui-même. Le fils du médecin apprend à distinguer entre la faiblesse de l’esprit, la débilité et la maladie de l’esprit selon un ordre des visites savamment hiérarchisé et qui a son équivalent topographique. Les êtres touchés par la première forme de la maladie sont livrés à leur nature, pour les autres, c’est la volonté de préserver l’esprit qui les rend malades d’une maladie qui les place au-dessus de tous les autres. Au bout du chemin qui monte jusqu’au domaine de Saurau, le visiteur rencontre un prince dont l’esprit, certes, est altéré, mais qui règne encore en maître incontesté sur les hauteurs de Hochgobernitz. Thomas Bernhard donne à la folie du personnage sa forme la plus sublime et à son irritation la forme la plus souveraine.

3. Triomphe de l’irritation et échec sublime de l’esprit

33À l’abrutissement du plus grand nombre, qui ignore le désespoir, répond, à l’extrême opposé, la folie de Saurau. Au défaut d’esprit répond un trop plein d’esprit qui se traduit par l’exaltation dont fait preuve le prince. Mais cette exaltation n’est rien d’autre qu’une manière triomphante de s’abandonner à l’irritation. Elle participe de cette stratégie qui consiste à ne pas vouloir sortir du désespoir ; elle opère cependant non sur un mode douloureux, comme dans le cas de Strauch, mais au contraire sur le mode d’une supériorité souveraine. La souffrance est sans conteste le dénominateur commun qui fait de Strauch et de Saurau des parents très proches mais là où l’un apparaît accablé, vaincu, l’autre ressort souverain. Chez l’un comme chez l’autre, la souffrance se manifeste par des bruits qui envahissent leur cerveau et les privent de tout repos. Pas plus que Strauch, Saurau n’échappe aux conséquences de sa maladie mortelle mais chaque personnage vit cette maladie d’une manière qui lui est propre et qui fait saisir les raisons différentes qui la déclenchent. Contrairement à Saurau, Strauch fait en permanence état de sa douleur, physique et morale, de son affliction. Il geint volontiers sur son sort et se présente comme une victime : « Mais vous n’avez aucune idée du caractère monstrueux de ma douleur. Douleur et torture s’imbriquent en moi l’une dans l’autre, mes bras et mes jambes s’y opposent mais en sont de plus en plus les victimes totalement innocentes »100. La douleur morale s’accompagne chez lui d’une altération du physique, du corps qu’il traîne comme le pire des fardeaux. Chez Saurau, par contre, le corps reste intact ; la seule altération décelable est intérieure, concentrée à l’extrême ; physiquement elle se réduit à une incapacité à dormir. Non sans complaisance, Strauch trouve dans l’étudiant un témoin auquel il peut décrire ses maux avec une précision radiographique. Misanthrope, Strauch, ne renonce pas curieusement à l’espoir de trouver une oreille susceptible de le comprendre. Sa méfiance naturelle à l’égard de l’étudiant chargé en fait de surveiller le peintre à son insu, montre certes combien cet espoir est modéré. De même, la méprise sur laquelle leur relation se fonde – Strauch croit que le médecin stagiaire fait des études de droit – révèle que toute relation humaine est un marché de dupes. Par-dessus tout, ces circonstances montrent que Strauch souffre d’une solitude immense, que celle-ci est au cœur de sa maladie alors même qu’il cherche le salut en s’isolant du monde.

34Il en va tout autrement pour Saurau dont la situation initiale n’est pas la même. Contrairement à Strauch qui a fui le monde, Saurau attend sur son domaine la visite de routine de son médecin ; à son arrivée, Saurau n’interrompt pas le moins du monde son occupation : « Lorsqu’il nous salua il n’avait pas pris la peine de s’arrêter ; nous lui emboîtâmes le pas. Mais il ne se laissa pas troubler par notre présence »101. Saurau n’attend aucun secours de son médecin, aucune aide de sa science ; celui-ci sert tout au plus à lui prescrire des somnifères et son incapacité ne lui vaut aucune rancune de la part de Saurau qui se venge mieux encore : il enferme son médecin dans un rôle de témoin auditif et passif de son discours : « Le plus souvent mon père et lui déambulent plusieurs heures durant sur le chemin de ronde intérieur et extérieur et mon père est toujours l’auditeur attentif du prince »102. Le prince prend son médecin en otage, il cherche à l’enfermer dans les circonvolutions de ses pensées, de ses réflexions. Alors que Strauch ne peut sortir de lui-même et s’asphyxie pour ces mêmes raisons, Saurau trouve de l’oxygène en enfermant le médecin dans les égarements d’un moi qui circule désespérément du centre qu’il constitue à la circonférence qu’il est tout autant. Ces va-et-vient incessants de l’esprit entre le centre et la circonférence trouvent leur expression métaphorique dans le jeu de la circulation entre l’enceinte intérieure et extérieure du château. Non sans lucidité, Saurau sait bien que les hôtes du château qu’il refuse désormais d’accueillir, s’arrangent toujours pour échapper à ses « exposés philosophiques » et lui préfèrent lâchement la compagnie de ses sœurs et de ses filles. Fuyant la compagnie de personnes qui ne veulent pas philosopher avec lui, Saurau refuse de pâtir de son isolement comme Strauch et assigne d’office et de manière tyrannique le médecin et son fils à une fonction d’auditeurs passifs. Tout l’art et toute la ressource de Saurau est de faire porter à d’autres le fardeau de l’irritation qu’il éprouve. La tendance masochiste de Strauch se retourne ici en une tendance sadique qui s’exerce par la parole et passe par une tentative d’absorption du monde dans un discours infini sur lui.

35L’entretien avec le candidat au poste de régisseur, Zehetmayer, est un exemple des plus manifestes du sadisme du prince. Ce sadisme passe exclusivement par le langage : « Ce qui me frappe surtout c’est de voir à quel point les hommes sont enclins à réagir à un mot bien précis, quel qu’il soit, à des mots chargés d’affect auxquels ils raccrochent immédiatement une expérience malheureuse qu’ils ont vécue et qui les a alors fortement marqués »103. Si l’on fait abstraction de l’aspect psychologique de ce sadisme, il revient, d’un point de vue moral à faire le choix de la dureté, du refus de l’apitoiement. Saurau préfère confirmer au misérable toutes les bonnes raisons qu’il a de se trouver misérable : « Je n’ai pas à prendre de gants avec cet homme [...] cela ne lui servirait à rien »104. Il n’est pas davantage prêt à consoler qui que ce soit qu’à accepter lui-même des mots de compassion ou des marques de compréhension. Il a franchi à ce titre un pas de plus que Strauch dans l’acceptation de l’isolement et de la solitude. Il lui importe par-dessus tout d’arracher au langage un contenu de vérité. Pour cette raison, il ne parle plus avec les autres pour communiquer avec eux mais pour les mettre à nu, pour les laisser seuls avec eux-mêmes. Il ne procède pas autrement avec lui même, se renvoyant ainsi le miroir de phrases qui l’emprisonnent et l’interrogent sans cesse, sans jamais apporter de réponses. Le réconfort correspond au besoin d’échapper à l’état ou à la situation dans lesquels on se trouve ; il suppose un langage qui dit autre chose que ce qui est. Le prince ne sait pas – ne veut pas – tenir ce langage. Il cherche, au contraire, les mots qui ramènent à la réalité ; il abuse alors de ces « mots à connotation affective » dès qu’il s’aperçoit de la vulnérabilité de son interlocuteur-cobaye. Il se rend compte que Zehetmayer est particulièrement sensible à certains mots parce que ceux-ci renvoient à un ensemble, un contexte, sur lequel son histoire est écrite ; ces mots sont comme des cordes, il suffit d’en pincer une à un endroit précis et c’est tout l’instrument qui tremble et résonne, c’est tout le corps et la psyché qui sont pris de convulsions : « Zehetmayer n’existe, semble-t-il, qu’à travers les histoires qu’il raccroche à certains mots bien précis, qui l’irritent et qu’il se voit obligé de raconter pour peu qu’un tel mot tombe dans la conversation »105. À partir de ces mots cruellement ravivés par Saurau, Zehetmayer se met à raconter une histoire qui n’est autre qu’un texte, une version de sa propre histoire, faite de violences, de traumatismes, de confrontation avec la mort. Le spectacle d’un Zehetmayer irrité et perturbé fait diversion, détourne un instant l’attention du prince de sa propre irritation, tout en maintenant cette attention sur l’essentiel, la lutte désespérée du moi avec lui-même, ce qui, au-delà du sadisme, permet de comprendre également la satisfaction éprouvée par le prince : se repaître du spectacle de sa propre misère sans avoir cette fois à en pâtir : « Mais je dois concéder [...] qu’en la présence de Zehetmayer, j’ai toujours trouvé une joie maligne à utiliser ces mots précisément qu’il redoutait »106. L’autre point de différence avec Strauch repose dans la perception qu’a chacun de sa particularité.

36Dans l’exergue du roman Frost, Strauch se demande : « Qu’est-ce-que racontent les gens sur mon compte, demanda-t-il. Est-ce qu’ils disent : cet idiot ? Que racontent-ils ? »107 À l’évidence le souci du qu’en-dira-t-on préoccupe Strauch, il n’est pas étranger à l’irritation qui le tourmente, d’autant que ce que les gens pensent sur son compte ne fait aucun mystère pour lui. Bien que faisant peu de cas des gens qui ne le comprennent pas, Strauch n’en reste pas moins affecté par ce que ces gens pensent de lui. On peut soupçonner en cet homme qui s’est pourtant coupé du monde ordinaire afin de ne pas tomber sous sa loi mensongère, le regret de ne pas être précisément comme tout le monde ; derrière son refus d’être comme tout le monde se dessine l’espoir secret d’être sinon comme les autres, tout au moins, le souhait de ne pas être désigné du doigt comme l’exception ou un cas pathologique. Ce que Kierkegaard analyse comme désespoir du fini est bel et bien présent dans le souci de Strauch du qu’en-dira-t-on : « Mais à côté du désespoir qui s’enfonce à l’aveugle dans l’infini jusqu’à la perte du moi, il en est un d’une autre sorte qui se laisse comme frustrer de son moi par « autrui ». À voir tant de foules autour de lui [...] ce désespéré s’oublie lui-même, [...] n’ose croire en lui-même et trouve trop hardi de l’être et bien plus simple et sûr de ressembler aux autres, d’être une singerie, un numéro, confondu dans le troupeau »108. Strauch est en permanence tiraillé entre deux aspirations contradictoires ; celle de voir la résistance du monde céder et rendre à son moi une puissance illimitée ; celle ensuite qui découle de l’échec de la première et qui lui fait désirer perdre son individualité, à défaut de pouvoir l’épanouir dans l’illimité. Ainsi désireux de perdre sa singularité, l’individu endosse l’habit des autres, se conforme aux opinions de la majorité.

37Strauch est bien loin de vouloir être « ce numéro confondu dans le troupeau », mais c’est parce que la tentation existe qu’il connaît l’irritation. Celle-ci est le signe qu’il ressent son existence parmi les autres comme exclusivement négative. Il entend son existence dans ce que Heidegger appelle le monde du on non comme une appartenance mais comme une dépendance qui l’entrave et qui est insupportable parce que génératrice de mensonges. L’appartenance au monde du on détermine bien, chez Heidegger également, un rapport inauthentique au monde mais ce rapport est constitutif de l’être-là. C’est à partir de ce rapport inauthentique que l’individu va pouvoir se choisir ou, du reste, ne pas se choisir et rester alors dans l’inauthenticité. Strauch est désespérément en quête d’un état où il ne serait pas jeté-dans-le-monde et prisonnier des limites les plus négatives de celui-ci. Son irritation est le signe d’une impuissance à s’affirmer qui se satisfait mal d’une tentation à se fondre dans le on dont il cherche par ailleurs à se préserver à tout prix. Le prince Saurau quant à lui a dépassé le besoin de conformité à la norme ; ce besoin est plus tenace chez Strauch, il apparaît implicitement dans l’intrigue générale du roman. Alors qu’il a rompu tout lien avec sa famille et ses connaissances, le frère de Strauch qui est chirurgien, charge un étudiant en médecine de retrouver les traces du peintre, de l’observer dans sa retraite et de lui faire le compte rendu, le procès-verbal de ses observations, à l’insu de Strauch109. Le frère chirurgien est, tout à l’inverse de Strauch, l’exemple même de l’individu qui a réussi dans la vie. Il représente la conformité à la norme alors que le peintre représente l’écart suspect par rapport à cette même norme. En chargeant l’étudiant de l’observer, il joue indirectement le rôle du médecin que Michel Foucault met au jour dans l’Histoire de la folie110, à savoir statuer sur le normal et l’anormal et donner à l’exclusion une justification scientifique ; le fait que l’étudiant se fasse passer pour un étudiant en droit ne relève pas de l’invention gratuite ou la coïncidence, en tout cas, est éloquente. Si l’on voit maintenant dans le chirurgien simplement une autre facette de la personnalité de Strauch, si l’on voit dans ce frère étranger celui qui malgré les apparences est en fait son alter ego, on retrouve chez Strauch ce souci de conformité à la norme, cette hantise d’être anormal, d’être fou qui lui fait faire des cauchemars dans lesquels il frôle effectivement de près la folie meurtrière111. Ces exigences contradictoires, vouloir être soi et vouloir être comme les autres expliquent l’irritation dans laquelle Strauch s’épuise alors que Saurau est beaucoup plus libre dans sa volonté d’être lui-même. Loin de ressentir sa folie comme une anomalie inquiétante et désolante, le prince la revendique plutôt avec une certaine fierté comme le signe distinctif d’une caste, en voie de disparition certes, mais qui le place bien au-dessus du commun des mortels.

38Ordinairement fou, le prince ne l’est qu’aux yeux de ceux qui s’abandonnent à leur nature vile, comme l’aubergiste ; il ne l’est encore que pour ceux qui voient dans la folie une anomalie qui n’affecte que quelques cas isolés et entérinent par là une distinction claire et réconfortante bien gravée dans les esprits depuis l’âge classique : pour une minorité de malades (à isoler), il existe une majorité de sains d’esprit habilités à sévir. Or le prince se voit lui-même, tout comme son médecin, non point seulement dérangé (verrückt) mais insensé, extravagant (wahnsinnig), un fou dont les sens sont emportés vers des hauteurs qui l’éloignent de la trivialité du commun des mortels. Le médecin dit de son patient qu’il est « aussi fou que riche ». L’ampleur de sa fortune donne, par contraste, la mesure de sa folie, mais laisse aussi apparaître celle-ci comme une richesse personnelle et intérieure. Le prince de Hochgobemitz se laisse entraîner à des délires, à des débordements, à des crues identiques à celles qui menacent de dévaster ses terres. Cette folie le distingue du pauvre hère banalement dérangé dont Zehetmayer représente un cas diagnostiqué, non sans ironie, par le prince lui-même : « Une intelligence de haute montagne laissée en friche, pensai-je à part moi, [...] inouï, un homme qui s’est à nouveau enlisé dans l’hébétude confortable et originelle de ses procréateurs »112. Or, en matière d’hérédité, Saurau n’est pas comme Zehetmayer le rejeton avili d’une engeance ravagée par l’éthylisme mais le descendant d’un autre fou, son propre père, qui mange, avant de se suicider, « les pages les plus significatives » de son livre favori, Le Monde comme volonté et comme représentation113. Le grotesque macabre de cet exemple vient tempérer la vénération excessive pour l’esprit. Mais l’exemple montre aussi que les esprits supérieurs se nourrissent de productions de l’esprit, c’est-à-dire d’un pessimisme114 qui trouve chez Schopenhauer sa justification philosophique. Le père du prince découvre dans les pages de Schopenhauer que les représentations, aussi savantes, aussi lumineuses et aussi rationnelles qu’elles puissent paraître ne sont que l’illusion sous laquelle se cache une volonté toujours à l’œuvre, un vouloir-vivre aveugle et irrationnel qui n’a d’autre finalité que son éternelle reproduction. Il ingère si bien le contenu de ces pages qu’il en tire les conséquences en se donnant la mort. Après avoir envisagé de se pendre, il choisit de se supprimer d’une balle dans la tempe115. Il y a dans cette forme de suicide le signe que l’arme n’est pas seulement tournée contre lui mais aussi contre le vouloir qui perpétue la vie. Mais cette forme de mort révèle encore l’effort commun aux hommes de l’esprit de Thomas Bernhard d’arracher à l’esprit une volonté propre qui leur permettrait moins d’anéantir la vie que de trouver la force de s’y opposer, de lui tenir tête. Elle révèle encore que ces hommes de l’esprit, aussi irréels qu’ils puissent paraître, font de leur réflexion un véritable viatique ; ils ne vivent pas pour philosopher mais philosophent pour tenter d’exister, mettant ainsi constamment leur réflexion à l’épreuve de l’existence.

39Avec plus d’assurance que Strauch, Saurau a conscience d’être un être d’exception et ce, à double titre : persécuté par des bruits qui assaillent son cerveau, il est atterré par la certitude qu’aucun être au monde ne connaît, c’est-à-dire ne partage et par conséquent, ne comprend la souffrance qui est la sienne116. Il représente une exception dans la conscience aiguë de sa solitude et surtout dans la sensibilité, la perméabilité à cette souffrance. Sa solitude extrême se traduit par une exigence sans limites à l’égard des autres dont les candidats malheureux au poste de régisseur font les frais. S’occuper de Hochgobernitz est présenté comme une des tâches les plus difficiles, ce qui laisse entendre qu’y régner en maître comme le fait ou tente de le faire Saurau, est un défi encore plus grand, une gageure. Car régner à Hochgobemitz c’est le faire en homme de l’esprit, c’est-à-dire en philosophant et en cultivant l’art suprême du dialogue avec soi-même117. En s’affirmant comme homme de l’esprit, Saurau dépasse l’ambiguïté de Strauch qui livre ce dernier aux affres de l’irritation. À son niveau d’évolution, Saurau irrite plus les autres qu’il ne s’irrite lui-même. Il paie cette affirmation de soi du prix fort de la folie, mais d’une folie souveraine qui s’affirme dans la maîtrise de l’art du monologue.

40La critique a constamment souligné dans le monologue intarissable du prince, dans la force hypnotique de son flux, l’expression d’un moi prisonnier de lui-même, occupé à saisir « en une seule pensée » toute la vérité de l’existence118 ; on peut y voir également l’exemple d’une irritation qui a réussi à se dépasser elle-même parce que les points de friction et de tension du moi avec lui-même ont été dépassés. Le prince se laisse entraîner à une auto-affirmation du moi dans laquelle l’autre n’arrive plus à le déstabiliser ; il n’y a d’ailleurs plus de place pour cet autre figuré dans le roman par le médecin qui n’a plus son mot à dire ; le prince n’attend pas de diagnostic de ce spécialiste. Il le transforme en spectateur du travail continu d’un moi qui s’élabore et s’auto-affirme à travers un discours dont l’autre est exclu. De même qu’il règne en seigneur féodal sur les terres de Hochgobernitz, ainsi s’approprie-t-il le discours dans un monologue qu’il ne cesse de faire rebondir lui-même. Les échanges de Strauch avec l’étudiant, à l’inverse, sont encore sinon de l’ordre du dialogue, tout au moins de celui de la confidence. Strauch partage encore avec cet étudiant un embryon d’expérience commune, leur vie dans la localité de Weng, leur perception de ses habitants, les promenades. Strauch essaie encore d’associer son auditeur à ce qu’il éprouve et pense, le vieil homme tente d’éclairer celui qui n’a pas encore tout compris de la vie alors que pour Saurau « il n’y a rien à expliquer, rien à élucider »119. Le discours de Strauch se distribue en paragraphes délimités qui contiennent ses observations sur la vie. Lorsque Strauch parle, c’est pour se raconter, il lui arrive souvent d’évoquer son passé. S’interrogeant sur ce qu’il va bien pouvoir faire de tout ce récit, l’étudiant en médecine se demande à quoi tient précisément la spécificité du langage de Strauch. Ce qu’il y voit avant tout, ce sont des bribes de pensées120 qui renvoient elles-mêmes à tout un ensemble effroyable, exactement comme les « mots à connotation affective » qui mettent hors de lui Zehetmayer. Ici, les mots sont employés pour tenir à distance, exorciser l’horreur de l’existence dans ce qu’elle a de plus concret, de plus banal et de plus « naturel », ils servent de mécanisme de défense. Poursuivant sa réflexion, l’étudiant avance : « Le tout est une transfusion de mots terrifiante au plus haut point qu’il fait subir au monde et aux gens, une méthode impitoyable contre la débilité »121. Il s’agit d’une logorrhée, d’une « transfusion verbale » qui sert à se défendre ainsi qu’à faire réagir un monde atteint d’infirmité et de lâcheté. La parole chez Strauch devient « muscle cardiaque », elle est vitale, indispensable au ressort de la vie fait d’inspiration et d’expiration, d’ingestion, d’assimilation et de rejet, elle se détermine encore par rapport à un monde dont elle n’est pas totalement affranchie. Saurau, lui, n’a nul besoin de s’affranchir du monde, il l’est déjà, il est retranché dans une forteresse imprenable qui surplombe le monde. Alors que l’étudiant constate à propos de Strauch : « Il ne s’intéresse qu’à lui-même »122 ce reproche d’égoïsme narcissique ne vaut plus pour Saurau à propos duquel le fils du médecin constate simplement : « Lorsque nous avons rencontré Saurau [...], il monologuait avec lui-même [...] ; nous nous sommes alors mêlés à la conversation. Il ne se laissa pas perturber »123. Le niveau psychologique de Frost, celui de la dette, de la révolte fait place ici à un niveau métaphysique. Saurau n’a plus à se raconter, il parvient à exister dans une affirmation de soi constamment renouvelée dans un discours intarissable qui ne cherche plus à prouver quoi que ce soit ou à s’indigner, mais qui n’a d’autre fonction que de faire exister celui qui le tient. L’idée de sombrer dans la folie effraie Strauch, pour Saurau, elle constitue plutôt un refuge. Préférant sa folie aux simagrées du monde, Saurau peut affirmer : « L’ataraxie totale, voilà mon état »124. Alors que Strauch parle pour dire sa douleur, Saurau existe en parlant, renversant l’affirmation cartésienne en « je parle, donc je suis ». Saurau a dépassé les tiraillements entre la volonté d’être soi et celle de ne pas être soi ; ce dépassement s’opère par une affirmation diabolique du moi ; aux ténèbres qui envahissent Frost fait place la lumière luciférienne de la folie du prince.

41Strauch illustre cette stratégie de l’irritation qui consiste à ne pas vouloir sortir du désespoir pour rester soi-même tout en se désespérant de son propre état ; la maladie devient remède mais le moi s’enferme dans une surenchère du désespoir, elle-même source d’irritation, parce que le moi veut en même temps être soi autrement que dans le désespoir. Le désespéré est amené à entretenir son désespoir sur le mode où le définit Kierkegaard. Il peut surmonter son désespoir dès lors qu’il admet qu’il a été posé par un Autre ; il trouve le repos « lorsqu’il plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé »125. Le désespéré de Thomas Bernhard veut être lui-même sans pouvoir admettre – c’est le destin de l’homme moderne et areligeux – qu’il a été posé par un Autre ; c’est comme s’il voulait être ce qu’il est déjà, ou encore, alors qu’il est déjà. Aussi loin qu’il s’en échappe, il est condamné à retomber dans ses propres limites. C’est avec cette contradiction qu’il doit se débattre : être une dernière instance qui doit constamment se légitimer. Entretenir le désespoir de l’irritation qui s’ensuit permet de vivre en instance de légitimation, à défaut de s’imposer comme dernière instance. Ce besoin contradictoire de prouver ce que l’on est ou d’être en devant le prouver, ne peut se vivre que dans l’extrême de l’irritation dont l’issue est l’épuisement (Strauch) ou la folie (Saurau). Ce besoin est l’apanage des hommes de l’esprit. L’irritation révèle que hors l’esprit, il n’y a point de salut car l’homme est livré à une nature brute et indifférenciée, vouée à se reproduire éternellement, sans que du sens ne se dessine : mais elle révèle également que l’esprit n’est pas le salut, il est tout au plus une tâche, contradictoire de surcroît. Strauch formule ainsi cette contradiction : « Je me distrais en m’enfonçant en moi-même afin de me laisser moi-même en paix »126. Le sort de Strauch donne à voir les conséquences extrêmes de l’irritation à laquelle ces contradictions donnent lieu. L’irritation fait place à l’épuisement127. Cet épuisement s’accompagne à son tour d’un froid toujours plus envahissant et pétrifiant qui va jusqu’au gel de toutes les facultés et de toute forme de vie : « La vie n’est rien d’autre que le désespoir le plus pur, le plus clair, le plus sombre, le plus cristallin [...] Seul y mène un chemin à travers neige et glace, dans le désespoir humain, qu’il faut bien emprunter ; en total divorce avec la raison »128. Gel de la pensée, froid du corps et ténèbres sont l’aboutissement d’une irritation qui s’épuise elle-même : « Le froid est une des grandes vérités essentielles, la plus grande des vérités essentielles, en conséquence de quoi, il incarne l’ensemble de toutes les vérités »129, déclare Strauch qui pressent dans l’obscurité qui l’entoure les ténèbres qui menacent de nous envahir à l’heure de la fin130. La seule défense que l’individu arrive encore à développer avant la pétrification finale est celle d’une contemplation voisine de la prostration : « Il faut que vous sachiez que les nuits sont mon martyre, je les abrège en faisant des constatations sur mon corps ; je m’assieds devant le miroir et me regarde. [...] C’est ainsi que j’en arrive à me faire de longues parties de pure auto-contemplation »131. Le combat infernal du moi avec lui-même se solde par une contemplation sans vie de son propre corps, l’apaisement arrive par la contemplation du corps qui n’est autre que l’anticipation de la défaite de l’esprit, du gel final et fatal.

42Le récit Amras livre une autre variante des conséquences de l’excitation excessive de l’esprit : l’épilepsie. Le combat du moi avec lui-même se traduit ici non sous la forme de l’épuisement mais sous celle d’une convulsion, d’une crispation terrible dont l’esprit et le corps font les frais, comme dans Frost. La violence sous laquelle le mal se manifeste se retrouve dans la fin de Walter : il se suicide en se jetant de la tour où il a tenté de survivre avec son frère tandis que Strauch se livre au froid, comme un condamné se livre aux autorités, s’abandonnant à la même fin que Konrad dans Das Kalkwerk. Par comparaison, Saurau ressort triomphant et souverain ; il transforme l’irritation en folie qui fascine parce qu’il élabore un discours où les contradictions s’annulent les unes les autres, tel un fleuve qui charrie des éléments qui freinent son cours mais qui finit toujours par avancer ; ces contradictions se soldent par une indifférenciation qui le rapproche de Strauch : « Il vit dans un monde de concepts totalement dépourvu de concepts »132 note l’étudiant en médecine et Saurau : « Chacun discute indéfiniment avec soi-même et dit : je n’existe pas. Chaque concept est à lui tout seul une multitude de concepts »133. Cette indifférenciation est celle de la démence mais elle surmonte, et l’épuisement, et la crispation auxquelles succombent Strauch et Walter. L’impuissance du médecin face à ce type de démence signifie plus que la simple incapacité à la guérir ; elle fait plutôt ressortir que l’opposition normalité / folie s’annule. Saurau n’a plus l’aspect souffreteux, le profil de victime de Strauch, sa douleur exacerbée ; il souffre au même titre que Strauch mais il ne donne pas l’impression de pâtir, de subir passivement la souffrance ni de s’épuiser non plus dans la révolte. Sa folie ne se définit plus par rapport à une norme (au demeurant dupe d’elle-même et qui échoue), Saurau n’a pas de médecin qui l’observe indirectement et à son insu, si bien que la constatation du médecin de Saurau « il est fou », revient davantage à dire : le prince est dans la folie, la folie devient la condition pour qu’il soit. Ceci reste un échec mais Saurau ouvre ainsi la voie à une nouvelle stratégie de l’irritation : faire percevoir la réalité sous un angle débarrassé des catégories qui se délimitent (et se limitent) réciproquement, celles du normal et de l’anormal, celle du rationnel et de l’irrationnel. Progressivement, c’est une forme de procès de la raison qui est instruit ; la mise à l’épreuve de celle-ci par l’irritation n’affecte pas seulement les personnages principaux mais également leur entourage ; enfin, elle détermine une forme de narration qui ne manque pas de jouer avec l’irritation du lecteur lui-même.

II. L’irritation : un phénomène contagieux

1. La raison en jeu

43L’irritation est une donnée quasi congénitale du désespéré qui la recherche et pour qui elle est un ressort à la fois vital et mortel134. Cette irritation à la source intarissable a pour autre caractéristique d’être contagieuse et de se communiquer. Strauch n’ignore pas l’effet qu’il produit sur les autres, y compris sur l’étudiant : « Savez-vous que je suis irritant, cela a toujours été un de mes traits distinctifs. Je vous irrite vous. Je vous irrite vous, tout comme j’ai toujours irrité tout le monde »135. L’irritation ne relève pas simplement des conflits du moi avec lui-même mais elle fait apparaître la relation à l’autre comme conflictuelle et chargée de tensions ; l’irritation vit également du tort qu’elle porte à l’autre, elle s’entretient en le détruisant, de manière parfois perverse, en le rongeant subrepticement.

44Au début de leur rencontre, Strauch et l’étudiant éprouvent l’un à l’égard de l’autre une méfiance réciproque qui se transforme en irritation136. La raison freine une âme prompte à s’emporter et à se laisser aller, elle commande la méfiance là où l’âme se laisserait volontiers aller. « L’âme, pour autant que l’on soit enclin à qualifier ainsi – parce que le fait est que nous y croyons – cette » vagabonde qu’aucune loi n’arrête », progresse, mais la raison faite de méfiance, crainte et suspicion reste en retrait, rendant un piège impossible »137. Cet attelage disparate d’une âme qui se laisse aller et d’une raison sur sa réserve, qui veut commander l’âme, donne à comprendre que les êtres s’insupportent et mènent des dialogues de sourds ; l’âme souffre mal que la raison ordonne à sa place, elle pâtit d’une raison sourde à ses raisons. En même temps, la raison apparaît bien ici comme le lieu incontestable à partir duquel l’irritation surgit, car elle dessine des périmètres de protection, trace des frontières, exclut mais en même temps s’exclut. La raison s’érige en forteresse qui provoque l’autre et qui, peu à peu, devient un défi. D’échange et de confidence véritables, il n’y en aura point entre Strauch et l’étudiant ; le dialogue des âmes reste sous la haute surveillance et sous la pression de la raison : « Je lui décrivis ma vie du mieux que je pus [...] et avec une franchise qui me surprit moi-même. Mais cela ne l’intéressa nullement. Il ne s’intéressait qu’à lui-même »138. Cette tentative de dialogue se solde par l’expérience de la solitude de celui qui parle ; le vrai dialogue ne peut plus guère être qu’un monologue. L’indifférence du peintre à ses propos renvoie l’étudiant en médecine à son isolement. Ce dernier rêve un instant d’un dialogue qui serait un échange et une source de compréhension mutuelle. Mais il oublie qu’il n’écoute lui-même Strauch que pour répondre à la mission qui lui a été confiée et glaner des renseignements à l’insu du peintre. C’est rappeler de manière métaphorique que seule la raison peut guider et faire avancer le dialogue ; mais celui-ci requiert le raisonnement, l’argumentation, la clarté. Ce que Strauch a à dire pour sortir de soi, ce que l’étudiant tente de dire dans un mouvement de sincérité inhabituel qui l’étonne lui-même, déborde les règles du dialogue. Nietzsche rappelle dans Le Crépuscule des idoles que la raison nous entraîne à falsifier le témoignage des sens, il ne voit en elle qu’une autre forme de maladie qui veut la clarté à tout prix, y compris celui du mensonge139. Le dialogue s’attache à faire parler la raison dans un mouvement dialectique afin que la vérité soit mise au jour. Mais toute la part d’obscur propre à l’âme et aux sens, l’ombre du marcheur fait aussi sa vérité, qui progresse en même temps que lui, suit les modulations de sa voix et ne se fait plus entendre que dans le monologue.

45La raison est méfiante et face à la raison de l’autre, elle reprend ses droits et se méfie à son tour : « Le peintre marchait derrière moi tel une énorme charge pesant sur mon système nerveux : comme s’il n’arrêtait pas de tirer des conclusions et ce, dans mon dos »140. Elle subodore les investigations suspectes et tortueuses et cherche à marquer sa différence, à se distinguer. L’étudiant qui assure ne pas être toujours irrité comme Strauch est déjà entré dans un processus de défense qui met en éveil la méfiance de sa raison et tout le mécanisme diabolique qui s’ensuit. Lorsque Strauch lui dit : « Vous savez, c’est pour moi chose épouvantable que de savoir que je suis peut-être en train de vous contaminer avec ma maladie et c’est chose tout aussi épouvantable de sentir à quel point j’ai besoin de vous. [...] Vous pouvez parfaitement aller d’autres chemins, loin de moi l’intention de prendre possession de vous, je ne voudrais surtout pas que vous soyez irrité par moi »141, le mal est déjà fait, le ver a déjà commencé à ronger le fruit ; il arrive au médecin stagiaire de percevoir Strauch comme un assassin qui va le prendre en traître et face auquel il ne va pouvoir déployer aucune défense : « Il se posta derrière moi, ce qui eut le don de m’irriter »142. Cette peur d’être littéralement pris au dépourvu hante également Strauch143. Leur raison est hantée par ce qu’elle ne voit pas venir, par ce qui lui échappe. Elle nourrit le rêve de tout dominer et donc de tout prévenir, tout en pressentant l’ombre de ce qui lui échappe, tout en reconnaissant donc que quelque chose lui échappe. Seule une nécessité absolue la rassurerait mais tout le possible à l’œuvre dans son dos, à son insu, est capable de lui faire perdre la raison. L’étudiant tremble déjà en songeant aux conséquences : « Il est vraisemblable que l’effet de cette rencontre ne se fera sentir sur moi que bien plus tard. Tout comme des influences subies durant l’enfance ne se font sentir que maintenant »144. Ce possible qui n’est pas devant eux comme une possibilité pure et enivrante est déjà plaqué dans leur dos comme une fatalité.

46Ce qui affole la raison et la met dans tous ses états, ce n’est pas qu’il y ait de la fatalité mais c’est son inaptitude à prévenir cette fatalité, c’est sa faiblesse, sa défaillance. Ce que redoute la raison, en somme, c’est de faillir à sa tâche. Cette idée de tâche, de mission est particulièrement mise en valeur dans le récit. C’est contre son gré que l’étudiant s’est peu à peu laissé entraîner dans une mission présentée comme un piège dans lequel il doit cependant consentir à mettre le pied ; celui qui le lui demande est en effet un supérieur hiérarchique devant lequel il ne peut que s’incliner : « Des liens invisibles avec lesquels il me rendait de seconde en seconde plus prisonnier de mon contrat, [...] produisait une tension tout bonnement insupportable entre lui et moi, moi qui ressentais les arguments qu’il enfonçait en moi sans ménagement aucun comme des clous enfoncés dans mon crâne »145. C’est comme un condamné, voire un supplicié, qu’il consent à une mission qui lui a été confiée, semble-t-il, sur la base d’une erreur d’appréciation, d’une illusion : « L’interne m’a envoyé ici, convaincu que j’étais capable de résister à des influences qui m’agressent. [...] Bien évidemment, en compagnie du peintre, je suis constamment exposé à des influences néfastes [...] Pour moi le peintre constitue un énorme problème dont je dois tout bonnement venir à bout. Une mission, certes. Pour quelqu’un comme lui ? »146. En accomplissant sa tâche, l’étudiant découvre qu’il est lui-même, tout autant que le peintre, au cœur de cette mission, qu’il en est l’enjeu. La maladie, la folie interrogent au moins autant la raison, la normalité que l’inverse, les deux se tiennent mutuellement en tenaille ; le médecin stagiaire pressent que sa vie est en danger, que Strauch peut à tout moment l’attaquer par derrière ; à cela s’ajoute la crainte de la perte de la dépossession de soi : « J’avais l’impression que le peintre, Strauch, cet homme me tenait déjà en son pouvoir [...] Tout le long du trajet je n’avais pensé à rien d’autre [...] qu’au fait que le peintre s’était emparé de moi. Qu’il m’avait fait rentrer de force dans ses représentations, dans le monde de ses idées »147. Au lieu de cerner l’autre et ses intentions, la raison se laisse entraîner à la déraison de l’autre, elle se laisse entraîner dans ses représentations ; elle laisse s’estomper les frontières entre raison et folie, entre rêve et réalité, entre vérité et simulation. L’étudiant a l’occasion de vérifier de ses propres yeux, en surprenant une conversation, que les suppositions les plus abominables du peintre sont fondées : l’aubergiste leur fait manger du chien. Toutes les horreurs possibles et admissibles dans le rêve se passent en fait réellement. La rencontre du peintre avec un vagabond allongé dans la glace et la neige confirme ce glissement inquiétant des frontières. Strauch le croit mort mais celui-ci se relève d’un bond et donne pour toute explication : « J’ai fait le mort en votre présence ? Faire le mort, j’adore ça »148. Entre l’horreur consommée et la mort simulée le sol devient de plus en plus vacillant ; les frontières qui séparent le rêve de la réalité existent toujours mais elles ne séparent plus l’un de l’autre, comme deux entités différentes ; elles définissent plutôt des zones d’ombre à l’intérieur même de la réalité.

47La raison n’a même plus la possibilité de cet abandon de soi prometteur auquel invitait la découverte du héros romantique Heinrich von Ofterdingen et selon laquelle le monde devient rêve et le rêve monde. Sa tâche est de se perdre à essayer de distinguer entre la vérité et non pas le mensonge mais plutôt le simulacre. Les dangers de cette tâche n’échappent pas à l’étudiant. Conscient que la raison ne peut plus rester souveraine et au centre, elle est déboutée par la réalité hors de ses retranchements et de ses places fortes. Les lettres que l’étudiant adresse à l’assistant témoignent de ce processus de déstabilisation. À la belle assurance presque arrogante, lisible dans la première lettre, font place les doutes et les interrogations, les questions et, pour finir, la conscience de s’être laissé aller à une imposture. Reconnaissant tout d’abord la fascination que le peintre exerce sur lui, l’étudiant affirme, péremptoire, dans une première lettre : « Que je sois en mesure de respecter la ligne imposée par la raison, lucide et calculatrice et limitée au domaine que vous m’avez imparti, [...] voilà qui me paraît possible et, en conséquence, devant aller de soi »149. Déjà beaucoup moins assuré, il avoue dans une quatrième lettre : « Je suis livré à lui tout entier » et, plus loin : « Mais voilà que maintenant je me sens gagné par cette maladie qui est la sienne, et qui est devenue systématique »150. L’effet de contagion est réussi, la raison peut capituler devant ses propres faiblesses à distinguer le vrai du simulacre : « Je parle de la mort sans savoir ce qu’est la mort, ce qu’est la vie, ce qu’est toute cette existence [...], tout ce que je fais, je le fais sans rien savoir, oui, et non content de le pousser à sa propre ruine, je lui impose encore la mienne »151. La seule certitude qui l’emporte dans cette défaite, c’est d’avoir été un imposteur : « Avant toute chose je suis un menteur »152. La raison se voit ainsi mise en échec dans sa prétention à traquer la vérité. Ce qu’elle découvre, c’est l’imposture de sa visée d’une part, c’est d’autre part l’effacement complet des limites entre le vrai et le simulacre ; c’est encore l’inadéquation, la distorsion toujours possible entre le vrai et sa représentation ; la réalité garde toujours plus d’un tour dans son sac ; elle ressemble à ce vagabond rencontré par le peintre, spécialiste en tours d’adresse et qui, par-dessus tout, adore faire le mort. La réalité dont l’étudiant doit rendre compte est celle qui joue avec la mort, qui est à tout instant capable ou de prendre son jeu au sérieux ou de quitter la scène comme seul un artiste de cirque peut le faire face à son public en le surprenant là où sa raison ne s’y attend pas. Non sans ironie, et comme entrée en matière, Strauch parle à l’étudiant au début de leur rencontre d’un parent, qui, selon ses termes, a « fini » à Steinhof153, véritable sanctuaire des hommes de l’esprit de Thomas Bernhard.

Raisons de la raison et raisons de la nature

48S’irriter mutuellement n’est pas un apanage masculin, ne relève pas que des avatars de la raison avec elle-même ; à en croire toute l’œuvre de Thomas Bernhard – et de ce point de vue, le théâtre est encore plus explicite que l’œuvre en prose – ce phénomène caractérise avant tout les relations des hommes avec les femmes. Car si la raison, chez Thomas Bernhard, c’est l’affaire des hommes, le reste c’est plutôt l’affaire des femmes. Et ce reste c’est tout le vide laissé par le manque de raison et que la nature s’empresse de combler ; ce n’est pas la déraison mais tout ce qui s’oppose à l’esprit, le vice et la sexualité. Une fois posée l’hypothèse : hors l’esprit, point de salut, les relations hommes-femmes ne sauraient être autre chose que l’histoire d’une irritation réciproque et mortelle. L’exemple même de toute l’horreur que la patronne de l’auberge peut inspirer à Strauch est édifiant. Tout comme est instructive la détestation qu’elle voue en retour à ce client pas comme les autres. L’hostilité réciproque qui les anime est de bonne guerre et comment pourrait-il en aller autrement ?

49Esprit et nature s’excluent et se nuisent mutuellement mais ils sont tenus ensemble, pris en tenailles eux aussi, par un lien inextirpable, celui de la sexualité : « La sexualité, cette maladie qui par nature tue toute énergie. Tôt ou tard, elle détruit même les sentiments les plus profonds [...] et provoque la métamorphose d’une chose en son contraire, du bien en mal, du proche en distant, du noble en vil »154. La sexualité est le mal, la malédiction, parce qu’elle transforme tout en son contraire ; elle tient à nouveau à distance le proche et l’intime, elle tire vers le bas le sublime, elle l’avilit ; en d’autres termes, la fusion de l’esprit vient échouer sur la fusion illusoire des corps divisés dans leur différence sexuelle et qui s’avilissent en jouant le rôle de machines à reproduire éternellement leur différence irréconciliable. À ce titre, la femme n’est pas plus suspecte ou dépravée que l’homme ; pour Strauch, les deux sont également coupables et victimes de leurs instincts : « Leurs excès ne sont un secret pour personne. On sent à proprement parler leur sexualité [...] Leur couche se trouve directement sous la fenêtre ou derrière la porte [...] : dans leurs lits ils se laissent aller d’une turpitude à l’autre »155. La question n’est plus de savoir à cause de qui ou de quoi la chute a eu lieu, l’existence en soi – c’est la survivance de l’esprit qui l’atteste – est une chute et les hommes aussi bien que les femmes sont déchus. Là où la femme aggrave en quelque sorte ce mal, c’est qu’elle rend possible et réalise cette survivance de la nature et donne à cette dernière la possibilité de se perpétuer indéfiniment. Elle se réduit par là à l’état de nature et se rend coupable de reproduire ce qu’elle est incapable d’expliquer ; c’est en cela qu’elle devient monstrueuse et inspire à Strauch la plus grande horreur. Outre qu’elle se fait complice de la malédiction du monde et de celle de la naissance, elle devient un défi pour l’homme de l’esprit et plus encore pour sa raison. Comment un être doué de raison peut-il se laisser entraîner à des choix qui remettent en question la notion même de raison, comment peut-il accepter de laisser prévaloir la nature sur la raison, parvenant ainsi à la nier et à s’abandonner soi-même ? On retrouve la contradiction entre la volonté d’être soi et celle de ne pas être soi, inscrite ici dans la différence biologique. Kierkegaard établissait une différence entre un désespoir-faiblesse et caractérisé par la volonté de ne pas être soi, dans lequel il reconnaissait des qualités féminines et un désespoir-défi où le moi veut être moi et dans lequel il reconnaissait des qualités plus typiquement masculines. Cette distinction permet ici de mieux comprendre pourquoi l’opposition homme/femme peut atteindre chez Thomas Bernhard ces paroxysmes d’irritation. Le moi qui veut être lui-même est confronté tout à la fois à la volonté d’un moi qui ne veut pas l’être156. Par ailleurs, la raison se voit de fait remise en cause par la nature, elle ne peut que s’irriter de ces raisons de la nature que la raison ignore ; la volonté obstinée de comprendre se heurte à la volonté non moins obstinée de perdurer.

La raison contre la vie

50C’est certainement le roman Das Kalkwerk qui offre l’exemple le plus excessif de l’irritation entre un homme et une femme. C’est son trait appuyé qui révèle l’étroite parenté, dans maints passages, avec le théâtre de Thomas Bernhard. Mais la comédie y tourne bien sûr à son comble de malheur ; loin de maîtriser ses nerfs Konrad y succombe et devient le meurtrier de sa femme invalide. Les deux infortunés viennent rallonger le cortège des couples maudits de Thomas Bernhard, unis, semble-t-il à la seule fin de se détruire. Nous laisserons de côté l’aspect psychologique et psychanalytique de cette destruction programmée pour analyser les faiblesses de la raison que révèle le naufrage de Konrad.

51L’irritation se nourrit de ce qui fait le lot de la vie de tous les jours avec ses contraintes les plus lamentables et ses menus plaisirs aussi. La femme de Konrad fait face aux exigences de l’existence ordinaire plus facilement que son mari, semble-t-il, mais ne faut-il pas voir dans son infirmité les effets dévastateurs de cette soumission au quotidien ? Les exemples ne manquent pas de drôlerie, frisent souvent la pasquinade : séance de travail interrompue (et source d’inspiration brusquement tarie) parce que sans cesse « la Konrad » appelle son mari sous les prétextes les plus futiles (mais néanmoins utiles) : elle a besoin d’aide, elle se demande ce qu’ils vont manger à midi, elle l’envoie chercher du mousseux à la cave. Un des sommets est atteint avec les mitaines qu’elle s’obstine à tricoter pour son mari puis à défaire au moment où elles sont presque prêtes parce que, en fin de compte, elle les préfère dans une autre couleur. Ces démonstrations d’amour fidèle et d’abnégation patiente, alors qu’Ulysse n’est jamais parti et que les prétendants font défaut, tournent vite à la manie insupportable. Ces marques d’attention créent un solide terrain de détestation mutuelle. Manœuvres de distraction, elles se transforment en autant de pièges pour détourner de l’essentiel représenté par l’étude sur l’ouïe à laquelle Konrad est attelé. En étudiant l’ouïe, Konrad cherche à retrouver l’essentiel dont le prive l’existence parmi les autres. Depuis plusieurs décennies déjà, il s’est entraîné, pour les besoins de son étude, à « tout entendre »157. Il s’enorgueillit de ses performances tout en voyant là quelque chose de terrible : il doit désormais faire entendre aux autres ce que lui-même est en mesure d’entendre. Le premier être concerné est sa femme dont il entreprend d’améliorer les aptitudes à écouter et à voir158. Dans cet élan d’amour – combien pervers – Konrad se heurte à une double difficulté, celle de communiquer avec les autres, de se faire entendre d’eux, mais également celle de trouver la bonne méthode pour y parvenir. S’inspirant des travaux de Victor Urbantschitsch159, il imagine des exercices qui, loin d’aider son cobaye à mieux entendre – alors qu’il n’entendait peut-être pas si mal que cela – se transforment en exercices de torture. La profusion, la richesse, la subtilité de ce qu’il entend est-elle transmissible et par quels moyens ? Y-a-t-il un apprentissage possible, une science pour dire l’incommunicable qui est par ailleurs la totalité des choses ? C’est à cette question que Konrad se trouve confronté, c’est sur elle qu’il échoue. Au-delà de la catastrophe de la vie à deux présentée une fois de plus comme un folklore cruel et drolatique, l’essentiel du roman semble bien porter sur cette concurrence entre d’un côté la vie, toute simple et toute triviale qu’il s’agit de vivre et de l’autre, l’œuvre qu’il s’agit d’accomplir. L’alternative, présentée ici sur le mode burlesque est la suivante : soit l’on choisit de vivre et l’on se perd alors dans le superficiel et le secondaire, soit l’on choisit de se consacrer à l’essentiel et on est déjà inapte à la vie. Caresser l’espoir de pouvoir concilier les deux exigences s’avère illusoire et c’est sans doute là le sens de l’échec magistral de la vie commune entre Konrad et sa femme. Mais au-delà, le désastre de leur enfer partagé illustre encore l’impossibilité même du projet que se donne Konrad : ramener l’écoute de la vie à une compréhension de l’existence qui serait, de surcroît, communicable.

52Dès le départ, il y a maldonne sur l’étude de Konrad, il forge ce projet en secret, comme on fomente un crime, c’est l’étude contre la vie : « Il y a vingt ans de cela, lui, Konrad, s’était mis en tête, disait-il, de s’atteler à cette étude en catimini, comme cela s’imposait, dans le dos de sa femme. Et cette toquade dans le dos de sa femme le domina dès lors totalement »160. Hostile à ce projet, la femme de Konrad se doute que l’activité intellectuelle intense de son mari va devoir se payer par le sacrifice de la vie. La tension entre Konrad et sa femme se lit comme la tension entre deux volontés contradictoires, celle de vivre d’une part, celle de ramener cette vie à son analyse parfaitement maîtrisée d’autre part. Konrad avoue que tout ce qu’il entend est utilisé comme matériau pour son travail sur l’ouïe161. Lorsqu’il peaufine son art d’écouter, ce n’est que « calcul en vue de son étude »162, l’organisation entière de son existence entre dans la stratégie de son étude. Il affirme entendre tout du monde et des êtres autour de lui, il entend même le silence mais il entend plus qu’il n’écoute ; les bruits qu’il perçoit ne sont pas pour lui des signes de l’existence des autres ; ils viennent tomber dans son oreille comme dans un grand réceptacle sans écho. Au fur et à mesure que Konrad perfectionne son ouïe, il en fait un pur organe de perception, une machine, un instrument, à l’instar du personnage de la Reine de la nuit dans la pièce Der Ignorant und der Wahnsinnige dont la voix n’est plus qu’« une machine à produire des vocalises ». Il se fixe à ce point sur le bruit des autres que ceux-ci se désincament ; il ne les entend plus que comme des sources de bruits qui le dérangent. En choisissant l’ouïe et non le regard, il se soustrait au visage d’autrui163. Plus exactement encore, ce choix traduit sa volonté tyrannique que rien ne lui échappe, ce qui lui vaut de s’exposer à une irritation sans bornes. L’existence qu’il voudrait résorber de manière totalisante et totalitaire dans un organe de perception lui martèle au travers des bruits qu’elle lui soumet les coups insupportables de son échec. En ce sens, Konrad peut confier à Fro à propos de sa femme : « Elle a toujours été, disait-il, contre Sicking [...] toujours contre la plâtrière et donc toujours également contre lui, contre ses recherches et si on pousse le raisonnement jusqu’au bout, elle était donc en toute logique également contre elle-même »164. À partir de là s’engage un processus de déstabilisation, la femme de Konrad sème en lui le doute. La valeur de son œuvre ne lui inspire que ricanements, elle doute que cette œuvre résiste jamais à l’épreuve des faits. Konrad subit des avalanches de jugements négatifs, paralysants : « Je préfère ne pas voir ce que tu as dans la tête, si on pouvait la retourner [...] il en tomberait des choses effroyables, de la saloperie, de la pourriture, quelque chose d’indéfinissable, d’effrayant, sans valeur aucune »165. Elle attend qu’il lui prouve qu’il se consacre à une œuvre de génie et non à une bouillie d’idées tout juste bonnes pour la corbeille à papier. Il doit montrer qu’il ne poursuit pas « une chimère », comme sa femme le lui clame à tout moment166 pour le mettre à bout. Il ne suffit pas de se déclarer inapte à la vie, encore faut-il pouvoir surpasser celle-ci par une œuvre de génie. Ce qui irrite Konrad au plus haut point, c’est qu’à travers ses réticences, sa femme pressent l’échec monumental de son projet. La résistance qu’elle lui oppose traduit la menace toujours renaissante de son échec, la peur de ne pas être à la hauteur de la tâche qu’il se donne. Pour mener à bien cette tâche, il doit surmonter à chaque fois l’angoisse de l’échec qui finit toujours par l’emporter, à preuve les efforts de sa femme pour faire d’un « philosophe scientifique » un « fou ».

53Toute l’angoisse de l’œuvre à accomplir contre la vie est représentée dans cette guerre des nerfs entre Konrad et sa femme. Elle atteint son paroxysme dans un rêve de Konrad où sa femme redevenue soudain valide surgit dans sa chambre et jette sauvagement aux flammes l’étude qu’il vient enfin de rédiger. En l’invitant ensuite sarcastiquement à recommencer, à se remettre à la tâche, elle détruit définitivement en lui le rêve d’une œuvre achevée parce que l’essence de celle-ci c’est d’être, précisément, à achever. L’œuvre doit être arrachée de force à la vie et de surcroît, elle menace constamment de ne jamais pouvoir aboutir. L’irritation de Konrad monte à son comble car il doit apporter la démonstration qu’il est un génie capable de perfection. C’est là sa dette car il demande à sa femme des sacrifices surhumains, elle lui sert – tout bonnement – d’objet d’étude sur lequel il exerce non sans sadisme la méthode d’Urbantschitsch. Travailler à l’œuvre parfaite ne libère pas de la vie mais enchaîne encore davantage à celle-ci car la vie réclame sa dette qui est celle de la réalisation de l’œuvre parfaite et non pas seulement la volonté de la réaliser. En ce sens, elle demande de l’héroïsme, du courage, la première forme de ce courage étant la capacité de surmonter l’angoisse paralysante de l’échec.

Raison libérée ou raison libertaire

54La guerre des nerfs entre Konrad et sa femme se joue également avec d’autres armes fortement symboliques auxquelles chacun a recours pour se préserver de l’autre et en même temps pour l’exaspérer : les Mémoires de Kropotkine pour Konrad et Heinrich von Ofterdingen pour sa femme. Dans son étude Ein Modell der Entfremdung. Eine Interpretation des Romans Das Kalkwerk von Thomas Bernhard, Karin Bohnert a montré comment ces deux œuvres, chiffre de l’anarchisme pour l’une et du romantisme pour l’autre, servent à Konrad et à sa femme respectivement de moyen d’identification ; l’auteur analyse également comment la femme de Konrad trouve réalisé dans Heinrich von Ofterdingen le rêve d’harmonie entre les hommes et la nature, harmonie que la raison et la science ont détruite. Les Mémoires de Kropotkine satisfont quant à elles le rêve révolutionnaire et anarchiste de Konrad qui transforme en comportement agressif et tyrannique à l’égard de sa femme le rêve de révolution sociale et d’anarchie. Cette approche ne permet toutefois pas de saisir en quoi la lecture de Novalis ou de Kropotkine peut devenir instrument de récompense ou de punition ou plus précisément encore en quoi ce qui est récompense pour l’un devient punition pour l’autre. Konrad lui-même définit Ofterdingen comme étant le livre de sa femme167 et « Kropotkine » comme son livre à lui168. Auparavant, il a tout de même essayé, mais sans succès, de trouver dans cette lecture un repos intérieur : « mais même en ayant recours à « Ofterdingen », il ne parvenait pas à créer en soi une paix intérieure »169. Au-delà de la fonction d’identification, la valeur de chacune des deux œuvres est mesurée à cette attente : qu’elles apportent la paix de l’âme. Ofterdingen remplit cette fonction pour la femme de Konrad puisqu’elle en réclame toujours la lecture qu’elle suit avec la plus grande attention alors qu’elle reste littéralement imperméable à Kropotkine ; pour Konrad cette lecture s’avère être une torture. Ce roman de formation raconte l’éveil d’un jeune homme à sa vocation de poète ; il décrit le parcours initiatique d’un être qui, à travers la poésie, rêve d’une humanité supérieure. Cette évolution, cette projection hors de soi lui permet de retrouver un passé mythique, celui de l’Age d’or où l’unité entre les hommes et entre les hommes et la nature est à nouveau réalisée. Ce parcours a imposé l’épreuve de la mort mais le rêve a permis de déceler que la mort n’est mort que dans le monde des apparences. Or la mort n’existe plus pour ceux dont le regard pénètre, au-delà des apparences et de la séparation, jusqu’à cette réalité supérieure qui abrite la vie éternelle et où rêve et réalité ne sont plus opposés mais confondus. Ofterdingen réalise l’abolition du temps en faisant se rejoindre futur de l’individu et passé mythique, il réalise également l’opposition rêve/réalité et c’est dans ces abolitions que la femme de Konrad trouve une promesse de repos. En privant sa femme de sa lecture préférée, Konrad lui interdit cette forme de rêve et d’espoir par quoi il se ferme lui-même à ce rêve ; c’est également en ce sens que la lecture de Ofterdingen est une torture pour lui ; il doit renoncer à quelque chose qui lui est cher, il renonce au rêve romantique par nécessité. Les mémoires d’un anarchiste révolutionnaire ne suffisent pas à remplacer ce rêve. L’abolition du temps, l’émergence d’une humanité nouvelle ne passent plus par l’abolition de la séparation entre rêve et réalité. Pour Konrad le monde reste monde et le rêve, rêve ; c’est sur cette division que sa raison bute ; seule la terreur anarchiste et révolutionnaire peut tout abolir mais elle satisfait plus sûrement le désir d’abolition que le rêve d’unité ; Konrad le pressent qui voit dans la lecture de Kropotkine une punition pour sa femme plutôt qu’une récompense pour soi. Kropotkine par ailleurs, est largement condamné par l’inattention entêtée et persistante que lui voue la femme de Konrad. Pour résumer, on peut dire que ce qui est enjeu dans la guerre Ofterdingen / Kropotkine c’est l’emportement de la raison pour la liberté. L’irritation que s’infligent Konrad et sa femme met au jour l’affrontement entre une raison libérée (féminine ?) qui s’abolit mais pour sauver le monde et une raison libertaire (masculine ?) qui, pour se sauver, abolit le monde. Dans le roman Malina, Ingeborg Bachmann thématise cette opposition qui se résout toujours par la victoire de la raison « masculine » sur la raison « féminine ». Vaincue, la narratrice qui est un moi féminin, accorde qu’elle ne dira plus jamais : « guerre et paix » car « c’est toujours la guerre » et le cauchemar des pères qui assassinent leurs filles paraît bien réel170.

2. L’irritation du tiers

55Ténèbres, froid, maladie, folie : ces touches à peine différentes d’un roman à l’autre servent bien de toile de fond à un moi qui décline ses échecs les uns après les autres. Rongé par la volonté désespérante d’être soi, il est exclu d’une nature qui se ferme à lui. Sans cesse renvoyé à lui-même, il se laisse emporter par la puissance de l’esprit quand il n’est pas ravagé par les prétentions de sa raison. Mais en dépit des apparences, cet échec est loin d’être une litanie passivement psalmodiée. L’originalité en est à chaque fois la volonté d’aller jusqu’au bout des possibilités de cet échec. La volonté d’être soi s’affirme contre les autres et dans l’isolement ; une ipséité radicale et voulue répond à la nature qui rejette le moi, l’hyperbolisation de l’esprit et de la raison fait écho à une existence envahissante et étouffante. À chaque fois, le moi réagit dans un mouvement contre, lequel ne va pas de soi, qui est souvent douloureux, même s’il est volontaire. L’irritation est la mesure de cette volonté, de sa détermination ainsi que des pas qu’elle fait franchir dans cette voie. L’irritation n’est pas qu’un symptôme, elle n’est pas que la résurgence à la surface d’une lésion, d’une blessure intérieure. Elle est une maladie contagieuse qui se communique. Dès lors qu’il y a moyen d’affaiblir l’adversaire en le contaminant, la question se pose de savoir si le moi peut tirer une force, un avantage de l’irritation et lequel.

56Le premier à faire les frais de cette contagion à l’intérieur de l’œuvre est bien la figure du narrateur qui n’est plus, comme la tradition romanesque nous y avait habitués, au centre du récit mais renvoyé, selon les termes mêmes d’E. Marquardt « à la périphérie » du récit171. Ce narrateur ne constitue plus du tout une « instance qui juge et qui analyse » comme il l’est encore lorsque Henry James distingue chez le narrateur le hero et le historian. Le narrateur est destitué de sa position privilégiée d’observateur hétérodiégétique au profit de celui qu’il observe et qui occupe toujours plus le devant de la scène sans que celui-ci toutefois ne se livre au lecteur directement et sans l’intermédiaire du narrateur homodiégétique, présent comme personnage. E. Marquardt interprète cette mise en échec du narrateur comme une forme de pathologie liée à une perte d’identité qui, sur le plan littéraire, se traduit par une mise au second plan de l’histoire, du récit, au profit du discours, de la restitution de l’histoire. La conception traditionnelle que nous avons de l’observateur est celle d’un témoin impartial, neutre, dégagé de tout lien intime et direct avec le contexte, son objet d’observation et sur lequel il doit se faire une idée ou permettre au lecteur de s’en faire une, en livrant de lui une vérité objective. Or l’exemple de l’étudiant en médecine chargé d’observer Strauch a déjà montré les limites et l’échec de cette entreprise mais l’étudiant en médecine n’abandonne pas pour autant la mission à laquelle il s’est engagé, persévérance qui l’entraîne à redéfinir le rôle de l’observateur et la nature de la vérité qu’il a à découvrir : « Dans la fonction d’assistant, il faut s’attendre également à devoir affronter des réalités et des possibilités qui dépassent le purement physique. [...] Devoir explorer l’inexplorable. Le révéler dans toutes ses possibilités jusqu’à un degré étonnant. Tout comme l’on révèle une conspiration »172. La première impression qui s’impose à l’étudiant, c’est que sa mission tient du défi impossible à relever ; la deuxième, c’est que la réalité à observer ne se donne pas comme une vérité à découvrir mais comme un champ infini de possibilités qu’il faut donc faire jouer les unes avec ou contre les autres et qu’ainsi le terrain à observer est un terrain meuble dans lequel il ne saurait y avoir de points de repère stables.

57Avant tout, il y a une contrainte, une nécessité de l’observation à laquelle on ne peut déroger. L’étudiant s’exécute lorsque l’assistant lui demande d’aller observer son frère ; dans Korrektur le narrateur lui-même ne fait qu’exécuter la dernière volonté de son ami Roithamer en tentant de mettre de l’ordre dans ses écrits posthumes. Le narrateur du roman Der Untergeher173 espère que la sœur de son ami suicidé s’intéressera aux écrits volumineux qu’il a laissés. Exister c’est en tout premier lieu, pour ces personnages, répondre à un besoin de comprendre, un besoin de savoir. Cependant, force est de constater que la mise à distance et la mise en perspective échoue ou tout au moins, elle se déroule sur un mode qui fait de l’observateur également un acteur. Ainsi, lorsque le narrateur entreprend de mettre de l’ordre dans les papiers de Roithamer, c’est-à-dire, dans les raisons de son suicide, il tombe dans un état d’irritation extrême qui lui vaut d’abord de faire tomber à terre tous les papiers, perdant ainsi à tout jamais l’ordre premier de ces feuillets non numérotés. Le narrateur résiste mal à l’égarement qui a déjà perdu Roithamer et avoue « qu’une telle mise en ordre » [le] rend fou »174. La position de l’observateur neutre et impassible est une pure vue de l’esprit ou un mensonge ; l’observateur lui-même est pris au piège de ce qu’il observe ; qu’il le veuille ou non, il est partie prenante de la réalité qu’il observe, ce qui signifie également qu’il est pris dans ses rets et que sa position d’observateur n’est jamais le point de vue de Sirius. L’observateur est toujours lié à celui dont il parle par un lien de parenté ou d’amitié ou encore par un passé plus ou moins commun. Ainsi y-a-t-il une innocence impossible de l’observateur bien décelable dans Korrektur dans la relation ente le narrateur et son ami Höller ; alors que le narrateur tente de se mettre à son travail de tri et de classement des papiers de Roithamer, il en est empêché par Höller qu’il soupçonne de passer son temps à le surveiller, tout en faisant semblant de vaquer à son activité favorite : empailler des animaux. Le délire de persécution auquel le narrateur succombe un instant, sert avant tout à contester à l’observateur une position libre et souveraine où il serait supposé tout dominer dans le plus pur détachement ; il est lui-même observé, sous surveillance. Non seulement son regard est privé d’innocence mais, de plus, on a l’œil sur lui, on l’attend à pied d’œuvre, ce qu’il recherche l’engage et il peut aussi bien être désigné coupable ou être acquitté. Il n’y a, au bout du compte, aucune approche possible de la réalité qui n’expose à un risque. L’observation juste n’est autre que la recherche d’un équilibre qui n’est pas un juste milieu mais le point d’appui le plus juste (idéal) qui permet de tenir debout au milieu de forces déséquilibrées et chaotiques. Trouver ce point d’appui permet de vivre, voire de légitimer en même temps ceux qui ont échoué, c’est le cas pour le narrateur et Roithamer ainsi que pour le narrateur et Wertheimer dans Der Untergeher. Ne pas le trouver, c’est se condamner à l’échec, donc également se condamner, se rendre coupable, faillir à sa tâche. Ce point appelle un rapprochement avec Kafka. La culpabilité et la damnation des personnages chez Kafka tient à leur volonté de savoir, comme cet homme qui se présente devant la porte de la loi, attend, pour la franchir, d’y être autorisé par le gardien, passe là toute son existence, jusqu’au moment où arrivé au soir de sa vie, le portier l’informe qu’il doit fermer cette porte qui lui était pourtant destinée. Au lieu de vivre dans la vérité et d’entrevoir par là la vie éternelle, il a voulu savoir et est passé par sa faute à côté de l’essentiel. Chez Thomas Bernhard, les personnages savent qu’ils ont un devoir, une obligation de savoir à laquelle ils ne peuvent ni ne veulent se soustraire. Mais ils manquent le savoir qu’ils visent et ce savoir manqué les rend coupables parce qu’il est toujours erroné ; chez Kafka les personnages échouent obligatoirement en aveugles qui cherchent à savoir, chez Thomas Bernhard ils ne peuvent faillir à l’obligation d’échouer ; ils sont contraints de chercher à savoir et, en ce sens, obligés d’échouer, obligés d’accepter d’avance la perspective de l’échec, d’où l’irritation qui prend parfois des allures de peur panique (le narrateur dans Korrektur). Chez Kafka, la volonté de relever le défi mène à l’échec et à la faute ; chez Thomas Bernhard, c’est la conscience de l’échec qui devient un défi que l’on s’obstine à relever, ce qui vaut de s’enfermer dans la faute. Chez Kafka, la faute est conséquence ; chez Thomas Bernhard, la faute est d’abord défaut et il s’agit de conjurer, coûte que coûte, ce défaut de vérité. C’est en cherchant en pure innocence que les personnages de Kafka se découvrent coupables ; c’est en voulant ne pas faillir à leur tâche que les personnages de Thomas Bernhard échouent et se rendent coupables. Coupables non par rapport à une transcendance, une loi d’ordre divin mais par rapport à eux-mêmes, coupables d’une faute retournée vers eux-mêmes et dont ils sont eux-mêmes l’origine, d’où leur profil quasi invariable de maniaques, de fous et de malades plutôt sadiques, plutôt bourreaux, à l’inverse des personnages de Kafka plutôt victimes.

58L’irritation n’est pas seulement révélatrice d’un échec dont on est conscient et de la volonté d’assumer cet échec ; elle fait de la recherche de la vérité un équilibre très fragile à tenir dans un univers où les frontières entre le moi et la réalité, entre le sujet observant et l’objet d’observation, entre raison et déraison, réalité et rêve, maladie et bonne santé deviennent de plus en plus floues. Cette vérité n’est nullement un refuge, l’individu est au contraire sans cesse ballotté entre des certitudes et des vérités qui ne le sont que le temps de les penser et d’y voir des fausses certitudes, des contre-vérités elles-mêmes à repenser, à reconsidérer. Dès lors l’irritation contraint à fixer des yeux les sables mouvants de la vérité. Elle est le signe d’une désorientation, d’une déstabilisation, d’une déroute morale. Rechercher la vérité, c’est quitter un point d’équilibre pour en retrouver un nouveau en prenant le risque de l’instabilité : « Lorsqu’un corps, après avoir perdu momentanément sa position d’équilibre ne revient pas à sa position initiale d’équilibre mais tend vers une autre, il se trouve alors, disait Roithamer, dans une position d’équilibre instable »175. L’irritation est un exercice qui consiste à faire perdre l’équilibre, à détrôner les certitudes dont tout humain a besoin à chaque seconde de son existence ; il s’agit de remettre en cause le résultat de ses expériences, de remettre en question ses connaissances pour une approche toujours plus neuve, pour une correction permanente de celle-ci. Ce que l’irritation fait apparaître c’est la nécessité d’aborder avec un instrument dont la fiabilité est sans cesse contestée (la raison), un objet (la réalité) toujours fuyant, qui fait faux bond voire défaut (puisqu’il se présente à nous sous des facettes toujours nouvelles et inattendues). Comment échouer sur une terre ferme avec des éléments et des instruments instables tout en évitant le naufrage, c’est à ce type de saut périlleux qu’entraînent les exercices d’irritation.

3. L’irritation du lecteur

59Le lecteur se retrouve à son tour entraîné ainsi dans une aventure hasardeuse. L’exercice de lecture est transformé en épreuve qui se solde le plus souvent par la fascination ou le rejet. Le texte si souvent cité de Peter Handke : « Als ich Thomas Bernhard zu lesen begann »176 témoigne, parmi d’autres, de la nature peu commune du rapport des lecteurs aux textes de Thomas Bernhard. Mark Moser, de son côté constate : « Il y a une passion pour Thomas Bernhard, comme il y a aussi une répulsion »177. « La fascination », nous dit Pascal Quignard « est la perception de l’angle mort du langage »178. Elle laisse sans parole parce que l’on se retrouve face à plus fort que soi, face à quelque chose qui domine, qui envoûte et écrase l’observateur par sa puissance monstrueuse. La fascination, c’est le face-à-face muet avec l’insurmontable. La répulsion, le rejet sont l’envers de la fascination en même temps qu’un réflexe de défense ; il s’agit, non plus de mettre quelques instants son existence en suspens, mais de se la réapproprier violemment parce qu’on la sent menacée. Et ce qui l’emporte le plus souvent, c’est le va-et-vient entre ces deux attitudes, la tentation de pencher tantôt du côté de l’abandon, tantôt du côté de la révolte, pour s’irriter à nouveau de l’une et de l’autre, perçues toutes deux comme une trahison. Avant d’interroger plus avant ce monstrueux dont il faut se protéger, nous voudrions dégager ici en quoi l’écriture même de Thomas Bernhard obéit à une stratégie qui fait de la lecture un exercice d’irritation. Dans la Petite apologie de l’expérience esthétique, Hans Robert Jauss voit dans l’« attitude de jouissance dont l’art implique la possibilité et qu’il provoque », « le fondement même de l’expérience esthétique »179. La lecture est indissociable du plaisir que le lecteur y recherche. Elle présuppose de sa part un état de disponibilité qui est lui-même le corrélât d’une disposition au plaisir. « Corpus [du texte] : c’est bien dit », constate Roland Barthes180 qui remarque également : « Sur le plaisir du texte, nulle « thèse » n’est possible [...] Eppure si gaude ! [...] Un tel travail [...] n’aboutirait qu’à expliquer les textes retenus [...] : ne pouvant se dire, le plaisir entrerait dans la voie générale des motivations, dont aucune ne saurait être définitive. » Il n’est pas certain qu’il soit plus facile de défendre une thèse sur le défaut de plaisir car de même que le plaisir se savoure, son absence ne peut guère que se constater. Cependant la divergence des formes sous lesquelles cette absence de plaisir se manifeste permet de dépasser le catalogue des explications. Elle permet de poser la question : que peut, que veut un livre qui ne donne pas de plaisir à son lecteur, mieux, qui lui refuse ce plaisir ? Un livre qui ne procure pas de plaisir à son lecteur le lasse et lui tombe des mains. Il laisse à son attente déçue le lecteur qui le condamne définitivement par l’oubli. Mais il est un autre type de livres qui exaspèrent, irritent car tout en frustrant le lecteur de son plaisir immédiat, ils ne suppriment pas son désir de persister dans sa lecture. Ils ne ferment pas complètement le lecteur à l’ouvert qu’ils lui promettent tout en le lui refusant, tout en le différant sans cesse. L’irritant, en somme, est bien de ne pouvoir définitivement renoncer au livre commencé, d’être retenu par lui, de se laisser assujettir dans une relation où ce n’est plus le lecteur mais le livre qui semble décider de l’instant où le lecteur pourra le refermer.

60Wolfgang Iser, dans L’Acte de lecture, rappelle que « la lecture ne devient un plaisir que si la créativité entre en jeu, que si le texte nous offre une chance de mettre nos aptitudes à l’épreuve »181. Cette créativité est passablement malmenée dans la prose de Thomas Bernhard du fait déjà qu’elle joue quasiment exclusivement d’un seul registre : celui de l’abstraction et de l’intellect. Les personnages, leur histoire, ont très peu de consistance, de matérialité ; ils sont surtout des machines à discourir et à ruminer des pensées toujours retournées en leur contraire. Tout lecteur, détective en puissance, amateur de suspense, d’images, de plasticité doit se satisfaire le plus souvent d’un long discours. Mais prêt à tout et résistant, il pourrait s’en accommoder si ce discours laissait caracoler son imagination. Or, cette imagination est constamment sollicitée pour être immédiatement envoyée dans la direction opposée, véritable topos de l’écriture bernhardienne. Appliqué systématiquement, le procédé devient rapidement irritant. D’une critique à l’autre – et elles sont nombreuses182 – toutes les techniques de Thomas Bernhard ont été inventoriées, répertoriées qui contribuent à l’irritation du lecteur. Si l’on en retient les caractéristiques principales, elles peuvent se résumer au recours quasi systématique à la contradiction, au paradoxe, en passant par l’exagération qui a valu à Thomas Bernhard le nom de « virtuose de l’exagération »183. Avant même qu’il n’ait le temps d’extrapoler, le lecteur voit repris et remis en question ce qui vient d’être dit. En d’autres termes, c’est la possibilité même de restructuration du récit qui lui est contestée. Si l’on suit W. Iser184, le texte de fiction est ouvert, les conclusions auxquelles il arrive ne sont pas l’addition mathématique d’éléments prédéterminés et préagencés ; elles sont le résultat d’une structuration au jeu de laquelle le lecteur est invité ; le plaisir de l’auteur peut être de brouiller les pistes du lecteur, celui du lecteur va consister à faire des choix, retenir des possibilités, en éliminer. En même temps qu’il participe à cette restructuration, le lecteur participe également à l’élaboration du sens. Progressivement, l’ouvert du texte se ferme, condition indispensable pour faire de la fiction une « configuration cohérente ». L’illusion de la cohésion l’emporte, le plaisir du lecteur est comblé.

61C’est précisément la possibilité d’entretenir cette illusion qui est mise à mal par Thomas Bernhard. Ce qui est dit étant constamment repris ou montré sous son jour exactement opposé, c’est la mémoire du lecteur qui, sans cesse, se trouve effacée d’autorité, contrainte d’enregistrer un nouveau contraire, lui-même sans cesse contraire d’autre chose. Or, sans mémoire, le texte perd son corps, il ne redevient que fibres disparates et emmêlées de manière désordonnée185. Thomas Bernhard joue avec la mémoire de son lecteur, mais comme le chat avec le souris, en l’affaiblissant à chaque fois un peu plus jusqu’à la destruction de son pouvoir de structuration. La réalité est rendue à son chaos et le lecteur frustré de son besoin de cohérence et d’unité. L’auteur contrarie la tendance du lecteur qui est, selon W. Iser, une tendance à « la structure contrastée en noir et blanc »186. Alors que le lecteur a besoin de simplifier et d’y voir clair pour trouver son chemin, la tendance de l’auteur moderne est de « complexifier le caractère »187. Ce qui renforce peut-être encore davantage le sentiment d’irritation, c’est que Thomas Bernhard arrive à complexifier en simplifiant sur le plan formel. Ses oppositions sont toujours binaires, balancent entre deux « ou bien » où le second n’est que le pôle contraire du premier. Leur principe pourrait se résumer d’une formule que Thomas Bernhard aimait au point d’en avoir fait le titre d’une de ses pièces de théâtre : « Simplement compliqué » (Einfach kompliziert). Faciles à imiter, ces oppositions sont traîtreusement simplistes et systématiques, elles ne sont là pour révéler la complexité de la réalité. Au fil de l’analyse de l’évolution des procédés d’écriture de Frost à Auslöschung en passant par Das Kalkwerk, Korrektur et Der Untergeher, E. Marquardt188 est amenée à constater que l’auteur désoriente et irrite le lecteur. Elle repère dans le premier roman de Thomas Bernhard un danger de perte d’identité qui touche le narrateur avant d’atteindre directement le lecteur dans Korrektur où le narrateur est symboliquement le lecteur d’écrits posthumes d’un ami. Elle fait apparaître comment le roman Das Kalkwerk en particulier joue sur le flou entre les frontières du réel et du fictif et installe le lecteur dans l’illusion qu’il est le témoin direct de ce qui en fait n’est jamais que rapporté et ce, de surcroît, de source indirecte dans un discours à son tour transposé. Constamment privé de savoir énoncif, le lecteur est sans cesse renvoyé à lui-même, cloué à un savoir énonciatif189 aussitôt annulé par les personnages eux-mêmes ; il ne peut s’appuyer sur aucune instance (auteur ou narrateur ou personnage principal) qui puisse lui servir de guide dans ses jugements ; le lecteur est abandonné au doute et à l’interrogation sur la légitimité de celui qui parle. Curieusement, c’est le lecteur lui-même qui est entraîné à tenir ce rôle d’instance qui juge alors qu’il n’en a pas tous les moyens. E. Marquardt conclut à l’inversion du rapport traditionnel entre discours et histoire pour montrer qu’avec Thomas Bernhard l’histoire est utilisée à la fin d’exposer et de thématiser le discours. Avec Auslöschung enfin, l’interrogation sur la légitimité de celui qui parle débouche plus largement encore sur celle de la légitimité de la fiction, de l’œuvre d’art et de sa crédibilité. E. Marquardt veut éviter l’écueil d’une analyse de la prose de Thomas Bernhard qui s’appuierait exclusivement sur la forme ou, au contraire, ignorerait totalement celle-ci190. L’idée du rejet du narrateur à la périphérie du récit telle qu’elle la développe puis, à nouveau, le déplacement de celui-ci au centre du récit, qui revient à utiliser le récit – et, au-delà, toute production artistique – pour l’interroger sur sa légitimité, conduit entre autres à constater les effets d’irritation que ce procédé peut avoir sur le lecteur sans toutefois les analyser dans toute leur portée et leur signification.

62L’irritation attend le lecteur là où celui-ci attend de la lecture un plaisir. Cet effet est bien le signe que l’auteur n’est pas disposé à lâcher sa proie et se donne les moyens de retenir le lecteur, ce dernier n’ayant que le choix de s’irriter à ne pas terminer la lecture ou de la terminer en s’irritant. Peut-être faut-il entendre avec plus de circonspection les allégations de Thomas Bernhard selon lesquelles il n’écrirait que pour lui191. L’abstraction que l’on peut faire du lecteur en prétendant n’écrire que pour soi est de l’ordre de l’imaginaire et reste une manière – même s’il s’agit d’une manière par défaut – de prendre en compte ce lecteur. Il y a un art de rebuter le lecteur tout en le tenant piégé qui le contraint de fait à redéfinir ses attentes, son rôle et, au-delà, la fonction de l’écriture. Celle-ci apparaît bien comme se voulant l’adéquation à une nouvelle perception de la réalité. Ne pas écrire pour un lecteur ne signifie pas s’enfermer dans une écriture narcissique mais se faire le médiateur d’une nouvelle écriture qui parle de quelque chose de nouveau192. Là où Peter Handke tente de reconstituer l’unité de la réalité à partir de la subjectivité et d’un retranchement dans une tour d’ivoire193, Thomas Bernhard s’emploie à irriter le lecteur en lui laissant entrevoir l’éclatement de cette réalité comme seule réalité vraie. L’irritation irrite doublement le lecteur : non seulement elle le dépossède de son attente ; elle lui révèle de surcroît qu’il est des choses qu’il se refuse à entendre ; elle devient un test d’aptitude auquel le lecteur peut mesurer sa perméabilité à la vérité peu conforme, hélas, aux attentes de plaisir. Refusant instinctivement les résultats de ce test, il est fortement tenté de ne pas s’y soumettre, tout en s’en voulant de ne pas jouer le jeu de cet exercice pour le moins irritant. Un autre facteur de l’irritation tient encore à l’impossibilité de structuration faite au lecteur mais est plus spécifiquement axée autour de ce que W. Iser entend par la mobilité du point de vue : « le point de vue mobile se rapporte à la façon dont le lecteur est présent dans le texte. Cette présence se définit comme structuration du texte qui se déploie dans les horizons de la mémoire et de l’attente »194. Outre le sort qui est fait à la mémoire du lecteur, l’activité de synthèse qui fait le propre de la lecture est rendue difficile sinon impossible au lecteur de la prose bernhardienne pour deux raisons : soit les personnages s’enferment dans un discours où l’absence de tout contradicteur (autre personnage ou narrateur ou auteur) accuse une monotonie rapidement lassante ou confronte le lecteur à son impuissance ; celui-ci, en effet, ne peut réagir que par l’adhésion, la fascination ou le rejet. Ou alors, les perspectives non seulement polyphoniques mais enchâssées de surcroît les unes dans les autres ont pour effet que l’attention du lecteur est mobilisée par l’identification de celui qui parle ; c’est là l’effet du discours rapporté dont Thomas Bernhard use et abuse à souhait, n’hésitant pas à rapporter le discours jusqu’au troisième degré. Le lecteur s’exaspère à chercher qui parle, de même qu’il cherche vainement de quelle autorité est investi celui qui parle. La constitution du sens devient possible lorsque le lecteur peut se déplacer d’un point de vue à l’autre et articuler les perspectives. Du fait du discours rapporté, il n’a jamais droit qu’à une amorce de point de vue immédiatement corrigée par une nouvelle instance-gigogne. La constitution du sens est sans arrêt contrecarrée, arrêtée dans son mouvement.

63Ainsi y-a-t-il toujours quelqu’un qui parle sans que le lecteur puisse véritablement l’identifier. À cela vient s’ajouter que celui qui parle ne dit rien qui fasse véritablement avancer l’histoire qu’il n’y a du reste pas, l’intrigue étant des plus minimalistes. Le cosmos devient un pur logos dans lequel le lecteur est fait prisonnier. Exaspéré, celui-ci frémit à l’idée que la voix qui parle dépasse celui qui la porte et que même privé de cordes vocales, le narrateur pourrait continuer à se faire entendre. Ce serait là une sorte de diégèse affranchie de tout intermédiaire, personne ou narrateur ou auteur supposés la porter. Mais ce discours orphelin requiert précisément l’écoute du lecteur et le met en alerte sans que celui-ci en saisisse véritablement la raison. Or, là encore, le procédé vient toucher des cordes hypersensibles du lecteur. Alors qu’il est friand d’histoires, on ne lui sert qu’un discours. On lui parle, pour ne rien lui dire de surcroît, ou, ce qui revient au même, pour lui dire le rien qu’il voulait précisément oublier derrière l’histoire. Une fois de plus il se retrouve pris à son propre piège : la littérature lui fait entendre, comme il l’attend d’elle, cette voix qui est différente de la sienne195. Derrière le plaisir qu’elle lui refuse, cette voix n’a qu’une vérité à lui dire, celle de la mort196. En irritant le lecteur, Thomas Bernhard rend ouverte la contradiction qu’il peut y avoir entre le plaisir de savoir d’une part et le plaisir dont le prive le contenu réel et final de ce qu’il y a à savoir. Vu sous un autre angle, plus extrême encore, il apparaît que l’écriture devient possible en rendant la lecture impossible. La possibilité de l’écriture se nourrit d’une lecture rendue impossible ; c’est en ce sens qu’on peut entendre qu’un auteur n’écrive pas pour un lecteur. Mais qu’il écrive pour ce lecteur ou pas, que ce soit de manière avouée ou pas, consentie ou non, le lecteur reste néanmoins le destinataire du livre et l’auteur de la prose bernhardienne se comporte, en dépit des apparences, en vrai maître du jeu. Il investit une position de camouflage qui jongle avec les possibilités des perspectives narratives, les brouille197 et qui confronte le lecteur à un pur discours. Le récit est réduit au squelette d’un discours faussement objectif derrière ses généralisations radicales. Cette réduction a pour effet d’aviver et d’exacerber d’autant plus les capacités de perception du lecteur.

Un auteur maître du jeu

64Dans son analyse de l’interpénétration entre la forme et le fond, E. Marquardt refuse de réduire l’une à l’autre ; il s’avère néanmoins qu’elle pense chacun des deux termes dans un rapport dialectique sans que celui-ci ne soit jamais dépassé autrement que sur un plan purement formel. Le fait que l’instance qui parle soit protéiforme (tantôt c’est le narrateur, tantôt le narrateur dans un rôle de lecteur, tantôt l’auteur) lui souffle l’idée que l’identité est dans le déguisement ; ou bien encore que la critique systématique dans laquelle le narrateur s’installe, trouve son fondement en elle-même du fait que dans le discours toute affirmation est annulée, contredite, reprise. Les personnages faisant apparaître que la réalité est toujours autre, la réalité devient construction de celui qui la perçoit. Relativisme, subjectivisme ou encore nécessité de la critique seraient ainsi les seules positions possibles et revendiquées. Mais cette lecture, pour être solidement argumentée, n’en fait pas moins de l’œuvre de Thomas Bernhard un système replié sur lui-même. Forme et contenu se déterminent mutuellement et vu ainsi, l’œuvre de Thomas Bernhard ne serait alors qu’une proposition d’explication du monde de plus. Or la question qui se pose est bien plutôt de savoir si l’esthétique bernhardienne n’en vient pas, précisément, à rompre avec la volonté d’explication du monde, attendu présupposé de tout lecteur ou tout simplement de tout être existant. C’est en ayant cette interrogation à l’esprit qu’il faut réexaminer la question de l’irritation du lecteur.

65D’entrée de jeu, Thomas Bernhard désoriente son lecteur en se retirant du récit, en se mettant pour ainsi dire hors-jeu, tout en signifiant cependant qu’il se retire, s’absente. Il cultive en quelque sorte son absence, ce qui a pour effet de troubler encore davantage le lecteur. Il n’est pas rare par exemple, que le titre d’un roman soit agrémenté par l’auteur d’un sous-titre ou d’une précision sur le genre auquel l’ouvrage appartient ; de même, l’exergue qui précède systématiquement ou presque chaque roman vient conforter ce sentiment de la présence de l’auteur et authentifie son existence. Cependant, déjà là l’ambiguïté règne car la présence de l’auteur s’efface totalement dès les premières lignes du récit derrière le narrateur. Quant à l’exergue, il est souvent repris à l’intérieur même du récit, restitué, par narrateur interposé, à un personnage et ainsi repris un instant à l’auteur du roman à qui le lecteur en attribuait la paternité. Mais ce jeu avec l’exergue peut se lire à l’inverse comme la réappropriation par l’auteur d’un contenu qui a d’autant plus valeur de vérité générale, qu’il est formulé sous l’anonymat et que l’auteur semble y adhérer. L’auteur, à l’évidence, se complaît dans une attitude ambiguë de présence/absence. Les nombreuses allusions autobiographiques contribuent à renforcer cette impression que l’auteur ne s’éclipse que pour réinvestir le champ un moment abandonné au narrateur et reprendre ainsi à celui-ci son existence fictive. De surcroît, elles augmentent l’effet de véracité et d’authenticité en suggérant l’idée d’une analogie parfaite entre l’auteur et l’écrivain. Dans Frost par exemple, l’étudiant en médecine apprend tout à la fin du roman ce qu’il advient de Strauch en lisant le Demokratisches Volksblatt, journal auquel Thomas Bernhard a collaboré de 1952 à 1955. À la fin de Verstörung encore, le prince Saurau demande à son médecin qu’il lui procure pour sa prochaine visite l’édition du Times du 7 septembre. Tout lecteur de Thomas Bernhard reconnaît là sans peine le grand dévoreur de presse nationale et internationale que l’écrivain a toujours clamé être. De même, le goût des personnages pour les demeures isolées à l’allure de forteresses hostiles concorde avec la prédilection de Thomas Bernhard pour ce type de bâtisses – la ferme carrée d’Ohlsdorf en étant un exemple achevé. Outre ces marottes personnelles, l’écrivain fait également partager à ses personnages ses lectures et auteurs favoris, poussant ironiquement le sens de l’amitié jusqu’à leur conseiller certains de ses propres livres198. L’auteur s’amuse encore à émailler ses récits d’éléments autobiographiques et de réflexions personnelles exposées lors d’interventions publiques suffisamment rares et préméditées pour que l’effet de scandale soient garanti. En procédant ainsi, Thomas Bernhard fait basculer le réel dans le fictif. À l’inverse, il cherche visiblement à arracher ses personnages à l’univers de la fiction. De la même manière, le procédé tend à dissimuler l’homme pour faire vivre le personnage Thomas Bernhard, tout comme l’écrivain finit par exister à l’intérieur de la fiction. Tout en brouillant la frontière entre le réel et le fictif, il parvient à imposer au lecteur l’ombre et la présence d’un auteur bien réel qui agit sinon comme un deus, en tout cas comme un auctor absconditus. À l’intérieur même du récit, la règle qui prévaut est celle du retrait de l’auteur au profit d’un narrateur. Mais Thomas Bernhard règle le subtil dosage entre la présence et l’absence pour faire exister la fiction au-delà des limites strictes du récit et afin de contester à la réalité toute prétention à la vérité. Le lecteur, et c’est en cela que réside toute la difficulté de sa tâche de lecture, est entraîné dans une confrontation entre la fiction et la réalité, entre une mise en échec permanente de l’une par l’autre. Il est pris à témoin dans la confrontation de l’art avec la réalité qui veut qu’une pseudo-absence de l’auteur masque sa réelle présence. Que ce soit la fin de Das Kalkwerk ou de Korrektur, rien ne permet d’affirmer avec certitude qui, de l’auteur ou du narrateur, commente l’échec de Konrad ou encore le suicide de Roithamer et qui a, de cette façon, le dernier mot dans le récit ; mais rien ne permet non plus d’affirmer qu’il ne s’agit pas de l’auteur réel, bien au contraire, lequel reprend ainsi la place qu’il a concédée un instant au narrateur, voire au lecteur. À propos de Auslöschung, E. Marquardt199 attire l’attention sur les incohérences relevées à propos de l’âge exact de Murau, quarante-huit ans selon Murau, quarante-neuf selon le narrateur, quarante-six enfin selon le texte de la jacquette200. Ces incohérences soulignent bien le souci évident de l’auteur d’être présent, quitte à l’être hors du texte et des limites strictes du récit. En dépit des apparences, l’auteur ne semble guère décidé à céder de son autorité201, il continue à user d’un droit d’influence et de guidage du lecteur, droit qui s’avère, cela va de soi en terrain bemhardien, profondément perturbateur.

66La perturbation est portée à son comble lorsque l’auteur cède la place au narrateur. Celui-ci reste anonyme et n’est jamais lui-même que le rapporteur d’événements qui lui ont été narrés et dont il n’est en aucun cas le témoin direct. Le lecteur se voit ainsi entraîné dans un jeu de ricochets qui n’est là que pour le désorienter. Thomas Bernhard pousse le jeu jusqu’à faire de ce narrateur/observateur un lecteur. Cette identification entre le rôle de narrateur et celui de lecteur fait en dernier ressort du lecteur réel le seul juge de l’authenticité de ce qui est relaté et rapporté. Mais cette nécessité de juger semble n’être qu’un piège puisque le lecteur ignore tout de l’essentiel, à savoir la source, l’origine de ce qui est dit, rapporté, répété. Dans un article intitulé « Beschreibung einer sinnentleerten Welt », Jürgen H. Petersen202 recense les différentes techniques de l’écriture bernhardienne. Il repère ainsi le recours au discours indirect avec des incipit qui peuvent ou non varier pour pallier ou, au contraire, créer l’effet de monotonie mais qui, dans tous les cas, soulignent la subjectivité de ce qui est avancé. Il analyse de même, comment tout ce qui est dit finit par perdre consistance, par être déréalisé du fait du recours systématique à la citation ou à l’information restituée indirectement et dont le contenu varie, jusqu’à la contradiction, selon la personne qui est à la source de l’information. On peut se demander si le recours à ces différentes techniques n’a pas un autre effet que celui de faire uniquement ressortir le défaut de sens du monde ou sa vacuité. Mais nous ne pensons pas comme E. Marquardt que le lecteur s’éprouve face aux textes de Thomas Bernhard, comme « producteur d’un texte » qu’il lit et auquel sa propre lecture conférerait un sens. Si cela doit être le cas, c’est alors pour se voir sans cesse débouté hors du récit, tenu à distance aux portes d’un monde symboliquement et volontairement dépeint comme infranchissable, inextricable et particulièrement hostile. Au travers des lieux et des situations cauchemardesques qui servent de cadre au récit, le lecteur est attiré, entraîné dans un univers étranger, déroutant et rebutant où il comprend que sa place n’est pas requise alors même qu’un auteur œuvre à le perturber et à ne pas le laisser en repos.

Le lecteur étrillé

67Certes, les éléments d’indétermination qui abolissent toute trace d’auteur ou de narrateur dont les connaissances, l’attitude ou encore les commentaires contribueraient à affirmer une supériorité par rapport au lecteur réel sont bel et bien légion. Mais s’éprouver auteur du texte lu dans le champ ainsi dégagé et ouvert voudrait dire que le lecteur serait en mesure de faire l’expérience d’une liberté qui, à supposer qu’elle lui soit reconnue, a toutes les allures ici d’une supercherie ou d’un saut dans le vide. L’analyse que fait Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? des rapports entre l’écriture et la lecture permet, par contraste, de mieux saisir ce qu’il en est de la situation du lecteur de Thomas Bernhard et de comprendre pourquoi la lecture est transformée en épreuve irritante. Selon l’analyse de Sartre, l’expérience de la liberté est consubstantielle à l’exercice de la lecture et elle se manifeste dans le plaisir esthétique ou, comme Sartre préfère l’appeler, « la joie esthétique »203. La liberté dont parle Sartre ne se perçoit pas comme « pure autonomie », c’est-à-dire comme pure abstraction, mais comme « activité créatrice » ; elle est, dit Sartre, « constitutive de l’objet créé ». En même temps que le créateur crée l’objet, l’objet créé est donné à sa conscience comme objet. C’est la seule situation où il est donné à l’homme de se « sentir essentiel par rapport au monde », et c’est là un besoin dont Sartre nous dit qu’il est l’une des principales raisons de la création artistique. Or le seul à avoir le privilège de cette situation n’est pas l’auteur mais bel et bien le lecteur. L’écrivain ne le peut, nous dit Sartre, car il lui est impossible de « dévoiler et de créer à la fois » ; le seul qui soit en mesure de le faire est le lecteur. Car « la lecture », dit encore Sartre, « semble la synthèse de la perception et de la création » ou encore : « le lecteur a la conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement204. Depuis les travaux de Sartre, la recherche sur l’esthétique de la réception a permis de faire apparaître l’interdépendance de l’œuvre littéraire et de la lecture : le texte littéraire ne devient véritablement tel que lorsque « se rencontrent le texte et le lecteur »205. Le texte ne peut plus être considéré indépendamment de son lecteur : « Le texte n’existe que par l’acte de constitution d’une conscience qui reçoit [l’œuvre], et ce n’est qu’au cours de la lecture que l’œuvre acquiert son caractère particulier de processus »206.

68Dévoiler le monde tout en le créant est source de jouissance207 et participe de la joie esthétique ; il n’y a plus en effet de distance, de distorsion entre le sujet qui crée l’objet et cet objet lui-même mais au contraire harmonie entre les deux. Les différents éléments d’analyse retenus jusqu’ici ont montré qu’avec Thomas Bernhard, c’est précisément cette harmonie qui est contrariée en permanence. La lecture comme « création dirigée », telle que Sartre l’analyse, présuppose que le lecteur a la possibilité d’entrer dans un univers par rapport auquel il trouve naturellement sa place, que ce soit celle, en toute dernière instance, de créateur ou encore celle d’accompagnateur, d’observateur de l’auteur ou de ses personnages. Quelle que soit la nature du récit, qu’il soit réel ou fictif, familier ou fantastique, rationnel ou cocasse, voire aberrant, ou encore un peu de tout cela à la fois, toutes ces combinaisons possibles laissent libre le moi du lecteur d’interpréter, de conjecturer, bref de continuer à exister au-delà du texte et en même temps grâce à lui ; le lecteur peut prendre conscience de sa place du fait même de cette relation qui s’établit entre lui et l’univers que ses yeux découvrent et qu’il fait vivre au fil des pages. Or, ce moi du lecteur qui se perçoit comme tel et qui vient se conforter, se renforcer dans l’exercice de la lecture, voilà précisément que Thomas Bernhard lui rend la tâche âpre et difficile, voire impossible. Cette difficulté tient au fait que la forme même de la prose de Thomas Bernhard induit une question sur le fond que l’on peut formuler ainsi : La question n’est plus de savoir : « Que dit celui qui parle ? » mais : « Qui parle et avec quelle légitimité ? » et « De quoi parle-t-on au juste ? », c’est-à-dire : « Où se tient ce qu’il y a à dire ? » (alors que plus personne à l’évidence ne détient véritablement la parole de ce qu’il a à dévoiler.)

69Pour ce qui est de la première question, les travaux de W. Iser, plus encore que l’analyse de Sartre, permettent non seulement de saisir l’inconfort que représente la lecture de Thomas Bernhard, mais surtout d’y déceler une véritable stratégie de l’auteur et de son écriture. Celle-ci engage le lecteur dans une remise en question de soi mais également de son rapport à l’art et à la réalité. C’est d’une manière délibérément perturbante que l’auteur se joue des attentes du lecteur et de la constitution de sa mémoire au moment où il lit. L’exercice contrarié des changements de points de vue rend difficile la rétention et la protention. Or, « à chaque moment de la lecture, des intérêts sont éveillés, qui viennent se loger dans la mémoire ou, en tant que présent rétentionnel, ils activent les perspectives en sorte que celles-ci ne cessent de se modifier et de se différencier les unes par rapport aux autres »208. Les nouveaux points de vue permettent la constitution d’un « maintenant présent » qui apparaît lui-même comme une modification du « maintenant passé »209. Le texte de Thomas Bernhard répugne à se constituer « comme un réseau de relations dans la conscience du lecteur »210. Or, sans le présent qui se reconstitue sur les blancs du passé qui s’efface, il n’est pas possible de créer « l’illusion d’une profondeur à différents niveaux » grâce à laquelle le lecteur a le sentiment « qu’en lisant, [il se déplace] dans un monde »211. Sans cesse, l’écriture de Thomas Bernhard contrarie le besoin d’illusion de la cohérence. Ce faisant, il donne à entendre qu’à trop le satisfaire, on ne fait qu’oublier dangereusement l’incohérence du monde. La fiction lui sert en somme à détourner cette même fiction de sa finalité. Loin de bercer l’homme des illusions qu’il attend d’elle, l’écriture, selon Thomas Bernhard, doit obstinément le ramener à la réalité. Même si, par moments, le lecteur de Thomas Bernhard est amené à se sentir en position d’auteur parce que le texte lui en laisse toute latitude en raison même de ses indéterminations (trame narrative ténue, absence de descriptions et de caractérisation psychologique, flou sur l’identité et la légitimité de celui qui parle), il se retrouve moins dans une position d’auteur qu’il ne se découvre seul, de cette solitude propre à l’écrivain. Sartre, en effet, souligne que l’écrivain n’est jamais placé qu’en face du monde que lui-même a fait surgir de son imaginaire ; il se « projette », c’est-à-dire qu’il ne sort pas de sa propre subjectivité, tout au moins aussi longtemps qu’il ne se trouve pas un lecteur pour le lire et pour faire exister ce que l’écrivain lui a dévoilé. Le lecteur au contraire, par l’exercice de la lecture, devient l’auteur, le créateur d’un monde que l’écrivain en fait, lui donne à découvrir ; la lecture, dit encore Sartre est « création dirigée » et le lecteur « avance en terrain sûr »212. Le terrain sur lequel le lecteur de Thomas Bernhard avance est rien moins que sûr puisqu’il est constamment miné par le paradoxe et la contradiction. Plus que de champ d’indétermination et d’ouverture, c’est d’indifférenciation et de table rase qu’il faudrait parler. Le lecteur n’est pas seul comme peut l’être un auteur devant une page blanche et une tête débordante d’idées ; il est seul et dérouté comme peut l’être celui à qui l’on retire à chaque pas qu’il fait le terrain sur lequel il se risque. Il est seul de la solitude de celui que l’on abandonne après l’avoir appelé, convoqué. Constamment, l’auteur reprend au lecteur sa position d’auteur en lui retirant de surcroît ce qu’il fait surgir sous ses yeux presque au fur et à mesure qu’il le fait surgir, en reprenant et en annulant ce qui est avancé par le jeu de la contradiction et du paradoxe. Ce qui est mis à rude épreuve avec Thomas Bernhard, c’est l’expérience de la liberté que le lecteur, selon Sartre, est amené à faire dans l’espace de la lecture. En dépit de l’indétermination, le monde que fait surgir l’auteur et que Sartre perçoit comme une valeur, comme une tâche qui interpelle la liberté du sujet, en l’occurrence du lecteur213, n’apparaît pas au sujet/ lecteur comme un possible qu’il lui incombe de « faire venir à l’être » mais plutôt comme quelque chose qui lui est ôté, repris sitôt qu’il lui est suggéré ; il surgit comme un manque qui fait ressortir l’inanité de sa liberté car une liberté qui n’a pas d’objet à créer redevient très vite une abstraction pure. La référence à Sartre qui définit l’acte d’écrire comme « une tâche proposée à la générosité du lecteur »214 permet, toujours par contraste, de prendre la mesure de ce qui. chez Thomas Bernhard, n’est pas « exigence et don »215 mais au contraire, retrait, reprise. Le lecteur est ainsi engagé dans une responsabilité (celle inhérente à l’exercice même de la lecture) alors que tout est clos dans le monde que l’auteur fait surgir, c’est comme si ce dernier prenait le lecteur par la main, l’engageait, au propre et au figuré, sur un chemin, pour le lâcher ensuite au-dessus du vide. Ainsi, pour ce qui est de savoir, où se tient, où se cache ce qu’il y a à dire, il semblerait que ce soit dans un lieu proprement inaccessible ou dangereux, un lieu dont on pourrait paradoxalement et provisoirement dire qu’il se définit par son absence. Loin de pouvoir se réapproprier le monde, le lecteur a plutôt le sentiment inconfortable d’en être dépossédé.

L’écriture « folle »

70L’irritation qui résulte de toutes ces indéterminations s’inscrit bien dans une démarche revendiquée ouvertement par l’auteur lui-même qui affirme, dans l’auto-interview Drei Tage, détester les histoires et qui se définit textuellement comme un « destructeur d’histoires ». Dès qu’il voit poindre une histoire sous sa plume, « il est saisi », dit-il, « de l’envie très forte de l’abattre ». Et il en va de même pour les phrases qu’il serait tenté de tuer dès qu’il voit « qu’elles pourraient se former »216. Cet aveu sur les dispositions de l’auteur au moment où il crée peut aider à comprendre l’effet produit sur le lecteur. De plus, la définition que Thomas Bernhard donne de son activité a ceci de particulier et d’inhabituel que ce qui semble prévaloir sur l’impératif d’écrire, c’est bien plutôt celui de se taire ou encore de faire taire, de réduire au silence ce qui demande à naître. La force et la violence nécessaires à la création sont retournées ici contre l’objet créé ou en passe de l’être. Dès lors qu’il a pris forme, c’est comme si l’objet créé ne pouvait susciter que méfiance et rejet. Avant même que l’objet ne soit créé, un autre besoin se fait sentir, plus impérieux encore, celui de reprendre les phrases surgies, de les rendre à l’informe. L’irritation du lecteur n’a d’égal que ce désir très fort de l’auteur d’abolir, d’anéantir ce qui demande à être créé. Mais ce désir d’abolir, d’anéantir n’est lui-même que l’envers d’un autre désir – en fait, le même – celui de saisir le monde dans sa totalité et de s’en emparer. À propos de la lecture, R. Barthes écrit : « une lecture ʼvraie’, une lecture qui assumerait son affirmation, serait une lecture folle, non en ce qu’elle inventerait des sens improbables (des ‘contresens’), non en ce qu’elle ʼdélirerait’, mais en ce qu’elle percevrait la multiplicité simultanée des sens, des points de vue, des structures, comme un espace étendu hors des lois qui proscrivent la contradiction »217. Avec Thomas Bernhard, c’est comme si l’écriture et non plus la lecture « devenait folle ».

71La volonté des personnages de saisir les choses sous tous leurs angles pour ne rien en perdre devient, pour ainsi dire, « délirante » au sens où elle enferme le monde dans des propositions qui, à force de se remettre constamment en cause les unes les autres, interdisent de séjour et de durée le monde. Alors qu’elles devraient le faire surgir, elles travaillent, pour finir, à son anéantissement. Cette volonté de saisir le monde dans sa totalité, c’est-à-dire dans ce qu’il est, mais aussi dans ce qu’il n’est pas, ou encore pourrait être, fait taire et efface tout silence. Le silence ainsi gommé est précisément celui qui est nécessaire au lecteur pour venir s’immiscer dans le récit et pouvoir faire « œuvre de lecture »218. Le silence, dit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? est la condition nécessaire pour qu’émerge le sens car celui-ci n’est pas contenu dans les mots, il en est la totalité organique219. En réduisant ainsi le champ du silence (non celui qui précède l’écriture mais celui qui se dessine lorsqu’elle surgit), c’est la possibilité de donner du sens au texte qui est reprise, contestée au lecteur. On peut légitimement se demander si après « la mort de l’auteur » dont parle R. Barthes220, on n’assiste pas avec Thomas Bernhard à un désir de « mort du lecteur » qui tend à dessaisir le plus radicalement possible ce dernier de sa marge de manœuvre, de lecture, bref de ses privilèges. Il va de soi que cette mort du lecteur ne peut être que de l’ordre du désir, voire du fantasme, ou de l’épreuve de force. R. Barthes dit du texte qu’il « périme les attitudes grammaticales », qu’il n’y a pas derrière le texte quelqu’un d’actif (l’écrivain) et devant lui quelqu’un de passif (le lecteur)221. On peut ainsi appliquer au rapport auteur/lecteur l’image d’Angelus Silesius, citée par R. Barthes : « L’œil par où je vois Dieu est le même œil par où il me voit » pour convenir qu’auteur et lecteur, notamment dans le cas de Thomas Bernhard, se tiennent dans une position de force et d’intimidation réciproque. Lorsqu’il parle de l’écrivain d’aujourd’hui, R. Barthes y voit bien davantage qu’un auteur, « un scripteur » dont le texte est « un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture »222. Cette multiplicité dont le texte est fait ne trouve son unité que lorsqu’il y a un lecteur qui la reconstitue. En contestant sans cesse au lecteur cette possibilité d’unité, c’est précisément l’émergence de l’unité qui fait sens qui est contestée. Souhaiter la mort du lecteur participe de cette même volonté totalisante – et qui prend nécessairement des allures totalitaires – de saisir le monde sous tous les aspects, sans qu’une once n’échappe à la vigilance de l’auteur/narrateur. De même que la volonté d’enlever tout sens au monde n’est que l’envers de la volonté de dominer, de maîtriser ce sens, la volonté de l’auteur de supplanter le lecteur n’est que l’envers d’une volonté de déjouer par avance toute tentative du lecteur de donner unité et sens au monde, comme s’il s’agissait de mettre en scène cette perte de l’unité et du sens pour mieux la conjurer. Loin de « progresser dans la sécurité »223, le lecteur a pour le moins le sentiment de tourner en rond ; quant à se sentir « essentiel par rapport au monde »224, l’expérience de la lecture de Thomas Bernhard fait plutôt que le lecteur a essentiellement le sentiment d’être perdu. Il est vrai que Thomas Bernhard s’inscrit résolument dans une modernité qui bouleverse les règles du jeu de la littérature ; or « la modernité », avance R. Barthes225, « commence avec la recherche d’une littérature impossible » dont on peut vérifier avec Thomas Bernhard qu’elle pousse jusqu’aux limites du possible l’exercice même de la lecture. L’impossibilité en question est étroitement liée au traitement que subit le moi – aussi bien celui du narrateur que celui du lecteur – qui est malmené, rudoyé sans ménagement aucun. Sur la question du plaisir propre au texte chez Thomas Bernhard, c’est encore R. Barthes qui fournit les instruments d’analyse les plus opérants. La distinction qu’il établit entre « texte de plaisir » et « texte de jouissance » permet de bien saisir ce qu’il y a de spécifique dans la modernité du texte de Thomas Bernhard et de ranger sa prose sous la deuxième catégorie226. Voici ce qu’il en est de cette distinction : « Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage »227. On ne peut mieux résumer la spécificité du texte de Thomas Bernhard qu’au travers de cette distinction.

72Analysant ce qu’il en est de la mort de l’auteur dans Le bruissement de la langue228, R. Barthes écrit : « linguistiquement, l’Auteur n’est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui qui dit je : le langage connaît un « sujet », non une « personne ». Dans Drei Tage, Thomas Bernhard dit textuellement : « En ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit »229. Dans le roman Das Kalkwerk, Thomas Bernhard fait dire explicitement à Konrad : « La personne de l’écrivain en soi ne signifie rien, comme d’ailleurs au demeurant, jamais, en aucun cas, la personne ou l’aspect personnel, chez un écrivain, ne signifie quoi que ce soit, son travail est tout, lui rien »230. On ne peut plus clairement prendre congé du mythe de l’Auteur auquel tout se ramènerait et qui serait l’origine, la raison d’être du récit. R. Barthes constate231 combien, de la Renaissance au vingtième siècle, cette image de l’Auteur à qui l’on doit tout, auquel tout se ramène et par lequel tout s’explique a eu la vie coriace : « l’image de la littérature que l’on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions ». Dans Amras déjà, on peut entendre comme une profession de foi de Thomas Bernhard les propos du frère survivant qui dit en parlant de lui-même et de son frère Walter : « Car nous étions, comme vous le savez, des ennemis déclarés de la prose, nous éprouvions un réel dégoût pour la littérature bavarde, pour la sotte littérature narrative et avant tout pour le roman historique »232 . À la narration traditionnelle, les deux frères préfèrent l’exercice de l’allusion : « Nous étions maîtres tous deux dans l’art de l’allusion comme dans nul autre [...] nous détestions, nous méprisions tout ce qui était dit expressément, tout ce qui était formulé jusqu’au bout »233. Au lieu de vouloir (ou de prétendre vouloir) tout dire, il faut laisser place aux sous-entendus, c’est-à-dire à une part de silence. Vouloir tout dire revient en fait à s’attacher à des détails que l’on reconstitue artificiellement comme un tout, comme un ensemble, en vue de cette fameuse unité dont l’homme a tant besoin pour donner du sens à ce qu’il vit, à ce qu’il voit. En ce sens, le lecteur commet avec la littérature la même erreur qu’avec l’Histoire ; dans l’autre « récit-confession » de Thomas Bernhard Ungenach, on peut lire : « [...] dans l’Histoire nous ne percevons jamais que les détails et si ça se trouve, uniquement les détails de second ordre [...] Nous récapitulons ce qui est insignifiant pour reconstituer ce que nous appelons l’histoire »234. Afin de ne pas verser dans l’illusion de la cohérence et de l’unité, il n’est pas jusqu’au « il », « la troisième personne du Roman »235 que Thomas Bernhard ne remette constamment en cause par le recours permanent au discours rapporté. Malgré l’ambiguïté de ce « il » dont R. Barthes dit qu’« à l’égal du temps narratif, il signale et accomplit le fait romanesque »236. Thomas Bernhard le malmène à souhait et à plaisir pour lui enlever de cette « sécurité d’une fabulation crédible et pourtant sans cesse manifestée comme fausse »237. Bien trop « sûr » et trop « crédible » à son goût, Thomas Bernhard s’emploie à affaiblir jusqu’aux limites extrêmes de l’intelligibilité ce « il » qui « a pour charge », nous dit encore R. Barthes238, « de placer le masque et en même temps de le désigner ». R. Barthes repère dans cette ambiguïté ce qui fait la caractéristique de l’art occidental à l’opposé de la tradition chinoise pour qui l’art est « la perfection dans l’imitation du réel ». Thomas Bernhard ne se satisfait plus de cette ambiguïté du « il », il s’agit pour lui non plus seulement de la désigner mais bel et bien de la décrier, de la dénoncer. Une fois de plus, on retrouve ici cette volonté de confronter l’art et la réalité et de remettre en question l’art avec les moyens qu’offre celui-ci, y compris jusqu’à sa mise en péril, en le compromettant jusqu’à un point de non retour.

73Une des premières stratégies de l’irritation consiste pour le moi – afin de ne pas renoncer à être soi – à revendiquer le désespoir, la maladie, à souffrir de cette « maladie à la mort » et donc à s’enfermer dans ses propres frontières, tout en résistant au désespoir, c’est-à-dire tout en luttant contre soi. À partir de Verstörung, il s’agit de faire subir aux autres sa propre irritation et ce, de manière plus ou moins volontaire et tyrannique. Les personnages qui s’isolent du monde emmènent dans leur enfer une victime plus ou moins consentante. Pareille volonté trahit l’enfermement du moi dans la prison d’une raison raisonnante qui, pour finir, échoue toujours à distinguer le vrai du simulacre. Mais à l’instar de ses personnages qui ne ménagent pas plus leurs proches qu’ils ne s’épargnent eux-mêmes, Thomas Bernhard fait également éclater l’opposition traditionnelle entre fiction et réalité. En choisissant d’irriter à l’extrême non seulement les personnages mais également le lecteur réel, l’auteur transforme la lecture en épreuve, élargissant par là les stratégies de l’irritation et leurs implications. Il s’agit peu à peu d’engager le lecteur dans l’expérience de la lecture, c’est-à-dire de le prendre en gage jusqu’à le compromettre sans lui donner les moyens de se libérer, de se dégager. La lecture devient une mise à l’épreuve. En faisant disparaître la barrière qui, traditionnellement, sépare la fiction de la réalité, l’auteur interdit au lecteur des ressources, et de plaisir, et de replis, de repositionnement possibles. En effet, ce dernier se retrouve enfermé dans un texte qui ne redevient lui-même qu’enchevêtrement labyrinthique où chaque fil tiré, loin d’ouvrir des issues, les clôt les unes après les autres sur des nœuds où le lecteur vient s’embrouiller, s’empêtrant dans une trame qui se défait et l’enserre au fur et à mesure qu’il avance, tout en se voyant cependant sommé de la reconstituer. Cette stratégie débouche sur une troisième forme d’enfermement, l’enfermement dans le langage. De corrections en rectifications et en nouvelles perspectives, on finit par tourner en rond dans ce qui peut apparaître comme un jeu gratuit de langage. La remise en question du « il » par l’emploi systématique du discours rapporté et des incipit contribue à couper le discours de la réalité ou tout au moins de la manière dont nous la percevons et dont nous avons besoin de la percevoir. À force d’être suggérée comme pouvant être tout et son contraire, la réalité n’est plus rien ou alors ce qui est dit sur elle peut être perçu comme un pur discours gratuit. La complaisance dans le « ressassement », le caractère maniaque des personnages ont été soulignés maintes fois, pour l’exaspération ou, au contraire, la fascination des critiques et des lecteurs. Ainsi existe-t-il, d’un point de vue strictement formel un risque d’enfermement de l’œuvre elle-même dans son propre jeu, dans ses propres réflexes, voire dans son propre système ; Willi Huntemann, dans son étude intitulée Artistik und Rollenspiel s’emploie à mettre en évidence « le système Thomas Bernhard »239 . Si la réalité ne se laisse plus percevoir qu’à travers la citation, la répétition, l’œuvre court elle-même le danger de ne devenir que sa propre citation, sa propre répétition. À trop vouloir dénoncer le mensonge de l’art, c’est l’art lui-même qui court le risque de s’instrumentaliser, de se mettre au service de son discours et de s’y enfermer. Mais plus que l’œuvre encore, c’est son interprétation qui menace de se fourvoyer en ne restant que dans des limites formelles. Thomas Bernhard, en poussant très loin les possibilités de la lecture, tente de reconquérir pour l’écriture toute sa force de vérité, exercice qui passe d’abord par la destruction de la fiction littéraire. Une fois posée cette nouvelle exigence, source d’une écriture nouvelle, il reste à démolir les autres illusions dont l’être humain a besoin pour exister. L’irritation peut fourbir ses armes.

Notes de bas de page

1 Les poèmes laissent entendre la douleur de l’homme vaincu et abandonné à son sort qui implore grâce, ou encore sa colère lorsqu’il se révolte avant de finir par se soumettre.

2 Alexander Hildebrant parle d’une poésie « suggestive et hypnotique », dans A. Hildebrant, « Wie schwer fällt mir ein Wort. Hinweis auf den Lyriker Thomas Bernhard », dans Thomas Bernhard, Text und Kritik 43, Hrsg. H.L. Arnold, September 1982. p. 54-61.

3 Sören Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, trad. du danois par Konrad Ferlov et Jean-Jacques Gateau. tel Gallimard. 1990, p. 163-336.

4 Sören Kierkegaard. Traité du Désespoir, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Gallimard, Collection folio/essais, 1993, p. 71.

5 Sören Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., p. 63.

6 Idem, p. 53

7 « Unsere Natur ist in Bewegung, völlige Ruhe ist der Tod ». Frost, p. 266.

8 « Jetzt muss man bei jeder Erkenntnis über steinharte verewigte Worte stolpern, und wird dabei eher ein Bein brechen, als ein Wort ». Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, Bd. III, Hrsg. von G. Colli und M. Montinari, DTV de Gruyter, Oktober 1980, p. 53.

9 « Wer unter Deutschen lebt, muß sich schon glücklich schätzen, Einen zu finden, der von jener idealistischen Selbst-Belügerei und Farbenblindheit sich freihält, welche die Deutschen lieben und beinahe als Tugend selber verehren. Die Franzosen mit ihrem Montaigne La Rochefoucauld Pascal Chamfort Stendhal sind eine viel reichere Nation des Geistes ». F. Nietzsche, op. cit. Band X, p. 243.

10 Sören Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., p. 70.

11 « Die Moral und die Civilisation suchen „weniger Schmerz“, aber nicht „mehr Glück“ ». F. Nietzsche, Sämtliche Werke. Op. cit., Band IX, p. 54.

12 L’analyse existentiale fait ressortir les structures ontologiques de l’existence, celles-là même qui la fondent, qui permettent de définir ce qu’est l’existence, voire, en quoi il est possible de dire qu’elle est, à la différence de l’analyse existentielle qui s’attache aux problèmes que l’existence nous réserve au quotidien.

13 « Ich bin anders. Nicht so aufgeregt wie er. Standig aufgeregt und irritiert. Ich bin nicht immer aufgeregt und nicht immer irritiert ». Frost, p. 73.

14 « Warum bin ich denn nicht gut aufgelegt ? Keine Langeweile, keine Angst. Keine Schmerzen. Nichts, was irritiert. Als wär ich im Augenblick ein ganz anderer. Und da ist’s wieder : es schmerzt und irritiert mich. Ja, ich bin ich selbst ». Idem, p. 34.

15 « Ich glaube, es handelt sich um eine unverhaltnismäßig gewissenlos – gegen alles gewissenlos – […] zurückkompensierte Krankheit, die aus der Erregung nicht mehr heraus kann, aus ihrem Begriff. ihrer Existenz ». Frost, p. 299.

16 « Eine Schocktherapie, die nur mehr unselbständiges Gegen-Leiden der geistesgestörten Natur ist ». Idem, p. 298.

17 « Ja, ich bin ich selbst ». Ibid., p. 34.

18 Goethe, Faust, Verlag C.H. Beck, München, 1986, p. 17 v. 287-292.

19 « die Sucht zum Außergewöhnlichen, Eigenartigen, Exzentrischen, zum Einmaligen und Unerreichbaren ». Frost, p. 34.

20 Sören Kierkegaard, Le Traité du désespoir, op. cit., p. 61.

21 Sören Kierkegaard, Le Traité du désespoir, op. cit., p. 61.

22 Idem, p. 61.

23 Ibid., p. 62.

24 Ibid., p. 63.

25 Biaise Pascal. Pensées 136 [75], La Pléiade. Gallimard. 1954. p. 1126.

26 Sören Kierkegaard : « L’homme est esprit. Mais qu’est-ce que l’esprit ? C’est le moi ». Le Traité du désespoir, op. cit., p. 62.

27 « Weng ist der düsterste Ort, den ich jemals gesehen habe ». Frost, p. 10.

28 « Wenn Sie in dieser Richtung […] wandern, kommen Sie in ein Tal, in dem Sie stundenlang hin und her gehen können, ohne die geringste Angst haben zu müssen […]. Sie brauchen keine Angst haben, entdeckt zu werden. Es kann Ihnen nichts passieren : alles ist gänzlich ausgestorben. Keine Bodenschätze, kein Getreide, nichts. Etliche Spuren aus dieser oder jener Zeit finden Sie, Steine, Mauerbrocken, Zeichen, von was, weiß niemand. » Frost, p. 14.

29 « Aber wo bin ich ? Es birgt sich der Pfad. Abschüssige Gründe / Hemmen mit gähnender Kuft hinter mir, vor mir den Schritt. / […] / Wild ist es hier und schauerlich öd’. Im einsamen Luftraum / Hängt nur der Adler und knüpft an das Gewölke die Welt », dans Schiller, Gedankenlyrik, Poèmes philosophiques, Aubier, Paris, 1954, Traduction Robert d’Harcourt, p. 198-199.

30 « Nur die Stoffe seh ich getürmt, aus welchen das Leben / Keimet, der rohe Basalt hofft auf die bildende Hand. » Idem, p. 196-197.

31 « Ah ! Ce n’était qu’un mauvais rêve, / Qui s’est emparé de moi et m’a communiqué son frisson en me montrant l’image redoutable de la vie » (« ach ! und es war nur ein Traum, / Der mich schauernd ergriff mit des Lebens furchtbarem Bilde »). Ibid., p. 198- 199.

32 Schiller, Poèmes philosophiques, op. cit., p. 198 : « Tu respectes sagement, pieuse nature, la loi antique ! » (« Ehrst du. fromme Natur, züchtig das alte Gesetz ») et ceci : « Ma vie, je la reçois plus pure de ton pur autel ; je reprends le courage joyeux de la jeunesse pleine d’espoirs » (« Reiner nehm’ ich mein Leben von deinem reinem Altare / Nehme den fröhlichen Mut hoffender Jugend zurück ! »)

33 « C’est comme si l’on se promenait à travers un siècle digne d’une existence d’avant l’existence humaine » (« Es ist wie der Gang durch ein vormenschenwürdiges Jahrtausend »). Frost, p. 14.

34 « ein bestimmtes geheimnisvolles Verhältnis zur Sonne ». Idem, p. 14.

35 Élisabeth Décultot, Peindre le paysage. Discours théorique et renouveau pictural dans le romantisme allemand. « Transferts », Du Lérot, éditeur, Tusson, Charente. 1996. p. 118.

36 Frost, p. 119.

37 Élisabeth Décultot, Peindre le paysage, op. cit., p. 119.

38 Nous nous appuyons dans cette analyse sur l’ouvrage d’Élisabeth Décultot, op. cit., p. 205-210.

39 « Der Großvater nahm den Enkel mit in Landschaften, in Gespräche, in Finsternisse hinein » Frost, p. 31.

40 « Die Ohren sind voll Vorhaltungen, die man sich selber macht. Und glaubt man, es wäre einmal Gesang, irgendein in Noten gesetztes oder wildes Musikstück, so irrt man : das ist auch nichts anderes als Alleinsein. Mit den Vögeln im Wald ist es so, mit dem Meerwasser, das einem an die Knie schlägt ». Frost, p. 29.

41 « Die Berge sind Gehirngefüge, an die man stoßen kann, sind bei Tage überdeutlich, bei Nacht überhaupt nicht wahrnehmbar ». Idem, p. 15.

42 « Ailes ist die Hölle. Himmel und Erde und Erde und Himmel sind die Hölle [...] oben und unten sind hier die Hölle ! Aber es grenzt naturgemäß nichts an etwas. [...]. Es gibt keine Grenze ». Ibid., p. 164.

43 Avec un sens poussé de la provocation, A. Stifter est rabaissé dans Alte Meister au rang d’icône pour institutrices et bonnes sœurs catholiques. (Alte Meister, p. 70.) L’acharnement avec lequel le personnage Reger fait dans Alte Meister ses gorges chaudes d’un Stifter maître du kitsch et de la mièvrerie, apparaît comme l’expression exagérée jusqu’à la pantalonnade d’un esprit qui persifle à la fois un engouement dicté par la mode mais aussi l’intérêt que porte Peter Handke à ce représentant du réalisme. Dans la diatribe contre l’esprit kitsch et le regain d’intérêt pour la nature dont Stifter fait les frais, se manifeste l’irritation d’un esprit qui ne parvient à vaincre ni la résistance de la nature ni surtout celle d’une représentation « kitsch » de la nature, à savoir la nature comme modèle, comme refuge, comme dispensatrice de présents généreux et de leçons. Cf. Alte Meister, p. 84.

44 Cf. Aldo Gargani, La Phrase infinie de Thomas Bernhard, op. cit. p. 42.

45 Frost, p. 36-37.

46 Wilfried G. Sebald, Die Beschreibung des Unglücks, Zur österreichischen Literatur von Stifter bis Handke, Residenz Verlag, 1985, p. 27-28.

47 Chez Stifter, ce rêve s’exprime sous la forme de la nostalgie évoquée par W. G. Sebald ; chez Thomas Bernhard, il peut prendre des formes traumatiques ; c’est par exemple dans Verstörung, la hantise du prince Saurau de voir son domaine liquidé par son fils. Les lois de la nature qui régnent sur le domaine des Saurau sont celles qui affranchissent du pouvoir de l’État. Mais elles contiennent aussi les forces de mort qui ne sont autres que celles de la nature : « Ici, nous sommes notre propre État. Ici régnent, dis-je, des lois naturelles à nous, les lois naturelles des Saurau » (« Dies hier ist ein eigener Staat. Hier herrschen, sage ich, eigene, die saurauschen Naturgesetze »). Verstörung, p. 91.

48 « Die Phantasie ist der Tod des Menschen », Frost, p. 36.

49 « Es gibt mehr Götzen als Realitäten in der Welt ; das ist mein „böser Blick„ fur diese Welt, das ist auch mein „böses Ohr„ ». F. Nietzsche, Götzen-Dämmerung, Hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Band 6, DTV de Gruyter, 1980, p. 59, Traduction française Henri Albert, Mercure de France, 1970, p. 87.

50 Friedrich Nietzsche, Götzen-Dammerung, op. cit., p. 57.

51 Idem, p. 58.

52 La plupart des hommes de l’esprit de Thomas Bernhard souffrent de maux de tête, le prince Saurau dans Verstörung entend des bruits qui n’ont d’égal que les eaux rugissantes de la rivière dont les débordements menacent ses terres. Verstörung, p. 104.

53 Konrad lui consacre une étude qui s’intitule L’Ouïe. (Das Kalkwerk, p. 24.).

54 B. Pascal, Pensées 211 [23], p. 1146.

55 « Weil man beinahe überhaupt nichts höre, werde man im Kalkwerk, besonders wenn einem ein solches ungemein empfindliches Gehör zu eigen sei, wie ihm, besonders hellhörig ». Das Kalkwerk, p. 24.

56 Frost, p. 82.

57 Idem, p. 160.

58 Ibid., p. 82.

59 B. Pascal, Pensés, 199 [79], p. 1137.

60 Das Kalkwerk, p. 75.

61 « Aber die durch die äußere Ruhe hervorgerufene innere Unruhe lasse ihn auch in der größten Erschöpfung nicht einschlafen ». Idem, p. 74.

62 B. Pascal, op. cit. 198 [440], p. 1137.

63 « auf die Dauer erzeuge äußere Ruhe niemals innere Ruhe, nur auf die kürzeste, für Geisteszwecke viel zu kurze Distanz ». Das Kalkwerk, p. 76.

64 « Er habe sich aber einen Mechanismus erarbeitet […]. demzufolge er die äußere […] Ruhe […]. nach und nach zu beherrschen […], imstande gewesen war. Dieser Mechanismus habe ihm jederzeit nicht wie von Natur aus, sondern vom Gehirn aus […] aus der äußeren Ruhe innere Ruhe erzeugen lassen ». Das Kalkwerk, p. 75.

65 « Wir haben es hier im Augenblick mit der dämonischen Ruhe zu tun. […] Es war wirklich ganz still, kein Arbeitslärm von unten herauf. […] Diese Ruhe habe ich zeitlebens als eine Krankheit der erschöpften Natur empfunden, als fürchterlich aufgerissene Abgründe des Gemüts. Diese Ruhe ist ja der Natur ein Greuel ». Frost, p. 146.

66 B. Pascal, Pensées, op. cit., [209], p. 1141.

67 Dans la pièce Die Jagdgesellschaft. le personnage principal, le général, qui a perdu un bras à Stalingrad, est atteint de cataracte ; il ne voit pas que la forêt qui l’entoure et dans laquelle il vit retranché, à l’écart du monde, est malade ; il ignore (ou feint d’ignorer) que les arbres doivent être abattus. Lorsque l’écrivain, personnage clé de la pièce, imagine faire de cette existence la trame d’une comédie, le général ne supporte pas la vérité que la comédie révèle et va se suicider dans la pièce voisine. Aussitôt, les bruits de moteur des scies envahissent la scène, ne laissant plus place qu’à la terrible vérité.

68 Verstörung, p. 75.

69 « Als sie aus ihrer Ohnmacht aufwachte, saß ihr Bruder neben ihr und weinte ». Idem, p. 75.

70 « gleich, um was es sich handle, bewege er sich fortwährend in einer kranken Welt unter kranken Menschen, Individuen, auch wenn diese Welt vorgebe, vortäusche, eine gesunde zu sein, sei sie doch immer eine kranke und die Menschen, Individuen, auch die sogenannten gesunden, immer kranke ». Verstörung, p. 14. Marcel Reich-Ranicki note : « Quoi que l’Autrichien Thomas Benrhard raconte, ce sont toujours des histoires de maladie » (« was immer der Österreicher Thomas Bernhard erzählt, es sind Krankheitsgeschichten ») dans M. Reich-Ranicki, Thomas Bernhard. Aufsätze und Reden, Ammann Verlag, 1990. p. 13.

71 Verstörung, p. 7-8.

72 Erich Jooß relève ce caractère gnostique non sans circonspection et fait la part de l’exagération délibérée dans le tableau particulièrement sombre de Thomas Bernhard ; E. Jooß conclut par ailleurs à un monisme chez Thomas Bernhard. alors que la gnose se fonde sur un dualisme. Dans Erich Jooß, Aspekte der Beziehungslosigkeit, Notos, 1975. p. 68.

73 Nous nous appuyons dans cette comparaison sur l’article de Pierre Hadot sur les Gnostiques, Encyclopedia Universalis, vol. VIII, p. 534 à 539.

74 Aldo Gargani voit dans l’effort extrême de la pensée et la folie qu’elle frôle à tout instant, le risque pour l’esprit de redevenir « cerveau et donc nature ». Dans Aldo Gargani, La phrase infinie de Thomas Barnhard, op. cit., p. 42.

75 Verstörung, p. 7.

76 « Wie sie aus der Verbindung mit ihrem aus so guten Verhältnissen stammenden Mann einen Sohn habe gebären können, der ihr mehr und mehr als ein Vieh vorkommt ». Verstörung, p. 33.

77 Idem, p. 32.

78 « Wir seien ihr mehr Kinder der Landschaften um uns als solche unserer Eltem. Zeitlebens in dieser Anschauung, habe sie uns […] als ausschließlich aus der Natur gekommene Geschöpfe empfunden, wodurch wir ihr immer fremd geblieben sind ». Ibid., p. 20.

79 « Die Schwierigkeiten, in welchen die Eltern ihren Kindern gegenüberstehen. würden immer größere, schließlich in allen Fällen unüberwindlich ». Verst., p. 35-36.

80 « Wer in Krottendorf lebe, lebe mitten in einer ununterbrochenen stinkenden Gelderwerbshölle ». Idem, p. 34.

81 « Aller wirklicher Anfang ist ein zweiter Moment. Ailes was da ist, erscheint, ist und erscheint nur unter einer Voraussetzung : sein individueller Grund, sein absolutes Selbst geht ihm voraus, muß wenigstens von ihm gedacht werden », Fragmente vermischten Inhalts, dans Novalis, Die Christenheit oder Europa und andere philosophische Schriften, Könemann, 1996, p. 159.

82 Novalis, Die Christenheit oder Europa und andere philosophische Schriften, op. cit., p. 159 : « Das Ich soll konstruiert werden. Der Philosoph bereitet, schafft künstliche Elemente und geht so an die Konstraktion. Die Naturgeschichte des Ich ist dieses nicht. Ich ist kein Naturprodukt, keine Natur, kein historisches Wesen, sondera ein anarchistisches, eine Kunst, ein Kunstwerk ».

83 « Die Brutalität in der Stadt sei nichts gegen die Brutalität auf dem Land und die Gewalttätigkeit in der Stadt nichts gegen die Gewalttätigkeit auf dem Land ». Verstörung, p. 15.

84 Ria Endres, Am Ende angekommen. Dargestellt am wahrhaften Dunkel der Männerporträts des Thomas Bernhard, Bibliothek der Provinz, 1980.

85 « Ils font de la masturbation intellectuelle et s’abandonnent dans le mouvement des mots à une ivresse mortelle et à des transports préorgiaques. Le bel univers que constitue le monde du génie masculin n’offre qu’un paysage de mort » (« sie praktizieren geistige Onanie und versetzen sich mit der Bewegung der Wörte in einen vororgiastiaschen Todestaumel. Das große Universum der männlichen Geniewelt ist eine Landschaft des Todes »). Ria Endres, op. cit., p. 92.

86 « Je ne supporte pas les hommes, leurs conversations [...] La fréquentation des femmes m’a toujours apporté quelque chose. Tout ce que j’ai appris, je ne l’ai jamais appris que des femmes – après mon grand-père. [...] Au contact des femmes je peux travailler. Je ne pourrais jamais produire quoi que ce soit entouré d’hommes. » (« Ich vertrage Männer nicht. Männergespräche halte ich icht aus. [...] Ein nützlicher Umgang war für mich nur der Umgang mit Frauen. Gelernt habe ich alles auch nur von Frauen – nach meinem Großvater ( !) <la ponctuation est de nous> [...] In der Nähe von Frauen kann ich arbeiten. Ich könnte nie in der Nähe von Männern irgend etwas produzieren »). Dans Von einer Katastrophe in die andere. Ansichten des Dichters Thomas Bernhard. Notiert von Asta Scheib, Süddeutsche Zeitung, 17- 18.01.1987.

87 Gerda Maleta, Seteais, Tage mit Thomas Bernhard, Bibliothek der Provinz, 1992.

88 « Je pensais toujours que lorsqu’un homme se lève et se met à marcher, il est contraint d’imiter les mouvements d’un gigantesque insecte » (« Ich dachte, daß, wenn der Mensch aufsteht und anfängt zu gehen, er die Bewegungen eines riesigen Insekts machen muß »). Verstörung, p. 71.

89 « Über den Kopf von Mozart hat er geschrieben : „Sehr groß !“ und über den Kopf von Beethoven Tragischer als ich ! etc. » Idem, p. 76.

90 Ibid., p. 74.

91 « Zu einer solchen Verkrüppelung trete […] immer die entsprechende Verrücktheit. Durch die Körperkrankheiten folge, aus ihr heraus. die Geisteskrankheit ». Ibid., p. 76.

92 « es sei nicht ausgeschlossen, daß ihre seelische Erkrankung mehr und mehr auf ihr Organisches übergreife » Verstörung, p. 37.

93 Idem, p. 41.

94 « kein Mensch [tut] auch nur irgend etwas freiwillig, der freie Wille des Menschen sei ein Unsinn ». Ibid., p. 66.

95 Dans le récit Undine geht de Ingeborg Bachmann, Ondine invite à une synthèse entre la rationalité instrumentalisée qui appauvrit l’existence et la sensibilité qui respecte tout ce qui n’est pas immédiatement utile à la société. On peut imaginer ici Ondine comme synthèse à un second degré entre les êtres de sensibilité symboliquement incarnés comme chez I. Bachmann par la femme et les êtres de raison, des hommes de l’esprit qui tout en s’insurgeant contre l’instrumentalisation de la raison se perdent et se ruinent en ne privilégiant que l’esprit. Cf. Undine geht, dans I. Bachmann, Werke, Hrsg von Christine Koschel, Inge von Weidenbaum, Clemens Münster, München, Serie Piper, Piper Verlag, 5. Auflage, 1993. p. 253-263.

96 « Ich betrachte mich schon lange als einen Organismus, den ich durch meine eigene Willenskraft immer öfter auf Befehl disziplinieren könne ». Verstörung, p. 40.

97 « Besser fürchterlich angestrengt […] als tief verzweifelt ». Verstörung, p. 40.

98 Les visites de ce jeune homme de vingt et un ans accompagnant son père médecin sont un apprentissage dans la tradition de celui des héros de romans de formation.

99 « Es gebe Augenblicke, da sei ich befähigt, völlig anstrengungslos durch die Schöpfung, die nichts als eine ungeheure Erschöpfung sei, durchzuschauen ». Idem, p. 40.

100 « Aber Sie haben ja keine Vorstellung von der Ungeheuerlichkeit meines Schmerzes. Schmerz und Quai in mir rücken ineinander, und Arme und Beine wehren sich, werden aber mehr und mehr zu den unschuldigsten Opfern ». Verstörung p. 62.

101 « Er war, als er uns begrüßte, überhaupt nicht stehengeblieben ; wir schlossen uns ihm an. Er ließ sich von uns nicht irritieren ». Idem, p. 78.

102 « Meistens gehen er und mein Vater mehrere Stunden auf den äußeren und inneren Mauern, und mein Vater ist immer der Zuhörer des Fürsten », Ibid.

103 « Überhaupt fallt mir auf, wie bereitwillig die Menschen auf irgendein bestimmtes Wort reagieren, auf Empfindlichkeitswörter an die sie sofort eine unglückliche Geschichte hängen, die sie einmal erlebt haben und die sie einmal zutiefst beeindruckt hat ». Verstörung, p. 85.

104 « Diesem Menschen gegenüber habe ich keine Rücksicht zu nehmen […], es nützt ihm nichts ». Idem, p. 87.

105 « Zehetmayer existiert nur von den Geschichten, scheint es, die an den bestimmten Wörtern, die ihn irritieren, hängen, und die er erzählen muß, wenn ein solches Wort fällt ». Verstörung, p. 87.

106 « Aber ich muß zugeben […], daß es mich während Zehetmayers Anwesentheit immer wieder gereizt hat, gerade diese von ihm gefürchteten Worte zu gebrauchen ». Idem, p. 87.

107 « Was reden die Leute über mich ? fragte er. Sagen Sie : der Idiot ? Was reden die Leute ? ». Frost.

108 Sören Kierkegaard. Le Traité du désespoir, op. cit. p. 95-96.

109 Frost, p. 12.

110 Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1961.

111 Voir l’épisode du rêve dans Frost p. 287-288.

112 « Eine verwahrloste Hochgebirgsintelligenz, dachte ich, […] verrückt, ein Mensch, der sich […] schon wieder bald fallen gelassen hat in den bequemen Ursprungsstumpfsinn seiner Erzeuger ». Idem, p. 84.

113 Verstörung, p. 155.

114 Le Monde comme volonté et comme représentation est la seule « nourriture » que le père du prince accepte d’absorber avant de se donner la mort.

115 Il inscrit sur la page de garde du Monde comme volonté et comme représentation que mourir en se tirant une balle dans la tête est préférable. Verstörung, p. 155.

116 « Ce qui est consternant, c’est que pas un être humain, pas un cerveau n’a jamais prêté et ne prêtera jamais attention à ces bruits ! » (« Das Bestürzende ist, daß kein Mensch, daß kein einziges Gehim von diesen Geräuschen jemals Notiz genommen hat und jemals davon Notiz nimmt ! »). Idem, p. 116.

117 « L’art du monologue, disons-le, est un art bien supérieur à celui du dialogue » (« Die Kunst des Selbstgesprächs ist auch eine viel höhere Kunst, als die Kunst des Gesprächs »), Verstörung, p. 138.

118 Herbert Gamper, Thomas Bernhard, München, dtv 1977.

119 « Es gibt nichts zu erklären, es gibt nichts aufzuklären ». Verstörung, p. 87.

120 « Que puis-je tirer de ces bribes de pensées ? » (« Was fange ich mit seinen Gedankenfetzen an ? ») Frost, p. 136.

121 « das Ganze ist eine alles erschreckende Worttransfusion in die Welt, in die Menschen hinein, ein rücksichtsloser Vorgang gegen den Schwachsinn ». Frost, p. 137.

122 « Er interessiert sich nur für sich ». Idem, p. 16.

123 « Wir trafen den Saurau [...] in einem Selbstgespräch. […] ; wir schlossen uns ihm an. Er ließ sich von uns nicht irritieren ». Verstörung, p. 78.

124 « Absolute Ataraxie, mein Zustand ». Idem, p. 147.

125 Sören Kierkegaard, Le Traité du désespoir, op. cit., p. 63.

126 « ich lenke mich in mich selbst hinein ab, um von mir in Ruhe gelassen zu werden ! ». Frost, p. 289.

127 C’est le fils du médecin dans Verstörung qui dit de la création qu’elle est « un épuisement monstrueux » (« die Schöpfung, die nichts als eine ungeheure Erschöpfung sei »), Verstörung, p. 40.

128 « Das Leben ist reine, klarste, dunkelste, kristallinische Hoffhungslosigkeit […] Dahinein führt nur ein Weg durch Schnee und Eis in Menschenverzweiflung dahinein, wo man hineingehen muß ; über den Ehebruch des Verstandes ». Frost, p. 25.

129 « Die Kälte ist eine der großen A-Wahrheiten, die größte aller A-Wahrheiten, folglich ist sie alle Wahrheiten zusammen ». Idem, p. 254.

130 Cf. Frost, p. 270.

131 « Die Nächte sind mein Martyrium, müssen Sie wissen, ich verkürze sie, indem ich Betrachtungen über meinen Körper anstelle : ich setze mich vor den Spiegel und schaue mich an. […] So komme ich jetzt oft auf lange Partien bloßen Schauens ». Idem, p. 316.

132 « Er lebt in einer begriffslosen Begriffswelt ». Ibid., p. 305.

133 « Jeder diskutiert ununterbrochen mit sich selbst und sagt : es gibt mich nicht. Jeder Begriff ist in sich wieder unendlich viele Begriffe ». Verstörung, p. 170.

134 « Aber ich suche ja, was mich irritiert ». Frost, p. 120.

135 « Wissen Sie, daß ich irritiere, das war ja schon immer meine Eigenart. Ich irritiere Sie. Ich irritiere Sie wie ich schon immer alle irritiert habe ». Idem, p. 52.

136 « Entre lui et moi il y a maintenant une tension qui établit entre nous et au-delà, sa relation propre » (« Zwischen ihm und mir ist jetzt eine Spannung, die unter und über uns ihr Verhältnis zwischen uns herstellt »). Ibid., p. 15.

137 « Die Seele, insofern man diese „Durchwanderin aller Gesetze“ so zu bezeichnen aufgelegt ist, weil man einmal an sie glaubt, schreitet aus, aber der Verstand, aus Mißtrauen, Furcht und Argwohn zusammengesetzt, bleibt zurück, macht eine Falle unmöglich ». Frost, p. 15-16.

138 « Ich beschrieb ihm, so gut ich konnte […] mein Leben […] und mit einer Offenheit, die mich selber überraschte. Aber es interessierte ihn gar nicht. Er interessierte sich nur für sich ». Idem, p. 16.

139 Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, op. cit., p. 73 et 75.

140 « Der Maler ging hinter mir her wie eine ungeheure Belastung meines Nervensystems : als zöge er hinter meinem Rücken fortwährend Konsequenzen ». Frost, p. 16.

141 « Es ist mir entsetzlich, zu wissen, daß ich Sie vielleicht anstecke, wissen Sie, mit meiner Krankheit, und genauso entsetzlich, zu fühlen, wie ich Sie brauche […] Sie können ja andere Wege gehen, ich will nicht Besitz ergreifen von Ihnen, ich möchte ja nicht, daß Sie von mir irritiert sind ». Frost, p. 258.

142 « Er stellte sich hinter mich, was mich irritierte ». Idem, p. 78.

143 Il demande à l’étudiant de le précéder dans la forêt alors qu’il ne connaît pas le chemin. Ibid., p. 16.

144 « Wahrscheinlich wird sich diese Begegnung aber erst viel später einmal auf mich auswirken. Wie sich in der Kindheit gehabte Einflüsse auch erst jetzt auswirken ». Ibid., p. 136.

145 « Unsichtbare Stricke, mit denen er mich von Sekunde zu Sekunde fester an den Auftrag fesselte […] erzeugten eine schier unerträgliche Spannung zwischen ihm und mir, der ich die Argumente, die er in mich hineintrieb, rücksichtslos, wie in mein Hirn hineingetriebene Nägel empfand ». Frost, p. 10.

146 « Der Assistent schickte mich in dem Glauben her, ich sei fähig, Einflüsse, die mich angreifen, abzuwehren […] Ich bin natürlich in Gesellschaft des Malers ständig schlechten Einflüssen ausgesetzt […] Für mich ist der Maler ein großes Problem, mit dem ich einfach fertig werden muß. Ein Auftrag, ja. Fur ihn ? ». Idem, p. 137.

147 « Ich hatte das Gefühl, als hätte mich der Maler, als hätte mich Strauch, als hätte mich dieser Mensch schon in seiner Gewalt […] Auf dem ganzen Weg hatte ich nichts anderes gedacht, […] daß der Maler von mir Besitz ergriffen hat. Mich in seine Bilder. mich in seine Vorstellungswelt hineingezwängt hat ». Ibid., p. 281.

148 « Daß ich mich vor Ihnen totgestellt habe ? Es ist eine Leidenschaft von mir, mich totzustellen ». Frost, p. 240.

149 « Daß ich die mir vorgeschriebene Linie des klaren, berechnenden Verstandes in dem mir von Ihnen zugewiesenen Bereich beizubehalten in der Lage bin [...] erachte ich als möglich und in der Folge als selbstverständlich ». Idem, p. 296.

150 « Ich bin ihm ja ausgeliefert » / « Jetzt aber fühle ich mich von seiner, von dieser konsequent gewordenen Krankheit erfasst ». Ibid., p. 304/305.

151 « Ich rede über den Tod, ohne zu wissen, was der Tod ist, was das Leben ist, was das alles ist […] alles, was ich tue, tue ich nichtswissend, ja, und ich dränge ihm zu seinem eigenen auch noch meinen Ruin auf ». Ibid., p. 311.

152 « Vor allem bin ich ein Lügner », Ibid., p. 313.

153 Célèbre asile d’aliénés à Vienne dont la chapelle est construite entre 1904 et 1907 par l’architecte Otto Wagner, dans un esprit d’œuvre d’art totale.

154 « Das Geschlechtliche, die Krankheit, die von Natur aus abtötet. Früher oder später ruiniert es selbst tiefste Innigkeit […] bewirkt die Umwandlung von dem einen ins andere, von Gut in Böse, von da in dort, von oben in unten ». Frost, p. 17.

155 « Man weiß von ihren Exzessen. Man riecht ihre Geschlechtlichkeit […] Ihre Betten stehen unter dem Fenster oder hinter der Tür […] : in ihnen bringen sie sich von einem auf das andere Fürchterliche ». Frost, p. 17.

156 Voici ce que dit Kierkegaard à propos de la femme : « Dans l’abandon elle a perdu son moi et c’est seulement ainsi qu’elle trouve le bonheur, qu’elle retrouve son moi » et à propos de l’homme : « il s’abandonne, mais son moi demeure là comme une conscience sobre de l’abandon », S. Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., p. 121.

157 Das Kalkwerk, p. 26.

158 Idem, p. 25.

159 Cf. Jens Tismar, Gestörte Idyllen. Über Jean Paul, Adalbert Stifter, Robert Walser und Thomas Bernhard, München, 1973. p. 134.

160 « Vor zwanzig Jahren habe er, Konrad, sich die Studie in aller gebotenen Heimlichkeit in den Kopf gesetzt, hinter dem Rücken seiner Frau. Und diese Narretei hinter dem Rücken seiner Frau beherrschte ihn von da an vollkommen ». Das Kalkwerk, p. 63.

161 Idem, p. 24.

162 Ibid., p. 24

163 Dans le dialogue avec Philippe Nemo sur le visage. Emmanuel Lévinas dit que le regard peut certes être ramené à un instrument de perception mais « ce qui est spécifiquement visage », c’est ce qui ne se réduit pas à la perception. Dans Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Le livre de poche, 1982, p. 80

164 « Sie sei immer gegen Sicking gewesen, […] immer gegen das Kalkwerk und also auch schon immer gegen ihn selbst, gegen seine Studie, also, konsequent zu Ende gedacht, auch gegen sich selbst ». Das Kalkwerk, p. 18.

165 « ich möchte nicht sehen, was in deinem Kopf ist, könnte man deinen […] Kopf umkippen, so fiele etwas Entsetzliches heraus, Mist, Verfaultes, Undefinierbares, Erschreckendes, völlig Wertloses ». Idem, p. 146

166 Cf. Ibid., p. 14.

167 Das Kalkwerk, p. 76

168 Idem, p. 84

169 « aber selbst durch den „Ofterdingen” gelinge es ihm nicht, in sich innere Ruhe zu erzeugen ». Das Kalkwerk, p. 76

170 Ingeborg Bachmann, Malina, Suhrkamp, 1983, p. 247

171 Eva Marquardt, Gegenrichtung. Entwicklungstendenzen in den Erzählungen Thomas Bernhards. Max Niemeyer Verlag, Tübingen 1990, p. 32.

172 « Eine Famulatur muß auch mit außerfleischlichen Tatsachen und Möglichkeiten rechnen. […] Etwas Unerforschliches zu erforschen. Es bis zu einem gewissen erstaunlichen Grad von Möglichkeiten aufzudecken. Wie man eine Verschwörung aufdeckt ». Frost, p. 7.

173 « Es ist ganz natürlich. daß wir nach einem Begräbnis längere Zeit intensiv an den Begrabenen denken, noch dazu, wenn er ein naher, dazu auch noch ein inniger Freund gewesen ist ». Der Untergeher, p. 142.

174 « ein solches Ordnen machte mich ja verrückt », Korrektur, p. 183.

175 « Kehrt ein Körper nach kurzfristiger Störung des Gleichgewichts nicht in seine ursprüngliche Gleichgewichtslage zurück, sondern strebt einer anderen zu, so ist sein Gleichgewichtszustand labil, so Roithamer ». Korrektur, p. 346.

176 Cité dans Anneliese Botond, Über Thomas Bernhard, Suhrkamp 1970

177 Cf. Gemma Salem, Thomas Bernhard et les siens, La Table ronde, 1993.

178 Cf. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Éditions Gallimard, 1994.

179 Hans Robert Jauss, dans Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Claude Maillard, Gallimard, Tel, 1978, p. 137.

180 Roland Barthes, Le plaisir du texte, Éd. du Seuil, 1973. p. 56.

181 Wolfgang Iser, L’Acte de lecture, trad. de l’allemand par E. Sznycer, Mardaga, 2e éd., 1974 p. 198 à 199.

182 P. ex. Christian Klug, Thomas Bernhard Theaterstücke, Metzler Studienausgabe, 1991. Et également Jürgen Hans Petersen dans Bernhard Annäherungen. Hrsg. von Manfred Jürgensen, Francke Verlag, 1991.

183 « Übertreibungskünstler », l’expression est de Wendelin Schmidt-Dengler.

184 W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit., p. 225.

185 « C’est ainsi que les configurations de mémoire effacent le caractère hétéronome de la vie ». W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit., p. 226.

186 Idem, p. 227.

187 Ibid., p. 227.

188 E. Marquardt, Gegenrichtung, op. cit.

189 Cf. Philippe Hamon, Le personnel du roman. Le système des personnages dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, 1983.

190 E. Marquardt, Gengenrichtung, op. cit. p. 17.

191 Extrait de propos recueillis par Werner Wögerbauer : « Beaucoup de vos lecteurs et une partie importante de la critique pratiquent une lecture ., négativiste de votre œuvre“ ». Thomas Bernhard : « Je m’en bats l’œil, ça m’est complètement égal la façon dont les gens lisent mes textes ». Dans Arcane 17, Thomas Bernhard, cahier n° 1, 1987, p. 23.

192 Cf. L’essai de Ingeborg Bachmann.

193 Peter Handke revendique en 1972 : « Ich bin ein Bewohner des Elfenbeinturms ».

194 W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit., p. 216.

195 Évoquant le danger qu’il y a à écrire pour les autres, M. Blanchot écrit dans l’article « La littérature et le droit à la mort » : [le danger] c’est que les autres ne peuvent pas entendre leur propre voix, mais la voix d’un autre, une voix réelle, profonde, gênante comme la vérité. Dans M. Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1949, p. 299.

196 Cf. le discours de Thomas Bernhard Die Wahrheit und dem Tod auf der Spur : « Mais moi je parle même lorsque je parle de la vie, de la mort », cité dans Tenèbres, op. cit., p. 35.

197 Les perspectives narratives ne relèvent, à proprement parler, ni de la focalisation zéro (narrateur omniscient), ni de la focalisation interne (qui passe par un personnage), ni de la focalisation externe (récit en apparence objectif) mais de toutes et aucune à la fois.

198 Dans Auslöschung, p. 7, Murau recommande à son élève Gambetti « Amras de Thomas Bernhard », ouvrage pour lequel l’auteur a par ailleurs toujours avoué sa préférence.

199 E. Marquardt, Gegenrichtung, op. cit., p. 65.

200 Flottement qui n’est pas sans rappeler la confusion sur le jour exact de la naissance de Thomas Bernhard. Cf. Louis Huguet, Thomas Bernhard ou le silence du sphinx. Presses universitaires de Perpignan, 1991, p. 79-80.

201 On se souvient ici, même si ce n’est pas tout à fait le même registre, des coups d’éclat auxquels donnèrent lieu les Festivals de Salzbourg de 1972 à 1975 et des exigences exorbitantes posées par Thomas Bernhard pour faire mettre en scène certaines de ses pièces de théâtre.

202 Dans Bernhard. Annäherimgen, Hrsg. von Manfred Jürgensen, Francke Verlag 1981.

203 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? Idées, Gallimard, p. 73.

204 J.-P. Sartre, Idem, 49-83.

205 W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit., p. 48.

206 W. Iser, Idem, p. 49. H.R. Jauss part de présupposés identiques : « Pour rénover l’histoire littéraire, il est nécessaire [...] de fonder la traditionnelle esthétique de la production et de la représentation sur une esthétique de l’effet produit et de la réception », dans H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Tel Gallimard, trad. de l’allemand par Claude Maillard, 1978, p. 51.

207 H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 51.

208 W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit., p. 210.

209 Idem, p. 210.

210 Ibid., p. 212.

211 W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit., p. 212.

212 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 57 et 68.

213 Idem, p. 62 et p. 75.

214 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 76.

215 Idem, p. 78.

216 Drei Tage, dans Der Italiener. Suhrkamp 1989, p. 83-84.

217 Cf. Roland Barthes, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Édition du Seuil, sept. 1984. p. 46-47.

218 Cf. Gaston Bachelard : « Après la lecture commence l’œuvre de lecture ».

219 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 56.

220 R. Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 63-69.

221 Cf. Idem, p. 29.

222 R. Barthes, Le plaisir du texte, op. cit., p. 67.

223 Cf. J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit.

224 J.-P. Sartre, Idem.

225 R. Barthes, Le degré zéro de l’écriture. L’écriture du roman, Points Seuil, 1953 et 1972.

226 Cf. Roland Barthes, Le plaisir du texte, Éd. du Seuil 1973.

227 Idem, p. 25-26.

228 Roland Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 66.

229 « Was mich betrifft, bin ich kein Schriftsteller, ich bin jemand, der schreibt », dans : Der Italiener, op. cit., p. 83.

230 « Die Person des Schriftstellers bedeute nichts, wie ja überhaupt niemals und in keinem Falle also die Person oder das Persönliche eines Schriftstellers etwas bedeute, seine Arbeit sei alles, der Schriftsteller selbst sei nichts », Das Kalkwerk, p. 175.

231 op. cit., p. 64.

232 « Wir waren ja, wie Sie wissen, Feinde der Prosa, uns ekelte vor der geschwätzigen Literatur, vor dem dummen Erzählerischen, vor allem vor dem Geschichtsroman », Amras, p. 63.

233 « Wir beherrschten beide die Kunst der Andeutung wie keine andere […] wir haßten, verachteten alles Ausgesprochene, Zuendegeredete », Idem, p. 63.

234 « ... in der Geschichte sehen wir immer nur Einzelheiten, möglicherweise nur die untergeordneten Einzelheiten […]. Das Unscheinbare rekapitulieren wir, rekonstruieren wir als die Geschichte », Ungenach, p. 41.

235 Cf. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Idées, Gallimard, 1966, p. 28.

236 Idem, p. 29.

237 Ibid., p. 29.

238 Ibid., p. 28.

239 Cf. Willi Huntemann, Artistik und Rollenspiel, Das System Thomas Bernhard, Königshausen und Neumann, Würzburg 1990.

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