Épilogue : De la crise religieuse à la naissance de l’Allemagne
p. 350-357
Texte intégral
1De la mystique au piétisme, de Maître Eckhart à Francke et Zinzendorf, nous avons suivi, sans même tenir compte d’indispensables retours vers leurs sources, quatre siècles de la pensée religieuse en Allemagne. Malgré les apparences, les continuités ne sont pas minces. L’homme se pose en face de Dieu dans une relation qui va de l’union fusionnelle et conquérante, pareil orgueil n’exténuant pas l’humilité du moine qui a fait vœu d’obéissance, à la soumission des piétistes, tantôt confiante, tantôt angoissée, à quelques instants d’intervalles. Entre temps, Luther a fait de cette présence face à Dieu, de ce coram deo, un des axes de sa contestation. Dieu est mon seul juge. Je n’en appelle qu’à lui. Rien n’a le droit de nous séparer.
2Le face-à-face avec Dieu pose le problème de l’existence et du rôle de l’Eglise. Même si sa voix ne parvient pas jusqu’à lui, l’anachorète peut lui demeurer fidèle jusque dans la solitude du désert. Sans rompre avec elle, puisque Maître Eckhart s’en remet d’avance à son jugement dont il sait qu’il peut être terrible et il le sera, les Dominicains ont souvent condamné les écarts de l’institution par la bouche des plus illustres d’entre eux. Le travail de réflexion théorique, l’approfondissement et l’élucidation de la doctrine, la recherche spirituelle et la conversion étaient cependant la justification ultime de l’existence de leur personne et de leur Ordre, quoi qu’il leur en coûtât.
3Luther bouleverse la relation. Il n’aime pas les écrans. Il efface l’Eglise. Il n’a nul besoin d’elle et de ses prêtres pour commercer avec Dieu et encore moins avec le diable. Il récupère la négation mystique des œuvres mais la vide de son sens. Elle n’est plus dénuement, dépouillement de soi mais méfiance envers l’observance de la Loi, dont nul ne saurait dire pourquoi ni dans quelle intention l’homme l’exécute, ce qui suffit à la discréditer. Elle s’insère dans une doctrine de la prédestination que l’on peine à distinguer de l’implacable fatalité des Anciens. En bonne logique, ce désaveu de l’appropriation personnelle de mérites singuliers devrait s’accompagner d’une formidable indifférence au siècle dont il est certes loisible de repérer patiemment quelques traces dans les exhortations courroucées du Réformateur. Elles restent cependant lettre morte. De même qu’il s’est appuyé sur Paul pour tirer de lui sa doctrine de la justification par la foi, Luther s’arc-boute sur quelques assertions de l’Apôtre qui l’autorisent à croire que toute autorité vient de Dieu. Cela suffit à changer l’Histoire, celle de l’Allemagne et des Allemands à coup sûr, celle aussi de leurs voisins, par contrecoup.
4Les œuvres, si suspectes par définition, redeviennent nécessaires pour peu que le prince les ait ordonnées. Elles peuvent même concourir à notre salut si l’obéissance nous conduit à occire sans lésiner sur les moyens quelque paysan qui a eu le front de se rebeller contre son maître sur cette terre. Luther a beau assortir ses commandements de pieuses précautions, aucun événement, pas même les plus graves, surtout pas les plus sanglants, ne fut suffisant pour qu’il s’en souvînt. Il fallait bien qu’il y eût en Luther, inscrites en sa personnalité, d’impérieuses raisons pour que jamais il ne songe à replacer le jugement de Paul sur la nécessaire obéissance à l’autorité dans le contexte de l’Epître aux Romains ni à le confronter avec l’ensemble des écrits néotestamentaires. Si sa fidélité à Rm, 13 est indéfectible, il n’est pas moins rigide dans sa doctrine de la justification par la foi, bien que l’Apôtre dans 1 Co 13, 13 mette expressément l’amour au dessus de la foi et de l’espérance. Il est vrai que l’amour, qui ne se traduirait pas en actes, serait comme suspendu dans le vide et que Luther a fait de la condamnation des œuvres une arme de guerre contre la papauté... Augustin, à l’Ordre duquel il appartint officiellement quelques années et, de cœur, beaucoup moins longtemps, est soumis au même tri sélectif. Il ne se soucie pas plus de son éloge somptueux de la paix que d’une décrétale de Léon X. Luther écrit sans sourciller que l’on ne saurait lui objecter que le Christ n’a jamais encouragé l’usage du glaive puisqu’il en va de même du métier de cordonnier dont personne n’oserait prétendre sérieusement qu’il lui était hostile.
5La spiritualité franciscaine, qui a eu moins d’influence en Allemagne que la mystique dominicaine mais n’en a pas moins laissé des sommes impressionnantes, avait choisi les versets de l’Evangile, clairs et fort nombreux, où la pauvreté est exaltée sans conteste, alors que les références à Paul allant dans le sens de la sens de la légitimation de toute autorité ne représentent qu’une fraction isolée du message. Tout se passe comme si Luther avait opéré un choix plus politique, personnel et existentiel que doctrinal et religieux. Son fameux « Je ne puis faire autrement », expression de sa vérité qu’il universalise d’autorité, est l’aveu involontaire d’une subjectivité qui ne transige pas et ne peut reconnaître l’autre sans se trahir. « La philosophie qu’un homme choisit, relève Fichte, dépend de l’homme qu’il est ». Cela vaut d’autant plus pour Luther que sa doctrine, si rigide qu’elle soit, est dépourvue de cohérence systématique. Il est à peine besoin de remarquer que les princes auraient trouvé mille mérites au pape et à la Curie si Luther s’était rallié à la spiritualité franciscaine et à sa célébration inconditionnelle de la pauvreté sous le signe de laquelle elle défiait le pape.
6L’exigence d’un affrontement sans concession a entraîné une double rupture, rupture avec l’humanisme, rupture avec l’Eglise de son temps, les deux ruptures finissant par se confondre. Elles se sont avérées irrémédiables. Ce n’est pourtant pas que l’humanisme se soit privé d’un devoir de remontrance envers la papauté. Il a souvent été dit qu’Erasme dans son Eloge de la Folie ouvrait la voie à la Réforme. Malgré la liberté du ton et la sévérité des remontrances à l’égard de l’institution, Erasme avait pu se permettre d’offrir son livre au futur Léon X, qui ne s’était pas fait faute de remercier chaleureusement son ami. On était entre humanistes, ce qui valait aussi pour le nonce Aléandre. Cela ne signifie pas que l’univers de la papauté était composé de petits saints. La corruption était patente. Le phénomène était si répandu qu’il était de ceux dont on ne peut plus dire sans injustice les noms des coupables, faute de pouvoir les citer tous. Dans la tradition de la Nef des fous de Sebastian Brant, le Franciscain Thomas Murner a dénoncé en 1512 les vices de la société et en particulier ceux du clergé dans sa Conjuration des fous et sa Corporation des coquins. Cela ne l’empêcha pas d’écrire la satire féroce et aussitôt interdite du Grand fou luthérien. Luther a exploité magistralement la décomposition des vertus morales et civiques mais n’y a pas remédié. Il ne pouvait s’en prendre aux dépositaires de l’autorité temporelle qu’il investissait de nouveaux pouvoirs en matière religieuse et se devait donc de protéger contre toute contestation et insinuation. Ce qu’il fit.
7L’Allemagne est née de cette sacralisation de l’autorité, comme pour vérifier que ce sont les idées qui mènent le monde. En voyant dans l’écrasement de Müntzer et de la révolte paysanne une occasion manquée pour l’Allemagne, Marx a entrevu la vérité et ne s’y est pas attardé puisqu’elle allait exactement à l’encontre de sa doctrine. Le massacre des paysans, qui n’étaient pas, au contraire, les ennemis de la nouvelle foi dont ils n’avaient pas compris à l’origine les implications historiques, marquait le triomphe conjoint des princes et de la Réforme. L’Allemagne n’est pas née d’une situation économique particulière, quoiqu’elle accusât quelque retard en ce domaine, mais d’un schisme religieux dans lequel la religion renonçait non seulement à sa précellence, qu’elle ne retrouvait que dans l’au-delà, mais aussi à ses prérogatives traditionnelles dans l’administration de l’Eglise. Car, bien entendu, nonobstant la doctrine du sacerdoce universel et les attaques déchaînées contre une institution satanique qui privait le fidèle de sa relation exclusive avec Dieu, de son « face à Dieu » que Luther s’était fait fort de lui rendre, nouvelle Eglise il y eut. Avec le prince, le Summus episcopus, à sa tête.
8Cette nouvelle répartition des pouvoirs, cette nouvelle hiérarchie était un événement considérable. La séparation des pouvoirs était inscrite de longue date dans l’histoire de l’Eglise d’Occident. Dès la fin du IVe siècle, le pape Damase fixait la règle : Duo quippe sunt potestates. Il y a deux pouvoirs de fait et ces deux pouvoirs de fait sont des pouvoirs de droit. Certes, les empiètements sur le territoire du voisin et du concurrent, que l’on ne peut ignorer et sans lequel on ne peut vivre, furent nombreux. On n’est pas près d’oublier qu’un souverain germanique, Henri IV, est allé à Canossa, dans un esprit de contrition aussi sincère que celui qui dictait les lettres respectueuses que Luther adressait à Léon X, et le Réformateur n’était pas prêt à pardonner à la papauté le sort qu’elle avait fait subir à Frédéric II. Il était inévitable dans une histoire aussi longue que pareils affrontements se produisent. Il n’empêche que Charlemagne n’avait jamais revendiqué les pouvoirs que Luther accordait sans barguigner au plus modeste des princes, tout en écrivant qu’ils étaient tous de fieffés coquins. Avant lui, Marsile de Padoue et Occam avaient vigoureusement contesté l’autorité de la papauté. Marsile était italien, Occam anglais. L’orage éclata en Allemagne. La situation culturelle de l’Allemagne, son retard que le Réformateur n’était pas le dernier à dénoncer y étaient pour quelque chose. Le génie politique de Luther y fut pour beaucoup.
9L’autorité de Maximilien n’était pas bien grande, celle de Charles Quint était loin de correspondre à l’aura qui s’attache à un nom si illustre. Le Saint Empire n’avait de force que par le jeu des alliances qui se nouaient en son sein et dont l’empereur était partie prenante. La Réforme, avec les guerres terribles qui s’ensuivirent, a aggravé encore ses faiblesses. On objectera peut-être qu’elle aurait dû être, avec son culte avoué de l’autorité, un facteur d’unité. Mais l’autorité n’avait de légitimité aux yeux de Luther que si elle était allemande. l’Epître aux Romains ne lui offrait pas le modèle de cette interprétation mais il n’en avait cure. Dans un premier temps, l’autorité se dispersa en autant de figures qu’il y avait de princes en Allemagne, et il y en avait beaucoup. La multiplication des petits maîtres, tous investis d’une mission divine, ne fut certes pas pendant des siècles un facteur de grandeur nationale. Comme toujours dans une pareille conjoncture, l’unité ne peut se réaliser que contre un ennemi commun. Or dès l’origine, en la personne de son fondateur, précédé incidemment par quelques « humanistes », dont on peut penser qu’ils usurpaient le qualificatif, la Réforme avait été farouchement nationaliste et xénophobe. Se constituant d’emblée contre un ennemi étranger, ennemi en raison de ses errements patents et déjà anciens, évidemment incontestables mais ennemi aussi et surtout parce qu’il est étranger, la Réforme se cristallise dans un repli identitaire contre tout ce qui n’est pas allemand, qu’il s’agisse de Rome, des pays latins ou de l’Empire, qui retrouverait vite d’immenses vertus s’il était au service de l’Allemagne et de la religion fidèle à son génie et à son passé.
10La Réforme marque la fin de la catholicité de l’Eglise, entendue dans son sens premier, celui d’universalité, non pas doctrinairement comme si elle refusait d’accueillir des convertis de fraîche date, mais pratiquement en s’enracinant dans un sol et une histoire particuliers qui nécessairement excluent des conversions massives sous d’autres cieux. Erasme pouvait déplorer à bon droit que dans l’Eglise de son temps chacun fût en guerre contre chacun et que l’observateur le mieux averti ne pût s’y retrouver dans les conflits qui déchiraient les Ordres. Jusque dans ces querelles, querelles de doctrine, querelles de pouvoir, l’exigence d’universalité était cependant préservée et pouvait même être le support plus ou moins sincère de la contestation de l’autre. Luther s’adresse à « la noblesse chrétienne de la nation allemande » et ergoterait-on sur le sens du mot « noblesse » que cela ne changerait rien à l’identité du destinataire.
11Après avoir admiré la Réforme, comportement traditionnel en France de tous les courants de pensée peu ou prou anticléricaux, Renan, trahi et comme outragé dans son affection par la défaite subie par la France en 1871, s’est demandé si l’Allemagne avait jamais été christianisée. Il y a apparemment de l’outrance dans l’interrogation qui resurgira sous d’autres plumes après 1933 et surtout après 1945. Si l’Allemagne et singulièrement la Saxe ont été christianisées par le sang et le fer, cela vaut encore plus pour l’Amérique du Sud, qui le fut de surcroît bien plus tardivement et plus sauvagement, et à propos de laquelle personne ne se poserait la question soulevée par Renan. Force est de constater cependant que la référence au passé pré-chrétien de l’Allemagne, aux Germains, à leurs vertus et incidemment à leurs vices, qui ne sont pas sans susciter quelque attendrissement, est une donnée constante dans l’histoire de l’Allemagne dès qu’elle se sent menacée par un péril extérieur ou s’affirme elle-même menaçante. La conception luthérienne du droit, remplie de méfiance et de suspicion à l’égard de son expression écrite, systématiquement soupçonnée d’être le fruit d’une influence étrangère et subversive, s’inscrit naturellement dans le prolongement du « bon vieux droit germanique », du Faustrecht, du « droit des poings », c’est-à-dire du droit du plus fort, du droit de se faire justice soi-même contre le plus faible et uniquement contre lui, puisque le plus faible ne peut y recourir contre le plus fort. Luther l’assortit certes de l’obligation morale pour ce dernier de venir en aide au malheureux qui ne peut se défendre par ses propres moyens. La précaution n’embarrassera guère le maître face au devoir d’obéissance du sujet. Luther pouvait-il douter, lui qui se fait si peu d’illusions sur l’homme et dont l’anthropologie est si noire, qu’il légitimait ainsi l’arbitraire à l’intérieur de la cité et dans les relations internationales ?
12Dieu et l’empereur, indissociablement unis, l’Eglise luthérienne répondant du premier et l’instrumentalisant pour la plus grande gloire du second, ont été la vérité sociale et politique de la Réforme, dès que l’Allemagne fut unifiée. L’absolutisme impérial s’inscrivait dans le prolongement de l’arbitraire princier sans solution de continuité. Nul hiatus ne fut ressenti avec la doctrine religieuse et il ne pouvait y en avoir tant Luther s’était impliqué, sinon compromis, dans les crises de son temps en arguant de sa foi chrétienne rénovée. La foi de Guillaume Ier et celle de Guillaume II ne sont pas suspectes, ce qui importe peu au demeurant. Frédéric II, le contemporain de Voltaire, qui n’en avait guère, s’est bien gardé de renier la sacralisation luthérienne de l’autorité. La Réforme a fourni des sujets dociles au souverain. Heinrich Mann trace dans son roman intitulé précisément Le Sujet le portrait d’un homme humblement soumis au pouvoir et respectueux de la force brutale, sujet obséquieux et tyran implacable à la fois, dont il fait un type propre à l’Allemagne, au moins par l’extension du phénomène. Le roman est comme la vision prophétique et l’explication de la Première Guerre mondiale mais il est symptomatique que son succès sera immense également après 1945. Dans son Journal, Thomas Mann souligne sèchement en 1933-1934 la continuité dans l’histoire de l’Allemagne : « En 1914, tout était déjà en place ». Pour avoir été fervent nationaliste encore une bonne dizaine d’années auparavant, l’écrivain savait ce qu’il disait. Ce n’est pas non plus froisser la sensibilité du croyant que se demander si l’antisémitisme de Luther n’avait pas imprégné les consciences au même titre que le reste de sa doctrine.
13Le luthéranisme a eu aussi, il est vrai et inévitablement, de par sa remise en cause de la tradition à laquelle il se heurtait, par sa maxime de la sola scriptura, une postérité rationaliste qui a pu devenir athée, la critique antireligieuse s’étant développée en Allemagne avec une vigueur et une rigueur ignorées ailleurs1. Dirigé contre les catholiques, le Kulturkampf bismarckien, ce « combat pour la culture et la civilisation » qui se voulait antiromain dans la plus pure tradition luthérienne, est vite abandonné dès qu’il apparaît que ses mots d’ordre d’inspiration scientiste chez nombre d’intellectuels et de savants naturalistes sont aussi dangereux pour l’Eglise luthérienne que pour l’Eglise catholique. On objectera sans doute que l’on ne peut simplifier à l’excès l’opposition des situations culturelles, que la France et l’Eglise catholique aussi ont pu s’identifier l’une à l’autre au cours de leur histoire. Mais de 1879 à 1915, dans une période d’extrême tension entre les deux pays, la France, que l’on dit fille aînée de l’Eglise et obnubilée par la recherche de l’unité nationale, n’a pas toléré qu’un seul de ses ministres fût catholique. En 1915, quand la guerre, qui s’annonce mal, fait rage, les catholiques devront se contenter d’un simple secrétariat d’Etat. La IIIe République n’aimait pas l’Eglise, qui le lui rendait bien en la personne de ses évêques. Toutes deux oubliaient que la république était de loin la forme de gouvernement préférée par Augustin dans La Cité de Dieu. Augustin a eu une réception tronquée en France comme en Allemagne. L’occultation d’une partie du message a eu plus d’influence sur l’histoire des relations entre les deux pays que le nez de Cléopâtre.
14Les outrances de Luther ont souvent été imputées à l’esprit du temps. Ce n’est pas celui d’Erasme, militant de la paix quand Luther exalte la figure du guerrier pour ne pas dire celle du reître. Ce n’est pas celui de Lefèvre d’Etaples, ni celui de Montaigne, ni celui de Vives ni celui de Laurent Valla. Ce n’est pas celui de Rabelais dont la truculence et l’invention verbale sont irréductibles aux excès de langage du Réformateur et dont l’idéal pédagogique et humaniste exalté par l’abbaye de Thélème est la négation même de la vision luthérienne de la société et paraîtrait littéralement diabolique au Réformateur. Ce n’est même pas celui de certains de ses partisans vite déçus qui acceptent mal que la Réforme, contrairement à leur attente et à ce qu’elle semblait annoncer, s’empresse de se donner une Eglise et choisisse systématiquement – c’est du moins ainsi qu’ils le ressentent – le camp du plus fort. La contestation des marginaux et des dissidents ne manque pas d’allure. Elle est le signe d’un malaise, sinon d’une souffrance. Alors que la Réforme se situe encore dans une phase de consolidation, elle éprouve déjà le besoin d’un retour à l’impulsion originelle. C’est le sort de toutes les révolutions et de tous les schismes. Mais une protestation ou une révolte qui ne se donne pas l’espace d’un corps pour exister est condamnée à rester quasi virtuelle. Toujours d’inspiration aristocratique, quoi qu’en disent les esprits originaux qui s’en réclament, l’Eglise invisible n’attire pas les foules. Symptôme d’une insatisfaction qu’elle ne guérit pas, elle a été par excellence un rêve allemand que l’on retrouve sous des formes laïcisées jusqu’en plein XXe siècle.
15Le piétisme a choisi une voie médiane entre l’appartenance à l’Eglise et la dissidence. C’est un exercice de corde raide qu’il a mené à l’intérieur de l’institution, à partir parfois des postes les plus élevés. Les piétistes avaient pour but maintes fois proclamé de procéder à « la réforme de la Réforme ». Ils n’entendaient pas officiellement par là, ce qu’ils ne se privèrent pourtant pas de faire, corriger sur des points essentiels la doctrine luthérienne, mais revenir à son inspiration première. On ne pouvait dire plus clairement que celle-ci avait été trahie. En dénonçant des maux apparus dès les premières années de la Réforme, les piétistes en imputaient la faute, non sans une certaine habileté tactique, aux hommes et à l’Eglise qu’ils avaient construite, Luther étant miraculeusement préservé de la moindre responsabilité. On comprend qu’ils aient voulu se mettre à l’abri des persécutions, dont les luthériens furent prodigues à l’égard des esprits trop indépendants. Sans contredire cette nécessaire prudence, le coram deo luthérien, le face à Dieu, le face à face avec lui, que l’institution surveille d’un œil jaloux de ses prérogatives, retrouve sa valeur existentielle fondatrice. L’Eglise officielle s’en trouve marginalisée. Par delà la Réforme, le piétisme renoue avec l’inspiration de la mystique dans la révélation du Durchbruch, dans cette percée qui fait éclater les limites de la condition humaine pour donner à l’homme l’expérience intime de Dieu. Dans l’éclair d’une illumination, le Durchbruch décide de toute une vie.
16Cette refondation existentielle n’épuise pourtant pas le contenu du piétisme. L’histoire religieuse continue d’accompagner l’histoire politique et sociale et la précède parfois. Le piétisme a eu au début du XVIIIe siècle, notamment à Halle et sous l’impulsion de Francke, une conscience aiguë de la détresse matérielle et morale des classes populaires à la fois les plus misérables et les plus nombreuses, et s’est efforcé d’y remédier, avec une efficacité certaine, tandis que les autorités civiles étaient résignées et que l’Eglise luthérienne se voyait accusée de thésauriser. L’indifférence était telle que Louis XIV, qui n’est pas célébré en France pour ce type de vertu, fut parfois érigé en modèle pour son action en faveur des plus pauvres. Le piétisme a marqué en Allemagne le véritable début d’une action caritative, à laquelle il a su rallier progressivement le pouvoir. Celle-ci exigeait que la contestation luthérienne de la valeur des œuvres, justification commode pour l’autorité civile ou religieuse de l’insensibilité à la détresse de son prochain, fût repensée et exilée dans un enclos théologique pour initiés. Le piétisme a été l’âme de cette réorientation. Si l’Allemagne a pu brandir au nez de la France les lois sociales bismarckiennes en la défiant d’en produire de semblables, c’est au piétisme qu’elle le doit après que la Réforme se fut accompagnée, concrètement sinon théoriquement, de la méfiance envers les classes populaires les plus humbles confondues avec la « populace » dans la pensée du Réformateur. Ce mépris est resté vivace bien au delà de l’âge d’or du piétisme, qui aura marqué une inflexion sensible du luthéranisme mais dont l’influence sur l’histoire de l’Allemagne n’a pas été décisive.
17A partir de la Réforme, le religieux cesse d’affirmer en Allemagne une autonomie dont il était si fier dans toute la chrétienté. Thomas Beckett ne fait pas partie de la culture de la Réforme. Cependant, l’Eglise catholique est quantitativement comparable à l’Eglise évangélique en Allemagne et n’est pas inactive. D’autre part, objectera-t-on aussi avec raison. l’Allemagne a été la terre de la « mort de Dieu » et d’un athéisme plus radical que l’anticléricalisme français. Dans les temps de crise grave, les uns et les autres n’en ont pas moins agi, presque unanimement, en conformité avec la vision luthérienne de la société et du nécessaire respect de l’autorité civile et militaire. Les exceptions que l’on pourrait mentionner, comme la révolte spartakiste à la fin de la Première Guerre mondiale, furent des échecs massifs et demeurèrent sans lendemain. Cassirer a pensé que la Réforme, en se trahissant elle-même par une rationalisation galopante dès la fin du XVIIe siècle, avait peu à peu contribué à combler le fossé qu’elle avait creusé dans l’histoire de l’Europe et dont il voyait le signe le plus douloureux dans la querelle sur le libre arbitre entre Luther et Erasme. Croyance dans le libre arbitre et amour de la liberté allaient de pair dans sa vision de l’Histoire. Cassirer formulait courageusement sa thèse en 1932 dans sa Philosophie des Lumières, sans se faire pourtant la moindre illusion sur la suite des événements. L’Histoire, dont il se réclamait, était en train de le réfuter en attestant que la coupure existait toujours après un long procès de déchristianisation qui n’avait pas entamé le crédit dont jouissait une autorité de droit divin. Nous ne nous hasarderons pas à poser un diagnostic sur la situation immédiatement contemporaine et encore moins à risquer un pronostic. Le « face à Dieu » ne peut être le propre aujourd’hui que de quelques âmes fortes, dont on doute qu’elles puissent à nouveau changer le monde dans un avenir proche.
Notes de bas de page
1 Voir notre livre, Dieu est mort en Allemagne. Des Lumières à Nietzsche, Payot. (Bibliothèque scientifique) 1994.
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