Le piétisme
p. 292-348
Texte intégral
Inquiétude et autosatisfaction
1La sociologie nous inviterait à ne plus saisir globalement le piétisme mais à multiplier les études segmentées selon des repères géographiques et temporels. L’accumulation de microperspectives méticuleusement répertoriées risque cependant d’occulter la spécificité religieuse et culturelle du phénomène qui autorise précisément l’utilisation d’un terme générique. Il ne s’agit pas de nier qu’il existe dans le Wurtemberg un piétisme qui a ses caractéristiques propres ni plus ni moins que celui de Halle ou de Herrnhut. Si l’on affine encore l’analyse, telle ou telle communauté de la Forêt-Noire, aujourd’hui encore, révélera un certain nombre de particularismes culturels que la sociologie aura plaisir à accentuer à partir de critères soigneusement choisis. Cela vaut encore plus pour le monde anglo-saxon où les différentes variantes du piétisme sont d’abord de simples excroissances du modèle allemand, un peu à l’instar de la Schwenckfelder Church, arborescence lointaine dans l’espace de la Pennsylvanie, d’une exigence de pureté qui s’était affirmée avec une vigueur particulière dans la dissidence silésienne dès les premières années de la Réforme. Force est cependant de constater que peu à peu d’autres concepts sont appelés dans le monde anglo-saxon à désigner d’autres réalités. En dépit de quelques affinités, les puritains, quakers ou mormons ne peuvent être rangés sous la même rubrique que les piétistes allemands. Nous nous en tiendrons donc au piétisme d’origine luthérienne tel qu’il est né et s’est affermi en Allemagne dans un période comprise entre le début du XVIIe et celui du XVIIIe siècle1.
2Le piétisme ne s’est pas toujours appelé ainsi et ce ne sont pas ses représentants patentés qui ont choisi cette dénomination. Se réclamant obstinément d’une nouvelle façon de vivre leur foi, des groupes de fidèles s’étaient constitués en petites communautés, fières de leur « piété », ce qui leur valut de la part des luthériens orthodoxes ce qualificatif méprisant à l’origine. Spener, qui rapporte des faits qu’il a bien connus, situe le point de départ du phénomène à Francfort en 1674. Comme souvent, la chose est donc très antérieure au terme qui la désigne. Peu à peu celui-ci fit fortune et les piétistes, blessés dans un premier temps par l’usage du quolibet, ne tardèrent pas à l’assumer à la face du monde en quelque sorte comme label d’authenticité de leur foi.
3En accord avec le procès historique les historiens allemands désignent fréquemment le piétisme par le terme de « mouvement de la piété » (Frömmigkeitsbewegung). Ce mouvement est né d’une crise de la foi dans un contexte que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer. Il est parfois associé au désarroi de la « troisième génération » qui suivit la Réforme2. Il correspond effectivement à la cristallisation d’une contestation qui ne prend pas de formes violentes mais n’en est pas moins vécue avec gravité par des hommes exigeants aux mœurs austères.
4Encore ne faut-il pas s’imaginer qu’il existerait des barrières chronologiques infranchissables. La notion de « troisième génération » est d’autant plus opérationnelle qu’elle est un peu floue. Weigel en fait partie, mais la contestation silencieuse et solitaire qu’il lègue à la postérité ne peut être qualifiée de piétiste sans quelque restriction. Elle est à la fois plus radicale, plus théorique et moins militante dans l’instant. Jakob Böhme et Silesius sont des penseurs pleinement contemporains du piétisme dont ils partagent les insatisfactions et le besoin d’une foi intériorisée et respiritualisée. Leur dissidence est cependant trop marquée, que l’un s’enfuie objectivement hors des murailles de pierre de l’Eglise luthérienne ou que l’autre cherche son salut dans les enceintes de l’ancienne foi, pour qu’on les intègre dans le mouvement piétiste malgré les fortes affinités de leur sensibilité. Et tout en sachant la vanité des constructions hiérarchiques, on leur reconnaîtra une originalité de la pensée, sinon la puissance du génie, inconciliables avec le consensus relativement modeste d’une école ou d’un mouvement qui aspire légitimement à se développer et dont l’inspiration n’a cessé d’être vivante encore en notre siècle à l’intérieur du protestantisme. Personne, au moins depuis le déclin du marxisme, ne songerait à interpréter l’œuvre de Böhme ou de Silesius par le biais d’une analyse à dominante sociologique.
5Pour retrouver l’origine du piétisme ou le besoin affectif et spirituel dont il est né, il nous faut remonter au-delà de cette fameuse « troisième génération », que l’on situera aux alentours de 1570. Sebastian Franck, Paracelse et Schwenckfeld, qui ont vécu pratiquement les premières heures de la Réforme, sont les témoins d’un malaise qui n’est pas le produit de leur imagination. Le piétisme trouve sa source, pensons-nous, à l’instant où survient chez un certain nombre de croyants la prise de conscience d’un échec, un doute quant à l’efficacité du renouvellement spirituel et religieux auxquels le croyant a voué sa vie. Or nous les rencontrons chez le plus illustre d’entre eux. Découragé par l’immoralité persistante de ses concitoyens de Wittenberg et dégoûté à l’idée de devoir prêcher, Luther s’écrie avec sa franchise ou sa brutalité coutumière : « Je n’ai plus envie d’être le berger de ces porcs ». Ce n’est pas un mouvement d’humeur passager. En 1545, de retour de voyage, il se refuse dans un premier temps à reprendre le chemin de Wittenberg, lieu de naissance de la Réforme3. Rien n’y avait changé malgré ses vigoureuses exhortations.
6On objectera que l’on vit rarement pasteur satisfait de la vertu de ses ouailles. Les chaires ne résonnent jamais des éclats de voix de prédicateurs se félicitant des mœurs du temps. Aux XIIIe et XIVe siècles, les sermons des Prêcheurs sont tout frémissants de leurs mises en garde affligées. Cependant un phénomène de décomposition morale ou tout simplement de laisser-aller général paraît incontestable. Les points de repère sont devenus insaisissables, même ou surtout quand le pouvoir civil ou religieux s’avère intolérant ou brutal. On ne s’est pas débarrassé de la tutelle catholique pour tomber sous un autre joug. Si le pape avait eu le front de dépouiller la malheureuse Allemagne par Eglise interposée – argument dont l’impact avait été considérable – les princes territoriaux, forts des droits que leur avait reconnus Luther, ne se faisaient pas faute de vouloir régenter l’Eglise et ses représentants. La confusion entre les affaires du siècle et l’autorité de l’Eglise en des domaines naguère du ressort exclusif de celle-ci était douloureusement ressentie. Constitutive du luthéranisme, elle ne fit que croître bien au-delà de l’âge d’or du piétisme. Or celui-ci est jaloux de son indépendance. Le pouvoir ne l’intéresse que dans la mesure où il doit s’en protéger, qu’il s’agisse de l’Eglise ou de l’Etat. Il aura toujours beau jeu de se prévaloir de sa pureté, en toute sincérité. Le piétisme est le recours et le refuge de la sensibilité inquiète.
7La Réforme n’a pas fait disparaître la croyance en la fin prochaine des temps. Celle-ci ne date pas d’hier. Nous l’avons déjà rencontrée chez les contemporains d’Eckhart et de Tauler mais il est significatif qu’elle demeure aussi vive. La crainte d’une apocalypse imminente n’est évidemment pas la cause du désarroi, comme on l’écrit parfois bizarrement, mais elle en est le signe manifeste. Périodiquement une épidémie de peste terrorise les populations. Les hommes sont toujours aussi malheureux et ils ne sont pas devenus vertueux. Cela n’a rien d’étonnant pour nos contemporains, qui ont constaté cent fois à leurs dépens que réformes et révolutions pouvaient bouleverser la société, au moins provisoirement, mais qu’elles ne changeaient pas le cœur de l’homme. Ce serait une formidable illusion rétrospective que de supposer pareil scepticisme chez le croyant du XVIe et du XVIIe siècle, qui n’avait pas encore connu l’accumulation des déceptions dans l’histoire relativement brève d’une existence individuelle. Il attendait de la Réforme, après s’être converti à la nouvelle foi, qu’elle transformât l’homme et le monde, et il attendait en vain. C’est sur ce terreau que la Contre-Réforme a pu se développer.
8Or le fondateur de la nouvelle foi n’était pas tolérant. Nous l’avons constaté à maintes reprises en rendant compte des affrontements qui l’opposèrent à ses adversaires comme à des partisans des premiers jours devenus indociles. Cette intolérance, que l’on rencontre si souvent chez les fondateurs d’une nouvelle religion ou les maîtres d’œuvre d’un schisme, eut pour conséquence de franches persécutions dont les dissidents firent les frais. Les héritiers de Luther se montrèrent particulièrement zélés. Propager des écrits de Schwenckfeld ou de Weigel était un délit lourdement puni pour le libraire qui s’y risquait4. Une Impietas Wigeliana recensa 120 erreurs imputables au pasteur de Zschopau5. Il s’agit là du procédé depuis longtemps éprouvé des procès en hérésie. En Lusace, on brûla vers 1549 quelques disciples de Müntzer et l’on ne se priva pas en toutes régions de continuer à faire subir pareille purification à un certain nombre de sorcières6.
9A l’époque du père de Francke, qui est né en 1663, on en brûla cinq à Lübeck, après les avoir torturées comme de juste. Le jugement des professeurs d’université pouvait s’avérer aussi cruel que celui d’un tribunal d’inquisition. Francke allait avoir vingt-trois ans et l’on vivait donc les dernières années du XVIIe siècle lorsque l’on décapita, toujours à Lübeck, un forgeron de Prusse orientale coupable d’avoir déclaré dans une auberge qu’il n’entendait rien au mystère de la Trinité. L’avis de l’université de Wittenberg avait été recueilli au préalable pour éviter toute injustice7. L’écartèlement continuait d’avoir raison des suppôts de Satan, l’intérêt politique et l’intolérance religieuse unissant souvent leurs forces pour le plus grand malheur des vaincus8. Pour qui croit que le progrès de la conscience est aussi inéluctable que le développement des hautes technologies, il suffira de rappeler que le concile du Latran en 1123 avait interdit la pratique des ordalies.
10Observant ces phénomènes, Mircea Eliade note avec un certain accablement :
La fameuse et sinistre « chasse aux sorcières » entreprise aux XVIe et XVIIe siècles, aussi bien par l’inquisition que par les Eglises réformées, poursuivait l’anéantissement d’un culte satanique et criminel qui, selon les théologiens, menaçait les fondements mêmes de la foi chrétienne9.
11Eliade déplore la volonté frénétique et angoissée de faire table rase du passé, de détruire un monde de pratiques magiques, de fantasmes et de superstitions, ces survivances du paganisme qui sont autant de témoignages de l’âme populaire. Il est encore plus caractéristique de l’intolérance religieuse qu’un homme simple et sans instruction puisse être condamné à mort pour avoir avoué son incapacité à comprendre un problème qui a accaparé au long des siècles les Eglises d’Orient et d’Occident.
12Schwenckfeld a accusé la doctrine de la prédestination d’avoir été le ferment de l’indifférence grandissante aux vertus morales. La fatalité d’un jugement divin arrêté de toute éternité peut être perçue de deux façons différentes dans une égale infidélité à la doctrine, sans grande importance objective, puisque ce sont alors la psychologie et la mentalité collective qui commandent les réactions et non pas l’interprétation théologiquement impeccable des textes de référence. Le croyant peut avoir le sentiment décourageant que les dés sont jetés, qu’il ignore s’il a gagné ou perdu à la loterie du salut étemel mais qu’il n’y changera rien.
13C’est ce que croit constater Schwenckfeld quand il déplore – il n’est pas le seul – que la prédication de la nouvelle foi, que ce converti des premiers temps jugea momentanément bonne en soi, n’a fait que généraliser la dépravation des mœurs. Chez des âmes plus fragiles, le sentiment d’impuissance engendrera un morne désespoir, là encore parfaitement contraire aux intentions de la doctrine répandue par Luther et par Augustin dans la dernière partie de sa vie. Pour être théologiquement incorrects, ces comportements ne sont pas dépourvus d’une certaine logique. Prudemment, parce que l’on ne peut sonder les cœurs et les reins de millions de personnes disparues sans laisser de traces et que nous fondons exclusivement notre jugement sur des témoignages écrits, en somme sur la parole des clercs, nous sommes tenté de penser que ces réactions ont été massivement les plus répandues.
14Un certain nombre de fidèles réagissent pourtant différemment. Stephan Praetorius, qui vécut de 1536 à 1603 et fut pasteur à Salzwedel en Saxe, est manifestement satisfait de son sort et ne se prive pas de le faire savoir. Il y a encore des luthériens heureux et heureux d’être luthériens. Ils ne doutent pas que les dés ont roulé du bon côté. Praetorius est sauvé, délivré du péché par le baptême, conscient d’être un juste et reconnaissant à Luther de le lui avoir appris. Certains critiques ont vu dans cette joie de vivre « le type de la Renaissance protestante ou plus exactement de la dernière période de l’humanisme protestant »10. Ces concepts nous paraissent plaqués artificiellement sur l’histoire culturelle et religieuse de l’Allemagne. L’humanisme et la Renaissance n’ont pas ces couleurs rubicondes dans les pays latins. L’humanisme érasmien n’a pas non plus cette bonne santé joufflue qui ferait horreur aux puritains et aux séparatistes anglais. Au long du XVIe et du XVIIe siècle, dans une période faste de sa littérature, l’Angleterre n’offre pas d’exemples marquants de cette confiance roborative. Les ingrédients de la pensée du pasteur saxon, optimisme, autosatisfaction, philistinisme et bonne conscience, auront cependant par le détour de l’insertion dans la vie économique une longue postérité dans le capitalisme allemand et plus encore anglo-saxon. Nietzsche et Max Weber rendent mieux compte de la spécificité et des prolongements possibles de cette mentalité que des comparaisons avec des modèles étrangers, qui ne sont pas probantes en cette fin de XVIe siècle, tant la Réforme a été un phénomène spécifiquement allemand.
15Cependant Praetorius prêtait moins à sourire en son temps qu’aujourd’hui. Il représente une vertu exigeante, que la doctrine luthérienne apaise parfaitement et qu’il s’efforce de mettre en pratique dans le siècle. Philistin, il n’est pas pharisien. Cet engagement explique l’intérêt que lui manifesta Arndt par la publication en 1622 d’une grande partie de ses écrits. La sympathie de ce précurseur du piétisme ou plutôt de ce premier piétiste est aussi très symptomatique de la complexité du mouvement. Les piétistes sont des hommes inquiets, tourmentés parfois. Ils pratiquent l’examen de conscience avec des minuties de commissaires aux comptes et confient le détail de leurs activités et de leurs émotions à des journaux intimes, ouvrant ainsi la voie au roman de formation et à l’autobiographie, au point que la critique en a longtemps fait des genres spécifiquement allemands En même temps, très naturellement, ils ressentent leur « piété » comme une marque éminente de distinction qui fait d’eux des hommes singuliers dans le siècle. Elle leur apporte une satisfaction telle que le sobriquet qui leur fut appliqué a sa part de vérité et qu’ils ne furent pas fâchés de le reprendre à leur compte.
Johann Arndt (1555-1621)
16Johann Arndt est né en 1555 à Edderitz, bourgade située dans l’Anhalt. Nous ne savons pratiquement rien de son éducation, de son adolescence et de ses premières études. Son père était pasteur, ce qui n’est pas d’une grande originalité dans l’histoire de la pensée et de la littérature allemandes. Il a fréquenté les universités de Helmstedt, de Wittenberg, de Bâle et de Strasbourg, ce nomadisme universitaire n’ayant rien d’étonnant à l’époque. A Bâle, il devint disciple de Paracelse, dont on se souvient qu’il avait brûlé à la Saint-Jean les œuvres d’Avicenne sur la Place du marché. Sa curiosité le porte vers la médecine, l’alchimie et l’astrologie. Il restera fidèle sa vie durant à l’influence du médecin maudit. Martin Brecht juge qu’il « n’a vraisemblablement jamais étudié la théologie », celle-ci s’intégrant en fait dans une pansophie qui n’a strictement rien de luthérien11. Arndt a également étudié les écrits de Weigel qui, décidément, n’aura pas eu tort de faire confiance à la postérité.
17Ce n’est pas la formation idéale pour être pasteur, ce que Arndt devient pourtant en 1584, dans le modeste village de Badeborn, près de Ballenstedt, bourgade à peine plus grosse. C’est un drame pour les jeunes gens de condition modeste, ce qui était vraisemblablement son cas, de n’avoir pas de possibilité de promotion sociale et de devoir chercher refuge dans ce que D.F. Strauss a nommé « la souricière théologique »12. Eduard von Hartmann dira plus prosaïquement que les pasteurs de son temps se contentaient d’avoir une femme et une vache, la seconde servant à nourrir la première13. Cela vaudra à l’Eglise luthérienne d’abriter en son sein jusqu’à la fin du XIXe siècle des générations de pasteurs déchristianisés. Arndt n’en était pas là. Cependant, le prince d’Anhalt étant passé au calvinisme demanda fort logiquement aux pasteurs d’en faire autant. Arndt s’y refusa et se vit donc démis de ses fonctions en 1590. Ce fut certainement une chance pour lui et ce brevet de bonne conduite pour luthériens en mal de situation contribua probablement sous d’autres cieux à lui éviter une censure trop rigoureuse de ses écrits. A peine congédié, il est nommé à Quedlinburg, où ses relations avec les autorités de la ville sont orageuses. Par la suite, Arndt veillera toujours à donner de lui l’image d’un homme irénique et conciliant. En 1599, il rejoint Braunschweig. Ces promotions successives ne sont pas des plus brillantes. Arndt va avoir quarante-cinq ans et malgré ses talents sa carrière ne s’est pas encore dessinée.
18A Braunschweig, il trouve une cité bientôt en proie à des conflits meurtriers qui désoleront la ville de 1600 à 1606. Le duc Heinrich Julius, la bourgeoisie et l’aristocratie de la cité s’affrontent les armes à la main pour s’assurer le pouvoir. Le duc n’hésite pas à assiéger la ville. Arndt ne balance pas longtemps et choisit résolument le parti des patriciens. Il ne remet donc nullement en cause les thèses luthériennes sur l’autorité civile, qu’il n’épargnait pourtant pas dans ses sermons de Quedlinburg quand il évoquait la détresse des pauvres gens. En 1608, Arndt retrouve à Eisleben une atmosphère plus calme. En 1611, il obtient enfin une promotion conforme à ses mérites et se voit confier le poste de « superintendant général » à Celle, fonction de tutelle qui lui permet de veiller sur l’organisation régionale de l’Eglise luthérienne et s’accompagne en outre d’importants pouvoirs disciplinaires, dont il usera. Il n’était nullement incompatible avec ses convictions piétistes, au contraire, qu’il surveillât les mœurs des pasteurs et qu’il tentât d’améliorer l’enseignement. Dans l’exercice de ses pouvoirs Arndt n’a pas cherché, semble-t-il, à répandre sa conception de la piété et s’est comporté en fonctionnaire dévoué de l’Eglise luthérienne, qu’il a toujours assurée de sa parfaite fidélité jusqu’à sa mort en 1621. Contrairement aux dissidents, Arndt n’est pas un rebelle. L’orthodoxie de son œuvre n’est cependant pas toujours incontestable.
Mentalité et sensibilité nouvelles ou christianisme authentique ?
19Das wahre Christentum (Le Christianisme authentique) a été composé pendant la période troublée du séjour à Braunschweig. L’ouvrage est devenu très vite un véritable classique, dont des illustrations de bon goût et judicieusement pédagogiques assurèrent la fortune des multiples éditions. Le premier des quatre livres qui le composaient à l’origine parut à Francfort en 1605, le dernier à Magdeburg en 1610. Un cinquième et un sixième livre, réunissant des écrits dans lesquels Arndt se défendait des accusations portées contre lui, devaient suivre. L’ensemble se caractérise par son syncrétisme. La Théologie allemande, toujours attribuée à Tauler, l’Imitation de Jésus-Christ, sont des autorités plus fréquemment invoquées que Luther, sans que Arndt ne songe jamais à les opposer. Cela n’est pas anodin, mais Arndt n’est pas franchement en désaccord avec les intentions du Réformateur, dont on se souvient qu’il avait édité la Théologie allemande.
20Sa position au sein de l’Eglise luthérienne n’est singulière que par la hiérarchie des mérites qui découle objectivement de ses exhortations et des sources qui les cautionnent. Tout est dans le ton et les inflexions, ce qui mit dans l’embarras les censeurs désireux de prendre Arndt en faute. Das wahre Christentum est encore syncrétique en ceci qu’il est un traité de théologie, un ouvrage d’édification morale et un catéchisme pour adultes. Il affecte d’être orthodoxe dans ses invocations de la mystique comme dans son exégèse du luthéranisme, toujours présentées de telle sorte qu’elles ne peuvent entrer en conflit. Habilement, Arndt expose leurs mérites à tour de rôle en se gardant de jamais les confronter. Séduit, le lecteur ne se trouve pas enclin à suspecter une rouerie de théologien et fait crédit à l’auteur de sa volonté d’harmoniser l’histoire des derniers siècles chrétiens.
21Vouloir promouvoir « le christianisme authentique » implique qu’il reste du travail à faire et que ceux à qui il incombait de s’inspirer de l’exemple du Christ ont failli à leur tâche. Das wahre Christentum s’en prend aux théologiens qui se sont montrés indignes de leur mission. Arndt s’adresse à la grande masse des fidèles et la prend à témoin. Contrairement à ce que nous avons observé chez les dissidents, de Paracelse à Weigel, le thème de l’indispensable renaissance ne vient pas heurter de front la doctrine de la justification par la foi. Nous restons cependant en attente d’une conciliation théoriquement satisfaisante. Arndt fuit les problématiques épineuses. Sa didactique suppose que les questions délicates ont été depuis longtemps résolues. La théologie devient chez lui une science appliquée. La plupart des croyants n’en attendent rien d’autre et l’on comprend aisément le succès du livre. Arndt peut donc affirmer tranquillement, au risque de donner la migraine aux pourfendeurs d’hérésies : « Ainsi la Passion du Christ est deux choses à la fois, d’une part le rachat de tous nos péchés et d’autre part le renouvellement de l’homme par la foi. Et tous deux constituent la renaissance de l’homme »14.
22Martin Brecht a observé que les piétistes aimaient se prévaloir de la Préface de 1522 du commentaire de l’Epître aux Romains15. L’exploitation du texte par les piétistes paraît tendancieuse ou, tout au moins, très subjective. La Préface n’inaugure pas un revirement de Luther quant à la justification par la foi et à la vanité des œuvres, qui sont gravées depuis 1520 dans le marbre des grands écrits réformateurs. Luther est demeuré constant sur ce point capital de la doctrine. La Préface ne permet une interprétation infidèle que dans la mesure où Luther ne s’adresse pas exclusivement à un public de théologiens. Arndt n’est pas de mauvaise foi cependant. La sensibilité nouvelle, qui apparaît avec lui et qui sera celle du courant piétiste dans son ensemble, répugne spontanément à séparer la foi et les œuvres. Parfois Arndt entonne des hymnes parfaitement luthériens et parfois il prie Dieu de lui apporter « la fécondité en œuvres bonnes »16. Sa sensibilité est seulement en quête de garanties quant à la sincérité de celles-ci, position très simple et aisément compréhensible pour le peuple des fidèles. Arndt la résume si clairement qu’un enfant pourrait le comprendre et ce d’autant mieux qu’il ne s’interrogerait pas sur le sens des notions :
C’est à cela qu’on juge le cœur de l’homme : Dieu reconnaît si une œuvre est née d’une foi pure, d’un amour pur et d’une humilité sans tache. Car si tes œuvres sont souillées par le goût de l’honneur et l’amour de soi, la louange et l’intérêt personnels, elles ne valent rien devant Dieu et quand bien même elles manifesteraient les dons les plus élevés17.
23Cela est apparemment irréprochable. Nul n’oserait prétendre que Luther a condamné l’amour et l’humilité. Il ne les a cependant pas mis sur le même plan que la foi. Arndt les célèbre à maintes reprises avec des accents mystiques. La « piété nouvelle » intègre des éléments antérieurs que la Réforme n’a évidemment pas reniés mais qu’elle avait subordonnés à la foi entendue comme source unique du salut. La sensibilité nouvelle ne se propose pas de réformer la Réforme mais elle se refuse à la séparer de valeurs demeurées primordiales à ses yeux. Cette subjectivisation de la Réforme est la caractéristique principale du piétisme. Il s’écarte d’elle avec la conviction d’en avoir saisi l’esprit véritable.
24Déjà Erasme avait accusé Luther de pratiquer un subjectivisme absolu en érigeant en dogme son interprétation personnelle. En affirmant tranquillement qu’il n’accepterait même pas d’être réfuté par les anges, le Réformateur prêtait le flanc à pareille critique. Par sa rupture avec la tradition, réduite aux écrits d’Augustin qui avaient l’assentiment de Luther, la Réforme entraînait fatalement l’exaltation du point de vue de son fondateur Tout aussi inexorablement, celui-ci devait revendiquer une autorité sans partage, afin qu’il n’y eût pas autant de religions que de fidèles. Sans Eglise, observe Hegel, les croyants ne sont que des grains de sable jetés aux quatre vents au gré des caprices du temps. Les dissidents, qui avaient emboîté le pas à la critique érasmienne, n’avaient pas pareille crainte. A leur suite, les piétistes vérifient le risque de dispersion inhérent à l’entreprise luthérienne. Subjectivisme et rationalisme sont les deux grandes tendances de la postérité luthérienne, le second s’affirmant de plus en plus au cours du XVIIIe siècle.
25L’héritage mystique s’affirme avec une insistance particulière chez l’auteur du Christianisme authentique. Arndt multiplie les emprunts sans s’efforcer cependant de les réunir en un ensemble cohérent, qui entrerait fatalement en conflit avec la pensée du Réformateur. Il prend selon ses besoins. La créature doit se dépouiller entièrement pour s’ouvrir à Dieu. Plus nous évacuons les « créatures extérieures » et mieux nous accueillons « la lumière et la vérité »18. Pour laisser place à l’amour de Dieu, amour que Dieu nous porte, amour qui nous porte vers Dieu, il faut se délivrer de l’amour pour les créatures19. La conclusion du troisième livre sur les « trois degrés de la patience » est une pure reprise de la mystique dominicaine20. Avec une discrète sensualité, Arndt s’approprie encore la thématique spirituelle de l’âme, épouse aimante et chérie du Christ. Plus discrète encore, la syndérèse elle-même est également présente sous la forme d’« une étincelle de la volonté libre demeurée dans l’âme ». Mais cette étincelle n’est pas de celles qui provoquent de grands embrasements. Elle n’a de pouvoir que sur les « œuvres extérieures », son influence, pâle reflet de la splendeur déchue de l’homme, étant « toute faible et chétive », incapable de se substituer à « la force divine » qui, seule, peut changer le cœur de la créature et nous offrir le salut21.
26Cette dernière allusion est parfaitement révélatrice de la démarche de l’auteur, de ses prudences et de ses audaces timorées. Sur un point capital, l’élection et la réprobation, il prend garde à ne pas heurter de front l’orthodoxie, au sein de laquelle il s’est d’ailleurs ménagé quelques amis, flattés de lui prodiguer leurs conseils. Par touches successives, il aligne des propositions qui ne paraissent guère choquantes mais qui se marient difficilement si on les rapproche. L’élection « s’est produite dans le Christ » et Dieu la propose à chacun de nous dans l’Evangile. Il ne saurait donc être rendu responsable de notre mauvaise volonté, qui nous la fait refuser22.
27Encore faut-il pour cela que nous disposions d’un soupçon de liberté, qui nous est accordé, mais si chichement que notre volonté est incapable d’amender notre « cœur », l’appel à cette instance indécise et souveraine qui décide de la bonté des œuvres étant constant chez les piétistes, avant que Kant lui-même n’y recoure dans La Religion dans les limites de la simple raison. Arndt ne se résout cependant pas à nous condamner d’avance. Il ne se réclame pas expressément de la prédestination. Pour nous sauver, il suffit de tendre la main vers l’Evangile. Mais l’Ecriture « ne nous sert de rien », nous dit aussi Arndt avec une rudesse inhabituelle chez lui, si nous ne sommes déjà « intérieurement un homme entièrement rené »23. Comment l’Evangile pourrait-il sauver tous les hommes s’il ne s’ouvre qu’à ceux qui déjà ont fait leur salut ? A l’instant de définir « le christianisme authentique », les apories s’accumulent.
28Nous ne savons jamais si Arndt est un luthérien de stricte obédience qui entretient cependant une lueur d’espoir pour ne pas désespérer le peuple des fidèles ou s’il est un dissident circonspect qui retouche la doctrine sur des points essentiels en multipliant les protestations de bonne foi, afin de se mettre à l’abri des persécutions. Nous préférons voir en lui le représentant d’une mentalité et d’une sensibilité nouvelles, qui ne se satisfont plus d’une doctrine s’imposant avec la rigueur des lois naturelles mais ne veulent pourtant pas rompre avec la Réforme. Arndt ne s’estime pas infidèle à celle-ci en lui apportant quelques correctifs qui lui éviteront de se figer en lettre morte. Il est luthérien mais Luther n’est pas le Christ et, à vouloir trop écouter les théologiens, on finirait par l’oublier.
29Cette ouverture à d’autres apports est manifeste aussi dans la reprise des principaux thèmes paracelsiens. Luther ne partageait pas les préjugés et superstitions de son époque quant aux vertus de l’astrologie. Arndt n’en a cure. S’il reconnaît les dangers d’un mauvais usage de celle-ci, il n’en conclut pas qu’elle serait intrinsèquement perverse. Les astres font partie de la nature créée par Dieu et leur attribuer une influence n’enlève donc rien à la Providence et à la toute-puissance de Dieu. Dieu peut agir par leur intermédiaire comme il se manifeste à travers la nature. Chaque chose en elle-même est privée de sens mais elle en a un dans la création à l’instar des caractères qu’utilise l’imprimeur et qui n’ont de signification qu’une fois assemblés. La création est une et reflète la volonté de son créateur en chacune de ses composantes pour qui sait déchiffrer la totalité du texte.
30Arndt fait sienne l’organisation et la conception de l’univers développées par Paracelse et s’approprie aussi le mode de décryptage des énigmes de la création et de leurs correspondances sur terre et dans les cieux : « Car le ciel est un reflet du grand monde, dans lequel un homme averti peut lire ce qui va arriver sur terre »24. La conviction de l’auteur ne laisse ici pas place au doute. L’homme est le centre du macrocosme, dont il est la reproduction fidèle et miniaturisée et de surcroît la clef. « Un homme savant »– qui donc sinon Paracelse ? – nous l’a clairement expliqué : « L’homme est le centre du grand monde, vers lequel les rayons se dirigent et convergent »25. L’homme est le résumé de l’univers : « tout le firmament » est en lui26.
31Comme pour Paracelse, comme pour Weigel, mais avec plus de simplicité dans la démonstration qui tend vers l’énoncé répétitif, cette affinité essentielle du microcosme humain et du macrocosme universel n’entraîne pas une banalisation de l’homme. Le Christ s’interpose. « Image essentiellement identique de Dieu », il a renouvelé « l’image corrompue de Dieu en l’homme »27. Il en résulte nécessairement une différence de nature, un hiatus infranchissable entre l’homme et l’univers. La difficulté ne fait que croître si l’on songe que l’univers, création en principe dégradée et inférieure par rapport à l’homme, lui est pourtant éminemment supérieur en exerçant son pouvoir sur lui. La plupart de nos maladies ont ainsi leurs sources dans les astres, dont le médecin cherchera à comprendre les effets pour guérir son patient. En vrai disciple de Paracelse, Arndt s’est essayé à pratiquer ce type de cures auprès d’amis malades, qui, semble-t-il, s’en sont trouvés bien. Les astres sont en quelque sorte des témoins plus anciens, plus proches de Dieu que nous.
32Arndt navigue entre le néoplatonisme, interprété par Paracelse, et la Genèse. S’inspirant de Böhme, les romantiques, notamment Novalis et Schelling, seront plus cohérents dans leur quête d’unité en posant que l’univers est lui aussi en attente nostalgique d’une rédemption qui lui adviendra quand les temps seront consommés. La multiplication des emprunts, dont Arndt use trop souverainement pour leur être fidèle, rend incertaine la logique interne du « christianisme authentique ». Mais en débitant ses vérités par tranches successives, Arndt satisfaisait les besoins ponctuels de ses lecteurs. Ce n’est certainement pas par pure habileté tactique. Arndt n’est pas un esprit systématique et les grandes synthèses des sommes théologiques d’autrefois sont hors de sa portée. Il s’en défie trop pour en être chagriné.
33Nous en revenons franchement à la Genèse quand Arndt nous rappelle que « toutes les créatures doivent servir l’homme sans distinction, selon la volonté de Dieu et l’ordre qu’il a mis dans la création ». La raison qu’il en donne n’en laisse pas moins perplexe : « Dieu veut que tous les hommes se considèrent entre eux comme un seul homme »28. C’est une idée de Schwenckfeld, dissident banni entre tous par les luthériens, qui refait ici surface. Développée par Silesius, elle séduira au XIXe siècle les esprits les plus hostiles au christianisme. Le cheminement est facile à reconstituer. La créature est indigne, rien en elle n’est sûr et persévérant et il n’est que son inconstance que l’on puisse prévoir avec certitude, thème baroque s’il en est qu’Arndt développe avec ravissement. Ce qui n’est que « néant par nature » ne mérite guère que l’ensemble de la création soit docilement à son service29.
34Et cependant la créature misérable a été rédimée par le sacrifice du Christ. Ce n’est donc pas l’homme dans son individualité méprisable que Dieu demande à l’ensemble de la création de servir mais l’idée de l’homme qui se réalise dans chacun de ses spécimens, ceux-ci n’étant que des variations accidentelles et imparfaites de la notion, destinées à être dépassées et sublimées. L’orthodoxie de l’ingénieuse solution est fragile, sinon spécieuse. Arndt répondra aux censeurs qui remonteront jusqu’à l’origine suspecte de sa thèse que le Christ nous a bien demandé d’aimer tous les hommes sans distinction dans l’oubli de nous-même et qu’il n’a rien voulu dire d’autre à ses lecteurs. Le piétisme est l’art de corriger Luther en s’affirmant plus luthérien que lui. Si l’on reproche à Arndt telle ou telle formulation, il se montre toujours prêt à la retoucher, comme s’il ne s’agissait que d’une maladresse de style. Dès la deuxième édition, il est allé de bonne grâce au devant de ses censeurs mais sans rien retrancher d’essentiel. Ses corrections ne sont jamais des rétractations. Arndt fait une forteresse de sa docilité.
35Le cinquième et le sixième livre, dans lesquels il répond à ses détracteurs, illustrent cette capacité d’adaptation. Arndt se saisit à nouveau du problème de la renaissance de l’homme. Une confusion certaine, qui n’est pas nécessairement voulue, aide à rendre théologiquement acceptable dans une obscurité providentielle un procès au terme duquel la connaissance de Dieu relève plus d’une mystique assagie, donc, il est vrai, dénaturée ou affadie que du strict luthéranisme :
Ce renouvellement qui conduit à la connaissance de Dieu selon son image fidèle se produit en et par l’homme intérieur, dans lequel revit la connaissance de Dieu, telle qu’elle a parfaitement brillé en Adam dans sa raison et son âme avant la chute, pour s’éteindre, pâlir, s’assombrir et se perdre après la chute, mais elle s’allume et se renouvelle maintenant par l’effet de l’Esprit saint, conformément à ce qu’il est écrit dans 2 Co 3, 1830.
36Les antithèses de l’anthropologie sont des plus classiques apparemment, et surtout moins suspectes. La conversion de l’homme se produit cependant sous l’effet souverain de l’Esprit saint, par la médiation du Christ dans une relation exclusive qui n’implique que le croyant et lui seul. L’Eglise et les sacrements sont tenus à l’écart du procès. L’intimité fervente d’une relation duelle est le lieu où s’opère la conversion, où elle s’expérimente et vérifie son authenticité après les épreuves de la confrontation avec le monde. Dans le cinquième livre, Arndt, quelque peu tancé par des censeurs qui se souvenaient aussi de ce qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de lire, apaise leur inquiétude par des concessions de bon ton qui ne coûtent pas cher à cet esprit conciliant : « Par son corps spirituel et les dons qu’elle a reçus l’Eglise chrétienne est unie à sa tête, Jésus-Christ »31. Arndt ne vient pas à résipiscence. Le « corps spirituel » de l’Eglise, nous expliquent régulièrement marginaux et dissidents, ne se laisse pas enfermer dans les murailles de pierre de l’institution, il est celui de tous les chrétiens, certains n’hésiteront pas à dire avec Weigel celui de tous les hommes de bonne volonté, qu’ils aient connu ou non la Révélation. Chacun pouvait entendre à sa convenance les justifications de l’auteur.
37Il est au moins un point de la doctrine propagée par Arndt qu’il assume avec une telle constance que le doute n’est pas permis. C’est le thème de la descente ou de l’entrée en soi-même (Einkehr). Sans elle, il n’est pas de connaissance de soi, cette étape indispensable pour se débarrasser du vieil Adam et de l’amour de soi qui colle à sa dépouille. Elle n’apporte pas une illumination qui, d’un seul coup, bouleverserait la vie. C’est une pratique ou un exercice qui demande à être répété et conduit régulièrement avec méthode. Les ordres religieux en offrent l’exemple bien plus que Luther et ses disciples : « Un chrétien doit au moins une fois par jour se détourner de toutes les choses extérieures et descendre dans le fond de son cœur »32. Les créatures, y compris les autres hommes, font partie de ces « choses extérieures », bien que l’auteur nous enjoigne également de considérer nos semblables comme s’ils ne faisaient qu’un seul être avec nous-même. Si tu te vidais des images de toutes les créatures, nous assure Arndt, « tu aurais et posséderais Dieu continûment »33. Nous restons cependant dans le domaine de la pure spéculation.
38La thématique n’est mystique qu’occasionnellement et superficiellement. Arndt ne tend pas vers l’union mystique, n’aspire pas à la déiformité, ne songe pas à transpercer les ténèbres de la déité pour plonger en son cœur. La descente en soi-même a des vertus essentiellement morales. Son but ultime est l’imitation de Jésus-Christ, une vie exemplaire dans l’indifférence au monde. La réussite ici-bas n’est donc pas une vérification de l’élection, comme elle le deviendra dans de nombreuses communautés et sectes protestantes en s’accordant à merveille aux postulats de la morale du capitalisme. Arndt est mille fois plus réticent sur ce point que nombre de fidèles de Luther au long des siècles et ne se rassure pas en pensant que le chrétien puissant en ce monde pourrait secourir efficacement ses frères34. La grâce que nous avons reçue de Dieu se vérifie dans les gestes quotidiens commandés par une éthique exemplaire, qui ne nous vaudra pas la reconnaissance du monde. Manifestement, Arndt ne considère pas que les fonctions qu’il occupe au sein de l’Eglise seraient un signe suspect de réussite dans le monde. Elles sont pour lui une obligation morale.
39Les critiques que l’œuvre eut à subir n’étaient pas insensées. Arndt ne recourait pas par hasard au vocabulaire de la mystique, ce qu’il était difficile de contester. On l’accusa de cultiver le « perfectionnisme », celui-ci étant entendu comme volonté suspecte de dépasser les limites assignées par Dieu à la créature, de faire preuve d’une confusion dans l’organisation des thèmes dont une fidélité sans faille à la doctrine du Réformateur l’aurait prémuni. Le reproche d’exaltation, d’absence de mesure, de divagation (Schwärmerei) ne se fit naturellement pas attendre. Il a été pendant des siècles la tarte à la crème de la polémique protestante en Allemagne35. Au XIXe siècle, les auteurs athées l’ont repris pour l’appliquer au Christ. Arndt était trop bon chrétien pour ne pas tenir compte de ces sages admonestations mais en fait il se contenta dans la seconde édition de retouches purement formelles. Il était même capable d’affirmer qu’il n’avait pas connaissance des sources, par exemple Weigel, auxquelles il puisait généreusement. Arndt ne manquait pas d’arguments pour se défendre. Luther, le premier, avait édité la Théologie allemande. La justification par la foi excluait-elle de venir en aide à notre prochain et de s’efforcer de persévérer sur cette voie ? Arndt pouvait également faire valoir à bon droit qu’en luthérien fidèle, il ne dissociait jamais la pénitence de la conversion et de la renaissance.
40Malheureusement pour lui, les admirateurs de Schwenckfeld et de Weigel l’interprétèrent à la façon de ses détracteurs et l’annexèrent bruyamment à leur cause. La querelle aux multiples rebondissements agita une bonne partie de l’Allemagne. Certains protagonistes révisèrent leur jugement après que Arndt se fut empressé de leur délivrer de judicieuses explications. Ce ne fut pas suffisant pour mettre fin à une polémique qui ne s’apaisa pas avec sa mort. Les plus exaltés de ses disciples le désignèrent comme un second Luther, voire un nouveau Jean-Baptiste ou le second ange de l’Apocalypse36. Arndt n’avait jamais aspiré à pareil honneur mais la persistance et les excès de la polémique, qui s’étendit sur plusieurs décennies, montrent à quel point l’obéissance à l’Eglise luthérienne était devenue problématique.
41Le succès de l’œuvre n’allait pas se démentir jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Les innombrables rééditions de Das wahre Christentum, mais aussi des autres écrits de son auteur, qui ne faisaient que développer avec force ornements les thèmes de l’œuvre principale, ne sont cependant pas le signe d’une contestation susceptible de mettre en péril l’institution37. Il n’était pas subversif de posséder et de pratiquer les écrits d’un dignitaire de l’Eglise. Peu à peu, Arndt a été massivement récupéré. Il paraissait naturel dans de nombreux foyers de posséder la Bible de Luther et un livre qui expliquait si bien et avec de si belles illustrations le « vrai christianisme », dont le monde avait tant besoin. De ce point de vue, celui d’une réception étalée sur plus d’un siècle, Arndt a bel et bien été un second Luther que ses lecteurs ne songeaient pas à opposer au premier. L’œuvre fut lue comme un manuel d’édification morale, ce qu’elle était effectivement.
42Un si grand succès n’est pas dû au hasard et à la seule habileté. Das wahre Christentum répondait à un besoin. L’Eglise luthérienne s’était durablement installée dans la cité et dans les têtes. Se passer d’elle ou vivre en esprit dans une Eglise invisible, hors de l’espace et du temps, était une aventure pour la majorité des croyants. De ce point de vue, la contestation inaugurée par les marginaux et dissidents tournait court. L’exigence d’une foi intériorisée et vivante qu’ils opposaient au formalisme de l’institution et de la doctrine demeurait vive cependant. Arndt peine à demeurer irénique quand il s’en prend aux théologiens. Les caractères de plomb de l’imprimeur qui matérialisent d’autorité la vérité lui pèsent plus que le fonctionnement de l’institution. La foi tend à devenir une affaire personnelle, dont la vérité s’éprouve par des actes concrets, au risque d’ébranler la doctrine de la justification par la foi dans sa rigidité dogmatique. Arndt recueille et pérennise la contestation en la rendant tolérable pour l’Eglise et la société.
43Cette contestation cesse d’être sociale, ce qu’elle n’était que sur un plan théorique pour les dissidents que nous avons étudiés. La virulence de leur critique ne pouvait occulter le fait que leur royaume n’était pas de ce monde et qu’ils ne voulaient changer la société que par l’amendement de l’homme. Leur condamnation de la société n’impliquait pas une violence programmée pour la détruire. Müntzer, au moins en partie par le fait des persécutions qui s’abattirent sur lui, est la seule exception demeurée sans lendemain dans une histoire de l’Allemagne et du protestantisme de plus en plus policée. Arndt n’est certes pas indifférent à la peine des hommes mais il approuve les structures existantes de la société et l’atteste par ses choix politiques quand Braunschweig est en proie à des conflits armés qui opposent différentes factions. L’obéissance à l’autorité civile est un point de doctrine qui ne sera plus remis en question. L’histoire de l’Allemagne et l’histoire du luthéranisme restent inséparables dans leur gravitation autour de ce dogme.
44La Réforme s’était engagée dans une voie qui ne correspondait pas nécessairement à ses prémisses quand elle connut en son sein de fortes remises en cause. Devenue autorité, institution et pouvoir civils et religieux, elle ne pouvait que les combattre, quoi que l’on pense de la brutalité des moyens mis en œuvre. Arndt incarne une troisième voie. Il intègre en grande partie dans son exhortation à l’adresse du peuple de Dieu le message existentiel que lui ont légué les dissidents mais il en retranche la pointe subversive. Il est un réformateur réformiste.
45La critique oppose traditionnellement différents aspects de sa personnalité et de sa doctrine et s’efforce de trancher en privilégiant les uns aux dépens des autres. Etre le « père du piétisme » n’implique pas, au contraire, que l’on ne soit pas l’héritier, sinon le « représentant », un peu assagi certes, de la mystique et du spiritualisme. Cela exige aussi que l’on ait eu l’ambition de régénérer « la piété du luthéranisme »38. Bien que l’on puisse contester la perfection de la synthèse à laquelle il aspire, Arndt conjugue toutes ces qualités. Sa pensée et celle de ses successeurs piétistes accompagneront désormais le luthéranisme orthodoxe, sans l’affronter systématiquement, en protestant de leur fidèle allégeance, la main sur le cœur, mais sans se confondre avec lui.
Philipp Jakob Spener (1635-1705)
46Spener est la figure centrale du piétisme, celle qui contribue le plus sûrement à le définir. Il en reflète aussi le mieux les aspects contradictoires. Nous sommes abondamment renseignés sur les circonstances de sa vie, ce qui tient essentiellement à ses origines sociales. Quand Spener naît en 1635 à Ribeauvillé, Luther est mort depuis près d’un siècle. La figure paradigmatique du piétisme est issue d’une famille solidement bourgeoise. La situation de son père, sorte d’intendant et régisseur au service des seigneurs de Rappoltstein, le met très vite au contact de l’aristocratie. Agatha von Rappoltstein est sa marraine. On a souvent constaté que le piétisme se rencontrait dans tous les milieux, la bourgeoisie comme l’aristocratie, les fonctionnaires, les pasteurs et les intellectuels comme les paysans et les artisans. Par ses origines, Spener a côtoyé très jeune l’ensemble des couches supérieures, sociales et cultuelles, représentées dans le piétisme. Aux lectures habituelles, celles de la Bible, de Luther et de Arndt s’est ajoutée aussi celle de piétistes et de spiritualistes anglais39.
47Placé par la naissance au point de rencontre de la bourgeoisie et de l’aristocratie, Spener relève d’une conjonction exceptionnelle dans l’histoire allemande, ce que l’on n’a sans doute pas suffisamment relevé. Plus d’un siècle après lui, Werther, souvent considéré comme le représentant emblématique de toute une génération, se désespère de ne pouvoir franchir les barrières qui séparent la bourgeoisie de la noblesse. Vingt ans plus tard, un héros plus sage, Wilhelm Meister, jeune bourgeois pourtant fortuné, ne cache pas son ambition en des tirades où parle l’auteur d’accéder enfin, d’une manière ou d’une autre, à la classe qui a reçu de la naissance le privilège de vivre selon ses propres codes, sans devoir faire l’effort de s’émanciper par des mérites hors de l’ordre commun. Dans le roman célèbre de Goethe, la fameuse « Société de la tour » ne voit d’autre solution que le mariage pour surmonter les préjugés qui séparent la bourgeoisie et la noblesse. Malgré une origine qui le mettait à l’abri du souci, Goethe lui-même n’a dû qu’à un génie éclatant de pouvoir les vaincre avant que l’âge vînt. Spener est un enfant né coiffé.
48Sa formation intellectuelle est des plus complètes. La rencontre de personnalités marquantes accompagne de solides études théoriques. En 1651, il s’inscrit à l’université de Strasbourg, où enseignent plusieurs professeurs de sa famille. Il y étudie l’hébreu, le grec et la philologie biblique. En 1653, il devient « Magister » grâce à une « dissertation » portant sur la théologie naturelle qui conduit logiquement à étudier la morale et le droit « naturels ». L’intérêt que Spener manifeste à cette époque pour Hobbes et Hugo Grotius s’explique donc aisément. Ces « dissertations » étaient à l’époque des travaux relativement minces et le resteront longtemps. Les biographes de Spener s’accordent pour reconnaître qu’il n’est pas un esprit philosophique, ce que confirmeront ses écrits ultérieurs. En revanche, il est passionné d’héraldique et passe, aujourd’hui encore, pour un grand spécialiste de la discipline. Cette curiosité, qui ne va pas de soi pour un théologien, ce type de recherche historique qui l’inscrit dans une tradition culturelle bien précise ne le prédisposent pas à alimenter la contestation sociale au sein de l’Eglise luthérienne et son évolution sera effectivement sans surprise. Ils n’interdisent pas de formuler ces vigoureuses et courageuses admonestations qui parcourent les Pia Desideria.
49Le jeune étudiant se distingue par une piété qui l’attire hors du monde et de ses occupations décrétées dérisoires, tendance déjà forte chez lui dès son adolescence. Cette indifférence n’est nullement contradictoire avec le goût de l’héraldique, science par excellence de l’observation minutieuse et de la récapitulation érudite, dans laquelle le présent n’a qu’une valeur purement décorative et instrumentale s’il n’est pas déchiffré à la lumière du passé qui lui confère d’autorité son sens intangible. Spener semble avoir été un étudiant sans grande originalité, très dépendant de ses lectures parmi lesquelles on retrouve sans surprise Arndt, le disciple et ami de celui-ci, Johann Gerhard, devenu entre temps un classique de la théologie luthérienne, et aussi saint Bernard, dont les écrits ont inspiré autant les piétistes que les mystiques. Le professeur qui a exercé sur Spener l’influence la plus marquante est le théologien Konrad Dannhauer. Celui-ci était un luthérien orthodoxe, donc fatalement méfiant à l’égard de Arndt, que Spener ne reniera jamais. Les étudiants en théologie apprenaient la dogmatique dans ses ouvrages. Si orthodoxe qu’il fût, Dannhauser redoutait la confusion des pouvoirs entre l’autorité civile et l’Eglise40. La critique du césaropapisme avance cependant à pas feutrés chez les contemporains de Spener et préfère imputer les travers qu’elle dénonce à la faiblesse des hommes chargés de représenter l’Eglise plutôt que de remettre en cause la doctrine et les engagements concrets du Réformateur. Cette ambiguïté la condamne à une impuissance qui se vérifiera historiquement.
50Un itinéraire familier conduit Spener en 1659 de Strasbourg à Bâle pour un bref séjour. Il y poursuit ses études hébraïques auprès de Johann Buxtorf. Celui-ci défend la conception d’une stricte théopneustie, que Spener ne remettra jamais en cause. L’année suivante, Spener est à Genève où il écoute prêcher Jean de Labadie. L’impression que le prédicateur inspiré laissa sur le jeune homme doit avoir été forte puisque Spener traduira en 1667 La Pratique de l’oraison et méditation chrétienne. Psychologiquement, le radicalisme de la pensée de Jean de Labadie, qui le poussera à rompre avec les Eglises, est cependant incompatible avec la personnalité de Spener, qui répugne aux affrontements. En 1662, Spener accompagne le comte de Rappoltstein dans le Wurtemberg, qui sera un des fiefs les plus solides du piétisme. Il entre en contact avec des professeurs de l’université de Tübingen. C’est le temps où il songe à s’établir, c’est-à-dire à enseigner à l’Université. Ses relations et ses talents lui ouvrent des perspectives tant à Strasbourg qu’à Tübingen.
51Spener décide pour les exploiter au mieux de préparer une thèse de théologie. L’Apocalypse, 9, 13-21, qui prédit les ravages provoqués par des hordes de cavaliers venus de l’est, lui fournit un sujet d’une brûlante actualité puisqu’un homme avisé pouvait reconnaître les Turcs au premier coup d’œil dans les effroyables barbares. Les luthériens orthodoxes avaient bien perçu le phénomène et Spener ne se mêla pas de les contredire. Ces phobies ne doivent pas trop prêter à des sourires anachroniques. Les Turcs représentèrent pendant longtemps un terrible danger. Il n’est pas sûr que nos contemporains aient besoin pour alimenter leurs angoisses de périls aussi tangibles. Spener soutint sa thèse en 1664 et l’on retiendra pour l’anecdote, révélatrice de sa mentalité, qu’il se maria exactement le même jour pour diminuer les frais entraînés par les deux cérémonies. Le couple eut onze enfants, dont neuf survécurent
52En 1666, Spener fut nommé doyen (« Senior ») du collège ou de l’assemblée des pasteurs luthériens de Francfort sur le Main. D’autres noms avaient été envisagés avant le sien pour cette fonction relativement importante, bien que la ville d’Empire comptât à l’époque moins de 20 000 habitants. Il est caractéristique des rapports de pouvoir au sein de la société allemande que Spener fut désigné par la municipalité et non pas par les autorités religieuses, les pasteurs de la ville se montrant d’ailleurs réticents. Francfort était une ville multiconfessionnelle. Or les conversions au catholicisme n’étaient pas rares. La plus notable fut celle du prince électeur de Saxe, Auguste le Fort, en 1697. Pour défendre la doctrine luthérienne de la justification par la foi contre les assauts des catholiques, Spener publia en 1684 un ouvrage de plus de 1500 pages41. Il s’en prit également vigoureusement à la doctrine de la prédestination des réformés, dont le culte était interdit à Francfort, et s’opposa à toutes les tentatives de conciliation entre les deux confessions. La prédestination a été traditionnellement le terrain d’affrontement favori des luthériens et des calvinistes. La vie de Schleiermacher est riche d’enseignements à ce sujet. Leibniz se refuse pourtant dans la Théodicée à constater la moindre différence entre Luther et Calvin sur cette question de dogme. Les psychanalystes seraient certainement tentés de chercher la source du conflit dans l’exaspération d’une différence insignifiante. Il s’agit aussi et surtout de marquer son domaine. Force est de constater que la doctrine de Spener évoluera lorsqu’il entrera à Berlin au service d’un prince réformé.
53Les responsabilités de Spener impliquaient qu’il se situât vis-à-vis des juifs, relativement nombreux à Francfort. Nous ne trouvons pas trace chez lui de l’antisémitisme virulent de Luther, ni même de celui des dissidents, qui continuent à voir dans les juifs les coupables de la mort du Christ, bien que leur conduite d’exclusion ne se hisse pas au niveau de haine qui caractérise les derniers écrits luthériens. Spener se situe dans la perspective du premier Luther, qui nourrissait l’espoir que les juifs se convertiraient puisqu’ils découvraient maintenant le vrai christianisme grâce à la Réforme. Cela ne suffit pas pour que l’on puisse louer sa tolérance sans réserve. Spener voulait que les juifs fussent contraints de respecter le dimanche comme jour de fête, de repos et de pieuse méditation, ce que certains luthériens de la cité considéraient comme un héritage désuet puisque la Réforme avait démontré la vanité des œuvres. En 1681 les pasteurs de la ville demandèrent à la municipalité d’obliger les juifs à écouter les sermons dans les lieux de culte chrétiens. Leur salut et donc leur conversion exigeaient qu’ils connussent la religion chrétienne... La tolérance de Spener se borne simplement à ceci qu’il ne réclame pas de persécutions violentes. Comme dans le reste de l’Allemagne, le nombre de conversions resta des plus modestes.
54Les édiles francfortois avaient déjà trop à faire avec la France et les Habsbourg et c’est pour se défendre de ces périls extérieurs et non pas des juifs qu’ils décrétèrent en cette même année 1681 un jour de pénitence. Spener se désespère devant tant d’indolence d’autant plus que la municipalité reste tout aussi passive devant les autres vices qui prospèrent dans la cité. Il n’est donc absolument pas hostile à une collaboration étroite entre les autorités civile et religieuse. Il entend seulement que l’Eglise doit avoir la haute main sur ce qui relève de la morale et des mœurs, vaste domaine s’il en est, surtout quand un piétiste en trace les contours. L’autorité civile souhaite quant à elle contrôler l’activité et les initiatives de ses pasteurs. Elle n’est pas prête à renoncer à des prérogatives qui lui viennent précisément de la Réforme. Au contraire, la collaboration dont rêve Spener est proche d’une théocratie modérée. Une cité qui ne se préoccupe que de ses intérêts matériels est impie. La leçon est celle du christianisme depuis toujours et notamment depuis Augustin. Seulement le piétisme la formule avec une insistance particulière, qui trouve rarement un écho. Lorsqu’il quitta Francfort pour Dresde en 1686, Spener était un homme déçu depuis de nombreuses années.
La réforme de l’Église et la conquête des lieux de pouvoir
55Spener a beau appartenir à la deuxième génération qui a suivi Arndt et se recommander de l’auteur de Das wahre Christentum, la réforme paraît toujours aussi urgente malgré le succès du livre. Elle est le grand dessein de sa vie. La première initiative concrète pendant son séjour à Francfort, celle qui fera date dans l’histoire du piétisme mais aussi dans celle du protestantisme allemand, n’émane pas directement de lui. Ce sont quelques amis de Spener qui vinrent le trouver en 1670 dans l’intention de se concerter avec lui régulièrement et d’aborder en commun les problèmes de l’Eglise et de la foi. Tout au moins est-ce la version officielle, mais l’on pourrait imaginer aussi que Spener, découragé de voir ses projets s’enliser dans l’indifférence, ait discrètement sollicité des fidèles si possible influents pour conforter son action. Les réunions, qui se tenaient au domicile de Spener, s’appelèrent bientôt Collegium pietatis. Ce type d’exercice, qui combinait méditation, réflexion et communication à l’assemblée des expériences individuelles, n’était pas usuel chez les luthériens. Spener a traité d’abondance devant son auditoire le thème du sacerdoce universel qui, selon lui, caractérisait l’Eglise primitive. Quelle que soit sa condamnation du séparatisme, entre autre celui de Labadie, auteur qu’il vient pourtant de populariser par une traduction, les idées ont leur logique. La doctrine du sacerdoce universel se concilie difficilement avec l’allégeance à une Eglise positive. Le cercle de Francfort portait en lui le germe du séparatisme. Ces ambiguïtés théoriques et pratiques ne se rencontrent pas seulement chez Spener mais dans toute l’histoire du piétisme. Il est vrai que la contradiction avait sa source en Luther.
56En 1675 paraissent les Pia Desideria, le livre de Spener qui l’a rendu célèbre jusqu’à aujourd’hui et dont nous traiterons par la suite. Ce n’est pas seulement Spener que l’ouvrage projette sur le devant de la scène mais le Collegium pietatis avec sa doctrine et sa pratique. Celui-ci est en plein développement. Aux adeptes des premiers temps, étudiants, théologiens, juristes, qui représentaient à des degrés divers des classes sociales relativement aisées sont venus s’ajouter des fidèles plus modestes, souvent artisans. Peu à peu, toutes les couches de la population seront représentées sauf celles que l’on pourrait qualifier de tiers état. C’est là un des traits caractéristiques du piétisme qui rend malaisée une analyse sociologique. Le Collegium pietatis tolérera bientôt des femmes en son sein, encore privées, il est vrai, du droit de parole, et la demeure de Spener est devenue trop petite pour accueillir tous les déçus de l’Eglise. Il suscite des émules. D’autres conventicules laissent s’exprimer les femmes et l’on comprend aisément que nombre de luthériens orthodoxes froncent le sourcil. Nous assistons à un phénomène comparable, malgré son extension plus réduite, à l’irruption des béguines sur la scène publique de la rénovation religieuse. Le soupçon d’immoralité commence à naître. Inversement, on reproche aussi aux piétistes d’ignorer la vie. Spener ne serait qu’un vulgaire quaker. Les diverses rumeurs enflent et se nourrissent inévitablement du caractère en partie confidentiel des divers conventicules. Spener doit prendre la plume pour se justifier42.
57Préserver une fidélité apparemment sans faille des Collegia à l’institution ecclésiale devint de plus en plus une gageure. Des femmes connues pour leur piété, Johanna Eleonore von Merlau et Madame Baur von Eyseneck, prirent dès 1675 à Saalhof, non loin de Francfort, des initiatives en matière de catéchèse notamment qui invalidaient l’autorité de l’Eglise. D’autres remises en cause furent plus lourdes de conséquences. L’ami le plus proche de Spener dans son entreprise de rénovation de l’Eglise, le seul à avoir conquis quelque notoriété, Johann Jakob Schütz, tire en 1677 la conséquence de ses analyses théoriques et refuse désormais le sacrement de l’Eucharistie. Cette rupture avec l’Eglise positive équivaut à ce que l’on qualifie de schisme dans l’Eglise catholique. Or Schütz ne manque pas d’autorité et de prestige auprès de ses frères piétistes qui apprécient sa détermination. Le bruit de ces dissidences dut franchir les océans puisque le quaker William Penn se rendit à Francfort. Les dames de Saalhof furent ravies de l’accueillir. Penn incita sans grand succès les piétistes francfortois à émigrer en Pennsylvanie, ce que firent de nombreux disciples de Schwenckfeld, accompagnés par des mennonites, comme si les dissidences avaient besoin de rassembler leurs forces en des espaces exotiques. La ville où s’établirent les exilés, qui ne seraient pas partis s’ils avaient encore accordé quelque crédit à l’Eglise d’Allemagne, porte le nom de Germantown.
58La progression du séparatisme est un échec incontestable pour Spener. Elle signifie qu’il apparaît impossible à beaucoup de ses adeptes de réformer l’Eglise de l’intérieur. La position de Spener est des plus inconfortables. De son propre aveu, il est incapable de rien changer au fonctionnement de l’Eglise. Cependant sa critique de celui-ci engage des points de doctrine qui dépassent de loin de simples correctifs pratiques. A s’en tenir à celle-ci, le choix du séparatisme semble moralement et théologiquement justifié. Spener ne s’y résout pas. Les raisons personnelles ne manquent pas puisqu’il s’agirait d’une véritable aventure pour ce père de famille nombreuse dont la culture est celle de l’intégration et non pas de la déconstruction. Mais Spener sait aussi qu’il serait encore plus impuissant à l’extérieur de l’institution qu’en son sein. Le séparatisme est autant une rupture avec lui qu’avec l’Eglise.
59L’ambiguïté du piétisme de Spener consiste en ceci qu’il ne peut se structurer qu’en déstructurant l’institution à laquelle il appartient et se dit profondément attaché, sans que sa sincérité puisse être mise en doute. Pratiquement, Spener va gérer avec une extraordinaire habileté ce problème apparemment insoluble. Ses écrits, l’écho des initiatives qu’il a prises à Francfort, qu’il s’agisse de la catéchèse, de la formation des jeunes pasteurs ou des rencontres avec des fidèles de divers horizons sociaux et culturels, lui ont assuré dans l’ensemble de l’Allemagne une notoriété sur laquelle ne flotte pas le parfum du scandale ou de la provocation si fréquent dans les querelles théologiques. Les débats ont été fréquents, les attaques et les suspicions nombreuses et variées. Spener y a répondu sagement et posément, sans jamais manquer de rendre hommage à un adversaire et en n’oubliant jamais d’assister de sa plume ou de ses conseils un ami en difficulté. Il s’abstient de blâmer l’adepte imprudent ou par trop exalté et lui prodigue des conseils fraternels. Sur le fond, il ne fait pas de concessions et se contente de protester de la pureté de ses intentions. Jamais il n’humilie un contradicteur inquiet, préférant lui témoigner sa sollicitude. Nous sommes bien loin de Lessing ou de D.F. Strauss, dont il n’a ni l’agressivité ni le scepticisme, ceci expliquant peut-être cela. Il n’a pas non plus la verve et le talent de ces esprits incisifs. Les affinités les plus redoutables qui lui soient reprochées sont celles avec les spiritualistes. Il en a parmi ses amis et jusque dans sa famille. Son beau-frère Horb est l’un des leurs, et Spener ne songe pas à le renier. A qui l’accuse de propager les idées de Böhme, il se contente de répondre qu’il serait bien en peine de répandre semblable hérésie puisqu’il n’y entend rien, et tout le monde le croit tant cela paraît vraisemblable. De ses faiblesses, il tire avantage.
60Ses amitiés et ses relations aidant, les conventicules se multiplient. Ils ne submergent pas l’orthodoxie luthérienne mais l’inquiètent et l’agacent. Les conventicules sont des réseaux, animés par l’aspiration et le besoin qui ont présidé à la naissance du Collegium Pietatis de Francfort, mais leur doctrine n’a pas la solidité du roc. Leur orientation dépend des personnalités qui les inspirent et de la situation locale. Le zèle paternel de Spener n’en prend pas ombrage. Obstinément, discrètement, efficacement, il vient en aide à ses amis, leur procure tel ou tel emploi où leur influence sera bénéfique. Il ne s’en cache pas non plus, l’intérêt supérieur de l’Eglise étant son seul mobile. Il n’affronte pas l’institution, il s’y infiltre. Sa tactique et sa stratégie sont celles d’un politique.
61Le piétisme n’est pas un mouvement de masse, une vague de fond populaire. Il s’abaisse peu à peu vers le peuple pour l’éduquer et la conquête de fonctions importantes sert ses desseins. Luther ne recommandait rien d’autre au chrétien. Tout en s’appuyant sur le peuple de Dieu, qu’il accuse le luthéranisme orthodoxe d’avoir oublié, Spener aspire à réformer l’Eglise et, très accessoirement, la société « par le haut », grâce à des élites dévouées que le mérite et la naissance auront désignées. Jusqu’au national-socialisme, l’histoire de l’Allemagne n’offre pas l’exemple d’une réforme importante et a fortiori d’une révolution aux effets durables dont le peuple aurait été la source. Personne n’eut à se louer de cette exception.
62La nomination de Spener à Dresde atteste le succès de sa méthode. Il y devint entre autres prédicateur de la cour, inspecteur et confesseur du prince électeur. Celui-ci étant président du Corpus evangelicorum, ses fonctions sont considérées comme les plus importantes au sein du luthéranisme allemand43. Avant d’accepter cette promotion, Spener hésita ou fit mine d’hésiter, fit part de ses scrupules aux diverses autorités concernées, finit par s’en remettre à l’avis d’amis sûrs qui l’encouragèrent à accepter la promotion qui lui était faite. Une décision très probablement arrêtée dans une délibération solitaire prenait ainsi une dimension collégiale.
63L’erreur de Spener fut de s’imaginer que ses fonctions lui assureraient une véritable capacité de réforme. Il ne va pas tarder à faire l’expérience douloureuse des limites de son habileté. Dans un domaine qui lui tenait à cœur, l’enseignement du catéchisme, Spener ne se heurta pas à trop d’obstacles et réussit à rendre de nouveau sa pratique courante. La cour de Dresde n’avait rien à craindre, au contraire, de ce zèle pastoral. Cependant, Spener voulait aussi réformer les cœurs, éveiller les sensibilités, faire des hauts personnages de la cour de vrais chrétiens. S’il n’avait été mû que par l’ambition, il lui aurait été aisé de s’aménager un lit douillet. Mais Spener avait beau être un fin politique, il était aussi un croyant sincère, convaincu qu’une mission lui avait été confiée par Dieu.
64Il ne tarda pas à se faire remettre durement à sa place quand il s’avisa de donner des leçons de morale au prince électeur et persévéra après une première fin de non-recevoir. Johann Georg n’avait nulle envie de se corriger de son ivrognerie. Spener n’était pas arrivé depuis trois ans à Dresde que son échec était consommé. En sa personne, le piétisme se brise sur la réalité politique et sociale du luthéranisme. Les princes ne sont pas prêts à recevoir des leçons de morale de leurs sujets, ceux-ci seraient-ils de hauts dignitaires de l’Eglise. Bien qu’il fût respectueux de leur fonction et de leurs intérêts, Luther ne se faisait pas d’illusions à leur sujet. Spener n’a pas eu cette lucidité cynique pas plus qu’il n’avait l’adresse d’un abbé de cour. Entré en disgrâce, il n’a plus d’autre perspective que de démissionner ou d’être congédié, chacune de ces solutions présentant des inconvénients pour les deux parties. Le prince électeur de Brandebourg en appelant Spener à Berlin en 1691 offrit aux deux hommes une issue providentielle.
65Ce malheureux épisode de la carrière de Spener est riche d’enseignements généraux. Un prince luthérien est tenté de voir dans le dignitaire de l’Eglise qui lui fait face un subordonné qui lui doit sa carrière. Un prince catholique doit intriguer pour exercer des prérogatives sur le gouvernement de l’Eglise qui sont un droit en terre luthérienne. Spener avait manifestement cru d’autre part que sa fonction de prédicateur et de confesseur lui ouvrirait le cœur du prince électeur et, du même coup, serait décisive pour la réforme de l’Eglise qu’il jugeait urgente. Johann Georg ne lui ouvrit même pas sa porte. Spener avait eu l’ambition d’exercer une véritable direction de conscience, comme s’il avait affaire à un souverain catholique, l’imaginaire protestant se plaisant de surcroît à faire de celui-ci la marionnette d’un confesseur sans scrupule. En recrutant un théologien de renom, le prince électeur de Saxe ajoutait seulement un ornement supplémentaire à sa cour. L’échec cuisant de Spener marque, au-delà de la désillusion personnelle qu’il était de taille à surmonter, la fin d’une tentative de généralisation à l’ensemble de l’Allemagne d’un piétisme cohérent et susceptible de réorienter l’histoire du luthéranisme en Allemagne. Les autres courants du piétisme seront désormais moins conciliants, plus dépendants aussi de leur situation régionale. Le piétisme va tomber dans un particularisme que n’avaient souhaité ni Arndt ni Spener.
66A Berlin, Spener occupa les fonctions honorables mais nullement exceptionnelles de premier pasteur (Propsi) de l’église Saint-Nicolas. Dans le Brandebourg, les princes étaient de confession réformée depuis 1613, sans être parvenus à convaincre la masse de la population d’abandonner le luthéranisme. Spener est resté constant sur un certain nombre de ses convictions, comme la nécessité de la confession que rejetaient les plus zélés de ses partisans, plus luthériens que Luther en cela. Il ne passe pas cependant aux yeux de ses biographes pour avoir défendu avec une ardeur excessive les intérêts des luthériens contre les réformés44. Plus que précédemment, Spener s’est engagé à Berlin dans des actions caritatives, qui bénéficièrent du soutien des autorités. La lutte contre la pauvreté et la détresse sociale devient une mission éducative et sanitaire, le piétisme associant en quelque sorte l’œuvre des congrégations religieuses en terre catholique et l’intervention de l’Etat. On fonde des hôpitaux et des hospices pour nécessiteux. Cet engagement caritatif, dans lequel Spener s’est distingué par des réalisations importantes sans avoir été pour autant un pionnier, sera à l’avenir une des caractéristiques constantes du piétisme.
67Spener fut aidé dans sa tâche par des amis influents qui appartenaient à la haute administration. Leur aide s’avéra aussi des plus précieuses sur le plan strictement religieux Spener obtint que fut signifiée aux prédicateurs de Sainte-Marie, principale église de la ville, l’interdiction de prêcher contre les piétistes. Cela signifie clairement que les clivages entre piétistes et réformés étaient moins graves que les dissensions à l’intérieur du camp luthérien. C’est aussi le signe d’un nouvel échec, heureusement moins cuisant qu’à Dresde. La masse du clergé luthérien reste réfractaire aux idées et à la personnalité de Spener. Elle ne témoigne qu’indifférence ou hostilité aux projets de réforme de l’institution.
68Spener n’avait cependant pas heurté de front les représentants du luthéranisme orthodoxe. Il s’était notamment abstenu de renouveler sous sa propre autorité l’expérience du Collegium pietatis. D’autres s’en chargèrent, il est vrai, tels Johann Caspar Schade, son disciple et protégé. Schade critiquait ouvertement la pratique de la confession, dont on n’observait pas le bénéfice chez ceux qui s’y livraient. Jamais l’absolution n’était refusée au pécheur. La confession n’était plus qu’une mascarade, ce qui, somme toute, ressemblait beaucoup aux sarcasmes dont Luther avait accablé sa forme catholique en l’opposant à la pénitence sincère et vraie qui accompagne chaque instant de la vie du croyant. Le piétisme de Schade pouvait être considéré comme un retour aux sources, comme un luthéranisme radical, dans le prolongement de la critique des dissidents. Schade se reconnaissait dans l’intériorisation et l’individualisation de l’expérience religieuse que prêchaient Spener et ses disciples, mais il ne se sentait plus à sa place dans l’Eglise luthérienne. Le spectre du séparatisme resurgissait.
69Schade, violemment attaqué par les représentants des corporations, allait être congédié par le gouvernement lorsque des étudiants en théologie de l’université de Halle et des membres du conseil municipal de Berlin intercédèrent en sa faveur auprès du prince électeur, plutôt embarrassé par le retentissement de l’affaire. Au nombre des partisans convaincus de Schade figurait August Hermann Francke. Il fut décidé après moult consultations contradictoires et conflictuelles de remplacer le mode de confession en usage par une confession publique, ce qui représentait une défaite non négligeable pour les luthériens orthodoxes mais aussi pour Spener. En comparaison, la décision de muter Schade apparaissait quasi anecdotique. Les piétistes étaient bien obligés de constater que le refus du compromis n’était pas forcément voué à l’échec. Schade était tuberculeux et mourut alors que l’arrêt venait à peine d’être rendu. Son enterrement fut prétexte à des troubles organisés par ses détracteurs. On se souvient que Böhme avait été victime d’une animosité semblable, qui n’épargna pas D.F. Strauss en 1874, les piétistes étant cette fois accusés d’avoir orchestré le scandale. Depuis Luther, les querelles religieuses débordent sur la scène publique.
70La grande réussite de la vie de Spener fut la part déterminante qu’il prit dans la fondation et l’orientation théologique de l’université de Halle, appelée à devenir immédiatement un haut lieu du piétisme. Pour des raisons de prestige, le Brandebourg souhaitait que la nouvelle université ne se contentât pas de reproduire des modèles existants et Spener sut exploiter habilement l’ambition prussienne. Il parvint à y installer aux postes les plus importants des personnalités qui partageaient ses inquiétudes quant à la situation de l’Eglise et sa volonté de la réformer. Le fait que le premier chancelier de l’université, Veit Ludwig von Seckendorf, ne lui ait jamais marchandé sa sympathie, a valeur emblématique. Contre l’avis du clergé orthodoxe, l’université recruta de nombreux professeurs, dont Francke, connus pour leur défense des idées piétistes. Une commission, présidée justement par Seckendorf, conclut que les principaux thèmes propagés par celui-ci, tels le moment décisif de la renaissance dans la quête du salut, n’étaient pas contraires aux dogmes luthériens. Il est caractéristique que le point d’achoppement le plus périlleux fut l’organisation quotidienne de la vie de l’Eglise et des pasteurs qui la représentaient. Francke exigeait d’eux qu’ils fussent exemplaires. L’intransigeance de Francke dérangeait un clergé qui voyait de l’intolérance dans sa rigueur.
71Spener soutint fermement Francke par ses conseils mais aussi par ses interventions auprès de membres de la haute administration, dont il avait su se faire écouter. Ainsi le piétisme put-il s’installer durablement à Halle et y occuper une place prépondérante dans l’enseignement de la théologie et des disciplines voisines. Ce piétisme n’était cependant plus stricto sensu celui de Spener. Les piétistes de Halle étaient proches de Francke et se réclamaient d’une ligne moins conciliante que l’auteur des Pia Desideria. L’homme qui sans doute fit le plus pour Francke, le très riche Canstein, avait été gagné par Spener à la cause du piétisme. La plus grande réussite de la vie de Spener est donc ambiguë. Elle revient à avoir frayé le chemin à un homme, dont il ne partageait pas le tempérament et l’humeur inconciliables, et à un auteur, qui propageait, du fait de cette intransigeance, des idées plus radicales que les siennes. Il est vrai que cette conclusion, qui semble s’imposer à la mort de Spener en 1705, oublie en partie le rôle d’éveil et de cristallisation des idées piétistes qu’ont joué, trente ans plus tôt, les Pia Desideria.
Les « Pia Desideria » : réforme de l’Église et vision de la société
72A l’origine, le livre le plus célèbre de Spener et de l’histoire du piétisme aurait dû passer inaperçu. Un éditeur de Francfort publiant en 1675 une nouvelle édition des sermons de Johann Arndt (Postille) avait demandé à Spener de lui écrire une préface. Ce sont les Pia Desideria dont le succès rendit nécessaire une édition séparée quelques mois plus tard. Quel que soit pour les consciences le traumatisme de la guerre de Trente Ans, dont les ravages matériels et moraux étaient de nature à favoriser l’enracinement d’une humeur noire et de croyances vieilles déjà de plusieurs siècles en l’imminence de l’Apocalypse, l’histoire des idées suit son cours. Spener s’inscrit dans le sillage de la pensée de Johann Arndt, comme s’il n’y avait pas eu entre leurs deux existences cet effroyable effondrement de la conscience morale que le roman de Grimmelshausen, Simplicius Simplicissimus, illustre du récit d’aventures bigarrées45. Pour beaucoup d’esprits inquiets et désespérés par l’état de la chrétienté, la guerre de Trente Ans aura été la confirmation de leurs craintes. En cette fin du XVIIe siècle le croyant interprète l’histoire à partir d’une métaphysique que confirme infailliblement ce que Spener qualifie de « signes du temps ». L’histoire est écrite. Il suffit de savoir la lire.
73Le titre complet du livre de Spener résume clairement un projet qui ne s’inscrit pas directement dans une problématique théologique et théorique puisque, officiellement, la pensée de Luther l’a résolue. Les Pia Desideria ou désir fervent d’un amendement aimable à Dieu de la vraie Eglise évangélique accompagnés de quelques propositions chrétiennes tendant simplement à cette fin sont un programme, appuyé sur de rares propositions concrètes de réforme de l’Eglise. Ce genre de projet commence toujours par un état des lieux qui en prouve la nécessité. Si irénique que soit le titre, il est impitoyable.
74Certes, c’est la désolation des Eglises rebelles à l’enseignement de Luther qui suscite dans un premier temps de la rhétorique l’affliction de Spener :
Je ne parlerai pas maintenant de la détresse des Eglises chrétiennes, dont les membres demeurent cachés sous la captivité babylonienne de la Rome antichrétienne et de sa fausse doctrine ni de celles soumises à la tyrannie turque moins pesante, ni des sujets effroyables de scandales dans les Eglises grecque et orientale où l’incroyable ignorance se mêle à quantité d’erreurs ni d’autres communautés sans doute sorties du giron de la papauté mais qui vivent avec des doctrines erronées ou n’ont pas atteint à la pureté de la doctrine [...] Au contraire nous nous en tiendrons uniquement à notre Eglise évangélique46 [...]
75Mais les terres que la pensée de Luther a éclairées ont été frappées par des maux nombreux et terribles, épidémies de peste, famines et guerres que Dieu, selon Spener, ne leur a pas envoyés par hasard. Ces apparentes calamités sont d’après son interprétation de l’Ecriture un juste châtiment, un « bienfait », n’hésite-t-il pas à écrire, qui oblige à s’interroger sur les raisons de la colère de Dieu. Le vrai fléau est « la misère spirituelle de notre pauvre Eglise ». Malgré ce préambule, Spener va chercher curieusement les causes de ces malheurs à l’extérieur de l’Eglise luthérienne. Celle-ci est victime des « persécutions » de la « Babylone antichrétienne » et l’on ne peut se défendre de penser que Spener s’abrite derrière le bouclier providentiel de la diabolisation de l’Eglise romaine pour mieux dénoncer les vices de l’Eglise luthérienne47.
76La seconde cause repérée par Spener est historique. Spener déplore les progrès de la Contre-Réforme, qui a rendu à la papauté « différents empires et provinces ». Implicitement, il reconnaît cependant que la vraie cause de cette régression du luthéranisme, qu’il n’est pas mauvais d’exagérer pour les besoins de la thèse, réside dans les déficiences de l’Eglise à laquelle il appartient. Celle-ci souffre de ses rapports avec l’autorité civile qui oublie qu’elle tient son pouvoir de Dieu et perd toute légitimité si elle néglige de le servir. Or, poursuit Spener, son zèle pour la vraie religion « n’émane pas de son amour pour la vérité mais d’un intérêt politique ». Spener, au risque de rendre moins crédibles ses attaques contre la nouvelle Babylone, dénonce donc le « césaropapisme » de l’autorité civile, qui opprime l’Eglise au point que les communautés qui ne sont pas dépendantes d’une autorité de confession évangélique jouiraient d’une plus grande liberté que leurs homologues luthériennes48. Le mal est cependant aussi vieux que l’affermissement du luthéranisme. Il fait sentir ses effets depuis un siècle et demi à l’heure où Spener élève sa plainte et son accusation et il n’est pas prêt de disparaître, sans que l’auteur des Pia Desideria se demande s’il s’agit bien d’un travers accidentel, auquel sa vigoureuse exhortation pourrait remédier, ou d’un problème inhérent au luthéranisme et à sa vision de la société. A lire Spener on se demandera, il est vrai, s’il n’a pas déjà apporté la réponse à la question, tout en se gardant par prudence de la formuler avec trop de netteté.
77Alors seulement, après avoir fustigé les maîtres de la cité, Spener s’en prend aux pasteurs et théologiens, dont la responsabilité est aussi lourde que celle de l’autorité civile : « De ces deux classes qui dirigent la société émane la plus grande part de corruption dans les communautés »49. Le peuple de Dieu n’est pas guidé par de vrais chrétiens. Les hommes de l’Eglise qui détient la vérité ont tous les défauts du monde, que Spener détaille sans complaisance. A la lecture de ces accusations, on comprend que les projets de Spener aient si souvent provoqué la méfiance de ses collègues. Spener est de ces piétistes qui sont des conservateurs modèles par horreur de la violence et formulent par nostalgie de perfection chrétienne des thèses parfaitement subversives. Quand un chrétien témoigne du zèle authentique qui convient à sa foi, il éveille immédiatement le soupçon d’être « un papiste, un disciple de Weigel ou un quaker camouflés »50. Cela revient pratiquement à avouer que l’on rencontre plus de vertu dans ces différentes sectes – l’Eglise catholique en étant une et la pire de toutes aux yeux de Spener – qu’au sein de l’Eglise luthérienne.
78Spener se plaint encore de l’inutilité et de la virulence des querelles théologiques. La complainte et sa cause sont aussi vieilles que les Eglises auxquelles le christianisme a donné naissance. Une polémique interminable et qui lui survivra longtemps montre que ces doléances n’avaient rien d’artificiel. Pouvait-il cependant en être autrement quand Spener reprend l’argument traditionnel de la polémique religieuse en accusant les théologiens, avec une parfaite honnêteté certes mais qui ne change rien à l’affaire, « d’être des gens qui n’ont pas la vraie foi en Dieu et sont incapables de remplir leur office51 » ? L’immoralité et l’impiété sont les vices cardinaux des représentants de l’Eglise luthérienne, encore accrus par une science dévoyée. D’un revers de la main aussi conventionnel que vigoureux Spener balaye les arguments des « papistes » qui n’égareraient que les caractères mal trempés. Au risque de se contredire, il ajoute pourtant :
En outre, beaucoup d’autres esprits même bien disposés en sont venus pour ces raisons à penser ceci : nous sommes toujours captifs de Babylone comme l’Eglise romaine et n’avons pas à nous louer de nous être séparés d’elle52.
79La logique voudrait que Spener proclamât à l’instar des dissidents les plus virulents que Satan est aussi à l’aise dans l’Eglise de Luther que dans celle du pape, mais le piétisme aspire à une rénovation intérieure de l’institution par la conversion des hommes. Déçu par un premier schisme, il a la hantise de la rupture et préfère s’abriter derrière force citations du Réformateur soigneusement choisies et parfois quelque peu sollicitées.
80Guidées par des maîtres incapables et corrompus, les couches les plus populaires ignorent ce que doit être la vie d’un chrétien et partagent les vices de leurs maîtres. Spener s’indigne de l’ivrognerie et de l’indulgence dont elle bénéficie avec des accents qui rappellent Sébastian Franck. Il ne condamne cependant pas des péchés particuliers mais le fonctionnement global de la société. Celle-ci est devenue procédurière. Les croyants préfèrent s’en remettre aux lois des hommes plutôt que de suivre les préceptes du Christ, dont l’imitation éliminerait les sources de conflits. Le Droit ne tient pas compte de l’obligation d’aimer son prochain53. Il serait inutile dans une société chrétienne, ce que Luther annonçait déjà. Spener reprend l’idée pour mieux déplorer que rien n’ait changé. La complainte n’est pas nouvelle : la nouvelle foi n’a transformé ni l’homme ni la société.
81La critique sociale va cependant bien au-delà des thèses luthériennes. Spener se demande, la question valant réponse, si « une autre communauté des biens », qui ne reproduirait pas obligatoirement celle des premiers temps du christianisme, n’est pas « absolument nécessaire ». Rien ne m’appartient si Dieu m’a tout donné, tout est « un bien commun ». La communauté des biens, insiste Spener, n’avait pas tué « la vertu et la charité chrétienne », tandis que « la propriété personnelle » est vite devenue « un obstacle à l’amour fraternel »54. Nous sommes plus près de Müntzer et des revendications des paysans en 1525 (à ceci près qu’ils n’en demandaient pas tant) que de Luther. La seule différence, de taille, il est vrai, est que Spener condamne le recours à la force. Le vrai mérite dont devraient se prévaloir les riches serait d’être « riche en bonnes œuvres »55.
82Les mesures concrètes proposées par Spener n’ont évidemment rien de révolutionnaire, ni de bien nouveau. Si les chrétiens faisaient leur devoir, la mendicité aurait disparu depuis longtemps avec tous les vices qu’elle véhicule. Spener met en harmonie l’ordre, la bienséance et l’amour du prochain qu’il vénère également. Pour cet adversaire résolu de l’aristotélisme seule l’éthique ordonnera le cosmos et le reste n’est que spéculation étrangère à la religion. Ces aspirations néanmoins ne restent pas lettre morte. Le piétisme développera de plus en plus des actions missionnaires, caritatives et éducatives qui marquent son enracinement dans une pratique concrète et vérifiable du christianisme mais aussi la défiance envers le monde dans lequel elles s’insèrent et que l’on ne peut abandonner à ses propres lois sous peine de sacrifier les plus faibles56.
83La problématique de la foi et des œuvres resurgit donc. Spener ne la contourne pas mais il peine, comme tant d’autres, avant lui et après lui, à concilier l’orthodoxie luthérienne et l’exhortation à l’exercice visible de la vertu. Le point de départ de sa réflexion a la rigueur impeccable de l’orthodoxie luthérienne. On croirait que Spener craint de prêter le flanc à la critique, tant les assurances qu’il nous donne sont redondantes :
Nous reconnaissons avec plaisir que nous ne pouvons faire notre salut que par la foi uniquement et seulement, et que les œuvres ou une vie conforme à la volonté de Dieu n’ont ni grand ni petit effet sur notre salut. [...] Et loin de nous l’idée de nous écarter de cette doctrine, ne serait-ce que d’un pouce. Nous préférerions renoncer à la vie et au monde plutôt que d’en rien abandonner57.
84Ces sages précautions une fois prises, Spener ne tient plus du tout le même langage en exploitant la préface du Commentaire de l’Epître aux Romains de 1522 :
Mais la foi est une œuvre divine en nous, qui nous transforme et nous fait renaître de Dieu. [...] Oh, c’est une chose vivante, laborieuse et active que la foi au point qu’il est impossible qu’elle ne produise pas le bien sans discontinuer. Elle ne demande pas s’il faut faire des œuvres bonnes, mais avant qu’on le demande, elle les a faites et ne cesse d’agir58.
85Il semblerait qu’il y ait un point d’accord à partir de ce texte où la position de Luther semble momentanément s’infléchir : les œuvres ne font pas le salut de l’homme mais seulement la foi, qui produit inlassablement les œuvres bonnes. Les citations opportunément produites par Spener n’ébranlent cependant pas la thèse cardinale de Luther : le juste est toujours pécheur, donc auteur d’œuvres mauvaises, sans cesser d’être juste. Dans cette même préface, Luther met seulement en garde contre une exploitation fallacieuse de sa doctrine, qui conduirait à faire le mal avec bonne conscience. Or il ne s’agit pas seulement pour Spener de condamner un pharisaïsme plus ou moins subtil. Il ne pense pas que l’on puisse être juste et ne pas faire le bien. On reconnaît le chrétien à ses œuvres. L’histoire du christianisme en porte témoignage : « Les histoires de l’Eglise attestent que la première Eglise chrétienne a vécu dans un tel état de bienheureuse perfection que l’on reconnaissait la totalité des chrétiens à leur vie si conforme à la volonté de Dieu et les distinguait des autres hommes »59.
86Les œuvres sont la vérification de la foi et de la renaissance de l’homme. Elles doivent se manifester au regard de nos semblables, auquel Luther n’accorde pas la moindre confiance. Elles ont valeur de preuve dans la mesure au moins où il est impossible que l’homme mauvais fasse toujours le bien aimable à Dieu et non pas seulement des œuvres conformes à la loi. S’appuyant sur Origène, Spener fait valoir que les œuvres – le mot n’est pas prononcé mais l’idée correspondante est bien présente – étaient pour les premiers chrétiens un critère d’admission dans l’Eglise60. Cette réversibilité est étrangère à Luther. Elle a sa source dans une autre anthropologie. Spener, sans naïveté mais obstinément, plus que la plupart des autres piétistes et jusque dans la flétrissure lassante du mauvais exemple, fait encore confiance à l’homme. Les causes de son désespoir sont aussi ses raisons d’espérer. Le piétisme s’enracine dans un renversement existentiel permanent. Le sombre tableau de la condition humaine n’exclut pas la possibilité de l’amendement. L’homme participe à sa renaissance Spener a été accusé de pélagianisme, vice rédhibitoire s’il en est en terre luthérienne.
87L’Ecriture confirme la promesse d’une conversion universelle, n’excluant ni les païens ni les juifs, pas même les catholiques, sans être pour autant celle de tous les hommes. Spener vit dans l’attente du Jugement dernier, les signes du temps s’éclairant à la lumière de la Bible. Comme les Pia Desideria, les Theologische Bedenken (Méditations théologiques) le disent avec une tranquille assurance : « Je considère de toute façon notre époque comme le temps du Jugement divin »61. Spener multiplie les références aux deux Testaments, sans jamais envisager la possibilité d’une exégèse autre que la sienne : « Ce qui est révélé dans l’Ecriture s’accomplira »62. L’obstacle principal à la conversion des païens et des juifs est encore et toujours l’Eglise romaine dont l’effondrement définitif est proche et sera accéléré par la réforme de l’authentique Eglise évangélique.
88Après de semblables prémisses les réformes proposées n’ont rien de bouleversant. Elles n’innovent guère par rapport à Johann Arndt et à tant d’autres hommes d’Eglise insatisfaits et ne le prétendent pas, au contraire. Il s’agit toujours de propager la Parole avec plus de zèle, de redevenir fidèle au principe salutaire du sacerdoce universel, de se distinguer des autres hommes par l’amour et non pas par la science et, ce qui ne fait qu’un avec cette dernière exigence, d’être un exemple pour les croyants d’autres religions, de ne pas confondre l’enseignement de la théologie et celui de la philosophie, un dernier conseil touchant à l’art de façonner ses sermons avec l’efficace simplicité que l’on attend du bon pasteur63.
89La doctrine de Spener quant au sacerdoce universel n’est cependant pas dépourvue d’une forte ambiguïté. Les Pia Desideria accusent les hommes d’Eglise et notamment les prédicateurs d’être responsables de la faiblesse, sinon de la décomposition de l’institution. Mais leur pouvoir de bienfaisance n’est pas moindre que leur capacité de nuisance et ils seront les agents de sa reconstruction et de l’amendement des croyants. En lisant ces lignes extraites des Méditations théologiques on sera même tenté de penser que la doctrine du sacerdoce universel n’est qu’une coquille vide :
Cependant comme toute chose dans l’Eglise doit se passer selon un ordre convenable, le Christ lui-même a établi cet ordre qui veut que certaines personnes distribuent les trésors du salut et assument leur service à l’intérieur de cette organisation en prêchant la Parole et en distribuant les sacrements, donc aussi en faisant usage du pouvoir des clefs ; c’est pourquoi il revient aux pasteurs d’administrer le pouvoir des clefs n’ont pas par pur caprice des hommes mais en raison de l’ordre que le Christ lui-même a instauré dans l’Eglise64.
90La différence avec la doctrine de l’Eglise catholique quant au pouvoir des clefs que le Christ a remis à Pierre en devient insaisissable. Il s’agit pourtant là d’une question centrale dans l’affrontement entre Luther et l’Eglise romaine, au moins depuis la querelle des indulgences. La même contradiction ne cesse de se développer au sein de l’Eglise luthérienne parmi ceux qui la contestent de l’intérieur ni plus ni moins que chez les plus dociles de ses serviteurs. La conciliation du sacerdoce universel et des pouvoirs spécifiques, notamment sacramentaires, de la hiérarchie ecclésiale est la croix du théologien luthérien dans les siècles qui nous intéressent. Spener tente d’y échapper sur l’un des points les plus sensibles en répétant avec force que l’efficace des sacrements n’est pas mécanique et dépend de la sincérité de la pénitence, ce que lui concéderaient volontiers nombre de théologiens catholiques65. Pour rehausser la dignité de leur usage en terre luthérienne, il dénonce également certaines pratiques à la vie dure, telle la rétribution de la confession (Beichtpfennige)66. Le problème fondamental demeure.
91Si l’on récapitule les griefs formulés par Spener à l’égard de son Eglise et les quelques remèdes qu’il propose, on est frappé par la simplicité de la démonstration. L’auteur des Pia Desideria excelle à donner à ses accusations et à ses propositions l’évidence du bon sens, l’exercice se révélant seulement délicat quand il proteste de son orthodoxie luthérienne. Sur le plan strictement théologique et métaphysique, ce dernier terme n’appartenant pas au vocabulaire habituel de ses écrits, Spener ne peut pas, il est vrai, être suspecté d’hérésie destructrice de la nouvelle foi. Seule la justification par la foi avec la défiance concomitante envers les œuvres est repensée dans un esprit contraire aux intentions du Réformateur et à la lettre de ses écrits. Cela suffit pour réorienter le luthéranisme.
92L’habileté de Spener, encore que le procédé soit transparent et la recette déjà usée, consiste le plus souvent à faire porter à l’institution ecclésiale la responsabilité de pratiques inaugurées en fait par Luther ou auxquelles ses choix politiques et stratégiques, voire ses positions théoriques, conduisaient inéluctablement. Il en est notamment ainsi de la dépendance de l’Eglise à l’égard de l’autorité civile, si souvent déplorée par Spener, mais qui n’était nullement une situation inconnue à la mort de Luther. Les Pia Desideria héritent également de la contradiction inhérente à la coexistence de la doctrine du sacerdoce universel et d’une Eglise fortement structurée, jalouse de son pouvoir, gardienne du dogme, et la reproduisent sans contribuer en rien à sa solution. Les réformes proposées, le terme étant à peine justifié, reviennent toujours à demander en pourfendant mille abus au demeurant énoncés de manière très générale que le croyant et son Eglise soient plus dignes de la foi dont ils se réclament. Le lecteur prend mieux conscience de la gravité du malaise que de l’efficacité du remède.
93L’exigence morale est le trait commun à toutes les proposions ou critiques de Spener. Les Pia Desideria s’efforcent de combler un immense déficit. L’homme doit être conforme à la foi qu’il professe. Seul compte l’homme intérieur mais l’extérieur, sa vie et son action disent la vérité sur ce qu’il est. L’homme redevient lisible. La morale ou les œuvres ne sont pas le moyen de gagner son salut mais elles sont le critère de l’authenticité de la foi. Par cette intransigeance et ce souci de témoignage Spener veut retrouver le chemin de l’Eglise des premiers siècle présentée comme modèle insurpassable, ce qu’elle sera désormais chez nombre d’auteurs protestants rebelles à leur Eglise. Les fréquentes références élogieuses à Origène et surtout à Quintilien dans l’ensemble de son œuvre ne sont pas dans l’esprit du Réformateur.
94La religion trouve sa motivation dans l’éthique et sa pratique quotidienne. Elle tire de la morale ses vertus exemplaires et son efficacité missionnaire. Spener déplace le centre de gravité du luthéranisme. Il contribue ainsi à une rationalisation de la religion qu’il n’a pas souhaitée et qui est même totalement contraire à son projet, tant il est méfiant envers la confusion de la philosophie et de la théologie La vie de Spener dans laquelle échecs et déceptions s’enchaînent après la publication des Pia Desideria, comme si de rien n’était, atteste la vanité de la réforme de la Réforme. Le piétisme continuera à jauger l’Eglise de l’intérieur. Il ne déplaît pas à son penchant moralisateur qui se substitue souvent dans la pratique à sa vocation éthique d’être avec une parfaite bonne conscience la mauvaise conscience du luthéranisme.
August Hermann Francke (1663-1727) : un piétiste à la conquête du siècle
95La notion de « piétisme de Halle » est curieusement plus connue, en Allemagne ou en France, que le nom de Francke, qui en est pourtant le fondateur. Nous persévérons avec celui-ci dans une histoire de la continuité, qui commence avec Arndt et se poursuit avec Spener, l’héritage souvent revendiqué se conciliant néanmoins avec des aménagements et des inflexions de la doctrine souvent gros de conflits au sein de l’Eglise. L’histoire du piétisme est une histoire vivante et non pas simplement répétitive, comme tendent à le faire croire ses adversaires, luthériens orthodoxes, catholiques ou rationalistes, toujours obnubilés par la persistance d’une forme de sensibilité qui est la meilleure justification de l’usage de la notion, sans pour autant effacer des différences liées aux lieux et au temps, mais aussi à la personnalité des hommes. En devenant ou plutôt en se découvrant piétiste, le croyant accepte de se situer à l’écart de la pensée dominante, ce qui suppose une capacité de désobéissance, de marginalité ou, au moins, d’autonomie vis-à-vis des institutions en place.
96Francke est né à Lübeck en 1663. Luther est mort depuis plus d’un siècle. Les premiers temps d’un schisme sont naturellement les plus riches en événements décisifs. La conscience des hommes en cette fin du XVIIe siècle a changé. Les lignes de front d’un conflit qui a forgé notre histoire se sont déplacées. Elles ne séparent plus seulement catholiques et luthériens ou, plus généralement, protestants d’obédience diverse. Elles passent aussi à l’intérieur du luthéranisme, où leur tracé obstiné et sinueux les rend difficiles à suivre.
97Comme Spener, Francke est issu d’une famille de la bourgeoisie qui côtoie l’aristocratie par les fonctions qu’elle exerce dans l’administration de la cité. Son père, qui était juriste, a été le conseiller à Gotha du duc Ernest le Pieux et son grand-père maternel était maire de Lübeck. Dans sa famille, on pratiquait les écrits de Johann Arndt que le jeune Francke ne se fit pas faute de lire avec d’autres ouvrages d’inspiration puritaine qu’il lui était aisé de se procurer auprès des siens. Il restera fidèle sa vie durant à cette première influence et éditera le Christianisme authentique. Conformément au statut social de sa famille, Francke reçut d’abord l’enseignement de précepteurs avant d’être l’élève du lycée de Gotha, un an seulement. Trop jeune pour entrer d’emblée à l’université – il n’a que quatorze ans – il retrouve aussitôt les cours de ses précepteurs. En 1679, il s’inscrit à la Faculté des arts d’Erfurt. Le jeune homme est doué. Il étudie l’hébreu et la philosophie mais il est déjà rempli de scrupules, porté à se reprocher chaque activité qui ne lui paraît pas le rapprocher de Dieu. Peu enclin à l’indulgence envers soi-même, Francke jugera plus tard son comportement avec une sévérité qui semblerait excessive à nos contemporains.
98De 1679 à 1682, la poursuite des études universitaires du jeune homme est facilitée par l’obtention d’une bourse généreusement dotée (le Stipendium Schabellianum), qu’un membre de sa famille avait eu l’idée de fonder à l’intention des jeunes théologiens. Outre le contenu des études, cette bourse imposait également de strictes règles de vie, dont l’interdiction de fréquenter des femmes67. Les vives critiques dont Luther avait accablé la formation des moines et des prêtres catholiques avaient dû peu à peu s’effacer des mémoires, à moins que leur effet n’ait pas été jugé probant. Par rigorisme moral, le piétisme et les courants qui en sont proches reviennent souvent à des positions proches du catholicisme. Il est vrai que l’archevêque de Mayence, dont Luther lors de la querelle des indulgences avait affronté durement l’un des prédécesseurs, était le prince électeur dont dépendait Erfurt. Quoi qu’il en soit, les goûts intellectuels de Francke sont variés et le portent vers les sciences et l’histoire. A l’heure des bilans, il se reprochera d’avoir eu un intérêt trop vif pour des curiosités mondaines68. Il fera cependant œuvre de pionnier à Halle dans l’enseignement des sciences de la nature et tout particulièrement de l’astronomie.
99Après avoir étudié deux ans à Kiel, université qui jouissait d’une excellente réputation, Francke se rend en 1682 à Hambourg pour un très bref séjour afin de poursuivre sa formation d’hébraïsant auprès d’Esdras Edzard, qui fit autorité en son temps. Il continue sur la même voie à Leipzig où il suit les enseignements de maîtres renommés, dont Rechenberg, gendre de Spener, qui l’accueille sous son toit. En 1685, il devient Magister et la même année soutient une thèse de philologie hébraïque. Il fonde un Collegium philobiblicum, une de ses rares activités qu’il ne reniera pas par la suite. Quelles que soient les réserves parfois dédaigneuses que Francke formulera ultérieurement sur le travail accompli pendant ces années, il est devenu à Leipzig, conformément à une vocation apparue très jeune, le philologue méticuleux qu’il ne cessera jamais d’être au point d’agacer à longueur de controverse ses nombreux contradicteurs. Toujours il se réclamera de l’expérience vécue de la foi qu’il oppose à la vanité de la science, sans bien se rendre compte que cette contradiction parcourt sa vie et son œuvre. Chez les piétistes, comme chez les dissidents qui les ont précédés, mais l’observation s’appliquerait aisément aux débats religieux en tout lieu et en tout temps, la mauvaise science est toujours celle des autres. Chacun est convaincu qu’il est du parti de Dieu et que Dieu a pris son parti.
100Francke a connu de multiples tentations, traversé les épreuves du doute, s’est accusé de mille maux. Il a cru avoir perdu la foi et l’on ne saurait décider à sa place qu’il se trompe. La théologie de Luther l’a laissé démuni. Le secours de ses amis ne lui apportait plus de réconfort. Il est devenu l’ennemi de Dieu. Il a donc connu une de ces crises existentielles douloureuses dont le croyant désespère de sortir jamais. Francke, qui avait traduit le Guide spirituel de Molinos en latin, ce que les luthériens orthodoxes ne manquèrent pas de lui reprocher, était prédisposé à connaître les affres de l’angoisse, l’aridité de l’âme qui laisse le mystique énervé avant qu’il ne découvre en elle avec reconnaissance la source de son élévation ou de son ravissement. Puisque ces tourments l’affectaient avec une telle violence, Francke a pu se croire maudit. Luther a connu semblables expériences et n’a pas tardé à y voir le signe d’une élection singulière, Dieu n’éprouvant que ceux qu’il a choisis.
101Cette désespérance ne suffit pas, pensons-nous, pour parler d’une « chute dans l’athéisme »69. L’athée ne se sent pas rejeté par Dieu, dont il nie l’existence. Francke ne cesse de prier Dieu afin qu’il le délivre de son malheur. Cependant l’autoflagellation à laquelle se livre Francke et dont il s’étourdit témoigne de l’apparition de nouvelles problématiques jusqu’alors pratiquement inconnues du débat religieux. On ne combat plus seulement les sbires de l’Antéchrist qui ont élu domicile dans l’Eglise d’en face. L’athéisme est devenu une source d’inquiétude pour les croyants. Spener déjà le combat dans les Pia Desideria. Le croyant affligé commence à le flairer dans le tréfonds de son âme.
102Peu à peu l’athée va supplanter l’hérétique dans la hiérarchie infernale. Il ne servirait à rien d’observer que l’athéisme est de tout temps, en produisant quelque témoignage érudit. L’athée n’est pas l’ennemi privilégié des mystiques, ni de Luther ou de Cajetan qui ont trop à faire avec le pécheur, l’insoumis, la créature diabolique. Qu’il soit représenté alors en quelques exemplaires plus ou moins authentiques que l’historien dénichera laborieusement n’a qu’une valeur anecdotique. La révolte antireligieuse de certains insurgés paysans ne se confond pas avec un athéisme idéologiquement ou philosophiquement structuré. On n’est pas nécessairement athée parce que l’on piétine « les dieux de farine ». A l’époque de Spener et Francke, l’athée commence à s’introduire dans le débat religieux. Il ne s’avance pas encore à visage découvert en défendant une position théorique affirmée mais manifeste son scepticisme, sinon son hostilité envers une religion si impuissante à répandre le bien. La guerre de Trente Ans, ses ravages et ses horreurs ont joué un rôle de déclencheur, attesté encore une fois par l’œuvre de Grimmelshausen. Les hommes de toutes les Eglises et les piétistes pour une fois unanimes ont interprété les catastrophes qu’elle a engendrées comme un châtiment de Dieu, qu’ils avaient évidemment prévu. Force est de constater que Dieu n’a pas tiré profit de son courroux. Dans l’indifférentisme religieux qui progresse ce sont l’anticléricalisme et le matérialisme du XVIIIe siècle qui s’annoncent.
103L’hérétique va émigrer du champ de la religion vers celui de la politique et de la vie sociale. Le tournant auquel nous assistons n’a pas fini de produire ses effets. Le révisionniste, c’est-à-dire à l’origine l’idéologue qui tente d’infléchir de l’intérieur les dogmes du parti communiste dont il est membre, le gauchiste, le fasciste, le stalinien, l’économiste keynésien, sont avec quelques autres les figures nouvelles et relativement identifiables de l’hérésie. Ce que l’on appelle depuis quelques années le « politiquement correct » implique cependant dans ses exclusives une extension démesurée de la notion. Le politique récupère les modes de l’excommunication tout en étant incapable de leur donner un contenu. Cette mutation, qui ne se confond pas avec le mouvement de sécularisation inauguré par la Renaissance, s’est amorcée vers le milieu du XVIIe siècle. Elle signe une impuissance croissante de la religion que les piétistes ont perçue avec une acuité particulière et qu’ils ont combattue avec une passion incompréhensible pour l’orthodoxie.
104Francke va surmonter d’un seul coup sa crise existentielle qui s’enracine dans le désarroi provoqué par la situation de l’Eglise qu’il juge plus sévèrement encore que Spener. Il va triompher de ses doutes après une longue maturation mais brutalement dans une percée fulgurante (Durchbruch), délivrance définitive qui n’est pas sans rappeler les expériences mystiques. Elle se produira à Lunebourg où il peut à nouveau jouir de sa bourse à partir de 1687. Sans être forcément gonflé du souvenir de ses lectures, le récit de sa « conversion » n’est pas exempt d’une certaine théâtralité :
Dans cette angoisse extrême je me laissai tomber une fois encore sur les genoux en ce dimanche soir et implorai Dieu que je ne connaissais pas encore et en qui je n’avais pas foi pour qu’il me délivrât de pareille détresse si vraiment il y avait un Dieu. Alors le Seigneur, le Dieu vivant, m’exauça de son trône céleste, alors que j’étais encore à genoux. [...] En un tour de main, tous mes doutes s’en étaient allés, j’étais sûr en mon cœur de la grâce de Dieu en Jésus-Christ, je pouvais appeler Dieu non pas seulement Dieu mais mon Père, toute tristesse et inquiétude de mon cœur m’avait été enlevée d’un seul coup, je fus au contraire soudain submergé d’un flot de joie au point de louer et célébrer Dieu de toute mon âme, lui qui m’avait donné si grande grâce. [...] Lorsque j’étais tombé à genoux, je ne croyais pas que Dieu existait, lorsque je me relevai j’en aurais témoigné sans crainte ni doute en versant mon sang70.
105Le Dieu de Francke est à l’image de celui de Pascal. On ne le chercherait pas si on ne l’avait trouvé. Comme s’il suivait les instructions de l’auteur des Pensées, l’homme exténué par le doute régit la machine du corps et lui impose les gestes correspondant aux sentiments qu’il est censé ne pas avoir. L’esprit se réglera sur l’habitus. Mais pourquoi un homme prierait-il Dieu s’il ne croit pas en lui ? Dans son autobiographie, Francke peine à nous convaincre de son impiété. Par sa « conversion », il se libère d’une angoisse, sinon d’une phase dépressive qui minait son énergie et lui est motif à célébrer Dieu avec d’autant plus de ferveur après sa guérison et sa renaissance. Le reconnaître à partir de son propre témoignage n’est pas suspecter la vigueur d’une foi qui ne se démentira plus jusqu’à son dernier jour.
106La première expérience professionnelle et pastorale de Francke sera bien modeste eu égard aux hautes fonctions assumées par ses pères. Il n’en a cure évidemment. En 1690, Francke devient le second pasteur de l’église des Augustins à Erfurt. Immédiatement, il se comporte en militant. C’est à partir des communautés de base qu’il entend changer l’homme et réformer l’Eglise. Ses sermons, qui paraissent répétitifs et bavards aujourd’hui, séduisent son auditoire, le gagnent à ses idées. Francke devait avoir un certain talent d’orateur et la chaleur communicative que donne une conviction profonde. Pendant de longues années encore, le sermon du dimanche sera pour des hommes souffrant matériellement de l’injustice et dont l’intelligence se sent brimée le moment privilégié de la semaine où l’éloquence d’un pasteur intuitif et compatissant console le malheureux des misères quotidiennes. Karl Philipp Moritz l’atteste de manière émouvante dans Anton Reiser, son grand roman autobiographique71. Le sermon remplit une fonction sociale. Un marxiste dirait qu’il anesthésie la souffrance et la volonté d’en supprimer les causes. Mais en l’écoutant la créature humiliée apprend aussi qu’elle est devant Dieu l’égale des autres hommes et retrouve le sentiment de sa dignité. Le chiliasme étant la grande consolation de l’humanité affligée, les piétistes seront souvent accusés de propager l’hérésie des doctrines chiliastiques. Spener dut se défendre de ce qui passait quasiment pour une injure, avant que Francke ne connût pareille mésaventure. Or l’accusation était parfaitement justifiée en ce qui concerne certaines de ses proches relations, envers lesquelles il tarda à prendre ses distances.
107Le sermon n’était pas le seul moyen de diffusion des idées piétistes. Les pasteurs d’Erfurt étant autorisés à organiser des cours pour les étudiants, Francke et ses amis ne s’en privèrent pas. Autant que l’on sache, ils furent très suivis et les étudiants conquis devinrent des militants avides de faire des émules, au besoin en propageant la bonne parole de porte en porte. Les piétistes infiltraient l’Eglise avec une efficacité dont les luthériens allaient prendre ombrage. L’attrait qu’ils exerçaient sur des brebis que l’on croyait perdues suscitait la jalousie de pasteurs qui s’étaient accommodés de leur impuissance confortable. Les autorités furent bientôt convaincues de la nocivité d’un zèle pastoral aussi contagieux et demandèrent fermement aux piétistes de rentrer dans le rang. Francke s’y refusant, soutenu par ses amis et ses disciples, il ne restait plus qu’à le congédier, ce qui fut fait. Son séjour à Erfurt n’avait même pas duré deux ans.
108Nous avons vu avec quel dévouement Spener s’était engagé en faveur de Francke. Grâce à lui et au soutien d’amis influents qu’il avait gagnés à sa cause, le proscrit fut nommé pasteur à Glaucha, bourgade misérable d’où son prédécesseur avait été chassé. On l’accusait d’avoir tenté de séduire une jeune pénitente pendant la confession. Glaucha avait au moins le mérite d’être situé près de Halle, où la chaire de langues orientales fut attribuée à Francke. Il allait y retrouver dans l’université, qui ne sera officiellement créée qu’en 1694, le théologien Breithaupt, son compagnon de luttes et d’infortunes à Erfurt. En quelques années, grâce à leur ténacité et au soutien fidèle de Spener qui fit désigner des théologiens proches de Francke, les piétistes allaient conquérir des positions inexpugnables dans la nouvelle université qu’ils quittèrent parfois pour aller occuper d’importantes fonctions dans d’autres régions du nord de l’Allemagne. Breithaupt fut ainsi nommé superintendant à Magdeburg. S’il s’agissait de politique, on n’hésiterait pas à dire que les piétistes pratiquaient méthodiquement un travail de noyautage, ce qui n’obère en rien la pureté de leurs intentions et leur désintéressement. La haute administration n’était pas dupe. Si elle était proche des convictions religieuses des piétistes, elle souhaitait aussi donner au Brandebourg une université renommée qui affirmât son originalité. L’ambition de la Prusse sert les piétistes. Une fois de plus, l’imbrication de la politique et de la religion s’avère inévitable. Seule cette conjonction éminemment favorable entre des intérêts politiques et des aspirations religieuses explique que Halle ait pu devenir le foyer le plus important du piétisme au long d’une histoire contrastée.
109Le séjour de Francke ne sera pas de tout repos. Une grande partie du clergé lui est hostile. On lui reproche vivement de fréquenter des exaltés, des femmes pour la plupart, qui ne se privent pas de raconter leurs visions avec force détails. Francke prête le flanc à la critique. Il ne condamne pas. La vision et la prophétie appartiennent à la tradition religieuse... Le mouvement ne s’arrêtera pas de sitôt. Dans le premier tiers du XIXe siècle, les campagnes allemandes abritent toujours de nombreuses « somnambules », dotées de pouvoirs surnaturels et dont les visions ont cessé d’être exclusivement religieuses. Elles prospèrent particulièrement dans le Wurtemberg. Nombre d’écrivains, d’intellectuels et de médecins renommés croient en la réalité de leurs pouvoirs. C’est au point que Hegel lui-même décidera de s’en prendre directement à « la voyante de Prevorst » et à ses fidèles, les romantiques n’étant pas les derniers à succomber aux charmes étranges de sa personne72.
110Par son exaltation du sentiment le piétisme, bien qu’il s’en défende, est loin d’être étranger à ce foisonnement de l’irrationnel. En demandant que notre vie soit en conformité avec notre foi, il pose cependant une exigence de type rationnel qui dérange l’Eglise dont il relève. Il n’est pas facile de l’intégrer dans les catégories existantes. En son âge d’or, les contemporains de Francke assistent simultanément à une valorisation du sentiment et de la subjectivité et aux progrès du rationalisme, Halle en étant le meilleur exemple. Le luthéranisme orthodoxe se voit donc exposé à des assauts de nature opposée, ses différents contradicteurs ayant de surcroît l’habileté tactique de ne pas s’affronter trop durement, au moins pendant un temps.
111D’autre part, Francke est intransigeant sur des points de doctrine importants. Il refuse de donner l’absolution aux pécheurs endurcis ou qu’il juge tels, il la refuse aussi à tous ceux, forcément nombreux puisque la catéchèse était négligée, qui se réclament d’une religion qu’ils ignorent. Il part en guerre contre tous les vices. Il attire les purs, qui sont parfois des exaltés et se rend insupportable aux autres. On complote contre Francke pour obtenir son départ. Heureusement, celui-ci déploie une activité inlassable que l’on qualifierait aujourd’hui de sociale. Il ne se soucie pas seulement de la catéchèse mais de l’enseignement en général et sait se montrer efficace. Ses concitoyens de Glaucha le défendent et les autorités le protègent. Francke ne sera pas congédié et une commission chargée d’instruire son cas lui délivrera même un brevet d’orthodoxie. On lui avait reproché d’être célibataire. Pour cette raison peut-être, il se marie en 1694 avec une jeune femme issue de la noblesse, dont le piétisme ne s’avéra pas absolument identique à celui de son conjoint. L’union ne fut pas un modèle du genre. Au delà de l’anecdote, les conflits du couple, assez sérieux pour devenir publics, révèlent que le piétisme est parcouru de courants divers.
112Dans son dialogue intime avec le fiancé céleste, la femme tend à affirmer son indépendance vis-à-vis de l’époux terrestre. Francke en fit l’amère expérience. Du temps déjà du Collegium pietatis de Francfort, qui ne leur accordait pas le droit à la parole, les femmes représentaient une orientation du piétisme rebelle à une codification doctrinale. Leur situation matérielle était fort contrastée. Certaines étaient socialement déclassées, d’autres étaient issues de la petite noblesse. Le phénomène se reproduit à Halle. L’épouse de Francke, prude, raide et, semble-t-il, épouse et mère peu généreuse, n’appartient pas au même monde que les exaltées, aux mœurs parfois suspectes et surtout systématiquement suspectées, qui se réclament plus ou moins du piétisme tout en poursuivant leur propre aventure solitaire. Madame Francke ne conte pas ses extases au tout venant mais entretient une correspondance avec l’auteur spiritualiste Johann Georg Gichtel et quelques-uns de ses amis73. Entre le besoin des unes de se faire reconnaître du monde et les épanchements épistolaires des autres à l’adresse de confidents choisis, l’écart n’est pas mince.
113Une histoire sociale du piétisme féminin reste à écrire. Elle ne pourrait être théorique que très occasionnellement, faute de positions doctrinales convergentes. Les écrits de Madame Guyon ont été diffusés en Allemagne mais leur audience n’a pas été spécifiquement féminine, au contraire. Schopenhauer a admiré Madame Guyon, dont il fait l’égale des plus grands mystiques. Cette histoire du piétisme féminin ferait certainement apparaître au moins un caractère commun en Allemagne à toutes ces déviances : la singularité religieuse est le mode d’expression d’une revendication d’autonomie face à l’homme, dans le foyer conjugal comme au sein de l’Eglise. Les femmes adeptes des conventicules francfortois furent accusées du temps de Spener d’être de mauvaises épouses. La femme revendique sa spécificité. Le phénomène est difficile à apprécier du point de vue de l’histoire des mentalités. Quantitativement, il est fort peu important. Cependant, depuis la mystique nuptiale et les béguines, une sensibilité féminine originale ne cesse d’affleurer en marge des Eglises, qui ne parviennent pas à l’étouffer.
Le bâtisseur, le pédagogue et le théologien
114Francke est un travailleur infatigable, extrêmement polyvalent, un créateur audacieux qui mena à bien des entreprises téméraires, hors de proportion avec les moyens dont il disposait. Il conçoit sans crainte des projets qu’il n’a pas les moyens financiers de réaliser. Alors les dons affluent. C’est bien la preuve pour Francke que ses œuvres sont agréables à Dieu. Aussi redouble-t-il d’efforts. Le succès des réalisations précédentes encourage de plus belle les généreux donateurs qui ne tardent pas à constater qu’il a été fait bon usage de leur argent. Le résultat est impressionnant. C’est le triomphe d’une dialectique de la foi et des œuvres. L’homme rené témoigne de sa renaissance par ses œuvres. Pour qui n’adhère pas aux thèses piétistes, la réussite de Francke est la récompense méritée d’une compétence et d’un dévouement exceptionnels. Il serait tentant de reconnaître dans ces prouesses matérielles la fameuse concordance entre le protestantisme et l’esprit du capitalisme que Max Weber a mise en exergue. Mais Francke est parfaitement désintéressé. L’argent n’a pour lui de valeur que s’il sert à éduquer, à instruire, à venir au secours de la créature en détresse et surtout, à faire le salut des âmes. Un écrit de 1702 est parfaitement clair sur ce dernier point :
La fin supérieure de touts ces écoles est que les enfants puissent être amenés avant tout à une vraie connaissance de Dieu et du Christ et à un christianisme orthodoxe. C’est pourquoi nous ne nous contentons pas de les faire prier avec zèle mais pratiquons quotidiennement la Parole de Dieu et le Catéchisme de Luther tant à l’église qu’à l’école74.
115Encore faut-il commencer par abriter les corps. Francke a laissé à la postérité des constructions imposantes et d’une excellente conception architecturale malgré quelques déboires initiaux. Dès 1695, très modestement d’abord, il a bâti à Halle, plus exactement à Glaucha, une forme de cité, sorte de phalanstère de l’éducation et de l’assistance à nos semblables, destinée aux orphelins, aux pauvres et aux mendiants. Cette cité a tendu de plus en plus à vivre en autarcie, dans une totale autosuffisance intellectuelle et matérielle. Plusieurs milliers de personnes s’y trouvèrent bientôt réunies. La plupart étaient des enfants et des écoliers. La cité, que l’on qualifierait volontiers d’utopique, si elle n’avait bel et bien existé, exigeait de multiples compétences pour son fonctionnement, son développement et son financement. Francke sut les réunir avec une habileté magistrale. Etudiants et compagnons de lutte des premiers instants affluèrent et furent efficaces.
116Les fonds émanaient de particuliers, nombreux et modestes, de riches donateurs qui parfois léguèrent leurs biens aux institutions créées par Francke – la ressemblance avec les ordres mendiants tant exécrés par les luthériens n’est pas insignifiante – et aussi de subsides publics, les autorités fournissant tantôt de l’argent, tantôt les matériaux nécessaires pour les nouvelles constructions. La recherche d’interlocuteurs bien disposés supposait un travail de lobbying que Francke et ses principaux adjoints surent mener efficacement. Francke fut aussi contraint d’emprunter de l’argent à des taux des plus raisonnables, il est vrai, sauf lorsqu’il dut avoir recours à sa femme... La ressemblance avec les ordres mendiants s’arrête là. Les revenus provenant de la vente des produits élaborés à l’intérieur de la cité modèle couvrent une partie importante des dépenses qui sont considérables dans un ensemble sans commune mesure avec une communauté monacale. D’un point de vue strictement économique, l’entreprise est considérable, surtout en cette fin du XVIIe siècle.
117La cité piétiste est une cité laborieuse. L’homme s’y accomplit non pas grâce à une réussite matérielle, dont il serait mal venu de se targuer pour un familier de Francke, mais dans le travail au service de son prochain et de la collectivité dans sa totalité. Sur un plan relativement modeste, bien que le développement des diverses composantes de la cité soit une réussite extraordinaire en son temps, Francke comble une impuissance tragique dans la lutte contre la misère. La situation sociale de l’Allemagne est si déplorable que la population ne cesse de décroître malgré un fort taux de natalité. Les mendiants représenteraient selon les régions et des estimations forcément approximatives dix à vingt pour cent de cette population. Un jour par semaine les bourgeois distribuent quelque nourriture à leurs pauvres. Désespéré par ce spectacle et par l’impuissance des efforts caritatifs individuels, Francke décide en 1694 de rechercher des solutions collectives. L’Eglise catholique s’en remet à la générosité des fidèles tout juste un peu amplifiée par les ordres et les congrégations. Francke sait gré à Louis XIV d’avoir multiplié les institutions charitables. En Allemagne, l’Eglise évangélique n’entreprend rien pour combattre le fléau. Or elle n’est pas pauvre mais thésaurise et fait fructifier son capital en attendant que l’entreprise fondée par Francke sombre irrémédiablement.
118Le pouvoir civil, à en juger par le soutien qu’il accordera à Francke, est conscient des problèmes engendrés par la misère populaire mais totalement impuissant à les résoudre. L’école est évidemment payante et donc très peu fréquentée. Francke comprend vite que l’argent qu’il distribue aux enfants à cet effet est utilisé tout autrement. Il faut donc que les orphelins, les enfants pauvres, soient insérés dans des structures contraignantes qui les prennent intégralement en charge matériellement, intellectuellement et spirituellement. La cité imaginée et construite par Francke est donc une société close, totalitaire, sans que l’adjectif implique mécaniquement un jugement de valeur, et généreuse. Dans la mesure où son objectif dépasse la simple assistance matérielle et éducative et s’inscrit dans un projet religieux, son désintéressement peut être contesté et l’a été dès l’origine, à Halle, sur les lieux mêmes où s’érigeaient à un rythme soutenu établissements d’enseignement et manufactures. Cette objection était parfaitement absurde aux yeux de Francke. Son projet éducatif embrasse les différents aspects de la personne qu’il serait criminel de ne pas aider dans son salut. Cette logique n’était pas celle de l’Aufklärung, dont les représentants à l’exemple de Thomasius ne firent pas mystère de leurs réserves.
119Au cours de son extension, la cité connut quelques échecs sans conséquences dramatiques pour la survie de l’institution. Ils relèvent de domaines s’écartant de la vocation première des fondations imaginées par Francke, par exemple l’activité métallurgique. Il était tentant en effet d’utiliser la main d’œuvre bon marché dont on disposait avec les enfants pour se lancer dans une entreprise industrielle. Les deux fleurons permanents de Glaucha furent la pharmacie et la librairie. La pharmacie n’était évidemment pas une simple officine qui distribue des médicaments comme aujourd’hui, mais un laboratoire perfectionné et renommé qui produisait les remèdes et les vendait bien au-delà des limites des lieux de fabrication. La librairie fut l’autre grande réussite économique. C’était en fait, dans le sens ancien du terme, une véritable maison d’édition, qui faisait des bénéfices, à l’instar de la pharmacie, tout en contribuant puissamment à la diffusion des idées piétistes par des publications diffusées à des centaines de milliers d’exemplaires. Ces deux ateliers étaient parfaitement en accord avec la vocation sociale, pédagogique et proprement religieuse de l’institution
120Le projet de celle-ci avait été défini dès 1697 par Francke, puis en 1701 dans un écrit dont le titre selon un usage qui n’était pas encore sur le point de s’éteindre est un véritable programme : Les traces du Dieu aimable et fidèle, toujours vivant et régnant Pour la honte de l’incroyance et le réconfort de la foi Par la description détaillée de l’orphelinat, des écoles pour enfants pauvres et généralement de l’entretien des indigents A Glaucha près de Halle [...]75. La hiérarchie et les modes opératoires sont clairement fixés, très sincèrement et non sans un certain courage. Nous sommes toujours dans la tradition de l’imitation de Jésus-Christ. Celle-ci est posée comme la fin de l’institution dont la pure bienfaisance n’est donc pas la justification ultime. Francke se met au service de la vraie foi dont il ne doute plus depuis sa conversion qu’il est le fidèle dépositaire. L’œuvre caritative est donc secondaire par rapport à l’espérance de conversion. La mission qu’il se fixe et que l’écrit qu’il publie entend développer implique également un désaveu de l’Eglise à laquelle il appartient. Elle a oublié que l’imitation de Jésus-Christ était le premier devoir du chrétien. Francke s’inscrit dans la tradition piétiste de la remontrance au peuple des chrétiens mais aussi à l’Eglise. Celle-ci ne s’y est pas trompée et a diligenté contre Francke au fil des ans une série d’écrits polémiques de fort médiocre valeur.
121Pédagogiquement, les résultats obtenus ne sont pas minces. Certains des élèves les plus doués savaient lire dès l’age de trois ans. La plupart de leurs condisciples n’avaient besoin que d’une année de plus pour parvenir au même résultat. Après l’apprentissage de la lecture venait celui de l’arithmétique. L’instruction ne se limitait cependant pas à l’apprentissage de ces savoirs élémentaires. En bon luthérien, au moins sur ce point, Francke ne négligeait pas l’enseignement de la musique. Les élèves pouvant être appelés à devenir des maîtres, des cours de latin, de grec et d’hébreu avaient été prévus. Francke nous apprend aussi que huit orphelins étudient l’arabe et que leurs progrès sont spectaculaires76. L’enseignement dispensé aux pauvres n’est donc pas un enseignement minimaliste. Si l’on s’autorise à utiliser des concepts nouveaux pour qualifier des réalités anciennes, la démocratisation de l’enseignement qui s’accomplit dans ce tournant entre le XVIIe et le XVIIIe siècle ne doit pas s’accompagner pour le pédagogue piétiste qui la promeut d’une baisse sensible des exigences intellectuelles. Les résultats semblent lui donner raison. Très vite des bourgeois demandent à Francke d’inscrire leurs enfants. Pour eux, la scolarité cesse évidemment d’être gratuite. Le recrutement ne se limitant plus aux indigents, la cité de l’éducation s’ouvre et la plupart des élèves ne sont plus pensionnaires.
122Ce modèle éducatif n’est pas socialement égalitaire et n’entend pas l’être. Francke ne remet pas en cause les hiérarchies terrestres qu’il veut seulement confier aux adeptes de la vraie foi. La diversification des enseignements correspond aussi à un ordre social existant. On ne forme pas de la même façon les commerçants ou les artisans et les futurs hauts fonctionnaires et serviteurs de la monarchie. Le Paedagogim regium. que Franck réserve à ces derniers est le couronnement de l’édifice et, dans une certaine mesure, le garant de la reproduction des structures existantes. Instmits dans la vraie foi, les futures élites seront censées les vivifier de l’intérieur. Les passerelles et les possibilités de promotion entre les différents ordres n’existent pratiquement pas. La plus ambitieuse des rénovations pédagogiques ne pouvait les faire surgir de terre. Le projet piétiste a une face éducative, sociale et religieuse apparemment subversive, qui inquiète les luthériens orthodoxes avant tout soucieux de défendre leurs positions, et une face conservatrice, dont même les réformes rassurent le pouvoir en place. Il est vrai qu’il arrive à celui-ci de se tromper. Le gouvernement du Brandebourg comptait sur les piétistes pour réunir luthériens et réformés. Il n’en était pas question pour Francke.
123Sa pédagogie tranche sur les mœurs qui, un siècle plus tard, seront encore celles du temps. Les instructions que l’on donne aux enfants « doivent être formulées avec une douceur inlassable et au moment opportun »77. La brutalité n’est pas de mise : « Quand la sévérité (il faut vraisemblablement entendre par là les châtiments corporels) s’impose, il faut procéder avec une grande circonspection »78. Francke oppose le code de bonne conduite, « l’obéissance extérieure », qui s’adresse aux hommes, et « la vraie obéissance intérieure », que l’on doit à Dieu79. Certes, il faut « briser la volonté capricieuse des enfants »80. Cependant la pédagogie préconisée par Francke est dans son ensemble sage, confiante et respectueuse des jeunes êtres abandonnés à ses soins. La « province pédagogique » de Goethe dans les Années de voyage de Wilhelm Meister est beaucoup plus dédaigneuse envers le tiers état, bien que son caractère utopique eût été plus propice à l’exercice gratuit de la générosité que la cité de l’éducation imaginée et construite par Francke.
124La pédagogie mise en œuvre avec une parfaite constance pendant tant d’années s’articule naturellement sur une anthropologie et une théologie intimement associées. Francke fait confiance en l’homme. L’homme est perfectible. Dieu n’exigerait pas de lui ce qu’il serait par nature incapable de faire. Les commandements de Dieu impliquent donc la possibilité de leur exécution. La conviction que l’homme rené est capable de se délivrer de la malédiction permanente du péché est le fondement de ce « perfectionnisme » que l’orthodoxie luthérienne reproche tant à Spener qu’à Francke. L’opposition n’est pas secondaire. Les piétistes défendent l’idée que le juste est témoin de la justice en sa personne et ses œuvres. Le juste n’est plus toujours juste et toujours pécheur, comme le veut la théologie du Réformateur. C’est une véritable rupture qui fragilise la doctrine de la justification par la foi. Nous retrouverons chez Kant une démarche semblable, bien qu’elle soit intégralement laïcisée. Le « devoir » (Sollen) de la loi morale implique la capacité (Können) pour l’homme de la respecter, sous peine d’être un pur non-sens.
125L’accusation de « perfectionnisme » fut formulée sans nuance, comme si Francke entendait que l’homme pût devenir impeccable et donc parfait. Il lui est aisé de s’en défendre, entre autres dans un sermon, le plaidoyer n’en attestant pas moins que l’homme, concrètement incapable d’observer pleinement la Loi, peut tendre néanmoins vers cet idéal en se délivrant progressivement du péché :
Mais dans la renaissance ou sanctification, nous devenons toujours et de jour en jour plus parfaits, c’est-à-dire plus accomplis dans la foi, plus ardents dans l’amour, plus assurés dans l’espérance, et ainsi jusqu’à notre fin. sans atteindre pour autant le plus haut degré de perfection, dans lequel nous serions sans faute ni faiblesse81 [...]
126L’imitation de Jésus-Christ ne fait pas de l’homme un second Christ. Francke n’a pas la témérité des élans mystiques du siècle de Maître Eckhart, mais il se refuse à enfermer l’homme dans la certitude d’une corruption irrémédiable, quand bien même celle-ci devrait être effacée par une grâce faisant fi des apparences de toute une vie. La conception de la grâce sépare donc luthériens orthodoxes et piétistes. Ceux-ci affirment pourtant avec Francke qu’ils sont les vrais dépositaires de la pensée du Réformateur. Le conflit porte sur la doctrine du salut et implique nécessairement une image différente de l’homme. Les arguments utilisés ici par Francke rappellent fortement ceux que Silesius mettait en avant pour justifier sa conversion au catholicisme :
On affirme en outre que « je tends l’arc à le rompre, que l’on ne peut pas vivre, comme je le dis, bien que (ajoutent certains), cela soit entièrement vrai.[...] Si l’on allait prétendre que ni les forces naturelles ni les forces divines ne suffisent pour mener une vie chrétienne et conforme à la volonté de Dieu, ce serait faire injure aux pouvoirs du Christ et à l’esprit de la grâce et concéder au Diable qu’il est plus fort que le Christ, le Christ étant impuissant à détruire l’œuvre du Diable82.
127Fondant tous ses adversaires dans le même moule, l’orthodoxie luthérienne accusa également Francke de quiétisme. C’était ignorer la vie quotidienne de ce travailleur frénétique. Il est vrai pourtant que le pédagogue bâtisseur s’en est souvent remis à Dieu avec une confiance qui frôlait la certitude qu’un miracle ne pouvait manquer d’advenir si besoin était. Et le miracle ne manquait pas de se produire par exemple quand l’argent faisait défaut pour payer ouvriers et collaborateurs83... Francke a résumé simplement sa règle de vie à l’aide d’une « belle maxime des Anciens », la référence dissimulant l’origine catholique de son inspiration : Ora et labora, caetera DEO commenda84. La prière et le travail rythment le cours des heures dans la cité piétiste avec une rigueur qui rappelle une règle de la vie monacale antérieure à saint Benoît. Le chrétien s’en remet à Dieu pour le reste, le fatum stoïque prenant un visage chrétien, à la fois plus humain et plus divin. La passivité, dont Francke fait l’éloge en réprouvant inactivité et oisiveté, est ouverture et disponibilité. L’héritage mystique se perpétue un peu honteusement. En perdant de sa grandeur, il se fait raisonneur mais infléchit pourtant la doctrine luthérienne en des points essentiels.
128Les censeurs de Francke ne se firent pas faute de l’observer. L’orthodoxie luthérienne a toujours en point de mire quelque disciple de Pélage, quelque suppôt camouflé de l’ancienne foi et de son pape. Son zèle quasi policier peut faire sourire ou prêter à indignation selon les cas. Il n’en repose pas moins très souvent sur l’observation de déviations bien réelles. Le plaidoyer de Francke ne parvient pas à nous convaincre que c’est bien lui qui a recueilli les morceaux de la vraie croix luthérienne :
Quand on enseigne à propos de la justification que les œuvres bonnes n’y sont pour rien ni ne sont utiles à notre salut et même qu’il faut tenir pour nuisible la confiance qu’on leur porte, cela en soi est vrai et indéniable ; mais si l’on en reste là et ne montre pas en outre que la foi, si elle est authentique, ne peut pas être séparée des œuvres bonnes mais au contraire qu’elle les porte infailliblement avec elle comme un bon arbre porte ses fruits – alors est-il rien de plus naturel que de voir la masse inculte et infâme nous faire miroiter une justification devant Dieu qui n’aurait nul besoin des œuvres bonnes et tenir pour « papiste » ce qu’on lui dit des œuvres bonnes !85
129La première partie du discours est une concession purement rhétorique à la doctrine luthérienne. La seconde est une réfutation du Sermon des œuvres bonnes qui ridiculise pratiquement sa thèse majeure en l’attribuant à la masse (Haufe chez Francke comme chez Luther) dont on sait en quelle estime le Réformateur la tenait. Que le pasteur de Glaucha ait la prudence de se réclamer prudemment du traité luthérien montre qu’il sait bien où le bât blesse86. La critique protestante, notamment Beyreuther, décerne généralement à Francke un brevet d’orthodoxie luthérienne qui témoigne aujourd’hui encore d’une volonté d’aplanir des oppositions capitales. Si celles-ci n’avaient existé, Francke n’aurait pas caressé le projet de refaire avec quelques amis la traduction de la Bible luthérienne.
130Les écrits polémiques ne nous aident pas, autant qu’on l’attendrait, à préciser la doctrine. Les nombreux et peu scrupuleux chevaliers de l’orthodoxie accablent Francke de leurs accusations, avec la mauvaise foi qu’autorise la certitude de détenir la vérité. Malheureusement, Francke ne répond guère sur le fond. Sa tactique est invariable : il aligne les citations de Luther, reproduit généreusement les articles de la Confession d’Augsbourg, enfouit les uns et les autres dans une masse compacte de citations bibliques et dilue le tout dans un commentaire en forme de paraphrase, qui n’éclaire en rien un débat dont la courtoisie n’est pas la vertu essentielle. La principale utilité des écrits polémiques est donc de nous instruire du climat à l’intérieur de l’Eglise évangélique et des rapports de force qui s’y déploient.
131Il est des accusations que Francke se délecte de devoir reproduire : « Voilà que l’on me reproche d’avoir appelé mon frère dans le Christ un paysan de ma connaissance que je considère comme un exemple hors du commun d’homme respectueux de la volonté de Dieu »87. Les dignitaires de l’Eglise luthérienne étaient restés extraordinairement pédants et l’intégration, du reste très mesurée, des couches populaires dans les conventicules, l’activité militante ou le zèle missionnaire des piétistes qui n’hésitaient pas à se rendre dans des maisons inconnues pour propager leur foi leur paraissaient incongrues et subversives. La crainte de voir se rétrécir leurs zones d’influences n’était évidemment pas étrangère à ces scrupules. Les modes de conversion pratiqués par les piétistes trahissaient selon leurs adversaires la volonté de réformer la Réforme. C’est l’évidence même attestée par les écrits de Spener, par ceux de Arndt également si l’on fait déjà de l’auteur du Christianisme authentique un piétiste accompli et non pas seulement un précurseur. Francke ne fait qu’amplifier le mouvement. Il s’en défend contre toute vraisemblance en affirmant qu’il veut seulement édifier « le chrétien, son frère ».
132Cela l’amène à banaliser l’originalité d’une nouvelle conception de la foi, dont il est devenu le représentant le plus autorisé. En bon tacticien, il reprend une antienne déjà ancienne, qui a dû résonner à ses oreilles plus d’une fois dans sa jeunesse :
La ville connaît maintenant le nom des piétistes.
Qu’est-ce qu’un piétiste ? Un homme qui étudie la Parole de Dieu/ Et mène en accord avec elle une vie pieuse.
Voilà qui est bien / et pour tous les chrétiens88.
133Du même coup, les piétistes cessent d’être une secte89. Les premiers chrétiens sont leurs modèles. Francke ne se sent pas obligé de crier à l’hérésie face à toutes les déviances et expériences ascétiques et spirituelles. Son imprimerie contribue à faire connaître Catherine de Gènes, Pierre Poiret, Angèle de Foligno. Le pédagogue piétiste se défend non sans une certaine mauvaise foi. Les auteurs étrangers ne sont pas pires que les mystiques de langue allemande (ou supposée telle), Suso, Tauler ou Ruysbroek90. Editer un écrivain ne signifie nullement que l’on adhère à sa pensée et les chrétiens ont publié les œuvres de Térence, Horace, Ovide ou Martial91. Tout cela serait convaincant si la librairie de Halle était une maison d’édition banale, ce qu’elle n’est pas. Ce sont des modèles d’édification spirituelle qu’elle se fait pour devoir de diffuser.
134En un temps de relâchement des mœurs, Francke est convaincu de la valeur éducative de la spiritualité ascétique. Il ne la prêche pas pour son propre compte, au moins sous ses formes extrêmes, mais ne doute pas qu’elle soit une des voies de la sainteté pour des âmes d’exception. Défendant son entreprise éditoriale, il prend aussi le parti des spirituels dont il diffuse les expériences et la pensée. En revanche, sa condamnation d’une possible déiformité, dont la recherche lui fut également imputée et à laquelle il n’entend peut-être rien, est sans équivoque : « Car si quelqu’un veut se faire Dieu ou vouloir être tenu pour Dieu, cela dépasse toutes les hérésies et cet homme commet un crimen laesae Majestatis divinae, ou attente de la manière la plus effroyable à la majesté divine elle-même »92.
135Francke était un homme austère, rigide mais bon et plus ouvert intellectuellement à des influences étrangères à l’Allemagne et au luthéranisme que la presque totalité des représentants de l’Eglise évangélique. Il a traduit et préfacé le Traité de l’éducation des filles de Fénelon, édité Molinos, Fénelon, Pierre Poiret, Catherine de Gènes, Angèle de Foligno. Il y avait là chez ces auteurs, dont les premiers ont été suspects à l’Eglise catholique aussi, comme une convergence de l’hétérodoxie, qui n’était pas fortuite pour les adversaires de Francke. Mais celui-ci reçoit les influences d’une manière très pragmatique et exempte de préjugés. Ainsi en est-il du traité de Fénelon, à l’heure où l’Allemagne ne fait pas preuve de discernement dans le choix de ses modèles étrangers : « Quand aujourd’hui les gens de la meilleure société veulent être le plus utile à leurs enfants, ils cherchent une Mademoiselle (en français dans le texte) française »93. Le modèle éducatif proposé par le cygne de Cambrai est appelé à corriger l’influence du siècle de Louis XIV, ce qui n’est nullement incohérent. Le même pragmatisme se vérifierait dans la réception des diverses influences relevées par la critique, après que Francke lui-même s’en est réclamé.
136Cet empirisme caractérise l’action de Francke dans son ensemble. Quand il entreprend de bâtir à Glaucha une cité dont le modèle n’existe nulle part, il n’a aucune idée arrêtée de ce qu’il va édifier. Il obéit seulement à quelques idées directrices, de nature morale, éducative et religieuse. Il ignore l’architecture, l’économie et les diverses techniques qui vont s’épanouir sous son impulsion. Mais il a le don de choisir des hommes compétents et qui lui resteront dévoués. Devant tant d’improvisation, ses adversaires ont cru qu’il était fragile, ce qui explique la violence des attaques qu’il a subies.
137Face à une réussite aussi éclatante, les accusations allaient peu à peu se faire plus discrètes. La renommée de Francke s’étend à toute l’Allemagne et en franchit vite les frontières. En 1716, il est devenu recteur de l’université de Halle. Il a quitté sa modeste charge de pasteur à Glaucha pour une paroisse importante de Halle, et il a bien fallu que le clergé de la ville en prenne son parti. Il voyage beaucoup. Ses sermons réunissent des milliers de fidèles. Les grands prennent son avis et il traite d’égal à égal avec eux. Il est devenu une autorité respectée. A partir de 1713, Frédéric-Guillaume I le consulte régulièrement et il entretient une correspondance suivie avec lui. La considération des autorités tempère la hargne des pasteurs luthériens. Quand il meurt en 1727, on ne s’embarrasse plus depuis longtemps de savoir si son piétisme est fidèle ou rebelle à l’orthodoxie luthérienne.
138Ce sont ses réalisations pratiques et ses projets de réformes, on s’en doute, qui intéressaient les gouvernements beaucoup plus que ses positions théologiques, bien que les formes de la catéchèse, partie intégrante de l’éducation de l’enfant et du futur sujet, ne les aient pas laissés indifférents. L’influence de Francke n’ira pas jusqu’à provoquer, comme cela a été écrit, une « déféodalisation de l’aristocratie », qui n’est pas près de voir le jour94. Francke est pacifiste ou, tout au moins, considère que l’enseignement du christianisme et les mœurs de la guerre sont incompatibles et donc que l’Eglise, sans faire œuvre de rébellion contre son souverain, doit répandre l’esprit de paix par sa parole.
139Frédéric-Guillaume I n’en a cure et contribue, dans la grande tradition frédéricienne, à édifier un Etat militariste pour lequel la guerre s’insérera durablement et consciemment dans un projet politique expansionniste. Dans un registre plus modeste, Francke ne parviendra même pas, quand il deviendra recteur de l’université de Halle, à adoucir les mœurs des étudiants qui mettaient un point d’honneur à se conduire comme des reîtres. Les plus hautes autorités ne se faisaient pas faute, il est vrai, de protéger les trublions. Le respect qu’on portait à Francke dans les cours, par exemple à Ludwigsburg et à Stuttgart, n’a pas corrigé des mœurs dépravées en ces lieux. En revanche, le piétisme est devenu par son action militante et ses vertus exemplaires un aiguillon pour le luthéranisme orthodoxe.
140Le legs théologique de Francke est relativement mince. On le sent toujours dépendant de Arndt et de Spener. Quand il fait preuve d’originalité, ses solutions sont curieuses. Il admet la présence réelle dans l’eucharistie comme Luther mais réduit le sacrement, comme Zwingli, à la commémoration symbolique et répétitive de la Cène. Au moins a-t-il le courage d’étudier et de diffuser des auteurs proscrits par le luthéranisme orthodoxe. Son œuvre, dépendante des qualités exceptionnelles d’un homme, n’était pas reproductible. Ses disciples et ses fidèles ont conquis de multiples fonctions importantes dans l’administration et dans l’armée où leur influence, faute de doctrine susceptible d’être transmise aux générations futures, était condamnée à s’étioler. Il est resté un certain état d’esprit, une ferveur sereine et confiante, le refus des compromissions avec le siècle, ce qui était, il est vrai, le bien le plus précieux aux yeux de Francke. Le piétisme continuera d’habiter l’Eglise évangélique. C’est pour lui le moindre risque, un gage de pérennité tranquille et sans éclat. Un mol dépérissement s’ensuivra inévitablement dans l’oubli des origines et des pères fondateurs.
141Si Francke a laissé une trace durable dans l’Histoire, c’est pour avoir attiré l’attention des gouvernements, en Prusse principalement, sur la pauvreté dramatique des populations qui étaient confiées à leurs soins. Le pédagogue piétiste a contribué à sortir la misère sociale de la loi d’airain de la fatalité. En ne la considérant plus comme l’expression incompréhensible et mystérieuse de la volonté de Dieu à l’instar de nombre de luthériens ni comme un phénomène naturel inaccessible à la volonté de l’homme, ce qui consolait les gouvernements de leur inertie, il a ébranlé des certitudes commodes qui interdisaient l’évolution des mentalités en Allemagne. En édifiant au nom de Dieu un empire bien terrestre, il a contribué de manière décisive, lui qui était si dédaigneux des valeurs de ce monde, à combler le hiatus douloureux pour le pauvre qui séparait la religion et le siècle. Après avoir été décrété secondaire ou insignifiant au nom d’une sotériologie qui ne voyait de salut que dans la justification par la foi, le sort de l’homme ici-bas redevient digne d’attention. La Prusse notamment a compris pour le première fois, tandis que Francke construisait son utopie pierre après pierre, que la lutte contre la pauvreté et l’ignorance n’était pas du ressort exclusif de l’initiative privée et pouvait conforter la puissance politique. Exceptionnellement dans l’histoire de l’Allemagne depuis Luther et, dans une large mesure, en rupture avec l’héritage de la pensée du Réformateur, le religieux a influencé le politique.
Nikolaus Ludwig Zinzendorf (1700-1760)
Une piété à la recherche de l’universel
142Avec le comte von Zinzendorf, nous changeons d’époque. Nous sommes encore apparemment dans le piétisme avec les Frères moraves et la communauté de Herrnhut, qu’il a fondée en Saxe, mais nous sommes déjà dans un autre univers. Zinzendorf lui-même ne se qualifie pas de piétiste. Il se dit hostile aux « conventicules », tout en réclamant la tolérance à leur égard et en recommandant que l’on s’adresse aux piétistes, comme aux autres chrétiens, avec douceur et fermeté pour prévenir l’immoralité et les comportements extravagants qu’il repère autour de lui95. Comme toujours, il importe que la nouvelle pensée marque son territoire vis-à-vis de ses plus proches voisins. Néanmoins, nous ne constatons chez Zinzendorf ni forte concordance avec les différents piétismes ni sympathie particulière pour leurs représentants les plus éminents. D’autre part, le chef spirituel de la communauté de Herrnhut, dont il est l’évêque, a choisi de se placer objectivement en dehors des Eglises. Si les « Frères », appartiennent encore théoriquement à l’Eglise luthérienne ou à l’Eglise réformée, cette appartenance est en fait conventionnelle. L’« Eglise des Frères » a sa réalité propre, qui lui vaudrait d’être qualifiée de « secte » aujourd’hui. Zinzendorf s’est d’ailleurs senti obligé de répondre à ce type d’accusation. Pour ces raisons, nous nous attarderons moins longtemps sur la pensée de Zinzendorf qu’elle ne le mériterait.
143Pendant la plus grande partie de sa vie, le comte a été le contemporain un peu plus âgé de Voltaire et de Rousseau. Quand il meurt, Rousseau a déjà achevé La Nouvelle Héloïse et publié la Lettre sur les spectacles. C’est le temps où sortent en rangs serrés les volumes de l’Encyclopédie. L’Allemagne ne connaît certes pas encore pareille révolution de la pensée. Les grandes figures des Lumières sont depuis longtemps fécondes et célèbres quand Kant publie tout juste ses premiers essais. Voltaire et Rousseau sont morts depuis trois ans quand il écrit sa Critique de la Raison pure. La Réforme n’a pas comblé un retard culturel qui n’est pas étranger à son émergence. Elle n’était pas venue pour cela. Mais l’Allemagne va entrer dans Père prestigieuse des grands systèmes philosophiques dont les autres nations européennes n’ont pas l’équivalent.
144Cependant tout ne se réduit pas à un jeu d’oppositions entre la France, l’Angleterre, l’Allemagne et éventuellement la Suisse. La vie de Zinzendorf est une vie ouverte sur le monde qu’il découvre grâce à des périples nombreux et prolongés en terre étrangère. Il a entrepris un voyage en Amérique du Nord, a prêché en Hollande et à Londres, où il a séjourné à plusieurs reprises et notamment de 1749 à 1755, s’est efforcé, non sans succès, de répandre sa pensée et les modes de vie communautaire dont il était l’adepte en Allemagne naturellement mais aussi dans toute l’Europe et en Amérique. Ce souci missionnaire n’est nullement étranger au piétisme, nous l’avons vu, notamment par l’exemple de Francke. Les piétistes aiment se répandre de proche en proche pour gagner de nouveaux convertis à leur cause. Cependant Zinzendorf est franchement cosmopolite, ne tient pas en place et se sent aussi à l’aise à Londres qu’à Dresde, où il est né. Il n’a pas vécu à la manière un peu étriquée des piétistes et a conservé de ses origines l’habitude de vivre sans trop compter. De surcroît, il est piètre gestionnaire. Cela lui a valu quelques déboires et de la suspicion.
145Malgré sa méfiance envers les attraits du monde, Zinzendorf a bien senti qu’il vivait dans une époque de transition. Dans son Socrate allemand, rédigé à une époque où ses fonctions de conseiller aulique le mettaient dans une certaine mesure à l’abri de la censure, il note que ses semblables prêchent dans un petit coin de l’Empire, qui n’est rien en comparaison de l’Europe, qui n’est rien en comparaison du monde, lequel n’est rien dans l’univers96. Zinzendorf est étranger au provincialisme qui marque souvent les communautés piétistes. Il est vrai que l’Angleterre a régulièrement manifesté une sympathie financièrement active envers les Frères moraves quand ils connaissaient des jours difficiles, notamment dans la phase d’expansion de la Contre-Réforme et qu’elle s’est montrée plus accueillante envers la personne et les idées de Zinzendorf que ses propres concitoyens. Le comte fut en effet expulsé de la Saxe élective en 1736, ce qui marqua le début d’une période d’errance pour lui-même et ses fidèles, et Hanovre promulgua en 1748 un « Edit sur les piétistes » qui englobait également les disciples de la communauté de Hernnhut, interdisait la diffusion des écrits de leur chef, les privait du droit de réunion et proscrivait jusqu’à l’usage de leur livre de cantiques.
146Dans ces conditions, on comprend que Zinzendorf se soit fait le chantre de l’idée de tolérance. Son témoignage est précieux. « Depuis trente ou quarante ans, nous dit-il en 1752, l’esprit de persécution a été de plus en plus objet de haine et de mépris ». La « fabrication d’hérétiques » a commencé à être considérée comme un crime97. La dénonciation du mal n’a pas suffi à entraîner sa disparition. Il serait cependant faux de croire que l’intolérance est une spécialité allemande. Diderot été emprisonné pour avoir écrit La Lettre sur les aveugles et d’autres écrits jugés licencieux. Voltaire, de l’autre côté de la barrière, est heureux de transformer l’église de Ferney en grenier à foin. Zinzendorf, lui-même menacé, ne tombe pas dans ces travers. Une grande partie du Socrate allemand, dont la première édition date de 1725, est dirigée contre l’athéisme sans prescrire l’usage de la répression à son encontre. La contestation de la religion en tant que telle est le signe d’une évolution des esprits, d’un bouleversement des enjeux, dont nous avons constaté les prémices provisoirement tactiques et opportunistes dans les émois de Spener. L’usage de la notion n’a cependant pas encore de rigueur philosophique chez Zinzendorf. La pensée des Lumières tient lieu de définition. L’athéisme se confond avec toute attitude mondaine et rebelle par frivolité à l’esprit du christianisme.
147Il est difficile de pénétrer l’œuvre de Zinzendorf. Sa langue a quelque chose de rebutant. Elle est truffée de vocables étrangers, pour la plupart français, dont l’usage n’apporte pas grand-chose à l’expression de la pensée. La mode du temps le veut ainsi mais Zinzendorf, de par ses origines aristocratiques et aussi par cosmopolitisme naturel, en est tributaire à l’excès. Sous l’influence d’une culture dont le comte est parfois trop prodigue les termes allemands ou acclimatés de longue date en Allemagne retrouvent arbitrairement leur signification étymologique. Cette prose ne nous ferme cependant pas l’accès à la théologie des « Frères », qui ne se veut absolument pas ésotérique ni subjective. Zinzendorf s’est défendu, avec une certaine véhémence, de faire dépendre sa religion du sentiment :
Je ne me suis pas donné le confort de faire partie des gens qui sont gouvernés par le sentiment ou y trouvent leur satisfaction ou ne trouvent de plaisir qu’en lui ; je fais partie des gens qui pensent, et des gens qui pensent de manière très abstraite, et même des gens qui pensent en cherchant un sens [...], je ne suis en aucune façon de ceux qui considèrent le sentiment comme une vertu particulière98.
148Pour ne pas contredire Zinzendorf sur ce point, il convient seulement de distinguer rigoureusement religion du sentiment et religion du cœur. Celle-ci est le christianisme authentique, que le comte ressuscite : « Le Sauveur se reconnaît dans la religion du cœur, il se reconnaît dans l’Eglise particulière (entendons par là celle des Frères), qui pourrait bien devenir catholique, dont l’intention et la conception visent à devenir universelle pour le monde entier »99. Dans cette profession de foi, Zinzendorf déplore la même fissure dans la chrétienté que les marginaux et dissidents depuis deux siècles maintenant sans faire confiance à l’Eglise luthérienne ni, cela va sans dire, à l’Eglise catholique et romaine pour la combler. Mais le comte a beau s’en défendre, sa solution n’en est pas moins extraordinairement affective et subjective, et il ne peut en être autrement, Zinzendorf n’hésitant pas à clamer sa méfiance envers la raison qui fait surgir immédiatement autant de problèmes qu’elle vient faussement d’en résoudre. La relation individuelle avec le Christ, un face à face avec Dieu, devient le critère de la religion authentique, qui est affaire d’expérience individuelle et non de doctrine. Le Christ n’a que faire de la spéculation de théologiens érudits :
Il veut une conversation (en français dans le texte) du cœur avec son cœur. Il est la fiancée, pour laquelle nous dansons ; voilà ce que nous voudrions inscrire dans le cœur de nos frères, y écrire, y inscrire, marquer dans leur cœurs de la pointe de notre crayon afin que là où ils aillent ou demeurent, où qu’ils pensent, méditent ou éprouvent un sentiment, ils se sentent au plus profond d’eux-mêmes en connexion (en français dans le texte) constante avec sa sainte personne100 [...]
149Ce face à face, cette relation existentielle n’est pas seulement une reprise du coram deo luthérien. Jusque dans le vocabulaire, les souvenirs de la mystique féminine resurgissent et surtout l’expression d’une piété marquée par l’influence de Tauler. Dans le même développement, Zinzendorf insiste : le Christ est celui de la Passion, le Christ mort dont nous ne devons pas nous séparer « une seule heure de nos jours et de nos nuits tout entiers ». La doctrine de la justification par la foi en devient méconnaissable. : « Le médius terminus du salut est la foi dans le Sauveur, homme blessé et martyrisé, le transport imaginaire dans son corps mis à mort, jusqu’à ce que meurent nos membres de pécheurs. Voilà la théologie qu’enseigne la Bible »101. Les luthériens orthodoxes faisaient des Ecritures une lecture différente.
150En d’autres moments de l’œuvre, Zinzendorf ne fait pas mystère de sa dette envers la théologie apophatique et la mystique. Les soulignements de l’auteur sont censés la rendre plus évidente encore que les seules répétitions qu’il affectionne tellement : « Voici une idée importante qui réapparaît ici : un enfant de Dieu ne veut rien. J’ai déjà dit : il ne fait rien, j’ajoute : mais il ne veut rien non plus. » Les enfants de Dieu sont des hommes qui ont retrouvé la simplicité de l’enfant, des hommes de bonne volonté, ce que Zinzendorf éprouve le besoin de nous confier en latin, ou mieux encore des « cœurs de bonne volonté »102. Sous la gangue du langage qui sent un peu trop l’époque rococo, nous découvrons une religiosité dépouillée dont l’originalité tient essentiellement à la combinaison de sources d’origine diverse. Les révérences ponctuelles devant l’œuvre du Réformateur ne peuvent dissimuler des oppositions majeures. Ce n’est pas seulement la justification par la foi que Zinzendorf évacue. La doctrine de la prédestination en dépit de l’influence de Wyclif et Hus sur les Frères moraves, dont Zinzendorf a repris la constitution, fait place à une confiance tranquille en Jésus-Christ qui a sauvé toutes les âmes103. La félicité dans l’au-delà ne sera pas essentiellement différente de celle que l’homme rédimé connaît sur cette terre. Elle sera seulement constante et inaltérée. La Bible est tellement difficile à interpréter que l’on n’en peut déduire une leçon morale claire, alors qu’il est si simple de « mettre la morale dans le cœur »104. Il n’est nullement exceptionnel que Zinzendorf s’accorde avec Rousseau. De même, la forme de la communion et l’interprétation que l’on en donne sont sans importance pourvu qu’on la reçoive avec sincérité105.
151Du piétisme, il a conservé la nécessité de la conversion, du Durchbruch. En l’absence d’une théologie propre, Tauler et l’Imitation de Jésus-Christ, décidément indéracinables, sont ses guides spirituels et moraux. Cela devrait donner une communauté à la mine défaite et inquiète, mais Zinzendorf, qui n’est pas l’ennemi des contradictions, souhaitait qu’une humeur rassérénée et une honnête gaieté tranchent à Hernnhut sur l’atmosphère morose qui caractérisait selon lui les communautés piétistes. Loin de tout dogmatisme, Zinzendorf n’a pas édifié une religion du sentiment, sans contours précis ni fondement évangélique assuré, telle que Rousseau l’annonce dans sa Profession de foi du vicaire savoyard, mais une religion sentimentale, une lecture affective, sans contrainte théorique et délibérément non critique des textes canoniques. Le succès des missions à l’étranger se situe en marge des confessions, tout en restant purement confessionnel, sinon confidentiel. Jusqu’en Amérique, il marque la revanche du provincialisme sur le cosmopolitisme fondateur d’une sensibilité religieuse en quête d’une nouvelle catholicité, qui file maintenant depuis plus de deux siècles sous les doigts de ses plus ardents zélateurs. La théologie du sentiment de Schleiermacher sera au siècle suivant comme la forme construite et raisonnée, à vocation philosophique franchement affirmée, de cette sensibilité religieuse. Chez lui aussi cependant la transcription philosophique du piétisme et de ses avatars divers restera une aporie décourageante. Ce n’est pas Hegel qui dirait le contraire.
Notes de bas de page
1 On pourra se reporter au très classique Albrecht Ritschl, Geschichte des Pietismus, 3 tomes, Bonn 1880-1886, reprint Berlin 1966. Parmi les ouvrages plus récents, mentionnons Winfried Zeller (Dir.), Der Protestantismus des 17. Jahrhunderts, Brême 1962 ; Martin Schmidt, Wiedergeburt und neuer Mensch (Renaissance et homme nouveau), Witten 1969 ; Martin Greschat (Dir.), Zur neueren Pietismusforschung, Darmstadt 1977 ; Erich Beyreuther, Geschichte des Pietismus, Stuttgart 1978 ; Martin Brecht (Dir.), Der Pietismus vom siebzehnten bis zum frühen achtzehnten Jahrhundert, Göttingen, 1993 sq., dont les auteurs ont dépouillé une très importante bibliographie composée notamment d’un nombre considérable d’articles ; Les piétismes à l’âge classique : crise, conversion, institutions (Dir. Anne Lagny), Presses universitaires du Septentrion 2001.
2 Zeller, op. cit., p. XVI.
3 Brecht, op. cit., p. 116 sq.
4 Ibid., p. 126.
5 Ibid., p. 146.
6 Alexandre Koyré, La philosophie de Jacob Boehme, 2 éd. 1971, p. 2.
7 Beyreuther, op. cit.
8 Brecht, op. cit., p. 133.
9 Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, t. 3, De Mahomet à l’âge des Réformes, Payot 1983, p. 239.
10 Winfried Zeller, op. cit., p. XIX sq.
11 Brecht, op. cit., p. 131.
12 D.F. Strauss, Christian Marklin. Ein Lebens- und Charakterbild aus der Gegenwart, 1851 (Christian Märklin. Une vie et un caractère de notre temps), p. 16.
13 Cf. Jean-Marie Paul, Eduard von Hartmann, « L ’Autodestruction du christianisme et la religion de l’avenir », Presses universitaires de Nancy 1989.
14 Johann Arnd (on rencontre les orthographes Arndt et Arnd), Sechs Bücher vom wahren Christentum, Gemsbach s.d. (1890-1891), p. 23.
15 Brecht, op. cit., p. 117.
16 Arndt, op. cit., p. 247.
17 Ibid., p. 164.
18 Ibid., p. 574.
19 Ibid., p. 567, 746 et passim.
20 Ibid., p. 619.
21 Ibid., p. 213.
22 Ibid., p. 191.
23 Ibid., p. 35 sq.
24 Ibid., p. 527.
25 Ibid., p. 528.
26 Idem.
27 Ibid., p. 371.
28 Ibid., p. 734.
29 Ibid., p. 746.
30 Ibid., p. 766.
31 Ibid., p. 825.
32 Ibid., p. 581.
33 Ibid., p. 567.
34 Ibid., p. 332 ; cf. Luther La Liberté du chrétien entre autres.
35 Brecht, op. cit., p. 136, 146.
36 Ibid., p. 145.
37 Citons notamment le Paradiesgärtlein voiler christlichen Tugenden [...] (Le Petit jardin du Paradis rempli de vertus chrétiennes).
38 Brecht, op. cit., p. 131, recense les commentaires contradictoires de l’œuvre de Arndt.
39 Il existe une édition relativement récente de Spener : Schriften (Ed. Erich Beyreuther, Hildesheim, 1979 sq.) La biographie de Spener est bien connue et nous ne pouvons pas innover quant à des faits dûment établis, qui tolèrent cependant différentes interprétations. On se reportera à Johannes Wallmann, Philipp Jakob Spener und die Anfänge des Pietismus (Philipp Jakob Spener et les débuts du piétisme), Tübingen, 19862 et à Brecht, op. cit., p. 278-389).
40 Le reproche de césaropapisme apparaît relativement tard dans les controverses au sein de l’Eglise luthérienne, bien qu’il soit au cœur de la contestation des dissidents. Il est délicat à exprimer dans la mesure où il reprend sur un point essentiel les attaques des catholiques et ne laisse pas intacte la personne même de Luther.
41 Spener, Die evangelische Glaubensgerechtigkeit von Herrn D. Joh. Brevings vergeblichen Angriffen gerettet (La justice évangélique par la foi préservée des vains assauts du Docteur John Brevings), 1684. Ces titres pompeux étaient d’usage dans la polémique de l’époque et le restèrent longtemps.
42 Spener, Sendschreiben an einen christeifrigen ausländischen Theologen betreffend die falsche ausgesprengte Auflagen wegen seiner Lehre und so genannter Collegiorum pietatis (Missive adressée à un théologien étranger ami du christianisme au sujet des faux bruits répandus sur sa doctrine et ce que l’on appelle les Collegia pietatis), 1677. La lettre est adressée à un théologien de Riga.
43 Brecht, op. cit., p. 329.
44 Ibid., p. 353. Spener aurait dormi du sommeil du juste pendant les séances du consistoire où l’on débattait des questions concernant les intérêts des luthériens.
45 Der abenteuerliche Simplicissimus (Les aventures de Simplicissimus), 1668 pour la 1ère édition ; à partir de 1671 nous trouvons le titre plus connu de Simplicius Simplicissimus.
46 Spener, Pia Desideria (Ed. Kurt Aland), Berlin 1990, p. 10.
47 Ibid., p. 11.
48 Ibid., p. 15 sq.
49 Ibid., p. 15.
50 Ibid., p. 18.
51 Ibid., p. 17 sq. et passim.
52 Ibid., p. 38 sq.
53 Ibid., p. 30 sq.
54 Ibid., p. 31.
55 Ibid., p. 30 sq.
56 Ibid., p. 32.
57 Idem.
58 Ibid., p. 34.
59 Ibid., p. 49.
60 Ibid., p. 50. La référence est d’autant plus significative qu’Origène n’était pas en odeur de sainteté chez Luther et dans le luthéranisme orthodoxe.
61 Theologische Bedenken [...] in Schriften (Ecrits), t. XII, 1, p. 180.
62 Pia Desideria, p. 45.
63 Ibid., p. 52-85.
64 Theologische Bedenken, op. cit. t. XIV, 2, p. 569.
65 Pia Desideria, p. 36.
66 Theologische Bedenken, op. cit., p. 572.
67 Martin Brecht, op.cit., p. 441. On pourra consulter Erich Beyreuther, August Hermann Francke, 1663-1727. Zeuge des lebendigen Gottes, Marburg an der Lahn, 1987 (1ère édition 1956, ouvrage très hagiographique) ; Ehrhard Peschke, Bekehrung und Reform Ansatz und Wurzeln der Theologie August Hermann Franckes (« Conversion et réforme. Prémices et racines de la théologie d’Auguste Hermann Francke »), Bielefeld 1977.
68 Cf. Francke, Werke in Auswahl (Œuvres choisies) (Ed. Ehrhard Peschke), Berlin 1969, p. 4-29.
69 Brecht, op. cit., p. 444.
70 Ibid., p. 445.
71 Karl Philipp Moriz, Anton Reiser (1785-1790), Reclam, Stuttgart 1972, p. 75-81.
72 Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, Heidelberg 1830, p. XLIII.
73 Brecht, op.cit., p. 461. Beyreuther (pp. cit.) trace un tableau beaucoup trop idyllique du mariage de Francke et exalte exagérément son épouse. Sur Gichtel, cf. Bernard Gorceix, Johann Georg Gichtel [...], L’Âge d’homme 1974.
74 Francke, « Auszug aus der Ordnung und Lehrart » (1702) (« Extrait de l’organisation et de la manière d’enseigner ») in Pâdagogische Schriften (Ed. Hermann Lorenzen), Paderborn 1964, p. 67.
75 Le titre allemand courant est Fusstapfen (« Empreintes des pas ») par référence à un topos courant de l’imitation de Jésus-Christ ; cf. Werke in Auswahl, op. cit., p. 30-55.
76 « Auszug [...] », op. cit., p. 68 sq.
77 Kurzer und einfältiger Unterricht [...] (« Enseignement succinct et simple »), p. 22.
78 Ibid., p. 39.
79 Ibid., p. 31.
80 Ibid., 17.
81 « Der Fall und die Wiederaufrichtung der wahren Gerechtigkeit » (« La chute et le retour de la vraie justice » in Schriften und Predigten (Ecrits et sermons), t. 9, p. 66.
82 Ibid., p. 66. Cf. Hold, op. cit., p. 240 sq.
83 Beyreuther, op. cit., p. 163.
84 Schriften und Predigten, op. cit., p. 69.
85 Ibid., p. 57.
86 Streitschriften (« Ecrits polémiques ») in Schriften [...], t. 1, p. 87.
87 Ibid., p. 102 sq.
88 Ibid., p. 124.
89 Ibid., p. 137.
90 Ibid., p. 282, 291,315.
91 Id.
92 Ibid., p. 273.
93 Pädagogische Schiften, op. cit., p. 7.
94 Beyreuther, op. cit., p. 188.
95 L’ouvrage de référence sur Zinzendorf reste Pierre Deghaye, La doctrine ésotérique de Zinzendorf, Paris 1969. Nous citons à partir de Nikolaus Ludwig von Zinzendorf, Hauptschriften (Ecrits principaux) (Ed. Erich Beyreuther et Gerhard Meyer), Hildesheim 1969 sq., ici, t. III, p. 269.
96 Op. cit., t. I, « Der teutsche Sokrates », p. 275.
97 Op. cit., t. V, p. 104.
98 Op. cit., t. complémentaire IV, p. 4.
99 Op. cit., t. I, p. 9.
100 Op. cit., t. III, p. 231.
101 Op. cit., t. V, p. 353. Zinzendorf juge cependant insensée et dangereuse l’aspiration des mystiques à la déiformité.
102 Op. cit., t. III, p. 55.
103 Op. cit., t. I, p. 98.
104 Op. cit., t. V (4e section), p. 57.
105 Ibid. (5e section), p. 145 sq.
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