Marginaux et dissidents
p. 222-290
Texte intégral
1Il n’est nullement extraordinaire en soi que la Réforme ait suscité de fortes contestations internes, sans pour autant éclater et en continuant au contraire à se développer. Le problème de l’attitude du croyant face à la guerre nous a déjà montré les cas de conscience qu’appelaient les jugements tranchés du Réformateur. Ces déchirures sont le lot de tous les mouvements politiques ou religieux qui rompent soudainement et sans détour avec une institution qui paraissait inébranlable et instaurent sur le champ nouvelle hiérarchie et nouvelle autorité. Les révolutions ne supportent pas longtemps les directions collégiales et les régimes d’assemblée, à moins qu’ils ne soient purement factices. La nouvelle vérité ne transige pas avec l’ancienne ni avec ses propres partisans dès qu’ils ne se reconnaissent plus entièrement dans le chef. La Réforme n’a pas échappé à cette loi et s’est organisée autour de la personnalité écrasante de Luther. Zwingli, Müntzer, Carlstadt ne tardèrent pas à apprendre cette évidence à leurs dépens, Erasme aussi dans une certaine mesure.
2La contestation à l’intérieur de la Réforme était d’autant plus inévitable que celle-ci, au nom de la liberté retrouvée du croyant délivré de la loi, avait arraché le pouvoir à l’ancienne Eglise et à l’ancienne foi dans une partie non négligeable de l’Allemagne. L’institutionnalisation d’un mouvement dont l’inspiration première avait été la remise en cause des structures millénaires de l’autorité religieuse devait fatalement entraîner des interrogations et des remises en cause quant à sa cohérence et sa légitimité. Chacun en appellera à l’autorité du peuple de Dieu, qui est incontestable mais insaisissable.
3La marginalité et les dissidences, toutes les tendances centrifuges provoquées par l’agitation et la fermentation des esprits, suggèrent immédiatement un monde de curiosités, de bizarreries, une certaine extravagance, que l’on rencontre effectivement parfois, une originalité courageuse aussi qui attire au moins momentanément la sympathie, voire un peu de commisération pour des hommes qui pâtirent de ne pas avoir sacrifié aux idées qui avaient les faveurs du temps. Ces qualités et les émotions qu’elles véhiculent se retrouvent chez les partisans et héritiers plus ou moins infidèles de la Réforme dont nous allons évoquer l’œuvre, Paracelse, Valentin Weigel, Caspar Schwenckfeld et Sébastian Franck. Ces personnalités et leur univers intellectuel sont trop divers pour que nous puissions les traiter globalement. Nous privilégierons cependant les aspects paradigmatiques de leur rupture ouverte ou secrète, de leur simple désarroi parfois. Dissidents et marginaux ne se distinguent pas nécessairement par la cohérence et la profondeur de leur réflexion, ce qui n’exclut pas, comme pour le piétisme qu’ils contribuent à préparer, le caractère novateur d’une pensée qui souvent s’élabore dans la solitude. Ils sont d’abord les révélateurs d’un malaise et signalent un particularisme tenace, une tendance à l’émiettement, qui ne s’effaceront pas de l’histoire de la pensée religieuse au point de faire dire à Nietzsche que l’Allemagne est « un peuple de sectaires ».
Sebastian Franck (1500 ?-1542)
4Sébastian Franck peut être considéré pleinement comme un contemporain de Luther. Il est né en effet vers 1500, un peu plus tôt vraisemblablement si l’on prend en compte le déroulement de ses études que l’on connaît mieux que la date exacte de sa naissance, à Donauwörth, petite ville d’Empire du pays souabe. Ses origines sont modestes. Il est issu d’une famille de tisserands, peut-être influencée par l’hérésie vaudoise, traditionnellement bien enracinée dans ce milieu, au point que les Vaudois étaient souvent qualifiés de « tisserands ». Cependant sa première éducation est strictement catholique. Après avoir fréquenté une « Lateinschule » (école où l’on apprenait, entre autres, à lire et à écrire le latin), Franck la reçoit au couvent des Bénédictins de Heiligkreuz, tout près de son lieu de naissance. Il y bénéficie du soutien de l’abbé Bartholomäus Dingelschmied, qui l’aidera jusqu’à sa mort quelques armées plus tard à financer ses études.
5En 1515, Franck s’inscrit à l’université d’Ingolstadt, qui lui octroie en matière financière le régime réservé aux pauvres et dont il suivra les cours pendant trois ans. Parmi ses professeurs figurent notamment Jakob Locher, Johannes Agricola et Urbanus Rhegius. La critique a parfois reconnu dans cette constellation l’origine des principaux centres d’intérêt de Franck, avec leurs contradictions que l’œuvre exhibera et que la censure châtiera durement, l’humanisme, la Réforme, la propension de l’historien à expliquer le présent par le passé1. Il est vraisemblable que Franck à Ingolstadt ait connu Eck, qui sera bientôt le contradicteur acharné de Luther, et Hans Denck, dont on redécouvre depuis peu le courant de spiritualité qu’il a inspiré. Plus que par les conflits entre luthériens et catholiques, les premiers n’étant guère influents, Ingolstadt était marqué par les rivalités entre les partisans de la via antiqua et ceux de la via moderna.
6En 1517, Franck obtient le grade de bachelier (Baccalaureus). Il ne tentera pas d’accéder à celui de Magister, faute d’argent peut-être. En 1518, il fréquente le collège des Dominicains à Heidelberg, dont l’université était restée à l’écart de la Réforme, et l’on peut imaginer que c’est là qu’il acquiert une bonne connaissance de la théologie apophatique, sans avoir suivi pour autant le cursus classique d’un futur théologien. Franck s’est d’ailleurs plaint des lacunes d’une formation scolaire et universitaire qui aura été incomplète dans tous les domaines et qui ne le prédispose pas à faire de lui un humaniste. Bien qu’il ait assisté – mais les historiens ne sont pas unanimes – à la disputatio de Heidelberg, au cours de laquelle Luther l’aurait fortement impressionné, il reste quelques années encore dans le giron de l’Eglise catholique, où sa carrière sera sans éclat.
7Franck a été vicaire de paroisse en Souabe, dans le modeste village de Büchenbach. Il y restera trois ans. C’est entre 1520 et 1524 qu’il est devenu luthérien. Nous n’avons pas de témoignage fiable quant à la date précise de sa conversion qui se produit alors qu’il est encore prêtre de l’Eglise catholique. Le phénomène est des plus courants. Franck sera le témoin des révoltes paysannes dans une région où elles furent violentes et désespérées et il les condamne, comme la répression impitoyable qui s’ensuivra. Elle fut l’œuvre dans cette région du margrave Casimir qui profita de l’occasion pour confisquer les biens de l’Eglise et soumettre le clergé à l’impôt, ce qui ne l’empêcha pas de mourir en fidèle de l’ancienne foi. Vers 1527, Franck est pasteur auxiliaire à Gustenfelden, dans la région de Nuremberg, et sa situation matérielle se fait moins misérable.
8S’il a réprouvé la brutalité de la répression dont les paysans furent victimes, ce désaveu ne s’est cependant pas ébruité, car les autorités civiles attestent en 1527 qu’il s’est bien conduit pendant les années de ce qui fut objectivement une guerre civile, donc dans cette région à partir de 1524. On le suspecte plutôt de sympathies pour les anabaptistes, ce qui est vrai au moins sur un plan personnel puisque Ottilie Behaim, qu’il épouse en 1528, en est elle-même très proche. Cependant les anabaptistes n’aiment pas particulièrement Franck, qui le leur rend bien et les range dans la catégorie des exaltés (Schwärmer) Adeptes d’une vie communautaire, ils lui reprochent son individualisme qui ne se démentira pas au long de son existence. En 1528, une inspection (Kirchenvisitation) reconnaît en lui un pasteur irréprochable, ce qui témoigne d’une certaine faculté d’adaptation, sinon de dissimulation. Plus proche d’Erasme que de Luther, dont il ne fut que très momentanément le disciple, Franck n’avait en commun avec la nouvelle Eglise que son aversion pour l’ancienne.
9Franck qui, à partir de 1524, a vécu dans la proximité immédiate de Nuremberg, a fréquenté des élèves de Dürer. Il est familier de l’œuvre de celui-ci et l’on peut penser raisonnablement qu’il l’a connu personnellement. Cet intérêt et ces relations sont relativement rares chez les théologiens. Le fait que deux frères de son épouse étaient artistes peintres n’y est certainement pas étranger. Franck qui, toute sa vie, aura le goût des travaux artisanaux, aime aussi les arts, dont ne se soucient guère prêtres ou pasteurs des campagnes allemandes. Franck détone dans son milieu. Il parait acquis pour la plupart des critiques qu’il ait connu Paracelse. Dans sa dissidence, il y a un fond d’inadaptation et de marginalité. C’est en 1528 ou 1529 que Franck décide de sortir de l’Eglise pour mener une existence d’écrivain, dont il était douteux qu’elle pût lui assurer une subsistance décente. Ses premières publications sont des traductions, dans lesquelles Franck ne se prive pas, de son propre aveu, d’insérer des opinions personnelles ni « de faire passer bravement sa faucille dans la moisson d’un autre »2. Ce contemporain d’Erasme, qu’il admire pourtant, n’a pas grand scrupule philologique et n’est pas dépourvu de réalisme. Cette habileté lui servira momentanément par la suite à se jouer des censeurs qui ne prenaient pas la peine de lire ses écrits de la première à la dernière ligne. Malheureusement les retours de bâton furent terribles. En 1528 la première de ces traductions, Diallage, d’inspiration très luthérienne, ne lui faisait pas courir semblable danger.
10Le premier écrit de Franck à avoir éveillé la suspicion fut en 1530 sa Chronique et description de la Turquie, traduction d’un traité du Dominicain, Georges de Hongrie3. A la même époque, il travaille à sa Geschichtsbibel (Bible historique), qui lui vaudra l’accusation de spiritualisme, sur laquelle nous ne nous étendrons pas, celle-ci et quelques autres étant toujours prêtes à stigmatiser l’adversaire, comme le note encore Spener en 1675 dans ses Pia desideria4. A Strasbourg, où il séjourne ensuite, Franck apprend le métier d’imprimeur auprès de Balthasar Beck. Il rencontre Martin Bucer, qui sera son ennemi implacable, sans doute aussi Wolfgang Capito, et certainement Schwenckfeld, dont il sera l’imprimeur à Ulm. La Geschichtsbibel vaudra à son auteur quelques semaines de prison en décembre 1531 et une mésaventure identique à son censeur Melchior Hoffmann5. Franck s’est détaché presque d’un même mouvement des deux Eglises par lesquelles il est passé.
11Martin Bucer accusera Franck de malhonnêteté pour avoir fait éditer des écrits différents de ceux visés par la censure. On remarquera incidemment que le luthéranisme, qui avait su jouer à merveille contre l’Eglise romaine d’un nouvel instrument de diffusion de la pensée, jugeait impie d’en autoriser l’usage à ses adversaires. Le lecteur découvrait dans la Geschichtsbibel une galerie d’hérétiques éminents, parmi lesquels Erasme figurait en bonne place. Dans l’esprit de Franck, c’était un honneur. Malheureusement, le tempérament irénique d’Erasme et aussi ses convictions ne l’incitaient pas à se poser en hérétique. Il ne fit pas mystère de son indignation qui peina Franck.
12Chassé de Strasbourg, Franck ne va pas bien loin et s’établit momentanément à Kehl pour travailler à son Weltbuch (Livre du monde), qui constitue le prolongement de la Geschichtsbibel6. Il se rend ensuite à Esslingen, où Schwenckfeld vient le rejoindre. Pour gagner sa vie, il travaille comme fabricant de savon. En 1533, il s’installe à Ulm, où il obtient le droit de cité l’année suivante. Mais Philippe de Hesse, dont nous avons vu qu’il n’était pas en reste d’une turpitude quand il y allait de son intérêt personnel, s’érige en gardien incorruptible de l’orthodoxie luthérienne et obtient que la ville exile l’hérétique. Il sera autorisé à y revenir grâce aux maladresses de ses adversaires mais, peu accommodant bien qu’il ne soit pas à un faux serment d’allégeance près, il est définitivement expulsé en 1539. Il est alors père de six enfants. Bâle, où il va perdre sa femme, sera son dernier lieu de séjour. Franck, qui sait depuis longtemps qu’il ne peut mener une existence décente qu’en compensant les aléas de la vocation d’écrivain par les solides revenus du métier d’artisan, travaille en association avec l’imprimeur Brylinger. Il acquiert très vite une réelle aisance, se remarie avec la fille de l’imprimeur strasbourgeois Balthasar Beck. Par sa mort en 1542, jeune encore, il échappe aux foudres de la censure qui s’abattaient à nouveau sur lui.
Dieu et l’homme
13Ce n’est pas à Luther que Franck nous renvoie quand il traite de Dieu en théologien. L’influence immédiatement perceptible, sinon exclusive, est celle de la théologie apophatique. Le fondement de la doctrine est emprunté, sans qu’il soit fait recours à Luther ou Melanchthon, à Denys et notamment aux Noms divins : « Parce qu’il (Dieu) est tout et toute chose en tout, il ne peut avoir de nom, lui qui est la substance, l’essence et la vie de toutes choses visibles et invisibles »7. Les variations du thème sont elles aussi sans surprise dans l’accumulation un peu redondante des négations destinées à évacuer la moindre tentation anthropomorphique, celle-ci resurgissant cependant en conclusion de la péroraison : « Dieu, le Dieu autonome, immobile, immuable, ignore toutes vicissitudes et passions humaines, il n’a pas de volonté, de passion, de désir, il est toujours égal à soi-même, parfaitement bon, il est toujours un ami et l’amour même »8. Nul donc ne peut connaître Dieu, sinon Dieu9. Dieu est un Dieu caché10. Plus que les Eglises, dissidents et mystiques sont sensibles à l’obscurité et à l’impénétrabilité de Dieu qui sont une raison supplémentaire de se méfier de l’autorité institutionnelle. Toujours dans le prolongement de Denys, Franck retient encore de la mystique que « Dieu est une force libre qui s’épanche en nous »11.
14Franck n’élude pas le problème de la relation de Dieu à l’homme, qu’une théologie radicalement apophatique n’imposerait pas de poser. Nous l’avons vu, Dieu est bon. La théologie apophatique reste chrétienne. L’impassibilité divine n’est pas indifférence. Dieu est autre chose qu’un simple premier moteur. Il faudra donc le décharger du poids des péchés de l’homme. La solution n’a rien qui surprenne : « Le péché n’est rien au regard de Dieu » (Peccatum coram deo nihil est)12. Son impassibilité même disculpe Dieu, tout en contraignant Franck à réinvestir l’homme, au moins provisoirement, d’une liberté sur le statut ambigu de laquelle il nous faudra revenir. Sans être dialectique, la théologie de Franck doit concilier des exigences contradictoires : « Donc la force de Dieu suscite en l’homme le fripon qu’il est devenu de lui-même sans intervention de Dieu de par sa volonté propre13. Dieu, qu’il serait insensé de vouloir définir, est tout-puissant, et par là seul auteur du Bien et de la perfection de la création, la responsabilité morale du Mal incombant pourtant à un libre arbitre trop humain dont l’infirmité lui permet de pécher, sans lui donner la faculté de faire le Bien. Les réponses de Franck, bien qu’elles ne relèvent pas d’une stricte orthodoxie catholique ou luthérienne dans leur navigation un peu erratique entre les thèses de Denys, la doctrine du Réformateur et les postulats de l’humanisme érasmien, n’en sont pas moins conventionnelles, ce que l’on est tenté d’oublier en considérant les persécutions dont il fut victime.
15Sébastian Franck n’est pas un grand penseur, riche d’idées originales. C’est un héritier et un passeur, au confluent de divers courants parfois antagonistes qu’il jauge en toute indépendance d’esprit selon une éthique qui tend occasionnellement vers l’humanisme ou, la plupart du temps, à l’aune d’un regard moralisateur d’une relative banalité. Il est le témoin et le juge de son temps, le contemporain et le contempteur des premiers temps de la Réforme, qu’il importe de faire revivre en nous gardant de toute condescendance anachronique.
16Comme Paracelse, comme Schwenckfeld et bientôt Weigel, Franck n’a pas le culte de l’Ecriture. Les grands travaux rationalistes de la critique des XVIIIe et XIXe siècles ont une préhistoire qui ne se réclame pas de la raison mais qui leur a ouvert la voie en fragilisant l’autorité des textes sacrés. L’Ecriture, nous confie Franck dans ses Paradoxa dont la première version de 1534 se situe dans des années de stabilisation et d’affirmation de la Réforme, n’a pas de valeur en soi. Comme tout document non pas humain en l’occurrence mais pourtant soumis au jugement de l’homme, elle est susceptible d’interprétations contradictoires. On ne peut pas plus la comprendre « d’après la nature de la lettre que selon les allégories insensées d’Origène »14. Il faut l’accueillir en esprit, selon la foi, ce que Luther, bien sur, enseignait aussi. Le Réformateur aurait pu faire sienne cette sentence de l’Encomion, mais en nuançant fortement sa conclusion : « Donc l’Ecriture est pure pour le pur, elle est bien et félicité pour les hommes qui ont la foi, mais impureté et damnation pour les impurs et les impies, et ce comme toute chose »15.
17D’un seul coup, comme pour la plupart des autres dissidents, l’Ecriture devient une œuvre comme les autres, ce que Luther n’avait certainement pas en tête en traduisant la Bible pour la rendre familière à tous les Allemands. Celle-ci n’est plus pour Franck que « la figure et l’écorce de la Parole », qui est de toute éternité et n’en serait pas moins si l’Ecriture n’avait jamais existé. Les différences entre païens et chrétiens s’estompent. Le christianisme devient une religion intemporelle : « [...] même parmi les païens, il y a eu de tout temps des chrétiens », qui ont vécu selon l’esprit d’Abraham et d’Abel, « lesquels ne savaient pas non plus s’il y avait jamais eu un Christ ou s’il y en aurait jamais un »16. En bonne logique, la Révélation, bien que Franck dans les textes de sa plume n’en fasse pas l’aveu explicite au monde et à soi-même, n’est plus qu’un temps fort de l’histoire de l’humanité et non pas l’instant unique et décisif où Dieu parle à l’homme. Nous ne sommes pas loin du Lessing de L’Education du genre humain17. La leçon de tolérance universelle paraît admirable et ferait presque oublier que Franck déteste les Français et les juifs et ne se prive pas de le faire savoir à qui veut bien le lire.
18Ce serait appréhender la situation d’une manière très partielle que la considérer sous son seul aspect strictement exégétique qui, au demeurant, n’intéresse nullement Franck. Comme tous ses frères en dissidence, celui-ci n’a pas de mots assez durs pour condamner la morgue des théologiens, ceux qui défendent l’ancienne foi mais surtout leurs adversaires luthériens. En rejetant toute interprétation officielle des textes sacrés, il n’affirme pas seulement le droit du croyant à méditer intimement et individuellement le support de la Révélation, il conteste surtout et de façon intolérable pour l’institution le pouvoir de l’Eglise qui s’appuie sur l’autorité de ces théologiens et la cautionne tout à la fois. Franck récuse donc la notion même d’Eglise pour communier dans l’idée d’une Eglise invisible, qui n’a ni origine ni fin et dont le siège n’est nulle part, mais en tous lieux dans le cœur des hommes de bonne volonté. Quels qu’aient été le retentissement de la querelle des indulgences et la gloire qu’elle valut à Luther, l’idée de communion des saints lui survit sous diverses formes jusque chez les adversaires les plus acharnés de l’Eglise romaine.
19Franck ne fait certainement pas œuvre révolutionnaire en distinguant deux types d’hommes, celui qui est mort à l’esprit et l’homme rené. L’opposition a été plus de mille fois développée et en l’occurrence la formule ne pêche pas par excès. Mais son sens peut changer du tout au tout selon le contexte théorique dans lequel elle s’insère. Franck assume jusque dans ses extrêmes conséquences ou jusqu’à la caricature la conception luthérienne des œuvres. « Torturer, tuer, voler » ou « lire la Bible, louer Dieu, jeûner, prier », peu importe pour qui n’a pas dépouillé le vieil Adam18. Dans un même élan, il corrige la doctrine luthérienne de la justification par la foi. Ce sont « la foi et la renaissance » et non plus la foi seule qui transforment le sens de nos œuvres. Au passage. Franck en profite pour réhabiliter la lecture des « livres des païens », que Luther exécrait à la seule exception de Cicéron19. Peu à peu cette notion de renaissance, de Franck au piétisme, va supplanter, sans la nier explicitement, la référence canonique au sein de l’Eglise luthérienne à la toute-puissance de la foi dans le procès de conversion.
20Le principe d’exclusion inhérent à la doctrine luthérienne de la justification par la foi était cohérent. La foi est la condition et le principe de la renaissance. La cause est antérieure à l’effet, même s’ils surviennent dans un même jaillissement existentiel. Le Réformateur se gardait bien cependant de prétendre que la renaissance se manifestait aux yeux du monde par des œuvres qui exhibaient le juste en pleine lumière. Ses adversaires n’ont jamais manqué de lui reprocher ce qu’ils considéraient comme une inconséquence. Leur objection, si nous la formulons dans le langage de la logique classique, revenait à dire qu’il ne pouvait exister une cause sans effet. Franck est au contraire sensible, comme les catholiques ou les pélagiens qu’il n’abhorre pas moins que Luther, au scandale que constituerait une renaissance qui ne serait pas une visible métamorphose. Sa tâche n’en devient pas plus facile pour autant et il ne suffit pas d’intituler un ouvrage Paradoxa pour que lesdits paradoxes soient résolus sur le champ.
21Il paraît en effet contradictoire au premier abord d’affirmer en parfaite allégeance à Luther : « La foi donne la piété sans qu’il soit besoin des œuvres. La foi est et fait tout »20 et, quelques dizaines de pages plus loin : « Sans les œuvres, la foi est morte. Ce n’est même plus la foi »21. La première sentence proclame la totale autonomie de la foi, la seconde, qui se place sous le signe de l’homme délivré du péché par la renaissance, exige une vérification existentielle. C’est la renaissance qui autorise à juger de la foi en la traduisant en actes concrets aux yeux du monde et non pas seulement détectables par la seule sagesse divine. Très simplement, Franck attendait de la Réforme qu’elle provoquât l’amendement de l’homme et, les signes tardant à venir, il témoigne sa déception en corrigeant la doctrine sur un point décisif.
Vita brevis et misera
22L’image de l’homme n’est ni apaisée ni heureuse : « L’homme est un porc », décrète Franck22. Cet ami des hommes apparemment rencontre plus souvent le démon que le Christ dans son commerce avec eux : « Il n’y a pas de saint sur cette terre et pas d’homme de foi parmi tous nos semblables »23. Dans la masse, « le grand tas » dit-il, le diable est à son aise pour accomplir ses turpitudes. Nous avions déjà constaté mépris semblable chez Luther quand il lâche ses imprécations sur le fameux « Monsieur Tout le monde »24. La complainte baroque déjà se fait entendre dès que Franck évoque le lieu de notre séjour terrestre : « Cette partie sans dessus dessous d’un monde sans dessus dessous et fou restera telle jusqu’à la fin »25. Ici bas, tout est instable et futile. Ce n’est pas là que nous connaîtrons le bonheur. La fortune se joue de nous. Rien n’est assuré : « Jamais maison durable ne fut bâtie »26.
23L’homme pourtant, la vanité aidant, se satisfait de sa condition, tandis qu’aux yeux de Dieu, le monde est « une folie, une histoire insensée, un jeu de carnaval ». Pour conforter ses amères constatations, Franck se réclame du rire de Démocrite et des pleurs d’Héraclite27. Il s’est nourri aussi de L’Ecclésiaste et de bien d’autres auteurs encore, les sources chrétiennes n’étant certes pas les plus nombreuses. Si nous ajoutons encore pour résumer tant d’infortunes le topos bien connu de « la vie brève et misérable », nous comprendrons qu’il est urgent de travailler à notre renaissance. Franck nous y invite instamment. Cette exhortation devrait être insensée, puisque jamais l’auteur des Paradoxa ne rencontra homme rené. Nous verrons cependant que Franck a retenu suffisamment de la doctrine des Eglises pour croire encore à la possibilité du salut, au moins pour quelques-uns.
24La science est inutile, dangereuse même : « Plus on est savant, plus on est fou ». Le monde confond tout. La folie est la seule sagesse, l’ignorance la vraie connaissance. Prendre le contraire de l’opinion et des désirs du monde, c’est approcher « la Parole, la sagesse et la volonté de Dieu »28. Avant la Réforme, La Nef des fous de Sebastian Brant maniait déjà avec virtuosité cette thématique désenchantée et accusatrice. Sur un mode mineur, celui de la dérision triste et bouffonne, c’est aussi la docte ignorance du Cusain qui refait surface. Cependant Franck ne condamne pas la théologie, science utile à l’homme s’il en est puisque Dieu est son objet. Il ne voue aux gémonies que les esprits faux qui la pratiquent.
25Les remèdes susceptibles de prévenir des maux si effroyables qu’ils nous mènent inexorablement à la damnation sont d’une grande simplicité. Bien que la science soit perdition, une bonne culture classique est très utile pour les repérer chez les bons auteurs, cette inconséquence nous étant familière, il est vrai, dans l’histoire de la littérature. « Tollerentia, Patientia », tonne Franck, qui n’est pas le modèle canonique de la première vertu29. La patience, entendue comme faculté de supporter les coups d’un destin dont le sage n’attend rien de bon, est le critère de la valeur d’un homme, une marque d’honneur. Il faut se vaincre soi-même, sans que cette exhortation inclue l’idée d’un quelconque dépassement qui signerait un orgueil coupable. L’escargot et le hérisson sont les exemples d’une sagesse qui confine à la résignation30. Le piétisme et plus encore ses lointains héritiers cultiveront cet art de vivre modeste, qui nous dispensera le seul bonheur auquel l’homme raisonnable puisse prétendre.
26Après une journée remplie d’occupations modestes, un personnage emblématique de Jean Paul, le vertueux maître d’école Maria Wuz, se réjouit de pouvoir enfin se blottir au fond de son lit dans la satisfaction du devoir accompli31. La fuite hors du monde, la descente au plus profond de soi où l’on se connaîtra et connaîtra Dieu, se prolongent, quand le souci religieux avec le temps est devenu moins poignant, en un repli sur soi, en la néantisation du danger extérieur dans le bien-être de la position fœtale. Franck hésite entre un stoïcisme chrétien, impavide et viril, sinon héroïque, empruntant son inspiration à Boèce et plus encore à Sénèque, et une sagesse défensive, ennemie de l’aventure. Ses Proverbes nous enseignent le respect de la mesure, exigence classique et modèle de rigueur s’il en est. Cependant « la voie moyenne est d’or » et l’on se demande alors si la sagesse des nations n’a pas fait main basse sur l’héritage antique32. Franck n’est pas Kierkegaard et la folie du christianisme lui est plus étrangère que l’héroïsme stoïque dont il célèbre les vertus. Il lui arrive certes d’invoquer la Theologia deutsch, qu’il traduira en latin, voire Eckhart et Tauler, nous le sentons proche de L’Imitation de Jésus-Christ et de sa condamnation de tous les vices du siècle. Mais son sens de la mesure lui fait oublier leurs hautes exigences qu’il dépouille de leur pointe ascétique.
27Les leçons pratiques que Franck nous dispense codifient une morale dépourvue d’ambitions excessives à laquelle le chrétien et l’agnostique, à moins que ce dernier ne soit nietzschéen, n’auront rien à objecter dans les actes usuels de la vie quotidienne. L’argent, le commerce et la propriété sont des fléaux qui corrompent l’homme jusqu’à la moelle, Franck ne se faisant pas faute d’invoquer au passage l’autorité de Diogène33. Le reproche revient trop souvent sous la plume des contemporains de Franck pour ne pas manifester un réel désarroi devant l’évolution des mœurs. La remarque vaut également pour « le vice de l’ivrognerie » qui fait l’objet d’un bref traité34. Il serait facile de multiplier les exemples.
28Franck écrit un cours de morale destiné à former d’honnêtes gens. Il déteste les exaltés, et Müntzer en premier lieu35. Il n’a rien d’un révolutionnaire et se soumet à l’autorité civile tout en la méprisant. La lucidité d’un regard sans complaisance donne cependant à la sagesse des nations dont il recueille les adages avec un zèle de collectionneur une coloration humaniste, que souligne encore le foisonnement des références érudites. Le procédé n’est nullement exceptionnel en son temps où l’humanisme puise dans le trésor des siècles passés. Franck se veut encore l’ami des humbles et des pauvres, les plus proches du royaume des cieux, si Dieu le veut. Il a été, nous l’avons vu, l’ennemi de la guerre. L’homme ne manque pas de courage.
29Jamais cependant Franck ne nous affirme que l’exercice assidu de ces vertus moyennes assurera notre salut. Il a trop le mépris des œuvres pour le croire un instant. Sur des points capitaux de la doctrine il reste très proche de Luther. Nos œuvres ne nous sauveront pas puisque « la justice est l’œuvre de Dieu en nous ». En revanche, comme Erasme qu’il admire, il insiste apparemment sur la liberté de l’homme, qui peut refuser ou accepter la grâce, « souffrir Dieu ou ne pas le souffrir »36. Plus brutalement, il nous dit aussi que le Christ n’est pas mort pour ceux qui ne veulent pas de lui, ce qui pourrait passer pour une marque d’anthropomorphisme fort peu chrétien. En accord avec la théologie apophatique et avec la mystique dominicaine, il nous enseigne, avec des exemples semblables, l’amour auquel la créature a droit parce qu’elle est l’œuvre de Dieu, mais dans lequel le croyant ne doit jamais se perdre et qu’il reniera si Dieu l’exige, cette créature serait-elle sa mère ou son enfant, comme il doit renier sa propre chair si elle devient source de perdition37.
30Franck a trop de maîtres pour trancher franchement le problème de la prédestination et du libre arbitre. C’est le soleil qui cause la putréfaction de la charogne étalée sous ses rayons, mais il n’en est pas responsable pas plus que de l’odeur pestilentielle qu’elle dégage et qui lui répugne38. Dieu est cause de tous les phénomènes, sans en être jamais coupable. La hache n’est qu’un instrument quand elle fend le bois, bien que ce soit elle qui fende le bois et non pas le paysan : « Ainsi nous ne faisons rien pour notre salut et l’on dit pourtant que nous y participons »39. Soucieux de préserver Dieu, Franck, sans l’avouer, ne concède à l’homme que l’usage illusoire de la liberté, qui s’inscrit si bien dans la partition de l’universelle folie carnavalesque. Il ne se pose pas le problème du sens de la création et se contente d’éclairer les mille facettes et injustices d’un tohu-bohu en attente d’une mise en ordre qui ne viendra jamais. L’athée pourrait découvrir chez lui mille raisons de tourner en dérision les prétendues perfections de la création divine.
31Puisque le bouffon dégrisé ne saurait rien dire de Dieu, Franck célèbre la haute vertu du silence en accord avec la théologie apophatique qu’il professe, mais aussi avec nombre d’ordres religieux qu’il abomine pourtant. Privé d’élan spirituel, ce silence est recueillement, patience dans le sens précédemment défini et non pas préparation à la communion avec Dieu. Il est à lui-même sa propre fin et ne saurait nous ouvrir les voies du salut. Il est le moment de la sérénité retrouvée, mais il est impuissant. La mystique de Franck reste théorique, littéraire et purement explicative. Elle n’est pas tendue vers Dieu, mais sage, raisonnable, comme s’il pouvait y avoir une mystique froide de la voie moyenne. Les grands mystiques ne s’y reconnaîtraient pas. Avec Franck, nous voyons une mystique, préservée pourtant en apparence dans ses fondements théoriques, se dénaturer progressivement et émigrer vers les territoires d’une morale devenue autosuffisante. Franck ferraille contre la Réforme en dénonçant les turpitudes de la nouvelle Eglise et de la société mais il anticipe aussi une évolution que Luther n’avait pas souhaitée, la rationalisation et la banalisation du contenu dogmatique par la théologie rationaliste du XVIIIe siècle.
32Franck n’a pas la capacité organisatrice d’un esprit systématique. Il n’est à l’aise que dans le fragment et l’aperçu. Aussi ne tente-t-il pas d’accorder les grandes idées qu’il défend avec un zèle missionnaire. Le refus d’une Révélation ponctuelle, délivrée en un temps et un lieu précis, ne concorde pas avec une christologie demeurée traditionnelle et une sotériologie qui ne rejette pas la prédestination, bien que Franck tente d’introduire l’humanisme érasmien dans le corps de doctrine luthérien. En même temps, l’auteur des Paradoxa recueille les fort nombreuses négations de la théologie apophatique sans se soucier de ce dernier. La désacralisation rampante du Livre va radicalement à l’encontre des intentions du Réformateur. L’assemblage des différentes pièces par le lecteur ne permet pas d’accéder à une pensée vraiment cohérente mais éclaire les réactions franches et passionnées d’un honnête homme qui ne fait pas mystère de son indignation devant les désordres de l’époque. Franck est le témoin austère d’un désarroi qui le conduit à contester une société, que Luther méprise comme lui mais dont il s’accommode en confiant la réforme de la chrétienté aux plus hautes autorités civiles, et une Eglise accusée de reproduire les tares de celle qu’elle a combattue.
Kaspar Schwenckfeld von Ossig (1489-1561)
33Nous découvrons avec Schwenckfeld la Silésie et ses penseurs indisciplinés et parfois fantasques. Schwenckfeld est né en 1489 sur les terres de sa famille à Ossig, près de Lubin, en Basse Silésie, dans le duché de Liegnitz. Il est d’origine aristocratique et une rente provenant des biens de son père lui sera d’un précieux secours quand il en sera réduit à mener une existence de proscrit. Cela lui vaudra aussi quelques puissantes protections dans des circonstances où son salut terrestre était menacé. Schwenckfeld n’a pas fait de longues études. Encore adolescent, il a étudié à Cologne de 1505 à 1507, avant de se rendre à Francfort sur l’Oder où il complète sa brève formation jusqu’en 1510, date à laquelle il se met au service des ducs de Silésie. Cependant, les connaissances théologiques de Schwenckfeld sont solides et relativement complètes, bien qu’elles soient pratiquement celles d’un autodidacte dont il a la propension pour les bizarreries érudites. Il a étudié très jeune les théologies catholique et protestante et s’est initié aux Pères grecs et à la mystique médiévale. Il a été attiré par Luther, avant même que celui-ci ne publie ses grands écrits réformateurs.
34Au cours de sa vie, Schwenckfeld a connu trois « visitations », qui correspondent à ce que ses contemporains et les piétistes préfèrent nommer « conversion », cette dernière expérience désignant plutôt un événement unique qui bouleverse la vie d’une manière définitive. Les visitations de Schwenckfeld sont à la fois existentielles et théoriques. Elles affermissent ses résolutions et apportent une solution à un point de doctrine demeuré obscur. La première le convainc en 1519 de la vérité des thèses luthériennes et de l’urgente nécessité de rallier la Réforme, dont il devient très momentanément le militant zélé. Il parvient à gagner à la nouvelle foi le duc Frédéric II de Liegniz, dont il a été quelque temps, jusqu’en 1523, le conseiller aulique, au point que le duc s’efforça de propager la Réforme sur ses terres dès 1524. Déjà cependant la fidélité de Schwenckfeld à Luther avait cessé d’être inconditionnelle et il allait être au cœur d’une série inépuisable de conflits et tentatives de conciliation toujours avortées avant qu’il n’assumât avec une rare virulence la rupture définitive. Les persécutions dont il fut l’objet lui gâchèrent la vie jusqu’à ses derniers jours.
35Au cours d’une seconde « visitation » Schwenckfeld crut avoir communication de la vraie signification de la Cène, dont la conception l’opposera désormais aux luthériens orthodoxes. En 1525, un voyage à Wittenberg, où il rencontra Luther et des fidèles du premier cercle tels Jonas et Bugenhagen, n’arrangea rien comme bien l’on pense. Une troisième « visitation » survint à propos pour éclairer le dissident silésien sur les dangers d’une Réforme prisonnière de la lettre, alors que la chrétienté attendait que l’esprit transformât les hommes. Le roi de Bohême, Ferdinand 1er, n’avait pas envers Schwenckfeld la bienveillance de Frédéric, son vassal. Accusé de mille hérésies, le dissident jugea prudent de quitter la Silésie. Nous le retrouvons alors à Strasbourg, souvent hospitalière aux incompris mais sujette aussi à des revirements brutaux dès que ses intérêts ou la paix de la cité lui paraissent un tantinet menacés. Il y est accueilli par les luthériens Capito et Zell, dont l’amitié des épouses se démentira moins vite que la leur, et fréquente d’autres insoumis, tels Paracelse, Carlstadt, Sebastian Franck et même Michel Servet. Schwenckfeld ne dissimule pas ses reproches envers la nouvelle institution ecclésiale, ce que Martin Bucer ne lui pardonnera jamais. A cause de lui, il doit s’éloigner de la ville.
36Schwenckfeld n’est pas un esprit séditieux, mais il dérange et inquiète. Par conviction, il ne peut songer à fonder une Eglise, mais il aime réunir autour de lui des croyants déçus sur lesquels sa personnalité forte et désintéressée exerce une réelle séduction. Une Eglise se réclamant de sa doctrine finira par voir le jour et subsistera jusqu’à aujourd’hui sur les terres lointaines de la Pennsylvanie. La noblesse lui ouvre les portes de ses châteaux. Il a le sens de l’organisation. Des petits cercles d’adeptes, ancêtres des conventicules piétistes, se constituent dans le sud de l’Allemagne, à Ulm, à Augsbourg, dans le Wurtemberg. Les luthériens se montrent d’autant plus vigilants que les premiers fidèles sont des gens influents, de ceux qu’il est si important pour la politique d’expansion de la Réforme de gagner à sa cause. Schwenckfeld sera ainsi pendant cinq ans, de 1534 à 1539, l’hôte du maire d’Ulm. Or c’est l’époque où il ne se contente pas de courir les chemins pour propager sa foi mais diffuse aussi par des traités une christologie hérétique au regard des Eglises catholique et protestante. Les luthériens considèrent alors que la trêve dont ils avaient convenu avec lui en 1535 est définitivement rompue. Face à leurs attaques il est impossible à Schwenckfeld de prolonger son séjour à Ulm. Nous le retrouvons à Augsbourg et à Kempten dans une errance qui n’est pas sans rappeler celle de Paracelse. Les disciples de Zwingli ne lui témoignent pas plus grande indulgence. Il est politiquement logique que Schwenckfeld soit de plus en seul au fur et à mesure qu’il conquiert quelques adeptes.
37De 1541 à 1547, il trouve auprès d’un fidèle, Ludwig von Freyberg, protection et conditions de travail favorables au château de Justingen dans les environs d’Ulm. Il y déploie une activité considérable, propage ses idées au cours de nombreux voyages et dans une foule d’écrits, de dimension modeste, il est vrai, pour la plupart, que ses amis se chargent d’imprimer et de répandre. Charles Quint ne se soucie pas de voler au secours de la Réforme, mais il aime l’ordre et ses soldats mettent fin à l’entreprise de manière expéditive en s’emparant de Justingen. Curieusement, Schwenckfeld va trouver refuge auprès des Franciscains d’Esslingen, les Franciscains passant pourtant pour influents sur Charles Quint depuis que Glapion avait été son confesseur. Il y vécut sous leur habit et un nom d’emprunt pendant trois ans.
38L’intervention de Charles Quint inaugurait malheureusement pour lui et ses disciples une série de persécutions qui allait se poursuivre longtemps encore après la mort de Schwenckfeld en 1561 à Ulm. Philippe de Hesse, dont nous avons vu qu’il avait bénéficié pour ses frasques des plus hautes indulgences, tenta momentanément et sans grand succès de le protéger par l’entremise de Melanchthon de ses ennemis luthériens les plus farouches. Il avait plus de considération pour le rebelle de noble origine que pour Franck, qui venait du peuple. Devant les aléas de son existence, on comprend que Schwenckfeld ait pu s’exclamer un jour : « En ce qui me concerne [...] aujourd’hui, connaissant la vérité, je préférerais me joindre aux papistes plutôt qu’aux luthériens »40. Ce désarroi n’avait rien d’exceptionnel et nombre de conversions à la nouvelle foi, par exemple celles de Willibald Pirckheimer, de Zasius ou de Rubianus, furent suivies d’un retour à l’ancienne foi dans laquelle l’humaniste se sentait plus à l’aise.
Schwenckfeld et Luther. La christologie écartelée
39Le dissident silésien a ressenti le besoin en 1553, alors que la rupture avec le luthéranisme orthodoxe était irrémédiablement consommée, de faire le bilan des points de doctrine sur lesquels il demeurait en accord avec le Réformateur. Il en a recensé vingt dont nous pouvons dégager les traits communs sans les énumérer par le menu41.
40Certains ne se distinguent guère des critiques et polémiques déclenchées par Luther contre l’Eglise de Rome. Schwenckfeld ne croit pas aux indulgences et rejette sans distinction les œuvres de l’Eglise. Plus radical que Paracelse, il accuse les moines d’avoir inventé le Purgatoire et soutient que seul le Christ et non pas les saints, dont le culte est chez lui le produit de l’imagination populaire, participe à notre salut. Comme de juste, le pape est l’Antéchrist. Schwenckfeld croit aussi que le Christ a souffert par tous les péchés des hommes et non pas seulement par le péché originel en statuant peut-être sur ce point une opposition entre les Eglises luthérienne et catholique, à laquelle tous les théologiens n’acquiesceraient pas spontanément.
41D’autres articles de la confession de Schwenckfeld concernent plus précisément l’image de l’homme et sont bien en accord avec les enseignements du Réformateur. Il n’est rien de bon en lui sans la grâce de Dieu. Il ne jouit pas d’un libre arbitre qui lui permettrait de faire le bien « par nature ». Nous serons donc sauvés par la foi et non pas par les œuvres, l’impeccable orthodoxie de Schwenckfeld sur ce point crucial appelant cependant des correctifs non négligeables à la lumière de ses premiers traités qu’il n’a pas désavoués. Le travail mérite salaire, il est donc logique que nos œuvres soient récompensées42. Deux autres propositions au moins tendent à faire ressortir l’infidélité de Luther et des luthériens à des principes qu’ils avaient opposés à l’Eglise romaine. On ne saurait imposer par la violence sa foi aux autres hommes. Dans le sillage d’Augustin, Luther utilisait habilement l’argument pour se protéger des empiétements de la Curie, avant de le remettre opportunément en cause, bien avant que la Paix confessionnelle d’Augsbourg en 1555 ne se ralliât à la règle contraire dont la pratique s’était déjà répandue. Schwenckfeld réclame implicitement le droit à pareille tolérance, dont il sait par expérience qu’elle n’est plus d’usage, si jamais elle le fut. Enfin, chacun a le droit d’interpréter l’Ecriture, principe dont s’était réclamé Luther contre l’autorité des théologiens reconnus par Rome et auquel il n’avait pas tardé à être infidèle dès qu’avaient surgi les premières divergences parmi les siens, principe intenable s’il en est pour qui le prend au pied de la lettre – mais comment faire autrement sans le dénaturer ? – puisqu’il revient à nier la notion même d’hérésie.
42De la critique luthérienne, Schwenckfeld retient les attaques contre l’Eglise romaine sous ses différents aspects. L’apport doctrinal spécifique est repris en partie mais surtout accentué avec une telle rigueur que la tradition historique naissante s’en trouve clairement désavouée. Les dissidents utilisent Luther contre Luther, sans opportunisme excessif, les arguments qui ont justifié la rébellion contre l’ancienne autorité ne refusant pas de rendre le même service contre la nouvelle. Ils croient à une Réforme permanente, impossible parce qu’elle en deviendrait insaisissable et impotente, comme d’autres croiront à une révolution permanente. En la refusant, Luther devient un autre Antéchrist.
43Les points d’accord avec la doctrine luthérienne, que nous avons brièvement réunis à la suite de Schwenckfeld, sont moins manifestes que celui-ci ne le laisse entendre. Sur le délicat et crucial problème du libre arbitre, la divergence confine en réalité à l’incompatibilité doctrinale. Selon Schwenckfeld, tous les chrétiens disposent d’un libre arbitre qu’ils ont reçu de la grâce de Dieu et dont ils ne jouissent évidement pas « par nature ». Ils font donc le bien librement et, théoriquement, le mal aussi, Schwenckfeld semblant cependant juger inconcevable qu’un chrétien fasse le mal en toute liberté. Le traité De Praedestinatione de 1531 attribue l’origine de la doctrine aux philosophes et aux poètes et fait donc objectivement de Luther l’héritier des philosophes païens et en premier lieu du fatum stoïcien43. Pratiquement, en accord avec un point de vue qui ne cesse de se répandre mais n’a rien de nouveau puisque les moines de Provence le défendaient déjà contre Augustin, il croit constater l’influence désastreuse de la doctrine sur le comportement des hommes, avant de relever l’évolution de la position de Melanchthon qui rend sensible un malaise latent entre le Réformateur et le plus célèbre de ses disciples.
44De ce désaccord quant à la prédestination découle logiquement une nette divergence d’interprétation de la doctrine de la justification par la foi, bien que Schwenckfeld s’en réclame clairement. Celle-ci s’enracine concrètement dans la vie quotidienne du chrétien qui opère spontanément, par la vertu de son libre arbitre à lui accordé par effet de la grâce, les oeuvres visibles de la foi. Le chrétien marche sur les traces laissées par les pieds du Christ. Nous retrouvons très précisément les thèmes de L’Imitation de Jésus-Christ, quelque peu négligée par la Réforme officielle au profit de la Theologia deutsch et que Schwenckfeld tente de remettre à l’honneur en publiant une nouvelle traduction. En harmonie avec cette exigence existentielle, la théologie du dissident silésien est, elle aussi, très christocentrique. La Providence, le choix mystérieux de l’élection ne sont que des abstractions qui nous détournent du Christ, qui seul nous dispense le salut et la félicité pourvu que nous acceptions ses dons gratuits44. En statuant un hiatus entre la doctrine luthérienne de la prédestination et l’imitation de Jésus-Christ, Schwenckfeld est donc fidèle à l’esprit de sa doctrine.
45La sotériologie inclut le problème de l’efficace des sacrements. Or la doctrine de Schwenckfeld sur ce point est extrêmement complexe, propre à susciter des interrogations qui suscitent inévitablement polémiques et exclusives. Elle est certainement le fruit d’une méditation très solitaire, que seul son ami Valentin Krautwald a peut-être influencée quant au problème de la signification de la Cène. Schwenckfeld ne rejette pas les sacrements. Il ne condamne en principe que la croyance en leur effet mécanique ou magique, ce qui ne devrait pas tellement l’éloigner de Luther. Mais Schwenckfeld rejette fermement la présence réelle dans l’Eucharistie, à laquelle Luther à son corps défendant, de son propre aveu, s’était finalement rallié. Il eut été logique, la croyance en la présence réelle étant pratiquement qualifiée de superstition, que la communion ne fût conservée qu’à titre de commémoration symbolique. Mais ni Schwenckfeld ni Zwingli et ses partisans ne sont prêts à reconnaître cette communauté de vues en dépit de laquelle le dissident silésien est traité par tous en hérétique, chacun étant plus jaloux que l’autre d’une originalité insaisissable.
46Par la médiation des sacrements, soutient Schwenckfeld qui ne considère que le baptême et la communion, l’Esprit saint nous offre les mérites conquis par le Christ. Librement, nous décidons de l’usage que nous en ferons et qui sera décisif45. Reprenant une expression utilisée par les scolastiques, Schwenckfeld pense que les sacrements apportent la grâce aux hommes qui ne lui opposent pas un verrou46. Dans un premier temps au moins, il contourne le problème de la transsubstantiation, que le croyant ne se poserait pas. La grâce dispensée par le sacrement le satisferait pleinement, sans qu’il cherche à s’en expliquer le mystère. L’argument a certainement sa part de vérité, dont Schwenckfeld ne fait cependant pas grand cas en attaquant sur ce point de doctrine toutes les théologies en usage.
47Il est vrai que celles-ci sont inséparables des Eglises positives que Schwenckfeld rejette tout uniment. On ne doit pas confondre le rituel de leurs « cérémonies » avec la majesté des « sacrements ». Ce ne serait rien si Schwenckfeld ne faisait dépendre l’efficace de ceux-ci d’une condition si contradictoire avec la notion même qu’ils semblent en devenir parfaitement superflus. Seul l’homme rené devrait goûter les sacrements. La Quatrième lettre à l’adresse de tous les chrétiens insiste encore plus sur cette exigence. Il faudrait être « un vrai disciple et imitateur du Christ » pour en tirer profit. Le sacrement ne sert donc au mieux qu’à conforter des mérites et une sainteté que l’homme a reçus sans lui47.
48Une fois de plus se pose alors le problème de la mise à l’épreuve de ce don de grâce. Schwenckfeld se méfie des effets mécaniques de la doctrine de la justification par la foi. Retrouvant en quelque sorte l’équilibre des vertus théologales de la religion catholique, il ne célèbre que « la foi qui agit par amour »48. Contrairement à Luther, Schwenckfeld tolère et même prône une vérification existentielle. Le Catéchisme des quelques articles principaux de la foi chrétienne [...] fait encore et toujours de « l’imitation de Jésus-Christ » le critère décisif, sinon unique, de notre renaissance49.
49La foi pourra certes s’affermir dans la méditation de l’Ecriture, sans que celle-ci évidemment suffise à nous apporter le salut. Dans une lettre à l’adresse des croyants qui se reconnaissent dans sa doctrine, Schwenckfeld n’hésite pas à écrire brutalement : « La foi ne se fie pas à l’Ecriture autrement qu’à un témoignage extérieur de la chair »50. La prédication n’est pas d’un plus grand secours. Schwenckfeld l’oppose à la Parole vivante de Dieu, qui s’inscrit dans notre cœur51. Il n’y a pas d’Eglise du Christ. C’est le Christ qui est l’Eglise. Toute distinction entre l’Eglise issue de la Réforme et l’Eglise du pape est factice. Il faut se réjouir de ce que notre salut ne dépende pas de notre appartenance à une Eglise ou de la pratique rituelle des sacrements.
50La théologie de Schwenckfeld, en harmonie avec son mépris des institutions existantes, a toujours été christocentrique. Elle n’en a pas moins connu quelques amendements. « Le Christ, nous dit-il au début des années trente, a pris notre chair selon la nature »52. Cette incarnation va de plus en plus relever d’une pure apparence. Ce qui est vrai selon la nature ne l’est pas en esprit. Par les épreuves de sa vie, le Christ s’est ressaisi de sa nature divine. La cohérence interne de la théorie s’affirme mieux cependant si l’on affirme que le Christ sous le manteau de la condition humaine n’a jamais cessé d’être pleinement Dieu, donc n’a jamais été vraiment une créature. Si l’on admet la logique de cette doctrine, on ne pourra néanmoins s’interdire de s’interroger sur sa compatibilité avec les témoignages évangéliques et, ferait-on bon marché de ceux-ci, sur la possibilité de l’imitation de Jésus Christ qui, précisément, suppose un point de rencontre entre l’humanité du Christ et la nôtre.
51Schwenckfeld affirme l’absolue nécessité d’un renaissance existentielle et morale dont la connaissance spirituelle et intuitive du Christ est la condition. Cette connaissance peut être qualifiée de mystique dans la mesure où elle s’accomplit sympathiquement par participation à la réappropriation par le Christ de sa nature divine. L’éthique est préparation à une déiformité appelée à se réaliser progressivement mais c’est aussi par la connaissance participative du Christ, par cette déiformité en devenir que l’éthique se délivre de l’observance déspiritualisée de la loi qui caractérise toutes les Eglises existantes. L’imitation de Jésus-Christ subit donc une inflexion. Elle n’est plus celle du Dieu incarné dont la participation à la nature humaine jusqu’aux tréfonds de la souffrance est le modèle sublimé de notre condition et de son dépassement. Elle est participation à la désincarnation du Christ, au dépouillement de sa nature paradoxalement humaine puisqu’elle n’a pas été créée. Le dualisme entre le Christ incréé et l’homme créé et pécheur par nature apparaît donc insurmontable. Schwenckfeld tente de le dépasser dans l’effacement progressif de la créature en l’homme. Que l’homme soit christique si le Christ n’est pas homme ! Sans le professer clairement, Schwenckfeld ne croit pas en l’union des deux natures en la personne du Christ, sa nature humaine ne relevant que de l’apparence transitoire. Sa christosophie voudrait se fondre avec le thème repensé de l’imitation de Jésus Christ et se heurte à des apories.
52Il fut facile aux théologiens de découvrir dans cette sagesse mille hérésies qui justifiaient autant de persécutions. Les luthériens ne furent pas les derniers à y recourir. On brûla des adeptes de Schwenckfeld ici et là. Au début du XVIIIe siècle les jésuites prirent le relais des luthériens dans leur œuvre de reconquête. Socialement, en dépit de l’indifférence au siècle dont les disciples se réclamaient, la doctrine avait des aspects séditieux. Le message de paix qu’ils propageaient a fait d’eux, comme de Paracelse, des précurseurs de l’objection de conscience.
53Contraints de fuir leurs terres d’origine, quelques centaines d’adeptes de Schwenckfeld se réfugièrent à Herrnhut. Quelques armées plus tard, en 1734, d’autres émigrèrent en Pennsylvanie où ils survivent aujourd’hui encore, au nombre de quelques milliers de fidèles, regroupés dans la Schwenckfelder Church, que l’on qualifierait en France de « secte ».
Paracelse (1493-1541)
54Il est la figure la plus connue parmi ces rebelles, la plus tourmentée, la seule dont le nom évoque encore quelque souvenir pour qui ne s’intéresse pas particulièrement à cette époque agitée. Il le doit, il est vrai, bien plus à ses traités scientifiques et médicaux qu’à ses écrits théologiques et religieux. Paracelse est né en 1493, à proximité de Mariä-Einsiedeln, lieu de pèlerinage très connu dans les environs de Zurich. Son père, très probablement issu de la petite noblesse, était médecin comme il le sera lui-même. Après avoir passé une partie de son enfance à Villach, en Carinthie, où son père s’était établi, il fut quelque temps l’élève de Johann Trithemius, qui l’initia sans doute à l’histoire religieuse et lui donna le goût combiné des sciences et de l’ésotérisme. Il est vraisemblable qu’il étudia dans diverses universités et acquit le grade de docteur en médecine à Ferrare. Viennent ensuite ses longues années de voyage et d’apprentissage. En qualité de médecin des armées il a l’occasion de découvrir une partie de l’Europe. Mais à l’en croire, il l’a parcourue presque en totalité. Une bonne partie de ses innombrables traités a sans doute été écrite sur un coin de table dans une auberge de campagne. Le style s’en ressent.
55Paracelse a séjourné en Italie, sans parvenir à se fixer nulle part. En 1526, nous le retrouvons à Strasbourg où il ne s’attardera pas, bien qu’il ait été fait citoyen de la ville. L’année suivante, il croit toucher au port. Sa renommée naissante lui vaut d’être nommé professeur de médecine à Bâle où il entreprend rien moins que de révolutionner la discipline, au demeurant figée dans l’adulation des maîtres anciens, en faisant dépendre la physiologie et la thérapeutique de la correspondance qu’il établissait entre le cosmos et l’homme. Il n’hésita donc pas à brûler publiquement les œuvres de Galien et d’Avicenne. Cela lui a valu encore récemment le qualificatif pompeux de « Luther de la médecine »53. En 1528, l’expérience prend fin à peine commencée. Son errance, difficile à reconstituer précisément, le conduira à Ulm, Augsbourg, Munich et Vienne. Il continue de mener une vie de médecin itinérant, sinon nomade, qui lui attire des reproches d’immoralité en parfait désaccord avec les enseignements de son œuvre. Cette fâcheuse réputation ne l’empêcha pas de connaître quelques-uns des grands esprits de son temps comme Marsile Ficin et Erasme.
56Paracelse est mort en 1541 à Salzbourg, en un des lieux qu’il a le plus aimés, après avoir arpenté sa vie durant une grande partie de l’espace germanophone et avoir eu l’impression, souvent justifiée, d’être persécuté pour des idées tant scientifiques que religieuses qui dérangeaient ses contemporains, qu’ils fussent catholiques ou protestants. On a vu en lui un des modèles possibles du Faust de Goethe tant par sa curiosité insatiable que par la hardiesse de ses spéculations ou la diversité de ses activités – les Fugger firent appel à ses connaissances pour exploiter leurs mines. Homme de cœur, il utilisa les observations accumulées en tant de lieux pour traiter, un des tout premiers, en combinant ses savoirs médical et alchimique des maladies professionnelles et spécialement celles du mineur. On oublie souvent de dire que cet ennemi de l’Eglise romaine n’abjura jamais officiellement la religion de son enfance et demanda à être enterré selon le rite catholique. Les romantiques l’ont admiré et un historien a pu écrire : « Qui donc pourrait se flatter de bien comprendre la littérature allemande, s’il ne connaît quelque peu Paracelse ? »54.
Le théologien
57Comme tant de marginaux et de rebelles, Paracelse a une nostalgie éperdue d’unité qu’il fonde en raison. Il aspire à célébrer les retrouvailles de tous les chrétiens en esprit et se déchaîne avec délectation contre les papes et le clergé qui de tout temps semèrent la discorde mais aussi contre Luther, Zwingli, Hus, les Picards et tous les hérétiques. Tous n’ont fait que poursuivre l’œuvre funeste de la papauté en privilégiant leurs intérêts personnels. Il a la nostalgie de l’Eglise primitive, se souvient certainement de Joachim de Flore :
L’Eglise se dit en latin catolica et elle est l’esprit de tous les croyants. qui sont des justes, et ceux-ci habitent et se retrouvent dans l’Esprit saint, de sorte qu’ils sont réunis dans la foi. C’est la fides catolica qui ne possède point de demeure. Mais l’ecclesia est une muraille55.
58Paracelse retourne contre Luther la thématique du traité A la noblesse chrétienne de la nation allemande. L’Eglise de Luther dresse ses murailles contre la foi ni plus ni moins que l’Eglise de Rome. La religion deviendrait donc apparemment une affaire purement individuelle, ce que Paracelse n’accepte évidemment pas. Il conserve au contraire et célèbre avec ferveur l’idée de la communion des saints qu’il fond avec le dogme luthérien de la justification par la foi. Ce que les justes et les saints ont en commun est la foi qui les réunit en l’Esprit saint. La doctrine luthérienne de la justification par la foi qui venait récuser l’idée de communion des saints, avec une virulence sarcastique lors de la querelle des indulgences mais aussi comme une certitude dogmatique indépendante de toute considération tactique, la conforte désormais. Elle en est l’autre versant56. Il arrive à Paracelse, qui n’a pas connu la formation méthodique d’un théologien discipliné par la scolastique ou ses mortels ennemis, d’avoir des intuitions géniales qui font jaillir l’évidence. La doctrine du règne de l’Esprit, succédant à ceux du Père et du Fils selon Joachim de Flore, annonçait clairement cependant cette synthèse dérangeante pour l’Eglise luthérienne.
59La doctrine de la justification par la foi est elle-même infléchie. Si tous les mérites de l’homme ne lui sont pas directement imputables, comme il se doit, puisqu’ils ont le Christ pour origine, Paracelse ne sépare pas foi et amour, tandis que Luther fait de la foi une vertu à part, incommensurable aux deux autres vertus théologales, l’amour et l’espérance. « L’amour, nous dit notre rebelle un instant assagi, donne vie à la foi »57. Au fur et à mesure que Paracelse, sans grande rigueur préméditée et quasiment selon les sollicitations du moment, détaille dans divers écrits les vertus et leur action, la foi apparaît sous la forme d’une vertu concrète qui marque l’existence quotidienne de sa forte empreinte.
60Le statut des œuvres s’en trouve amendé. Œuvres de l’Eglise, elles restent exécrables. Il suffit de se rappeler que sadducéens et pharisiens se sont approprié le siège apostolique au long des siècles58. Etrangères à l’Eglise, elles ne sont pas non plus l’instrument du salut. Nous sommes délivrés du péché originel par le Christ et Dieu ne veut pas que les hommes indignes « se convertissent, afin qu’ils ne soient pas sauvés »59. Nous ne sortons donc pas de la sphère rigoureusement fermée de la grâce et de la prédestination. Mais Paracelse ne peut non plus s’accommoder d’une foi et d’un amour qui resteraient suspendus dans le vide, sans que des signes visibles en portent témoignage. Dans l’univers de Paracelse, qui aime s’appuyer sur le sens commun, il y a des méchants, dont la noirceur est indélébile, et des bons qui sont loin d’être parfaits mais laissent néanmoins apparaître quelque vertu. Et pour revenir sur une thématique qui a décidément beaucoup servi en ce siècle, chacun sait bien qu’un bon poirier donne de bonnes poires60... Dans une certaine mesure et bien que des œuvres puissent ne pas être bonnes malgré les apparences quand une foi pure n’en est pas la source – la leçon luthérienne n’a pas été oubliée – notre vie dit ce que nous sommes.
61En bonne logique, Paracelse ne recule pas devant les conséquences de sa foi en la communion des saints. Il admet que les saints puissent faire l’objet d’un culte et croit aux bienfaits de leur intercession, ce qui en revanche ne concorde guère avec sa conception de la grâce et de l’élection61. Sur d’autres points importants de la controverse entre catholiques et luthériens, sa position évoluera parfois de manière radicale. En 1530-1531, il est proche de l’iconoclasme de Carlstadt. L’art et les icônes, toute forme de représentation sensible du divin, est superstition, « idolâtrie »62. Mais il se demande bientôt si c’est vraiment cela qui corrompt les mauvais croyants. La corruption est dans leur cœur et non pas dans les statues de bois ou de pierre qu’abritent les funestes « murailles » de l’église visible.
62Réhabilitée, l’idole redevient icône. Paracelse sur ce point de doctrine nullement secondaire se rapproche du catholicisme pour lequel l’incarnation du Christ lève l’interdit judaïque d’une traduction sensible du divin, qui n’en devient pas impie pour souffrir de l’imperfection des choses humaines. Concrètement, on peut comprendre que le simple fidèle ait besoin d’appuyer sa prière sur de pieuses représentations qu’il ne confond pas avec l’objet de son invocation. Cela, Hegel le dira aussi dans sa critique de l’esprit des Lumières. L’éthique du théologien, inséparable de sa vision de la société, donne sa touche définitive à la doctrine : ce sont les marchands que Jésus a chassés du temple. Il ne s’est pas soucié des icônes63. L’argument touche à la fois catholiques et luthériens. Il serait facile d’objecter que Paracelse aspire à l’unité des chrétiens mais s’en prend indistinctement aux uns et aux autres.
63On ne saurait dire en effet quel est l’adversaire principal de Paracelse. Il est dissident de l’Eglise romaine, à laquelle le relie encore le fil ténu et difficilement perceptible faute de textes fiables à son époque, de la spiritualité de Joachim de Flore, qui n’a pas été jugé hérétique mais dont l’écho des paroles inspirées va s’affaiblissant. Il l’est avec une vigueur non moins grande de l’Eglise luthérienne. Si tous les hommes ont été rachetés par le sang du Christ, si certains sont de vrais chrétiens par la foi, il n’est pas possible de leur imposer l’interprétation de l’Ecriture, dont les clercs ont décidé, sous prétexte que ce sont des profanes, des paysans, des hommes ordinaires qui ne savent ce dont ils parlent. Luther n’a pas été fidèle à sa doctrine du sacerdoce universel. L’évolution historique du luthéranisme devient un reniement perpétuel qui a pris forme dès sa naissance64. Pourtant Paracelse refuse d’opposer foi et raison et attend du croyant qu’il fasse l’effort de savoir ce qu’il croit.
L’Homme, la création et la société
64Nous ne sortons pas définitivement du domaine de la théologie. Tout se croise et s’entrecroise dans les écrits de Paracelse. Médecin, théologien et astrologue, il s’interdit de dissocier l’homme et la création C’est dans son programmatique Astronomie magna ou la philosophie tout entière, y compris le grand et le petit monde, en 1537-1538, qu’il expose leur relation avec le plus de force, sinon de clarté. Il s’agit là d’expliquer l’opposition et surtout les correspondances entre « la machine de l’univers », l’œuvre divine que nous offre la création ou encore le macrocosme et l’homme en tant que microcosme. La création est faite de lettres ou de signes assemblés en un livre dont la lecture nous apprend ce qu’est l’homme. L’homme est le dernier à avoir été créé. La chronologie révèle la hiérarchie mais nous impose de remonter jusqu’au commencement, car nul ne saurait comprendre la fin d’une histoire dont il ignorerait les différents moments. La règle ne s’impose pas seulement au philosophe et au théologien mais aussi au juriste et au médecin.
65Il n’est pas possible de comprendre l’homme s’il n’est pas saisi dans la totalité de son histoire et de ses fonctions qui manifestent son unité, celle du corps et de l’âme, si l’on oublie son immersion dans l’univers dont il est dépendant par son origine et avec lequel il vit en une symbiose plus ou moins heureuse à chaque instant de son existence. Le médecin en tire des enseignements thérapeutiques. Si l’âme et le corps sont indissolublement unis, l’âme est capable d’exercer une influence décisive sur le corps dans la genèse de la maladie comme dans la guérison. Sans avoir forgé la notion, Paracelse ne doute pas de l’existence de maladies psychosomatiques. Il serait même facile de lui faire dire qu’il n’en connaît pas d’autres. L’éclatement de l’œuvre de Paracelse, son caractère protéiforme, dans lequel on pourrait être tenté de repérer un foisonnant laisser-aller conceptuel manifeste aussi une immense ambition de synthèse, la volonté d’aboutir à un savoir achevé dans le dépassement des savoirs disciplinaires. Paracelse a une conscience aiguë de l’unité des sciences.
66La modernité de Paracelse niche au creux de croyances qui n’étaient pas encore superstitieuses. Nous sommes dans un rapport de dépendance étroit avec les astres, qui va bien au-delà de simples considérations météorologiques ou climatiques. Une affinité de nature relie le cœur et le soleil, le cerveau et la lime. Nul doute que Paracelse aurait développé à loisir son système de correspondances sympathiques s’il avait connu l’existence d’Uranus, de Neptune ou de Pluton... Mais les astres se voient aussi dotés de raison et de sagesse, ce faisceau de croyances n’étant pas le propre de Paracelse65. Il reposait sur une longue tradition pythagoricienne et néoplatonicienne, exploitée et popularisée sans prudence excessive, dont Luther, comme nous l’avons vu, se gaussait volontiers en y démasquant l’absence de rationalité, sinon de raison, des philosophes païens et des humanistes qui leur emboîtaient le pas. La « raison naturelle », celle de l’homme, et la « sagesse étemelle », dont il semble bien que les astres soient dépositaires, peuvent être unies. Trop souvent, la première est mue par un intérêt exclusif pour les choses de cette terre, qualifiées de « païennes », dans l’ignorance superbe des valeurs éternelles.
67La « raison étemelle », au contraire, ne peut exister par elle-même en dédaignant la « sagesse naturelle ». L’homme ne découvre en effet les vérités étemelles qu’en remontant vers elles à partir du spectacle et de l’étude des phénomènes naturels. Cette connaissance est le privilège de l’homme « qui vit en Dieu ». Il n’en résulte pas une véritable réhabilitation de la nature, la construction restant très hiérarchisée comme dans le néoplatonisme. La plus haute destinée de l’homme est de vivre dans « la sagesse du Fils » plutôt que selon la nature en suivant la pente de la vie. Son accomplissement est si exceptionnel que « le Père s’est repenti d’avoir fait l’homme »66.
68L’anthropologie de Paracelse est d’un pessimisme noir. L’homme a été fait de « boue » et il retournera à la « boue »67. Mais le croyant ne peut ruminer toujours ces considérations mélancoliques. Si la chair est mortelle parce qu’elle vient de la terre, Dieu a donné aussi une âme immortelle à l’homme, qui est donc prédestiné à l’éternité68. La pensée est des plus banales, mais Paracelse en tire honnêtement les conséquences. Le mal est un fait d’expérience qui ne peut avoir d’autre origine que Dieu. Le mystère a été mille fois élucidé avec d’admirables subtilités qui n’entraînent pas l’adhésion. Paracelse avoue ne pas comprendre. Certes, la matière infâme dont l’homme est pétri l’a corrompu à cœur. Mais comment se fait-il qu’il y ait des anges impurs ? Paracelse renonce sans désespérer de Dieu.
69La destinée de l’homme prend déjà des couleurs baroques. En ce monde, « toutes choses sont incertaines ». La similitude est grande avec Franck. En revanche, le cours des astres, dont dépend en partie au moins notre sort, n’est soumis à aucune turbulence. Fatalement, la conjonction de deux phénomènes, l’un invariable, l’autre aléatoire engendre des existences au cours imprévisible. L’instabilité de sa condition rend l’homme incapable de comprendre « les choses invisibles » aussi bien que « les choses célestes »69. L’addition insolite d’une série de déterminismes, celui des astres, celui de la grâce divine, celui des lois de la nature, rend la destinée de l’homme indéchiffrable. Le fractionnement de l’ordre, qui n’est un et intelligible qu’au regard de Dieu, produit une trompeuse apparence de chaos. Mais l’homme ne perçoit pas d’autre réalité que cette lubrique instabilité des choses temporelles. Il ignore de quoi sera fait l’instant suivant, l’heure de sa mort, ce qu’il en est de sa santé, ne peut s’empêcher d’ajouter le médecin. Comment pourrait-il savoir ce qui se dérobe à ses sens70 ! Ce n’est pas pour Paracelse un motif de douter mais une raison supplémentaire de croire en Dieu. La grâce ne capitule pas devant le cours des astres. Dans un acte de foi pure, les déterminismes s’annulent, brisés par la toute-puissance divine. Le désordre des signes atteste simultanément l’impuissance de la créature et la sagesse de Dieu, qui les a agencés dans une composition dont il est le seul à entendre le sens et l’harmonique.
70Le pessimisme de Paracelse s’enracine et prend vigueur dans sa vision de la société. La richesse est le terrain d’élection de « l’esprit du mal ». L’amertume laissée par les désillusions de la vie peut avoir été propice à de pareils jugements mais Paracelse semble avoir vraiment eu l’esprit de pauvreté et de simplicité, une sensibilité franciscaine, qui expliquent la coïncidence de nombre de ses thèmes favoris avec la spiritualité joachimite. On est frappé aussi par l’expression d’une exigence morale austère et intransigeante, nourrie par delà les sources savantes de L’Imitation de Jésus Christ de Thomas a Kempis, que tous les dissidents ont admiré et respecté. La pauvreté, entendue dans un sens très matériel, qui n’est pas le dénuement eckhartien, prépare à la félicité. « L’esprit du mal » l’a en horreur. Il est le fidèle serviteur de l’argent, des affaires et du commerce. Il encourage les commerçants à travailler avec ardeur, à se perfectionner inlassablement dans leur art, afin de produire à coup sûr « honte, vices, mensonges et superbe »71. Paracelse nous enseigne qu’il n’est pas possible de faire fortune honnêtement. Là encore, il s’écarte de l’éthique luthérienne qui a célébré le travail et l’insertion désintéressée du croyant dans la société, bien qu’elle n’en fit pas l’instrument du salut, ce que lui interdisait catégoriquement la doctrine des œuvres. Quel qu’il fût, le travail était une œuvre que l’on pouvait exiger du fidèle et qu’il se devait de mieux exécuter que le mécréant afin d’être utile à son prochain. Le travail était donc au moins la source de ces vertus moyennes que l’on peut pratiquer sans la grâce, celle-ci conférant seulement une dignité supérieure à leur exercice.
71Max Weber et Ernst Troeltsch ont montré comment cette éthique, développée et en partie dévoyée, systématisée par une autosuffisance pharisienne, s’accordait à l’esprit du capitalisme. Cette évolution historique est révélatrice aussi d’une ambiguïté, sinon d’une contradiction dans l’attitude du Réformateur, qui n’éprouve que méfiance face à la société en train de se constituer mais contribue à l’affermir en jugeant démoniaque toute forme d’insoumission à l’ordre établi. Au contraire, Paracelse diabolise la société marchande et capitaliste en voie de constitution qui causerait la perte de l’homme et prêche une sorte d’évangile de la pauvreté72.
72Si l’on se souvient également des conflits avec Carlstadt, Müntzer, Zwingli, de la réserve de nombre des partisans initiaux de Luther, comme Franck, et du désespoir dont témoignent les insurrections paysannes, il paraît évident que le message politique de la Réforme, dont la doctrine sociale s’écrit en lettres de sang, se heurte à une grande incompréhension. Paracelse en prend le contre-pied. Il s’indigne de voir les paysans traités comme du bétail et il est vraisemblable qu’il a participé, au moins occasionnellement, à leurs soulèvements73. Voltaire dira que les papes avaient traité les princes en sujets et que les seigneurs traitaient les paysans en bêtes. Objectivement émancipés et investis d’une nouvelle autorité par la Réforme, les princes s’étaient sentis d’autant plus libres de priver les paysans des quelques droits misérables qui leur étaient concédés.
73Sans autre forme de procès, Paracelse rejette la fameuse soumission à l’Obrigkeit (autorité civile) que Luther exige, sauf circonstances exceptionnelles, en s’appuyant sur Paul. Dieu, nous dit-il, a conservé « en main propre » le pouvoir sur les créatures et ne l’a confié à nul autre74. S’en remettre à l’empereur – il est vrai que cela Luther se gardait bien de le demander – serait plus dangereux que de se fier à Homère et Platon75 ! Notre rapport à l’autorité civile est une œuvre comme les autres. Il est étranger à notre salut. De cette thèse qui ne contredit pas expressément la doctrine luthérienne, Paracelse tire la leçon opposée : l’obéissance à l’autorité civile ne constitue pas un mérite particulier76.
74Les règles quotidiennes de la morale de Paracelse s’accordent de façon très pragmatique aux diverses facettes de son œuvre. Le médecin et l’astrologue signalent l’influence funeste que peuvent avoir les astres dans le déclenchement de nos maladies, auxquelles les défunts ne sont pas non plus étrangers. Cela n’empêche pas Paracelse de nous mettre en garde contre les méfaits de la superstition. Plus généralement, il se montre méfiant envers les dérèglements de l’imaginaire. Sagement, il dénonce les vices de ses contemporains, l’excès de nourriture et de boisson. Cette diététique de l’âme et du corps n’est cependant pas privée d’accents chrétiens. Paracelse recommande avec l’ardeur d’un prédicateur ascétique « le jeûne » et « la macération de la chair »– cette chair qui est la source de tant de maux – comme s’il ne s’agissait pas d’œuvres recommandées par l’Eglise romaine77. La concupiscence n’en sera pas pour autant extirpée de notre corps. Les hommes qui ne seront pas la proie de l’enfer pour l’éternité devront passer par le feu purificateur du purgatoire78. Nous sommes dans l’univers de la faute et du malheur. Le pessimisme de Paracelse va de pair avec un ton apocalyptique, dans l’attente du Jugement dernier qui ne saurait tarder.
75Paracelse est encore cohérent avec lui-même en faisant de la superbe la matrice du péché, le vice luciférien par excellence, l’équivalent de la concupiscence augustinienne. Logiquement, l’humilité est à l’opposé la vertu qui subsume toutes les autres : « Dieu ne considère rien que l’humilité. Car l’humilité est la vertu la plus grande parmi toutes les vertus qui jamais existèrent et existeront un jour ». Sa pratique transformerait notre vie individuelle et rendrait la société plus juste79. Là encore, l’affinité avec Thomas a Kempis est manifeste.
76Au regard de tant de qualités humaines et intellectuelles, on serait tenté de qualifier d’humaniste le savant et le chrétien, bien que Paracelse n’ait pas eu le culte systématique des belles-lettres et encore moins de la mesure. Il n’était pas exempt cependant de certains préjugés de son temps. Son antisémitisme, sans être obsessionnel et délirant comme celui de Luther dans la dernière partie de sa vie, contraste péniblement avec sa générosité habituelle. Les juifs sont un peuple déicide. Lors de la Passion, ils ont consommé tous les maléfices de l’humanité80. Dieu pardonnera à Pilate mais non pas à eux81. Il est vrai que l’on ne saurait absoudre Erasme lui-même de toute trace d’antisémitisme.
Valentin Weigel (1533-1588)
77On imagine difficilement contraste plus total avec la personnalité de Paracelse. Weigel a mené une existence retirée, quasiment casanière. Il a tenté de se préserver des orages du temps qui pouvaient fondre sur les imprudents jusque dans les coins les plus reculés de l’Allemagne. Il a survécu sans gloire et sans tourment, en justifiant cette vie sans panache par les points forts d’une doctrine qu’il dissimula soigneusement à ses contemporains.
78Valentin Weigel est né en 1533 à Hayn, qui porte aujourd’hui le nom de Grossenhain, en Saxe. Il n’appartient déjà plus à la génération de Luther, dont il n’aura été le contemporain que quelques années. Grâce à un mécène, il put fréquenter à partir de 1549 la très renommée « école des princes » (Fürstenschule) de Sankt Afra à Meissen, c’est-à-dire un excellent lycée classique. Une bourse du prince-électeur lui permit de s’inscrire en 1554 à l’université de Leipzig où le grade de « Magister » lui fut décerné en 1558. En 1563, il se rend à Wittenberg, toujours grâce à la générosité princière, ce pèlerinage aux sources semblant indiquer qu’il ne se sentait pas rebelle, ne serait-ce qu’en son for intérieur. Cependant ses maîtres à Leipzig passaient pour proches de l’humanisme, étaient férus d’astronomie, donc peu ou prou suspects aux yeux de l’orthodoxie luthérienne. En 1565, il se marie, avec une fille de pasteur, destinée classique s’il en est. Le couple aura trois enfants, raison supplémentaire pour ne pas trop se faire remarquer, disent ses biographes. En fait, Weigel est un homme d’étude qui répugne à l’affrontement et qui sait bien que les conflits avec l’autorité sont perdus d’avance. En 1567, il est nommé pasteur à Zschopau, aux confins de la Silésie et de la Bohême, non loin de Zwickau, au cœur d’une région fertile en dissidences. Il ne quittera plus cette modeste fonction jusqu’à mort en 1588. Nous connaissons seulement la vie de Weigel dans ses très grandes lignes grâce à son propre témoignage confié au registre de la paroisse de Zschopau, aujourd’hui disparu.
79La modestie, l’absence d’ambition de cette existence de tout petit bourgeois sont frappantes chez un homme dont le niveau d’études pouvait laisser espérer une plus brillante carrière. Elles lui permirent certainement d’écrire une œuvre que Weigel eut la sagesse de ne pas publier. Son plus récent biographe le disculpe sagement de toute accusation de pusillanimité :
On ne peut se représenter la mesquinerie de cette époque d’inspections et d’espionnage par des théologiens et des juristes chargés de repérer le plus petit écart par rapport à la doctrine orthodoxe. Les conséquences d’une accusation étaient catastrophiques. On perdait non seulement son emploi mais aussi, dans certaines circonstances, la vie82.
80Or Weigel fut dénoncé en 1572 sur la base de ses prêches et contraint de protester de sa bonne foi orthodoxe, ce qu’il fit et continua à faire sans rechigner. De toute sa vie, il n’a publié qu’une homélie funéraire, en 1576. Il en résulte malheureusement quelques incertitudes quant à l’authenticité de ses écrits que ses successeurs, Biedermann et Weickhart, se chargèrent d’éditer à partir de 1609, la diffusion de la pensée de Weigel se trouvant donc contemporaine de celle de Böhme, lui-même inquiété et persécuté. Or Biedermann et Weickhart, qui n’étaient pas non plus des modèles d’orthodoxie, n’hésitèrent pas, à l’occasion, à faire passer prudemment leurs propres idées sous le nom de Weigel. Devant la cohérence de l’œuvre, il est cependant permis de penser que le phénomène est resté limité, bien que le problème n’ait pas fini d’occuper la critique.
« Gnothi seauton »
81Le « Gnothi seauton » n’est pas simplement le titre d’un ouvrage. Il est le programme complet de la philosophie de Weigel. Ce « Connais-toi toi-même » n’est pas socratique. Il ne témoigne pas d’une indifférence de principe envers la nature, le sujet se concentrant exclusivement sur soi, donc sur l’homme, seul objet digne d’être étudié, dans une certaine indifférence aux dieux, bien que le maître de Platon s’en défende. Il est à la fois anthropologique, physique et métaphysique et situe Weigel dans le sillage de la pensée de Paracelse. Dans cet écrit de 1571, certainement un des tout premiers, Weigel reprend des notions clés du système de ce dernier. L’homme est un « microcosme ou petit monde », c’est-à-dire un monde en petit, la tota mundi machina en fidèle réduction. L’univers, le macrocosme, est intégralement contenu dans l’homme, qui est fait « du ciel et de la terre et de toutes les créatures ». Mais il est aussi la quintessence de toutes ces matières, leur forme sublimée. Sa pureté est irréductible aux éléments dont il a été créé. Sa dignité leur est incommensurable.
82Pour connaître l’homme, il faudrait avoir « une connaissance parfaite de toutes les créatures » mais aussi de l’univers dans sa totalité83. Cela est indispensable mais ne suffirait pas encore. En revanche, une connaissance parfaite de l’homme assurerait, en bonne logique, une connaissance sans faille de l’univers. Dès lors nul besoin de s’échapper de la modeste cure de Zschopau pour courir le vaste monde. Weigel annonce le piétisme par son mode de vie comme par sa pensée. Un marxiste dirait qu’il a annihilé et systématisé les données objectives de sa condition et les contraintes sociales et politiques qui pesaient sur lui en se réfugiant dans le monde de l’intériorité. Il serait facile d’objecter que le piétisme va bientôt tenter des aristocrates dont la liberté de manœuvre en matière religieuse, il est vrai, n’était pas si grande et ne s’affirmera, à l’insu de leurs sujets, que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
83La spécificité du Gnothi seauton repose sur la différence hiérarchique entre l’homme et les autres créatures. L’univers est contenu dans l’homme mais l’univers ne contient pas l’homme. Cela permet à Weigel de dérouler un certain nombre d’oppositions simples, sinon schématiques. La capacité de maîtriser les techniques et les savoirs artisanaux nous vient des astres, tout comme la connaissance des langues. Ces facultés et ces dons, utiles à la vie sur cette terre, la « vie mortelle », qui donc s’autodétruit par expansion de la souillure initiale, sont héréditaires. La vraie sagesse, « la sagesse divine », est irréductible à cette connaissance bornée, qui n’est rien d’autre que l’aptitude à faire quelque chose. Elle seule peut nous apprendre ce que nous sommes. L’homme se connaît, s’éveille « selon son Père », le vocabulaire étant appelé à inspirer le piétisme. S’il ne retrouve pas le chemin qui le reconduit à son origine divine, il demeurera aveugle et ignorant84.
84On aura reconnu au passage maints thèmes paracelsiens empruntés principalement à l’Astronomia magna. Weigel aime également se référer au De fundamento scientiarum sapientaeque. Il n’est cependant pas un épigone servile. Plus nettement que Paracelse, il affirme la liberté de l’homme face au déterminisme astral. C’est une honte pour lui de se laisser gouverner par les esprits animaux qu’il ne faut pas entendre dans leur acception aristotélicienne. Ce ne sont rien d’autre que des « esprits bestiaux », dont l’origine doit être cherchée dans les planètes. Or l’homme a le pouvoir de se dégager de leur influence. Il lui suffit de vouloir pour être libre. Quand il n’a plus cette capacité, quand la folie a obscurci son jugement, la faute en incombe aux astres. Dieu a donné une âme à tous les hommes, même au fou. Ce sont les astres qui l’ont privé de la lumière naturelle : « Dieu ne défaille jamais dans ses œuvres, bien que les astres parfois corrompent son œuvre »85. Le recours à une providentielle nuisance sidérale pour rendre compte du Mal, à l’instant où Paracelse avouait son impuissance, tient de la contorsion. L’affirmation franche de l’autonomie de la volonté de l’homme, que Dieu a créé libre, est au contraire d’une importance décisive. Weigel rompt sans concession aucune avec la doctrine luthérienne du serf arbitre. Directement ou par médiations interposées, l’influence d’Erasme est sensible chez tous les dissidents. La controverse avec Luther a laissé des traces
85Pour le définir, Weigel situe l’homme face au monde et face à Dieu. Il lui attribue un « œil triple » ou à trois facettes : l’œil des sens, l’œil de la raison, l’œil de l’esprit. La distinction contient en germe une théorie de la connaissance, qui n’est pas encore développée et élaborée, mais n’en est pas moins originale à son époque. Le premier œil nous met en relation avec le monde extérieur. Il est celui de la sensation commune, animale, attachée à la surface des choses dont il reçoit naïvement les images. Le second est celui de la connaissance rationnelle ou « connaissance naturelle », qui ne nous apprend pas ce que le monde est en soi. La théorie de la connaissance qui s’esquisse à l’écart de la scolastique est déjà kantienne en son principe : « Etant donné que toute connaissance naturelle est accomplie par l’œil et vient de l’œil lui-même et non pas de l’objet (Gegenwurf), il en découle nécessairement que la vue et la connaissance évoluent et se transforment selon la nature, la qualité et l’habileté de l’œil et non pas selon la nature de l’objet »86 Dans un mouvement qui déjà fait songer aussi à Fichte, Weigel ne désigne pas l’objet par le terme usuel (Gegenstand) qui le pose comme fixe et immuable mais en fait une projection par le recours à un substantif qui rappelle son sens étymologique. Il affirme ainsi que le sujet est autonome et souverain face au monde, comme il l’est face à l’autorité civile. Dans leur indifférence inaccessible, le citoyen, le sujet de la connaissance et le croyant indissolublement unis témoignent de leur supériorité sur tous les pouvoirs qui ne sont pas Dieu. Weigel défie le monde en silence mais avec une confiance inébranlable.
86Le troisième œil, l’oculus mentis, nous révèle une connaissance d’un autre ordre, la seule qui importe pour le salut de notre âme. Il est infiniment supérieur à l’œil de raison « car il connaît au-dessus de lui le Dieu étemel et incompréhensible et à ses côtés les anges »87. Ce Dieu n’est pas inaccessible à l’âme, ce dont Weigel nous assure en termes itératifs et infiniment plus simples que les mystiques, qu’il a abondamment pratiqués. L’âme « est créée par Dieu comme une image parfaite de Dieu et doit vivre avec Dieu comme une femme avec son époux »88. La foi apparaît comme un véritable choix existentiel, qui fait songer à Kierkegaard ou plutôt nous renvoie aux sources de celui-ci. Elle est le choix de la vie contre la mort, du Christ contre le vieil Adam, sans qu’aucun de nous ne sois jamais sûr de soi et doive se garder de lui « comme du diable »89.
La mystique héritée et adaptée
87L’angoisse fraye la voie à la mystique, dont Weigel est certainement le dissident qui en reproduit le plus fidèlement les grands thèmes. Tauler, qui transmet en partie la pensée d’Eckhart, la Theologia deutsch, sont invoqués comme des autorités incontestables. Le ton de l’exhortation, du Memento mori, rappelle instamment les mises en garde de l’Imitation de Jésus-Christ. Il faut pratiquer le dénuement, se renier, se perdre et se haïr, se délivrer de l’attrait des autres créatures pour ne pas sevrer Dieu de l’amour qu’on leur porterait indûment. Agir autrement, c’est être à soi-même son propre ennemi et se fermer les portes du royaume de Dieu. Par la foi authentique, l’homme devient l’instrument de Dieu. Comme dans le piétisme, qui aura recours au même vocabulaire, la descente en soi-même, qui expulse les intérêts et les soucis du monde, nous prépare à cette conversion. C’est en lui même que l’homme découvre alors le royaume de Dieu, qu’il doit apprendre à « trouver, goûter et sentir » son créateur, le vocabulaire de la mystique dominicaine et au-delà de la mystique nuptiale étant repris sans grande originalité mais avec une ferveur irréductible au simple emprunt littéraire90.
88Le secours de l’Eglise, de cette Eglise dont Weigel est le serviteur et qu’il n’a pas les moyens matériels de quitter, est donc inutile. Tout se joue entre l’homme et Dieu, qui n’a pas de vicaire sur cette terre, à qui serait confiée une quelconque mission divine et surtout pas celle de recueillir la confession du pécheur91. Elle n’est pas non plus l’instance qui ferait autorité dans l’exégèse de l’Ecriture. Au contraire, les théologiens patentés ont brouillé un message que Dieu avait voulu limpide92. Cette critique de l’intelligence dévoyée concorde avec la théorie de la connaissance dont Weigel a tracé quelques linéaments. Toute science est en nous. Elle ne nous est pas apportée par l’objet mais coule de nous vers l’extérieur. Dieu est en nous la source du savoir et, en premier lieu, du seul savoir qui importe, celui de Dieu lui-même. Il est l’origine et la fin93.
89On s’attendrait donc à ce que Weigel expulsât le savoir de la quête du fidèle. Il n’en est rien. Le chrétien doit aspirer à connaître « la divinité étemelle et ses œuvres », sous peine de succomber à la séduction démoniaque et de tomber dans les ténèbres94. Weigel s’inscrit dans un débat, la légitimité de la conciliation entre foi et raison, qui remonte aux premiers siècles du christianisme et se trouve au cœur des problématiques de la scolastique. La philosophie de Hegel et de Schelling, dès les premiers moments de leur réflexion commune et passagère, affirme que cette conciliation est constitutive de l’esprit du christianisme La position de Luther est plus complexe. Tantôt il anathémise la raison qui se prête docilement à nos désirs les plus pervers, tantôt il en fait l’instrument indispensable de la compréhension de l’Ecriture au point de refuser à l’ignorant le droit de se prononcer sur les questions de foi, au risque d’invalider implicitement sa doctrine du sacerdoce universel. Il est tiraillé entre la pureté de la doctrine et la nécessité de préserver l’autorité des nouveaux clercs qui ont pour mission de la défendre et de la propager. Weigel est cohérent en s’en prenant à l’hégémonie des docteurs de la Loi récemment intronisés. Il l’est encore, quand il tire la leçon sociale du sacerdoce universel, en exaltant en des formules parfaitement érasmiennes l’égalité de tous les êtres humains, « homme ou femme, prince et paysan, empereur et mendiant »95. Il l’est certainement moins quand il refuse la conséquence ultime et dérangeante de prémisses qui voudraient que l’intuition du simple fût aussi lucide que la sagesse de l’homme de raison. Cependant Dieu ne refuse à personne sa lumière, de sorte qu’il revient à chacun de s’ouvrir à lui et d’appréhender immédiatement ce qu’il attend de nous.
90La Bible s’en trouve désacralisée. Elle n’est plus ce qu’elle est chez Luther et dans l’Eglise catholique, le Livre qui nous dit la Révélation. Les corps de doctrine du christianisme, aussi bien dans leur version protestante que catholique, sont remis en cause, sinon invalidés :
Toute l’Ecriture et toutes les cérémonies, telles que baptême, communion, circoncision sont lettre morte, les quatre Evangiles également qui nous décrivent la vie du Christ, puisque lus, maniés, pratiqués, utilisés sans l’Esprit saint, ils ne sont que Loi, lettre morte, et non un Evangile.
91C’est « le doigt de l’Esprit saint qui inscrit l’Evangile dans notre cœur ». Sinon celui-ci n’est qu’un « mémorial », un « témoignage »96. La logique d’une critique, qui récuse objectivement la théopneustie, exigerait que les Evangiles fussent considérés comme une œuvre purement humaine et donc vaine aussi. Sans le dire expressément, Weigel est bien près de franchir le pas. L’Ecriture est utile en ceci qu’elle nous tend un miroir où nous découvrons ce que nous sommes « par nature en Adam » et ce que nous devons devenir « par grâce dans le Christ ». L’Esprit saint accomplira la métamorphose pourvu que nous le voulions. C’est mettre entre parenthèses l’histoire du christianisme et se réclamer d’une Eglise invisible, ce qui est et sera la tentation de tous les descendants de la Réforme rebelles à l’orthodoxie. La catholicité de cette Eglise abolit les frontières du monde chrétien. La communion des saints est de tous les lieux et de tous les temps. Dans un écrit tardif, le Dialogus de christianismo, d’un anticléricalisme virulent et étrange, dans lequel Jean et Paul font figure de témoins voués à la damnation pour avoir dénaturé l’esprit du christianisme, Weigel n’hésite pas à compter au nombre des membres de l’Eglise tout uniment diabolisée et en attente de communion universelle, « le pape, Luther, Zwingli, les Turcs et autres peuples »97.
92Un christianisme exclusivement christocentrique se dilue et s’épanche à l’infini. Dans un mouvement existentiel parallèle, Weigel se recroqueville et embrasse la création. Le Christ inhabitans et regnans est le secret de notre renaissance, et nul autre que lui98. La nouvelle religion englobe généreusement tous les hommes de bonne volonté, sans que Weigel s’autorise à se faire juge de celle-ci, ce qui est une grande rareté en son temps. L’ardente exaltation de la fonction rédemptrice du Christ s’accompagne de la négation tacite de l’historicité du christianisme. On attendrait de celle-ci qu’elle se prolongeât en une critique rationaliste des sources de la religion que Weigel est censé propager en toute fidélité à son Eglise. Elle viendra à pas comptés au siècle suivant. Pour l’auteur du Dialogus, elle n’eût été qu’une œuvre parmi d’autres, digne seulement des théologiens qu’il érige en représentants patentés de l’Antéchrist.
93Pareil universalisme ne laisse pas d’être un peu brouillon. Weigel pressent que la postérité, puisque ses contemporains n’auront pas à connaître de ses écrits, l’accusera d’être une tête un peu folle et s’en défend. Il est difficile cependant de ne pas le considérer comme un de ces Schwärmer (rêveur exalté, voire un peu fanatique) dont la pensée religieuse ne fut pas avare en Allemagne au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Son christianisme s’organise néanmoins autour de quelques grandes idées. Délivré de la Loi et de toutes les lois, il implique la négation d’une révélation ponctuelle, advenue en un point précis de l’espace et du temps. Rebelle à l’exclusion sous quelque forme que ce soit, il se heurte inévitablement à la doctrine de la prédestination.
94Proche en cela de Nicolas de Cues, Weigel n’imagine pas que Dieu puisse nous quitter des yeux un seul instant. L’indifférence ne sied pas à sa toute-puissance. Dans son traité Von der Bekehning des Menschen (De la conversion de l’homme), dont le sujet indique bien qu’il est du pouvoir de chacun de faire son salut, Weigel disculpe Dieu de la responsabilité qui lui reviendrait dans le péché et la damnation de la créature si d’aventure elle était privée de liberté. La thèse de Weigel, bien qu’il lui importe infiniment plus d’innocenter Dieu que de réhabiliter l’homme, va à l’encontre du luthéranisme et le rapproche un instant de l’humanisme :
Il (Dieu) n’élit pas celui-ci ou celui-là, mais il éclaire également tous les hommes de sa lumière, les bons et les méchants. Il veut le salut de tous les hommes sans distinction et n’en veut rejeter aucun [...]. Et donc si l’un de nous est rejeté ou damné, il ne doit pas en attribuer la faute à Dieu mais à soi-même, c’est-à-dire à sa propre volonté, à ce qu’il ne veut pas s’offrir ni s’abandonner à Dieu et ne veut pas accepter Dieu ni lui obéir, ce Dieu qui l’attire vers lui à chaque instant à l’intérieur comme à l’extérieur de lui-même99.
95Nous revenons clairement à une thématique mystique et eckhartienne, que Weigel va exposer fidèlement, avec le souci étrange pour un homme qui n’écrivait que pour soi-même d’offrir à ses semblables des traités « utiles », comme il aime à le rappeler jusque dans leurs titres. Il a dû lui en coûter, quel que fût son mépris pour les honneurs de ce monde, de dissimuler aux fidèles et au monde savant le résultat d’un travail accompli dans des circonstances difficiles et sans le secours de riches bibliothèques. Ces traités ne peuvent être « utiles » que s’ils convertissent de futurs lecteurs. Weigel a écrit inlassablement pour une postérité dont il ne savait si elle recueillerait une seule de ses lignes. Il fallait que sa confiance en Dieu fût à la mesure de celle dont il voulait qu’elle fût la nôtre. Donnant l’exemple, il s’est abandonné à Dieu comme chacun doit le faire pour dépouiller le vieil Adam.
96La nouvelle naissance ne se produit pas « violenter mais voluntarie ». Malgré la préservation de notre libre arbitre, il n’est cependant pas en notre pouvoir de la réaliser d’un acte souverain. La seule force de l’homme est son impuissance définitive. Renonçant à son vouloir, il s’abandonne volontairement dans une passivité parfaite. Vouloir vraiment, c’est ne plus vouloir. Le formuler avec d’autres mots que Weigel n’est pas tirer artificiellement le penseur solitaire vers Schopenhauer, qui ne cèle nullement sa dette envers la mystique, ou Nietzsche et sa critique du prêtre ascétique. L’expulsion du vouloir ou son effacement par dépérissement progressif est la seule action que Dieu attende de la créature : « Car dès que l’homme sort de soi avec son vouloir, Dieu rentre en lui avec son vouloir. Et dès que l’homme s’abandonne de manière passive, aussitôt Dieu vient de manière active et il renouvelle l’homme sans qu’il le sache, sans qu’il le comprenne mais non sans qu’il le veuille ».
97Le pâtir est humain, l’agir est divin. Tout le mérite revient à Dieu, qui nous sauve sans que rien nous fassions. Mais c’est l’homme qui décide s’il sera sauvé100. Pour le disciple de Weigel, la grâce s’accorde à la liberté de l’homme qui a choisi de vouloir ne plus vouloir. Le dénuement de l’homme qui a fait le vide en soi ouvre un espace infini à Dieu qui s’y répand et s’y épanche. Après un cheminement souterrain, la mystique eckhartienne affleure chez un proscrit anonyme. Dans l’impassibilité de l’absolue passivité « Dieu et l’homme s’unissent. Et pas plus que Dieu ne peut renier son essence et sa vie, il ne peut maudire le pauvre en esprit ou l’homme qui s’est délaissé », la pauvreté en esprit étant si décisive dans la sotériologie et l’éthique de Weigel qu’il lui consacre un traité spécifique101.
98Il n’y développe guère de pensées neuves et l’on reconnaît en maints passages des souvenirs de la Theologia deutsch ou des sermons de Tauler qu’il ne s’est pas astreint à remanier. La distinction entre la pauvreté matérielle et la pauvreté spirituelle nous est familière. Il est bien de ne pas convoiter les biens terrestres, il est admirable de s’en priver à l’exemple de saint François, mais Dieu ne l’exige pas de chacun de nous ni des hommes de toute condition102. Le dénuement matériel n’est pas la condition de notre conversion. Weigel n’est pas un esprit socialement subversif. Il n’écrit pas un Evangile des pauvres. Il ne refuse pas l’obéissance à l’autorité civile qu’il discrédite en théorie ou n’honore pas de son regard sans s’autoriser le dérisoire passage à l’acte de rébellion
99La pauvreté en esprit est d’un autre ordre. Elle est oubli de soi et de toutes choses, comme si l’homme « n’était ni ne vivait ». Se perdre sans savoir pourquoi ni se le demander parce que l’on se perd « par pur amour », c’est se sauver, être « guéri » devant Dieu. Ce délaissement de soi est porteur de toutes les vertus et surpasse même l’amour et la connaissance. L’homme n’y atteint que par « contemplation de son néant ». Curieusement Weigel distingue deux sortes de néant, ce qui surprendrait Schopenhauer, entre autres. Le premier néant est « un néant naturel », puisque « par nature » nous ne sommes et ne fûmes jamais rien. Le second est un néant par défaut ou infirmité qui « a fait de l’homme un néant par le péché »103.
100La méditation spirituelle de Weigel s’accompagne d’un dolorisme, d’une complaisance envers l’épreuve ou la souffrance, où l’on reconnaît la sensibilité de Tauler, plus que d’Eckhart, et de L ’Imitation de Jésus-Christ. Mais l’on pourrait y voir aussi l’empreinte persistante des malheurs du temps, la lecture théologique et littéraire n’invalidant pas forcément les faits historiques et sociologiques. Souffrance, détresse, accablement, abaissement ou humiliation sont bons pour susciter et entretenir le délaissement et il importe de ne pas les chasser avec « plaisir, satisfaction ou réjouissance »104. Il y du prêtre ascétique en Weigel, avec juste ce qu’il faut de prudente tempérance pour ne pas rompre les amarres, se protéger et épargner les siens. Sa pensée appelle une rupture brutale, qui ne vient pas, comme si la convenance sociale au dernier instant bridait l’élan mystique. En 1577, Weigel a signé la « formule de concorde » par laquelle l’Eglise exigeait de ses pasteurs le respect de sa doctrine. Il l’a signée sans remords puisqu’il n’était pas libre de s’y soustraire et qu’il s’agissait là d’une œuvre comme les autres qui ne corrompt ni n’atteste la vraie foi. Il serait loisible aussi de discerner dans cette réserve une forme de la restrictio mentalis, dont les jésuites n’ont pas le monopole et à laquelle le croyant ou le sujet moral se résout d’autant mieux que les contraintes sont plus pesantes.
101Le Dieu de Weigel est celui de la théologie apophatique et de la mystique dominicaine, dont il associe d’autant mieux les leçons qu’elles s’accordent aisément. Contre les « maîtres », que Maître Eckhart prenait déjà plaisir à défier et à réfuter, Weigel nous enseigne, après beaucoup d’autres, que Dieu n’est pas raison, ni nature, ni essence et résumant le tout avec simplicité qu’il « n’est ni ceci ni cela ». Il ajoute pourtant, car il n’est pas facile d’être parfaitement fidèle aux Noms divins, que Dieu est « toutes choses », sans qu’on puisse le soupçonner de panthéisme tant il insiste par ailleurs sur l’idée de création105. Dans un autre traité, Du Lieu du monde, il se laisse aller à une définition : « Dieu est le repos étemel / la félicité / et la fin de toutes créatures / il n’agit pas / il est un arrêt sur soi agréable et suave [.., ]106. Si je vis dans le Christ, si je mets fin à ma pérégrination vers les « lieux du monde » et trouve ma vraie patrie en moi-même au terme de ce pèlerinage intérieur, j’éprouve « la paix et le repos d’un étemel sabbat, car Dieu est devenu tout en moi »107. La mystique eckhartienne de la déiformité s’est assagie.
102Il en va généralement ainsi chez les épigones. On a pu dire que Weigel se situait « au tournant de deux époques » et l’on s’attendrait en bonne logique à ce que son œuvre opère la transition entre la Réforme et le baroque, voire débouche sur une modernité plus rationnelle108. Or la Réforme, bien que Luther soit très présent dans les écrits du pasteur de Zschopau et souvent loué pour la solidité de sa foi, tandis que Melanchthon y fait figure d’helléniste traître à sa religion, n’est pas le foyer principal de l’inspiration de Weigel qui ne lui pardonne pas de faire obstacle à la relation intime entre le fidèle et Dieu. Weigel, marginalisant à son tour la Réforme qui l’a condamné à la dissidence, part de la mystique et, plus qu’aucun autre rebelle en son temps, annonce le piétisme.
Jakob Böhme (1575-1624)
Le cordonnier et le théosophe
103Böhme est un grand nom de l’histoire de la pensée, que ne connaissent pas seulement les spécialistes. Il est souvent associé à la philosophie de Schelling, à celle de Hegel. Nicolas Berdiaeff l’a admiré. On lui prête une influence sur Kierkegaard, Dostoïevski, Soloviev. Il ne faudrait pas oublier l’intérêt de Franz von Baader et à ces illustres noms, nous ajouterons personnellement celui de Schopenhauer. La pensée des auteurs qui l’ont aimé ou admiré est presque toujours enveloppée d’un voile de tristesse. Au delà de cette émotion banale, elle exprime un sentiment tragique de l’existence et de l’histoire109.
104La vie de Böhme n’est pas de celles que l’on a l’habitude de rencontrer dans les histoires de la littérature ou de la philosophie. Elle a quelque chose de simple et de bouleversant, ce qui ne signifie nullement que Böhme ait été un homme dépourvu de réalisme et de sens pratique. Mais Böhme déconcerte tant par la succession des épisodes souvent douloureux qui marquent sa vie que par l’expression et le contenu d’une pensée insolite qui paraît impénétrable à une intelligence en quête d’exposés rationnels. Le lecteur parfois ébloui, parfois décontenancé, se heurte à une succession de métaphores poétiques inouïes, d’allusions cryptées dont seul l’auteur détient le code, de termes bizarres forgés pour les besoins du moment ou l’illumination de l’instant. La tentation est grande de s’approprier cette œuvre apparemment impénétrable, mais qui exhibe autant d’ouvertures, en y projetant sa propre sensibilité ou sa philosophie personnelle.
105Böhme nous demande de croire qu’il s’est mis à écrire pour sa propre édification uniquement avant de se laisser convaincre par des amis influents de communiquer sa sagesse ou sa théosophie aux quelques hommes susceptibles de l’entendre. Il a trop le péché en horreur pour commettre un mensonge de vanité et sa confidence correspond bien à la sensibilité de l’autodidacte qu’il a été. Mais la conscience d’une indignité qu’il partage avec la totalité du genre humain n’empêche pas Böhme d’être sûr de sa vérité. Une psychologie de la réception expliquerait certainement mieux sa fortune qu’une sociologie en quête de données objectives. Jusque dans la critique savante, l’interprétation de Böhme se situe souvent au point de rencontre émouvant de deux subjectivités qui aspirent à l’universalité.
106Böhme est né en 1575 près de Görlitz en Silésie. Il est le plus illustre des nombreux dissidents silésiens. Ses parents sont des paysans plutôt aisés. Il ira en apprentissage chez un cordonnier en raison d’une santé fragile qui lui interdisait de trop rudes besognes. Cela le conduira ensuite, comme le veut l’usage auquel il s’est plié volontiers, à voyager plusieurs années en qualité de compagnon. Böhme n’a jamais été un pauvre cordonnier vivant dans la misère et le dénuement. En 1599, il est citoyen et bourgeois de la ville de Görlitz, patron de son atelier, membre de la confrérie des gens de son état. Il est plutôt un petit fabricant de chaussures qu’un cordonnier rivé à son échoppe. Plus tard il se convertira au commerce des textiles et des peaux avec une certaine réussite. On l’accusera même de pratique de l’usure. Matériellement et socialement, Böhme est un bourgeois, sans grande fortune certes, mais à l’abri du besoin. Sa femme, fille de boucher, est d’une condition comparable. A l’âge de vingt-quatre ans il est propriétaire d’une maison qui semble avoir été assez belle. Le couple ne connaît pas le souci pour élever ses quatre fils.
107La légende du pauvre petit cordonnier n’a donc pas grand fondement économique. Cependant, aux yeux des autorités religieuses, des pasteurs luthériens qui détiennent la science par décret de Dieu et de l’Eglise, Böhme est un misérable cordonnier qui a l’outrecuidance et l’impiété de parler de choses qu’il n’entend pas. Un proverbe allemand que l’on pourrait traduire par : « Cordonnier, reste dans ton échoppe » semble fait pour lui. Böhme s’est initié aux sciences en autodidacte. Il a seulement fréquenté l’école de son village jusqu’à l’âge de quatorze ans, ce qui n’est pas si mal pour l’époque mais insuffisant pour en imposer aux dignitaires de l’Eglise luthérienne et au petit peuple qui tient au respect des hiérarchies. C’est seulement dans la bourgeoisie cultivée et dans l’aristocratie que Böhme trouvera encouragements et protections.
108Il est très vraisemblable que la formation scolaire de Böhme s’est complétée en d’autres domaines que celui de son artisanat lorsque ses voyages ont conduit le jeune homme à travers la Silésie et la Bohême. Il y allait d’abord pour découvrir le monde et poussé par sa curiosité intellectuelle. Ses biographes ne nous apprennent pas avec grande précision quelles rencontres il fit, mais l’on peut supposer qu’il a découvert la doctrine et le mode de vie des frère moraves quand il revient s’établir à Görlitz en 1594. Avant d’écrire en 1612 son premier livre, Aurora, Böhme s’est familiarisé avec les écrits des auteurs que nous avons précédemment utilisés, Sébastian Franck, Schwenckfeld, Paracelse et Weigel, dont la pensée subversive commence à être diffusée. Cela ne remplace pas une formation universitaire mais laisse plus de champ à l’expression d’un génie personnel. Tous ces réprouvés, qui constituent après la Bible la nourriture spirituelle principale de Böhme, sont morts depuis longtemps, sauf Weigel, quand il vient au monde. Böhme appartient à une génération franchement postluthérienne.
109Aurora ne dut pas à l’imprimerie d’être connu. C’est l’ami et le protecteur de Böhme, Karl Ender von Sercha, qui en fit circuler plusieurs copies. Très rapidement, le livre se diffusa dans toute la Silésie et au delà. Malheureusement, il arriva aussi dans les mains du pasteur Richter de Görlitz. Du haut de sa chaire, celui-ci tonna contre l’hérétique qui l’était doublement, d’une part en raison du contenu de sa théologie, d’autre part en tant que laïc qui avait le front d’interpréter les mystères du monde. Les Catéchismes de Luther et, de préférence, le plus petit des deux, étaient bien suffisants pour un homme de la condition de Böhme. Nicolas de Cues avait les idées plus larges, lui qui dans son Idiota, donnait le beau rôle au laïc dans son débat avec l’érudit censé représenter la scolastique110.
110Le Conseil municipal, vraisemblablement à contrecœur, décida de confisquer les exemplaires du livre en circulation et d’interdire toute activité littéraire au cordonnier. Abattu par l’injustice qui le frappait, Böhme, qui n’avait jamais eu l’intention de faire scandale, respecta pendant six ans la mesure dont il était victime et ne recommença à écrire que sur l’insistance de ses amis, au prix de sa tranquillité. Entre-temps, il voyage pour affaires. Il est présent à Prague lorsque s’y produit la « défenestration » qui marque les débuts de la guerre de Trente Ans. L’histoire du monde et les malheurs de sa vie personnelle ne contribuent pas à rasséréner Böhme, souvent d’humeur mélancolique.
111En 1619, Böhme achève son second livre De tribus principiis, oder Beschreibung der drei Prinzipien göttlichen Wesens (Des trois principes ou description des trois principes de l’essence divine). L’année suivante est si féconde en traités et opuscules que l’on n’est pas étonné d’apprendre que le « Philosophus teutonicus », comme l’ont qualifié ses amis et comme il ne dédaigne pas de se désigner lui-même, se sent comme vidé de ses forces. Les écrits de Böhme toujours recopiés et diffusés par des mains bienveillantes qui font œuvre militante, suscitent des critiques polémiques, auxquelles il répond à sa manière, avec honnêteté et sérieux et sans la clarté et la précision du trait qui donnent son mordant à la réplique. En 1622 et 1623, le « Philosophus teutonicus » parcourt la Silésie pour aller à la rencontre de ses amis. Il se forme autour de lui un cercle, sinon un cénacle d’esprits curieux, en marge de l’orthodoxie luthérienne, composé de médecins et d’aristocrates. Ses œuvres majeures sont en 1622 le De signatura rerum oder Von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen (De la signature des choses ou de la naissance et désignation de tous les êtres) et en 1623 le Mysterim magnum et Von der Gnadenwahl (De l’élection par la grâce).
112Ces ouvrages, d’autres écrits, tel notamment le Quaestiones theosophicae, oder Betrachtung göttlicher Offenbarung (Questions théosophiques ou considération de la révélation divine), où la théologie est comme happée par la théosophie provoquent la fureur du pasteur Richter et gâchent les derniers jours de son existence querelleuse. Mais cette fois les autorités, accusées précédemment de complicité et de pusillanimité, prennent la défense de Böhme et répondent vigoureusement111. Au retour d’un séjour en Saxe élective où l’accueil qui lui fut réservé à la cour ne signifiait pas pour autant ralliement à sa pensée, Böhme fut emporté par la maladie, qui avait été sa fidèle compagne de toujours.
113Les successeurs de Richter ne se montrèrent pas mieux disposés à l’égard du savetier-théosophe. Ils voulurent lui refuser une sépulture chrétienne qu’exigèrent les autorités de la ville. L’enterrement fut digne, à ceci près que Böhme fut gratifié d’une homélie injurieuse qui dut trouver des oreilles complaisantes. Emportée par son zèle, la populace profana la tombe et en détruisit la croix qui la surmontait.
Les mystères de l’œuvre et la claire réprobation du luthéranisme
114A sa mort, Böhme, qui n’avait pas cinquante ans, laissait une œuvre considérable, difficile d’accès, sinon impénétrable, ne serait-ce que par la langue. Koyré, qui l’admire, constate avec humour qu’il est « intraduisible, même en allemand »112. Essayons d’aborder ces écrits et leur message à l’aide d’une confession de l’auteur, aux confins de l’autobiographie et de la réflexion spéculative.
115Le cordonnier eut en 1600, donc à l’âge de vingt-cinq ans, une relation demeurée célèbre par la relation qu’il en fit dans le XIXe chapitre d’Aurora, et qui aurait décidé en un éclair de sa vie et de son œuvre. La révélation lui serait venue alors qu’il s’abandonnait à la contemplation de la lumière se réfractant sur un pot d’étain, symbolique rencontre aux yeux du croyant émerveillé de deux mondes, l’un purement matériel, l’autre plus proche de son origine céleste, dont l’accord exprime une subtile harmonie qui est comme la preuve sensible de l’existence de Dieu.
116Plus tard, trois ans avant sa mort, Böhme se souvient encore avec émotion dans une « Lettre théosophique » de la soudaine illumination. Alors, nous dit-il :
[...] me fut ouverte la porte par laquelle j’ai vu et su en un quart d’heure plus que si j’avais passé de longues années dans les universités. [...] Car je vis et connus l’essence de toutes les essences, le fond et le fond sans fond ; item la naissance de la Sainte Trinité, l’origine et l’état premier de ce monde et de toutes les créatures surgies de la sagesse divine. Je vis et connus en moi-même ces trois mondes, soit 1) le monde divin, angélique ou paradisiaque, et ensuite 2) le monde des ténèbres comme état premier de la nature destinée au feu, et 3) ce monde extérieur et visible, comme production et enfantement ou être exprimé, produit par les deux mondes spirituels. Je vis et connus tout l’être en son bien et en son mal, comment l’un tire son origine de l’autre [...] si bien que je ne m’en étonnai pas seulement grandement mais m’en réjouis aussi113.
117La concordance évidente entre la première œuvre, Aurora, et le témoignage tardif, encore que la première confession insiste plus sur la relation d’amour qui préside à la révélation, témoigne du bouleversement éprouvé par le jeune homme. Elle ne doit cependant pas faire illusion. Les diverses formulations de la pensée de Böhme ne coïncident pas toujours parfaitement et, si la doctrine n’en est pas forcément altérée, cela lui interdit cependant de se constituer en système. Et cependant, théosophie, cosmosophie et anthroposophie renvoient obstinément l’une à l’autre. Encore ne doit-on pas oublier dans cette perspective que la christosophie informe puissamment l’anthropologie.
118Ce n’est pas simplement pour damer le pion à ses contradicteurs savants, le pasteur Richter, entre autres, étant loin d’être un béotien, que Böhme se place sous l’autorité d’une révélation fulgurante qui éclipse les savoirs livresques dispensés par les universités. Une révélation, et fondrait-elle comme la foudre sur celui qui la reçoit, se prépare et se mérite. Avec des raisons opposées, le sceptique et le croyant ne peuvent tout ramener au hasard, à la pathologie ou au surnaturel. C’est Newton, dont a oublié qu’il admirait Böhme, qui voit tomber la pomme d’une certaine façon, indifférente avant lui à des millions d’individus, Archimède qui n’aurait pas eu l’occasion de pousser son fameux eurêka s’il n’avait réfléchi aux lois de la pesanteur avant de prendre son bain, Jeanne d’Arc, qui n’entendrait pas ses voix si elle ne s’était déjà mise corps et âme au service d’une cause qui la dépasse, et l’on comprend le dédain de Péguy pour les esprits forts qui réduisent le phénomène à une banale hallucination.
119Très jeune, dès l’époque de ses pérégrinations de compagnon, Böhme a connu des expériences mystiques. Elles n’étaient pas rares en ces années où la foi malgré l’accumulation des déceptions était demeurée intense dans de nombreuses couches de la population, mais où l’institution ecclésiale se montrait peu compréhensive envers les manifestations expansives de la piété qui lui paraissaient témoigner de l’influence persistante de l’ancienne foi, la catholique. Toutefois, c’est simplifier à l’excès le problème personnel de Böhme et les enjeux de son œuvre que d’affirmer, à l’instar de la plus grande partie de la critique, qu’il ne pouvait se satisfaire d’une Eglise figée dans ses certitudes, qu’il souhaitait qu’elle demeurât vivante et en perpétuelle évolution, tout en demeurant parfaitement luthérien. L’œuvre de Böhme pose au contraire de véritables problèmes de doctrine. L’interrogation sur la nature de sa foi, à laquelle il dut se soumettre avant sa mort, a dû être particulièrement douloureuse pour le théosophe mais elle n’était pas insensée. Elle s’avéra inutile puisque le successeur de Richter, Nikolaus Thomas, refusa à Böhme un enterrement religieux, avant de s’incliner de mauvaise grâce devant la décision des autorités114.
120Ce que l’on appelle désormais le tournant copernicien a bouleversé Böhme lorsqu’il découvrit cette image nouvelle de l’univers, l’a rempli de tristesse et de mélancolie, son humeur dominante, il est vrai. Le monde n’était plus fixe, stable et ordonné. Sa théosophie est une tentative de reconstruction, de recomposition d’un univers décentré qui en perdant ses points de repère a laissé l’homme égaré. L’entrée en matière d’Aurora rappelle, sans concessions, que l’homme, créature de chair et de sang, ne peut « saisir » Dieu, que seul « l’esprit » en a le pouvoir, « quand il est illuminé et embrasé par Dieu ». La tonalité de l’adresse initiale et les métaphores se situent résolument dans une tradition mystique familière au cordonnier-théosophe, bien qu’il s’abstienne d’en citer les principaux représentants et notamment Eckhart.
121Si le croyant n’ose aspirer à étreindre Dieu, ce que Böhme ne lui promet pas, mais s’efforce modestement de le comprendre, avec ses moyens limités, il lui faut alors embrasser toute la création et en peser les multiples énergies. Böhme prend soin de ne rien oublier ni les cieux ni la terre, ni les créatures qui en sont issues, ni « les saints anges, les diables, les hommes, ainsi que le ciel et l’enfer »115. Dans chacun de ses écrits la pensée de Böhme atteste cette exigence de totalité jusque dans le fractionnement de la nature en divers éléments, dont les antinomies n’ont de présence et d’efficience que dans l’unité qui les englobe. Rien n’a de sens considéré isolément. Mais au siècle de Kepler, son contemporain, Böhme appréhende encore le cosmos à l’aide de combinaisons intuitives qui sont dans l’esprit de Paracelse. L’astronomie n’est que la servante de sa théosophie.
122Böhme se plaît à déployer et à mettre en action des couples antithétiques, voire à procéder à des croisements entre ces forces premières ou élémentaires à l’inventaire desquelles il procède patiemment. Ainsi en est-il de la lumière et des ténèbres ou du clair et du sombre, de l’âcre et du doux et, à plus forte raison, du Bien et du Mal, cette dernière opposition informant l’ensemble de l’œuvre. Dans l’univers tout procède de Dieu et tout est en Dieu, mais l’on peut dire aussi que tout devient Dieu, le procès de naissance et d’autorévélation de la divinité étant étemel tout en s’actualisant dans le temps, difficulté sur laquelle Böhme ne s’exprime pas. Cependant le théosophe ne se veut pas panthéiste. Subjectivement, il ne l’est certainement pas, et la complication de ses constructions correspond mal à la simplicité unifiante du panthéisme, tel qu’on l’entend au moins depuis Spinoza.
123La grande opposition, intellectuelle et dramatique, est celle du Bien et du Mal. Le couple tragique ne reste cependant pas seul. L’amour et la lumière sont du côté du Bien, la colère de celui du Mal, la colère étant un principe négatif situé en Dieu, qui n’est pourtant pas l’origine du Mal. C’est une nouvelle difficulté théorique que Böhme pense pouvoir surmonter dans une sorte de hiérarchie des pouvoirs. La colère est impuissante face à l’amour, ce qui redonne de la cohérence à la vision böhmienne car le Dieu du cordonnier-théosophe est tout sauf un Dieu de vengeance. Reste le problème de l’origine du Mal, auquel se heurtent les auteurs chrétiens, presque tous, qui veulent innocenter Dieu. Si Dieu n’est pas son inventeur, il faut que ce soit l’homme, ce qui revient à résoudre une difficulté en en faisant surgir une autre. Böhme découvre un troisième coupable providentiel, disons un diabolus ex machina.
124La rébellion de Lucifer est à l’origine du Mal. L’ange révolté a délivré la colère de ses chaînes. La dramaturgie böhmienne n’est nullement contraire à l’explication traditionnelle de l’Eglise catholique. Elle laisse tout autant le problème en suspens. Car il fallait bien que le Mal existât pour que Lucifer ait l’impudence de se révolter contre son Dieu. Peu importe, somme toute, l’impasse théologique. Böhme n’a pas voulu que Dieu ou l’homme puissent être accusés du mal qui provignait sous ses yeux. Le théosophe à la mine triste que nous décrivent es biographes a conservé intacte sa confiance en l’homme malgré les mauvais coups que la vie lui a prodigués, lui qui connut momentanément la prison pour avoir écrit Aurora. Par sa doctrine, il réagit contre l’injustice de l’existence sans songer à altérer la première pour tenir compte de la seconde. Il est dans la mystique böhmienne, si nous nous en approprions le vocabulaire, un Ungrund, un fond sans fond, où jamais l’espérance ne se noie. Inaccessible aux contingences terrestres, elle est le signe d’une foi profonde, ce qui ne veut pas dire conforme aux dogmes de son Eglise ou d’une autre.
125Dans le système de correspondances élaboré par Böhme, chaque créature, inanimée ou vivante, porte la marque de Dieu, dont elle tire son origine. Ouvrant le livre de l’univers, nous y retrouvons la griffe de Dieu. Dans le De signatura rerum, Böhme nous instruit dans l’art de déchiffrer ces signes, qui ne sont nullement des hiéroglyphes, accessibles seulement aux initiés, mais des empreintes fermement tracées. Böhme reprend en les insérant dans une doctrine originale des critiques déjà anciennes qui ne pouvaient qu’exaspérer ses censeurs. La lecture de l’Ecriture elle-même est vaine pour qui ne sait pas lire la « signature » :
Tout ce qui a été dit, écrit et enseigné à propose de Dieu, est lettre morte et sans raison, sans la connaissance de la signature, car cela nous vient d’une illusion historique, d’une autre bouche, car l’esprit sans connaissance est muet116.
126Le théosophe n’esquive pas la question que Nicolas de Cues laissait en suspens, celle de l’origine et des raisons de la création. Il nous explique pourquoi Dieu a créé le monde ou comment la création est issue du néant étemel, terme qui, comme le fond sans fond, sert aussi à désigner Dieu, bien que l’usage de ces différentes notions ne soit pas tout à fait indifférent :
Nous comprenons qu’en dehors de la nature il est un silence et repos étemel, et nous comprenons ensuite que du néant étemel un vouloir étemel se dresse à l’origine pour que le néant s’introduise et devienne quelque chose, afin que le vouloir se trouve, se sente, et s’observe, car dans le Néant le vouloir ne serait pas manifeste à soi-même, mais ainsi nous reconnaissons que le vouloir se cherche soi-même et se trouve en soi-même, et sa quête est un désir et sa découverte est l’essence du désir où le vouloir se trouve117.
127Böhme ne se soucie pas de construire une métaphysique rationnelle. Le néant, d’où procède la création, ressemble étrangement à la déité de Maître Eckhart. Le statut, au sein de ce néant étemel, d’un vouloir lui-même étemel se montre rebelle à une définition contraignante. Il semble traduire une insatisfaction de Dieu, qui aspire à prendre conscience de soi en s’expatriant dans sa création. Mais la lettre du texte, pour obscure qu’elle soit, attribue ce désir d’échappée ou d’émergence au vouloir, dont la seule propriété est de vouloir pour se connaître en tant que vouloir.
128La question taraude encore Böhme quelques pages plus loin. Le Néant est « un œil de l’éternité, un œil insondable ». Cet œil n’a ni foyer ni orbite. Il n’est pas le spectateur du monde. Il est « le fond sans fond et ce même œil est un vouloir, entendez une aspiration à la révélation où se découvre le néant ». Or le fond sans fond est un néant étemel dont la propriété essentielle, sinon unique, consubstantielle, est d’être un étemel commencement, d’être la recherche de quelque chose, quête également inhérente au vouloir. Le néant serait alors un vouloir créateur, le fond sans fond une matrice, le vouloir une quête de soi-même en quelque chose, donc dans la nature118.
129D’autres écrits, sans contredire le De signatura rerum, livrent des éclairages différents, nous aident à préciser l’intention böhmienne, la fin de sa nostalgie plus que la cohérence de son interprétation. Le vouloir y prend des caractères déjà schopenhaueriens, tempérés par l’idéalisme :
Car le vouloir prend maintenant, puisque rien n’est ; c’est un maître et un possesseur, il n’est pas lui-même un être et règne cependant dans l’être. Et l’être excite sa convoitise, de l’être précisément. Et dès lors qu’il est concupiscent en soi-même, il est magique et s’engrosse soi-même en tant qu’esprit sans être. Car en son commencement premier il n’est qu’esprit et s’engrosse de l’esprit comme de la connaissance étemelle du fond sans fond dans la toute-puissance de la vie sans être119.
130La magie böhmienne, dont il est question ici, doit être entendue dans une acception particulière. Elle est l’agent du passage du possible au réel, le procès qui donne à l’idée une consistance matérielle. Elle est donc un instrument commode quand la raison est en panne de médiation et l’on ne peut se déprendre de l’idée qu’elle fonctionne alors comme une sorte d’« abracadabra », tendant ainsi à se rapprocher dangereusement de la compréhension populaire du terme. Dans ces quelques pages, nous ne nous attarderons pas sur l’alchimie et l’astrologie böhmiennes, quantitativement très importantes dans l’ensemble de l’œuvre, mais qui n’ajouteraient rien, au contraire, à son intérêt. Elles répondraient bien cependant à la curiosité de nos contemporains pour peu qu’ils ne craignent pas le vertige en plongeant le regard dans les arcanes et dédales des écrits böhmiens, la superstition des temps nouveaux communiant avec l’ignorance toute relative des siècles passés.
131Chemin faisant, Böhme a cependant réhabilité le vouloir, qui ne saurait être une force intrinsèquement mauvaise au risque de corrompre irrémédiablement la création. Il ne faut pas confondre le vouloir et sa quête. Une hiérarchie des pouvoirs, à laquelle le théosophe aime recourir et qui est aussi une axiologie, permet d’établir une distinction solidement fondée. Le vouloir est libre vis-à-vis de sa quête et celle-ci lui est au contraire soumise. Du même coup, le vouloir devient « la toute-puissance étemelle » et la quête se dégrade pour n’être plus qu’une vulgaire concupiscence. Elle vit et s’agite, mais sans raison ni connaissance. Le mot allemand « Sucht » qui la désigne est entendu d’abord comme le substantif correspondant au verbe « suchen » (chercher) mais il est affecté de plus en plus, pour préserver et accentuer l’antinomie entre le vouloir et sa quête, de son sens second, qualifiant une force instinctuelle ou pulsionnelle, quasi pathologique : « Et nous reconnaissons alors l’esprit-vouloir étemel comme étant Dieu et la vie animée de la quête comme étant la nature [...]. Et donc l’esprit-vouloir est un savoir étemel du fond sans fond et la vie de la quête (entendons pulsion. J.M. Paul) une manifestation étemelle du vouloir ».
132Le commentateur croirait presque toucher au port si Böhme ne lui avait confié à l’intérieur du même développement que l’esprit-vouloir et « la vie animée de la quête » n’avaient ni l’un ni l’autre de « commencement » et que chacun des deux était la cause de l’autre120... Or Böhme nous rappelle que l’un représente Dieu et l’autre la nature, ce qui revient à adopter une position panthéiste, que l’antagonisme entre le vouloir et sa quête ne laissait pas présager et qu’il récuse au nom de sa foi. Les difficultés ne sont pas minces car l’opposition morale entre le vouloir et son activité perpétuelle, celle d’une principe pur à l’agir mystérieusement pervers, laisse insatisfait.
133Retenons les résultats. La vie de l’esprit et la vie de la nature ne sont nullement deux entités essentiellement différentes – ici Böhme annonce Schelling – elles ne coexistent pas en étrangères autosuffisantes, ne s’organisent pas séparément. Elles sont deux et une à la fois. Mais la vie de l’esprit est « tournée en soi, vers l’intérieur », tandis que la vie de la nature s’est posée « à l’extérieur de soi et devant soi »121. Cela non plus n’excluait pas le soupçon de panthéisme, dont Schelling aussi eut à répondre.
134Forgé par une volonté éthique, l’idéalisme de Böhme n’est pas un irénisme béat. Le savetier (ou l’habile négociant)-théosophe sait pour l’avoir rencontré que le mal existe. Les hommes ne s’aiment pas et ne sont pas heureux. L’enfer c’est l’autre. Tous les êtres éprouvent de « l’aversion » les uns envers les autres, chacun est objet de « dégoût » pour son semblable. Par le fait même de son existence, « chaque vouloir désire que l’autre être soit pur de la ‘turba’, alors qu’il a lui-même cette ‘turba’ en soi et inspire également du dégoût à l’autre ». La « turba » est le chaos des forces déchaînées en une créature quand elle est sous le pouvoir maléfique du feu. En termes moins ésotériques, elle est le vouloir emporté par le courroux et le ressentiment, l’esprit de rébellion et de subversion, la marque de Caïn et de Lucifer qui triomphent quand le monde s’abandonne au vertige du chaos. Dans cette situation de guerre permanente de chacun contre chacun, le plus fort fait subir sa tyrannie au plus faible, qui n’a d’autre ressource que de chercher son salut dans la fuite. Chacun n’ayant pour but que de s’affirmer aux dépens de l’autre, son ennemi, la « turba » se reproduit et prospère dans un auto-engendrement affolant122. Si Dieu n’existe pas, tout est permis. On comprend que Dostoïevski ait admiré Böhme, un Böhme débarbouillé de ses scories alchimiques et de ses poussières d’étoiles, le seul qui parle à notre sensibilité, qui n’est peut-être pas le vrai, celui tel qu’il a vécu, absorbé par ses spéculations ésotériques, dans un aller et retour étourdissant du ciel à la terre.
135Oui, mais Dieu existe. Dieu ne s’implique pas dans les affaires de la nature, dans les manigances du monde et de la « turba ». Il ouvre la voie du Bien. On doute que cela suffise à combler le hiatus qui se creuse entre la prolifération ravageuse de la « turba » et l’empreinte bienveillante que Dieu a laissée sur chaque pouce de l’univers, telle que la désigne le De signatura rerum :
Le monde extérieur tout entier avec tous les êtres qui le peuplent est une monstration ou une figure du monde spirituel intérieur, tout ce qui est à l’intérieur et dans son mode d’opérer a également son caractère extérieur : de même que l’esprit de chaque créature représente et révèle l’engendrement intérieur de la forme de celui-ci avec son corps : de même il en est de l’Etre éternel123.
136L’esprit, insiste encore Böhme, plus clairement peut-être, « se signe avec le corps ». Ce que l’esprit « est en soi dans des opérations incompréhensibles, le corps l’est en soi dans le domaine du compréhensible et du visible »124. Nous sommes donc en présence d’une double signature, ce que le théosophe, il est vrai, ne dit pas expressément, celle de Dieu dans l’esprit et dans l’univers, celle de l’esprit dans le corps. La signature, sorte d’affichage de Dieu ou de l’esprit sur le corps ou dans la matière, n’est pas l’image affaiblie, inconsistante mais fidèle que nous présente le miroir. Elle n’est pas une pâle copie. Comme la signature dans l’acception la plus banale du terme, elle permet d’identifier l’auteur de l’œuvre. Cependant le peintre laisse sur sa toile une création qui n’appartient qu’à lui mais peut devenir difficilement authentifiable quand le support matériel s’est dégradé, quand le temps a fait son œuvre qui occulte de ses sédiments celle de l’artiste. Dans la matière bouillonnante de la « turba » la marque de Dieu est méconnaissable mais il faut pourtant qu’il en soit à l’origine. L’embarras de Böhme est perceptible. Dieu est toujours à l’origine mais il est insensé de lui imputer les effets maléfiques. Böhme ne renouvelle pas la problématique du Mal, qui l’a accaparé avant Leibniz. C’est toujours la même question à laquelle se heurte le croyant, au long des siècles : pourquoi Dieu autorise-t-il le Mal ?
Un saut périlleux : de la Réforme à l’humanisme
137On a pu soutenir que Böhme n’avait rien écrit contre la Réforme125. C’est vite dit. Certes le théosophe ne s’est jamais dressé contre elle dans un écrit spécialement rédigé à cette intention. D’une part, cela eut été prodigieusement téméraire, Böhme fit connaissance avec la prison pour moins que cela. D’autre part, pareil éclat n’était pas dans sa manière. Böhme choquait déjà suffisamment sans le faire exprès et s’en désolait. En revanche, il n’est pas imaginable un seul instant qu’il ne se soit pas rendu compte de l’incompatibilité de sa théosophie ave des points fondamentaux de la doctrine luthérienne.
138Von der Gnadenwahl (De l’élection par la grâce, autrement dit : De la prédestination) traite d’un problème dogmatique sensible entre tous dans l’histoire de la Réforme. Böhme l’aborde de front après avoir longuement retracé l’histoire de la création, des origines jusqu’à nos jours. L’écrit de 1623 est donc exactement contemporain du Mysterium magnum et Böhme, à chaque fois, refait littéralement le monde, en suivant pas à pas les principaux moments de la création dans un commentaire qui est une relecture inspirée de la Genèse. Nous ne retiendrons que les différentes péripéties du long poème dramatique, celles qui touchent directement à la construction de l’histoire de l’homme.
139Lucifer et la cohorte des anges qui le suivent sont tombés du royaume céleste dans le monde infernal des fausses valeurs de l’illusion. Il est vrai qu’ils appartenaient à une « hiérarchie » placée sous le signe de la nature et de l’affirmation de soi. Mais Böhme ne sous-entend pas par là que leur sort était scellé de toute éternité pour cette raison. La chute luciférienne a produit la matière grossière. Dieu n’a pas voulu cependant que triomphe cette création perturbée et déspiritualisée. Il crée donc – cependant le raisonnement théosophique paraît étrangement anthropomorphique – les étoiles, les astres, la terre et tous les êtres qui l’habitent, en une matière plus subtile que celle apparentée à Lucifer. Nous ne sommes pas tellement loin de la Genèse et nous y sommes de plain pied quand Dieu installe l’homme en maître de la création126.
140A ce moment, la thématique de la prédestination n’a pas encore été réellement abordée, si ce n’est indirectement puisqu’il n’est pas de mal que Dieu ou l’homme aient voulu. Böhme est animé ici par un souci démonstratif plus impératif que d’ordinaire, qui tient aux enjeux de la question. Un concours de circonstances a contribué également à affermir sa résolution. A la fin de l’année 1622, il avait participé avec quelques amis, auxquels il présentait son Mysterium magnum, à une disputatio informelle sur le thème de la prédestination. Un certain Docteur Staritius, qui défendait le point de vue luthérien, lui avait tourneboulé la tête avec un discours piqueté de vocables latins127. Rentré chez lui, Böhme, qui avait l’impression désagréable d’avoir été joué, entreprit de réfuter son contradicteur. Le « De l’Election par la grâce » va développer, en toute connaissance de cause car nous sommes au cœur d’un débat toujours renaissant, une conception de l’homme, de la grâce et du salut inconciliable avec la doctrine luthérienne.
141Dans l’évocation indécise d’une scène fondatrice, solennelle et grandiose, Böhme n’est pas infidèle, certes, à la lettre de celle-ci en rappelant que l’homme a été créé à l’image de Dieu128. Le portrait d’Adam, donc de l’homme avant la corruption, est déjà plus dérangeant :
Adam était nu et vêtu pourtant avec la plus grande magnificence, celle du paradis. C’était une claire figure de cristal, d’une beauté parfaite, ni homme ni femme, mais les deux à la fois, une vierge masculine, harmonieusement empreinte des deux principes129.
142L’homme originel dans sa perfection première avant la chute est donc un être androgyne, Adam et Eve. Ce n’est pas là une reprise du thème de la féminité de Dieu, vieux comme le monde et aux résurgences insistantes130. Nous le voyons encore affleurer chez Suso dans la féminité sublimée de Sapience. Mais l’insondable « Ungrund » böhmien, ce fond sans fond, est rebelle à ces catégories. L’androgynie adamique implique plutôt une valorisation de l’image de la femme puisque la perfection de l’homme ne se conçoit pas sans elle, contraire à son statut social mais déjà préparée par la vogue de la mystique féminine.
143Böhme ne nous demande pas de croire qu’Adam a été puni pour avoir mangé la pomme. Il s’en voudrait d’avoir de ces naïvetés. Sa faute fut de détourner son regard de Dieu, donc de lui préférer une réalité factice. Vint alors la naissance d’Eve, surgie d’Adam, donc d’une matière déjà corrompue, pendant son sommeil. Adam et Eve sont plongés dans le royaume de la nature. Dieu savait qu’Adam fauterait mais Adam a péché librement. La prescience de Dieu n’est pas incitative. Signe que Dieu ne marchande pas sa grâce, il avait prévu de nous donner son fils avant même la chute d’Adam. Dans les derniers écris de Böhme, Eve, qui n’a pas la pureté originelle d’Adam, deviendra une figure féminine idéale, incarnant bonté, amour et tendresse, tandis que la masculinité représentera de plus le plus le principe igné, la force primaire et incontrôlée de la nature.
144Désormais la nature de l’homme est double. La trace de la nature est par définition indélébile, en chaque homme comme dans le genre humain. Pourtant elle a été revivifiée par le sacrifice du Fils. Mais l’homme est aussi une créature naturelle dans l’acception ordinaire du terme. Si l’on complète les thèses de l’écrit sur la prédestination par d’autres œuvres, on constate une forte cohérence malgré le foisonnement des images et des aperçus déconcertants. L’homme, même dans son état de déchéance actuel, c’est-à-dire depuis la chute d’Adam, est une image individuelle de Dieu, dont le souvenir s’est obscurci sans s’effacer totalement. C’est l’explication du désir de Dieu, désir de déiformité ou de déification, dont Koyré remarque justement qu’il n’est pas une aspiration à une impossible identité131. D’autre part, Böhme, en bon lecteur sinon en disciple de Paracelse, pose une correspondance fidèle entre le microcosme et le macrocosme, entre l’homme et l’univers. En l’âme humaine sont renfermées les signatures de toutes les choses de l’univers. La connaissance est réminiscence. Par sa double nature, l’homme est à la fois une clef de Dieu et une clef de l’univers, sans être qualifié pour autant de par sa déchéance relative pour résoudre les énigmes de la foi et de la connaissance, encore que Böhme soutienne parfois que « l’homme uniquement et lui seul » est capable dans une adéquation parfaite, de saisir de l’intérieur « la parole de Dieu »132. Dans un mouvement qui nous est devenu familier, Böhme donne à l’homme ce qu’il enlève à l’Eglise.
145Néanmoins la pureté et l’innocence de l’état adamique, ignorant de la mort, de la joie, de la peine ou de la tristesse, sont désormais hors d’atteinte de l’homme actuel133. Nous sommes les héritiers d’Adam mais aussi de Caïn. Le Mal est donc en nous et non pas en Dieu. Le Bien et le Mal se font face en l’homme comme dans la nature, le Saint-Esprit laissant reconnaître sa marque dans le Bien et Lucifer dans le Mal. Böhme n’est pas exempt d’un certain manichéisme, au moins phénoménologique, mais la balance n’est pas égale entre les deux ennemis et la pensée apocalyptique du théosophe, qui ne doute pas d’une fin prochaine du monde, ne laisse aucune chance de triomphe final à Lucifer et Caïn. Si nous reprenons la problématique augustinienne, que Böhme recueille sans la modifier sensiblement, la cité céleste l’emportera sur la cité terrestre, Abel sur Caïn.
146La volonté de Dieu en effet n’est pas duelle. On ne peut admettre qu’il veuille à la fois le Bien et le Mal, comme s’il était déchiré en lui-même. Dieu ne peut vouloir le Mal134. Cet acte de foi décide de la doctrine de la grâce. Sans mot dire, Böhme congédie Augustin et Luther. L’homme est entièrement libre, quels que soient les obstacles matériels qui s’opposent à l’exercice de cette liberté. Celle-ci est suprasensible, absolue, d’un autre ordre que celui qui gouverne les choses de l’univers. Caïn s’est entêté, endurci dans le mal, de son plein gré135. Comme lui, chacun de nous, à chaque instant, est capable de choisir entre le Bien et le Mal, le ciel et l’enfer. La doctrine de la prédestination rend la religion chrétienne insensée : « Car comment Dieu voudrait-il donc juger la créature, qui ne ferait précisément que ce qu’elle devait faire infailliblement, elle qui aurait été privée de libre arbitre ? »136.
147C’état déjà l’argument principal d’Erasme contre Luther. Mais le prince des humanistes, pas plus que Laurent Valla ou les partisans contemporains du libre arbitre, ne faisait de la liberté un pouvoir de décision aussi souverain et absolu, au delà de toutes les contingences chrétiennes. La charge contre la doctrine luthérienne du serf arbitre, que Böhme ne se hasarde pas à mentionner expressément, est d’ailleurs bien plus violente que l’écrit érasmien. Böhme lance contre les partisans de la grâce élective, l’anathème sans appel du Psaume 69, 23137. C’est au tour de Luther de faire figure d’Antéchrist.
148L’argument de l’usage impie de la raison dévoyée, qui voudrait disputer avec Dieu de l’équité de ses actes, est retourné contre l’auteur du De servo arbitrio. Böhme a beau être autodidacte, il est néanmoins habile dialecticien. C’est la mauvaise raison, celle qui est corrompue dans la créature déchue, qui impute à Dieu ses faiblesses et sa propension au mal parce qu’elle est incapable de comprendre que la grâce est inséparable de Dieu :
Dans cet état de confusion, tout le fond de l’égarement se trouve dans la raison, elle ne comprend pas la volonté de grâce, son mode d’action. Car ce que la grâce veut, c’est aussi une volonté une avec la grâce, car la grâce n’a pas de volonté dans le diable ou en enfer, mais dans ce qui est né de Dieu, la volonté de grâce n’est pas dans le vouloir de la chair et du sang, ni dans le vouloir de la semence propre de l’homme mais dans l’action vivante de l’Etre138.
149Le style du cordonnier-théosophe n’a pas l’élégance polie de la prose érasmienne ni les enchaînements canoniques de sa syntaxe. Mais l’argumentation de Böhme est infiniment plus subtile. Elle revient à accuser Luther du péché d’anthropomorphisme que celui-ci imputait déjà incidemment à Erasme, non sans raison. Luther s’imagine que Dieu procède à des exclusives mystérieuses, qu’il marchande sa grâce, comme le ferait une créature de chair et de sang, jalouse de ses prérogatives. La doctrine de la prédestination déspiritualise le christianisme. C’est une autre question de savoir, tout en admirant la vigueur et l’originalité de l’argumentation, de quelles sources Böhme peut se réclamer dans sa foi en une autonomie de la volonté, bien plus radicale que chez Pélage. Certainement pas de la tradition. Böhme, l’autodidacte, s’est vraisemblablement forgé sa conviction dans une méditation et une expérience solitaires de la condition humaine.
150Dans les Lettres théosophiques, l’auteur du Mysterium magnum s’en prend avec une égale virulence au corollaire luthérien de la prédestination, la justification par la foi. Celle-ci est une conduite magique dans l’acception habituelle et populaire du terme. Elle est une croyance superstitieuse, qui reproduit le rituel sacramentel avec les mêmes automatismes. De surcroît, elle révèle une confusion entre l’ordre divin et l’ordre social en imputant à la justice divine l’arbitraire de la justice terrestre, qui se trouve du même coup suspectée. Le Dieu de Luther a été construit sur le modèle des princes de ce monde. Rarement, Böhme aura dit tant de choses en si peu de mots :
C’est pourquoi je dis : si un homme est chrétien, il ne l’est pas par un certificat de grâce décerné de l’extérieur. Le péché n’est pas pardonné par le fait de prononcer un jour un mot de l’extérieur, à la manière dont un seigneur de ce monde fait cadeau de la vie à un assassin par une grâce conférée de l’extérieur. Non, cela n’a pas de sens devant Dieu139.
151Böhme accable également de ses sarcasmes la doctrine du « joyeux échange ». Il tourne en dérision les belles métaphores par lesquelles Luther – le jamais nommé – nous explique comment le Christ se charge sans en être souillé des péchés de la créature déchue, à la manière dont un prince rachète la fille de joie en faisant d’elle son épousée. A quoi bon, ce « grossier bavardage » ! commente Böhme. Luther croit-il qu’il suffit au prince – et pourquoi justement à un prince ? laisse-t-il entendre en sourdine – de ceindre le front de la « putain » d’une couronne de fleurs d’oranger pour qu’elle redevienne vierge immaculée ? Cependant Böhme ne se lasse pas de répéter que tout pécheur, même le plus endurci sous le signe de Caïn, est susceptible de régénération. L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, que le De signatura rerum tend à estomper, retrouve ici toute sa force. L’homme, chacun de nous, et non pas seulement l’élu de Dieu ou l’élue du prince, se convertit par un mouvement intérieur qui l’ouvre à la grâce, dont Dieu n’a privé aucun être humain140. Böhme va jusqu’à dire de la grâce qu’elle est « à prendre »141.
152Le théosophe, dans le sillage de quelques autres dissidents au sein de la Réforme, découvre la source des illusions ou des superstitions qui corrompent la religion dans la « foi historique ». Le fétichisme de la lettre n’est pas chrétien. Le luthéranisme va de la lettre à l’esprit et ne le rencontre pas au bout du chemin. Nous devons aller de l’esprit à la lettre, ou de la révélation intérieure au témoignage matériel, afin que celui-ci trouve son sens : « Mais il faut que la vraie raison parte du fond intérieur, du fond vivant, de la parole vivante de Dieu, qui doit être d’abord libérée en l’homme, avant d’entrer dans la lettre du texte, afin que s’établisse une concordance »142.
153Livrée à elle-même, la raison ne produit qu’une « science historique de la lettre du texte ». La diabolisation par l’image se prêtant à des usages contradictoires, la « grande Babylone », si prisée de Luther et de ses fidèles, accolée à la misérable « raison terrestre », que le Réformateur pourfendait chez les papistes, vient à point stigmatiser le culte idolâtre de la lettre, donc de l’Ecriture et de la sola scriptura luthérienne. Böhme ne rejette évidemment pas la Bible. Elle est même le seul livre qu’il se plaise à citer et sous l’autorité duquel il se place. Ce n’est pas elle cependant qui nous dira le mieux les mystères de Dieu et de la nature. Böhme continue à se situer dans la ligne de Paracelse : « Car le livre qui cèle tous les secrets est l’homme lui-même. Il est lui-même le livre de l’être de tous les êtres, puisqu’il est l’équivalent de la divinité. C’est en lui que réside le secret du grand mystère. Seulement la révélation appartient à l’esprit de Dieu »143.
154La foi est intériorisée pour capter la vérité là où Dieu l’a inscrite, au plus profond de l’homme. La piété böhmienne, forte et tourmentée, tient à la fois de L’Imitation de Jésus-Christ et de la mystique dominicaine. Le vrai chrétien est un « porteur de croix », accablé par les autres et déchiré en lui-même144. Par la pénitence, celle de chaque instant – nous retrouvons momentanément Luther – il mortifie le vouloir corrompu ou plutôt sa quête échevelée. Quand toute concupiscence s’est éteinte, il accède au néant dans le dénuement de l’âme, porté seulement par la pitié de Dieu145.
155Ce mysticisme et cette ascèse ne se marient pas harmonieusement avec une alchimie qui nous représente un homme composé « de soufre, de mercure et de sel », les trois forces premières de la nature, afin qu’il soit vraiment en réduction ce que l’univers est censé être en grand146. La pensée böhmienne se disperse en éléments hétérogènes, dont le théosophe, emporté par une sublime inspiration, croit avoir réalisé l’impossible synthèse. Encore faut-il se défier des illusions rétrospectives. Cette alchimie, que nous jugeons superstitieuse, est plutôt au début du XVIIe siècle une aspiration scientiste, la tentation d’un penseur impatient de mettre en accord les vérités de la foi et l’explication de l’univers que l’astronomie commence à redessiner. La frontière entre la spéculation et la science n’est pas encore rigoureusement tracée. Dans un écrit d’inspiration néoplatonicienne, Kepler considère toujours en 1596 que l’organisation du cosmos reflète la perfection de son créateur147.
156L’œuvre de Böhme s’édifie au point de rencontre de courants divers, sinon disparates, mais non nécessairement contradictoires en son temps. Sa piété, de plus en plus christocentrique et ascétique vers la fin de sa vie, emprunte plus à Thomas a Kempis qu’à Luther et à ses disciples. Son astrologie, sa conception de l’homme, son ésotérisme, pour reprendre une terminologie usuelle, redonnent un nouvel élan aux spéculations de Paracelse, déjà vieilles de quelques décennies.
157Mais la pensée du théosophe se distingue aussi par un humanisme généreux aux dimensions de l’univers que sa philosophie voudrait embrasser. Le Philosophus teutonicus, qualificatif dont l’avaient paré ses amis et dont il ne dédaignait pas de signer ses lettres, ne connaît pas la haine pour les autres peuples. Il est l’ami du genre humain. Son Dieu est celui de tous les hommes. Il n’a pas refusé sa grâce au Juif ni au Turc, si marqués qu’ils soient par la force ignée du Mal, Böhme n’innovant guère sur ce dernier point. Mais ils sont libres de s’en délivrer. La doctrine de la prédestination est une invention du diable et l’Eglise qui la défend est une Eglise caïnique. Cette position radicale n’a nullement rapproché Böhme de l’Eglise catholique et romaine. Officiellement, il est resté fidèle à l’Eglise luthérienne dont les murs résonnèrent plus d’une fois des imprécations déversées contre lui. Cependant sa théologie, force et de le constater avec ses ennemis orthodoxes, n’a plus rien de commun avec la doctrine luthérienne.
158Sa vision sociale aussi, bien qu’elle n’apparaisse qu’incidemment et sous une forme très peu théorique, est peu compatible avec l’obéissance scrupuleuse que Luther exige du sujet face à l’autorité civile. L’harmonie de la société ne résulte pas, selon Böhme, de la soumission à des structures hiérarchiques, qu’il ne prend pas la peine de contester dans l’attente de la fin des temps, mais de l’observance des impératifs moraux et religieux qui s’imposent à chaque homme. Avec une belle indépendance d’esprit, Böhme se refuse à flatter les grands, les seuls pourtant à lui avoir accordé protection et considération, alors que la populace se déchaînait contre lui. Dans la tradition de la dissidence luthérienne et, au delà, de Nicolas de Cues, Böhme est épris de paix. La casuistique de la guerre sainte ou de la guerre juste lui est étrangère.
159En dépit d’un ensemble de vertus quasi érasmiennes, Böhme n’est pas qualifié d’humaniste par la critique. A bon droit, pensons-nous. Ce n’est pas seulement que nous avons changé de siècle et que le théosophe, en dépit d’un savoir immense, ne manie pas les belles lettres avec dextérité. L’humanisme suppose une adaptation réciproque et tolérante de la religion et du monde. Böhme ne repère dans celui-ci que la marque de Caïn et Lucifer, avec laquelle sa piété christocentrique ne compose pas. Luther a fait école, à ses dépens. Böhme ne voit sur cette terre que l’Eglise de l’Antéchrist, dont il a dû être bien malheureux de fréquenter les offices148. Il serait plus juste, une fois encore, d’établir une filiation avec le piétisme. Le point de départ de la méditation théorique et spirituelle de Böhme est une illumination qui ne se distingue pas du Durchbruch piétiste, de la percée qui jette le fidèle vers Dieu quand l’âme a brisé les écrans mondains qui la séparent de son créateur. Mais le piétisme, qui ne rompra pas en visière avec le luthéranisme, aime constituer des communautés, des sortes de places fortes de la foi, où les croyants se régénèrent mutuellement. La démarche de Böhme est au contraire solitaire et confidentielle, bien qu’il ait souhaité, avec des accents touchants, être compris de ses lecteurs149. La compagnie occasionnelle de quelques amis choisis lui suffit amplement. Au confluent de diverses traditions, Böhme occupe une position singulière dans l’histoire de la pensée allemande. L’estime que lui ont témoignée quelques grands noms de la philosophie et de la littérature aurait suffi à son bonheur.
Angelus Silesius (1624-1677)
160Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner qu’Angelus Silesius ne portait pas ce patronyme à sa naissance. Angelus Silesius est le nom d’écrivain choisi par Johannes Scheffler pour témoigner à la fois de son origine géographique et de l’orientation de sa foi. Silesius est né à Breslau en Silésie, en 1624, le jour de Noël. Son père était un aristocrate polonais, qui avait vu le jour à Cracovie et avait émigré en Silésie quelques années avant la naissance de son fils, après être passé à la Réforme. Dès 1639, Silesius est orphelin de père et de mère. On n’épiloguera pas sur la différence d’âge entre ses parents, le père comptant près de quarante ans de plus que la mère. Le fait alors, sans être tout à fait exceptionnel, était loin d’être banal. L’enfance de Silesius s’est déroulée dans milieu très aisé, ce qui n’enlève rien à la situation douloureuse de l’orphelin.
161Silesius a suivi les cours du lycée de Breslau de 1639 à 1643, où Köler, grand admirateur du poète silésien Opitz, lui a enseigné la rhétorique et la poétique. Il s’inscrit ensuite à l’université de Strasbourg pour y étudier le droit et la médecine. Cette passion ne le retient là que quelques mois. Ensuite, Silesius poursuit ses études à Leyde, qu’il quitte en 1647 pour Padoue, où il passe l’année suivante un doctorat de médecine et de philosophie. Par ses séjours à Strasbourg, aux Pays Bas, en Italie, Silesius a été, de toute évidence, en contact avec des formes de luthéranisme peu orthodoxes et avec la foi catholique. Cela ne l’empêche pas de devenir en 1649, à Oels, dans le Wurtemberg, le médecin d’un duc, Sylvius Nimrod, connu pour la rigidité de son luthéranisme.
162L’année suivante, il est initié à la pensée de Jakob Böhme par Abraham von Franckenberg, son disciple et biographe, et il est quasiment sûr qu’il découvre aussi Weigel et d’autres écrits mystiques ou théosophiques par son entremise, d’autant plus qu’il hérite d’une grande partie de la riche bibliothèque de Franckenberg à la mort de celui-ci en 1652. Silesius a cessé d’être un luthérien orthodoxe au plus tard en 1650 et cela se sait. Lorsqu’il décide d’éditer un recueil de textes mystiques, l’autorisation – les catholiques diraient l’imprimatur – lui est refusée par les luthériens. Cela hâta peut-être la conversion de Silesius, qui fut marquée par une cérémonie officielle en l’église Sankt Matthias de Breslau. Le nouveau converti choisit Johannes Angélus comme prénom et programme d’existence. On rapporte que cette conversion produisit un effet considérable. Silesius se justifia dans un écrit personnel et théorique en langue allemande, immédiatement diffusé sous cette forme et bientôt traduit en latin par un jésuite150.
163Cet émoi n’a rien d’étonnant. Le père de Silesius, aristocrate fortuné qui prêtait de l’argent à la ville de Breslau, était passé à la Réforme. Le fils, transformant son père en apostat, revenait à la religion de ses ancêtres sur les lieux mêmes de la première conversion. La charge émotionnelle de l’événement était considérable. Si nous avons assisté depuis un siècle à des conflits à l’intérieur de l’Eglise luthérienne, avec laquelle certains dissidents rompaient objectivement, même quand ils se réclamaient encore d’elle officiellement, le conflit dont Silesius est le protagoniste nous ramène aux premiers temps de la Réforme, à l’affrontement entre l’Eglise catholique et la nouvelle foi. Les enjeux politiques et religieux redeviennent indissociables. Le choix existentiel de Silesius n’est pas seulement symbolique, il contribue au succès de la Contre-Réforme en Silésie. Or celle-ci est appuyée, certains disent conduite, par l’empereur d’Autriche, Ferdinand III. En étant élevé à la dignité purement honorifique de « médecin de la cour impériale et royale », Silesius est l’objet d’une consécration qu’il ne doit pas à ses mérites scientifiques. Cela ne remet pas en cause la sincérité passionnée de son engagement.
164L’attitude militante de Silesius a été jugée sévèrement par la critique protestante. Sa participation ostentatoire à des pèlerinages, où il aime affecter une posture séraphique et se parer d’attributs christiques, lui paraît relever d’un exhibitionnisme pathologique. Les ennemis de Silesius ne se privent pas alors de rappeler que l’un de ses frères, mort en bas âge, était un débile mental. La polémique entre catholiques et luthériens reprend des couleurs. La sensibilité de Silesius conjugue le culte de l’intériorité, la pratique méthodique du silence initiatique, hérités de la mystique, et le goût du témoignage flamboyant. Dans la théâtralité d’un ego exalté par l’humiliation et la souffrance livrées au public sous la couronne d’épines qui captive le regard, elle est ce qui répugne le plus à l’orthodoxie luthérienne. La gestuelle rappelle Suso qui, il est vrai, préférait enfouir dans le secret d’une cellule les supplices raffinés dont il régalait son corps. Vers la fin de sa vie, l’exemple de ce dolorisme mystique a peut-être inspiré l’auteur du Pèlerin chérubinique.
165Silesius ne représente qu’un cas paradigmatique intensément vécu mais qui s’inscrit dans un contexte aux enjeux beaucoup plus vastes que la recherche angoissée du salut individuel. Le baroque hérite de la mystique médiévale et l’expose avec ravissement aux feux de la rampe. Les luthériens ont raison : nous sommes bien en présence d’un projet de reconquête organisé, d’une mise en scène didactique et spectaculaire destinée à frapper l’imaginaire. Silesius est pleinement solidaire de ses amis jésuites, qui poursuivent ce dessein et ne lui marchanderont pas leur reconnaissance jusqu’à l’heure de ses funérailles. Mais les catholiques ont raison aussi : le spectacle est témoignage, proclamation à la face du monde, revendication de la vérité qui s’offre généreusement. Dans une démarche missionnaire la foi donne à voir pour entraîner l’esprit et le cœur subjugués. Deux sensibilités inconciliables s’affrontent. Elles viennent de le faire de manière sanglante et beaucoup moins désintéressée pendant la guerre de Trente Ans, de 1618 à 1648.
166Silesius, qui se voulait disciple d’Ignace de Loyola, a été ordonné prêtre en 1661. Il aura eu au moins le mérite de pratiquer les vertus dont il faisait l’éloge. Sa générosité ne s’est jamais démentie. Avant même son ordination, il a créé des fondations pour les pauvres et les religieuses. A plusieurs reprises, il a été le parrain d’enfants sans ressources. A côté de cela, il poursuit une activité militante. En 1664, il est « maréchal de la cour », la fonction indiquant qu’il travaille en collaboration avec le haut clergé de la cour épiscopale à la réintégration de la Silésie dans le monde catholique. Il quitte ces importantes fonctions deux ans plus tard. Silesius a certainement de grandes vertus morales, mais il est tout sauf un esprit irénique, semblable en cela à la plupart des hommes qu’il côtoie ou qu’il affronte. Il va désormais se consacrer essentiellement à la rédaction d’écrits théologiques et polémiques dont il réunira une partie en 1677 dans un volume intitulé simplement Ecclesiologia. Il meurt cette même année au couvent de Sankt Matthias, où il s’était retiré depuis près de dix ans, dans un état proche, semble-t-il, de la misère physiologique où l’avait conduit une ascèse impitoyable pratiquée dans la solitude. Le goût de l’ostentation n’expliquera pas à lui seul cette fin douloureuse.
167Silesius n’a pas écrit beaucoup si l’on excepte ses écrits de controverse. Mentionnons seulement l’essentiel. En 1657, Silesius a publié des Geistreiche Sinn- und Schlussreime (Epigrammes spirituelles) en cinq livres où « spirituel » s’entend dans les deux acceptions que l’adjectif tolère en français. Il y ajouta la même année une Heilige Seelen-Lust / Oder Geistliche Hirten-Lieder (Sainte félicité de l’âme ou Pastorales spirituelles). En 1675, ses épigrammes connurent une nouvelle édition enrichie d’un sixième livre et intitulée Cherubinischer Wandersmann [...] (Le Pèlerin Chérubinique). Cette œuvre lui a valu jusqu’à aujourd’hui une célébrité qui dépasse de loin la littérature d’édification religieuse.
L’angélisme militant
168Le Pèlerin Chérubinique se présente donc sous la forme de six livres dont l’ensemble constitue un ouvrage de bonne dimension. Il est composé pour l’essentiel d’épigrammes formées de deux alexandrins rimés, le premier énonçant une proposition d’apparence banale qui se prévaut de l’évidence du sens commun, le second nous livrant la leçon de sagesse morale et religieuse qui en découle comme une vérité troublante et inattendue. Plus rarement, nous voyons s’intercaler quelques quatrains, exceptionnellement, dans le sixième livre, des poèmes allongent leurs quatorze vers et, en une occasion, Silesius ne craint pas d’en aligner le double pour nous donner à envier la félicité du sage.
169L’épigramme est un genre qu’Opitz et, à un moindre degré de perfection, Köler, le professeur de Silesius au lycée de Breslau, ont manié avec prédilection en s’inspirant de modèles antiques également familiers à Silesius. Les Sexcenta Monodisticha Sapientium de Daniel Czepko développent vers 1647 dans un cercle d’initiés des thèmes que l’on retrouvera chez Silesius amplifiés par la témérité insolente et l’art d’un grand écrivain. La virtuosité parfaitement maîtrisée de l’auteur du Pèlerin Chérubinique ne renouvelle pas des modèles éprouvés par quelque invention qui ferait date dans l’histoire du genre. Silesius utilise consciemment une forme que l’on croirait légère et dont les charmes rhétoriques séduiront le lecteur pour transmettre des vérités étemelles à des esprits désarmés par tant de grâce ou traumatisés par de si horribles menaces. A l’inverse du libertin qui corrompt l’innocence en se dissimulant sous son masque, il pervertit la frivolité en jouant de ses atours. Dans les deux cas, éducation ou éducation à rebours, nous sommes au cœur d’un procès de captation de la volonté. L’art de Silesius sera d’autant plus efficace qu’il s’adressera à des âmes inquiètes. Elles ne manquaient pas en son temps et elles ne disparaîtront pas de sitôt.
170Le Pèlerin chérubinique indique clairement ses intentions en son titre. L’homme est un pèlerin sur cette terre où il ne fait que passer. L’état pérégrin est cependant riche de promesses pour qui accepte la grâce de Dieu. Il sera donné à l’homme, s’il dépouille le vieil Adam, de regarder Dieu en face, comme le font les chérubins. Silesius se propose de nous guider sur ce chemin d’une métamorphose qui nous transformera précisément en chérubins. Le procès est résumé en deux vers ou en deux mots :
Le chérubin ne regarde que Dieu
Celui qui ici ne regarde personne / que Dieu et lui seul Sera là-bas un chérubin près de son trône151.
171Silesius ne va pas dans son annonce jusqu’à reprendre directement et pleinement le thème de la déiformité. Tantôt cependant il tend vers elle, tantôt il fait graviter Dieu autour de l’homme dans un mouvement dont l’humilité n’a d’égale que l’extrême audace.
172Silesius pose les questions traditionnelles de la métaphysique : Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que l’éternité ? Qu’est-ce que l’univers ? Qui suis-je ? Des apophtegmes précieusement ciselés, plus rarement des petits quatrains sagement raisonneurs apportent des réponses dont la dispersion n’est pas signe d’incohérence. Elles rendent souvent un son déjà familier. En deux alexandrins, Silesius nous entraîne dans le courant de la théologie apophatique et de la mystique dominicaine :
La sur-déité
Ce que l’on dit de Dieu ne me suffit pas encore La sur-déité est ma vie et ma lumière152.
Toujours il faut s’astreindre à ne pas dire :
La déité n’est rien La tendre déité n’est rien et même pas rien
Qui ne voit que rien en toute chose / Homme crois-moi / Celui-là voit153.
Silesius précise encore et insiste :
Ce que Dieu possède en propre
Ce que Dieu possède en propre ? S’épancher dans la créature /
Etre toujours le même / ne rien avoir / rien vouloir / rien savoir154.
173Dieu est encore celui qui se suffit à lui-même, jamais n’est rassasié de soi, ce qui ne choquera pas les théologiens155. Il est « rien et tout », « un esprit / un feu / un être et une lumière », ce qu’il est et n’est pas non plus156. Dans l’union mystique, que Dieu ne refuse pas à celui qui simplement l’implore, il est aussi celui qui « s’unit et s’attache à moi, qui suis homme », si bien que « l’origine trouve la fin »157. Eckhart, relayé et simplifié par Tauler, dont les éditions au XVIIe siècle sont souvent accompagnées de quelques écrits du maître thuringien, n’est pas bien loin de Denys. L’homme devient « pareil à Dieu » en se dépouillant de toute identité au monde et à soi-même. Ne rien vouloir, c’est atteindre « la paix étemelle » qui est Dieu, être « autant que lui »158.
174Schopenhauer invoquera la tradition mystique pour situer sa négation du vouloir et nostalgie du néant dans l’histoire des grandes religions159. Silesius a bénéficié de la part du jésuite Avancinus, doyen de la Faculté de théologie de l’université de Vienne, qui lui accorda deux fois l’imprimatur en 1657 et 1675, d’une compréhension inconnue à l’époque du procès de Maître Eckhart. L’abbé cistercien Bernhard Rosa von Grüssau s’active pour aider à la diffusion de ses écrits polémiques. Une sorte d’union sacrée se forme. Le choix résolu d’un camp est plus important que le respect d’un point de doctrine controversé. Puisque Silesius aime à varier les perspectives ou les éclairages partiels et complémentaires, une thèse orthodoxe pourra toujours démentir une affirmation bouleversante. Les temps ont changé. Il ne s’agit plus désormais de maintenir mais de reconquérir. Les censeurs n’y regardent plus de si près :
175La démarche de Silesius est d’une simplicité angélique. Si je ne suis rien, je serai Dieu ou semblable à Dieu – sous le couvert de l’expression poétique les épigrammes et autres témoignages ne permettent pas de trancher à la manière de l’homme de science –, mais les aphorismes en faveur de la première hypothèse sont empreints d’une telle assurance qu’ils emportent notre adhésion. Si je ne suis pas, « c’est Lui qui est moi », le jeu des métaphores s’insérant sans heurt dans la prédication catholique traditionnelle pour rassurer sur les audaces de la pensée160. L’efficacité négative s’applique également au problème du temps et de l’éternité que l’on oppose seulement par défaut de sagesse :
Temps et éternité
Tu dis : Mets-toi hors du temps dans l’éternité.
Y a-t-il une différence entre temps et éternité161 ?
176Ce n’est pas là subtilité ou dérision. Le temps n’est que le produit de l’activité ou de l’agitation de l’homme. C’est un mécanisme d’horlogerie que ses sens en émoi mettent en mouvement. Il ne s’agit pas d’esquisser une critique de la connaissance mais de montrer la vanité de la condition humaine, dont la science n’est qu’une des illusions favorites. Que l’homme mette fin à sa frénésie inquiète et le temps devient éternité162 ! Sous la préciosité et l’affectation verbale, qui répugnaient tant à Pascal, percent l’attrait du vertige et l’intuition de l’infini. Par discipline conquise la méditation sereine débouche sur des certitudes fortes, un éclairage désabusé de la foire aux vanités qui rappellent le grand contemporain de Silesius163.
177Quand le temps à force d’être impalpable acquiert la densité de l’éternité, l’éternité est l’instant stable que définit Hobbes, en se réclamant expressément de l’Ecole. Le chatoiement de la surface fait oublier la profondeur de Silesius. La réflexion philosophique, à vers comptés, distille des leçons de sagesse qui transcendent l’état pérégrin. N’occuper son temps à rien d’autre qu’appréhender l’éternité, c’est posséder déjà la félicité164. Le dénuement est un procès qui défait le temps, détisse la trame du devenir, ce que l’allemand de Silesius traduit en un seul verbe (verwerden), et nous reconduit à l’origine, vérité que Silesius exprime aussi en nous confiant que la fin rejoint le commencement165. Sans l’ombre d’un doute et toujours dans le prolongement de la tradition mystique, il nous trace les étapes d’un retour à l’origine, à soi-même et à l’Un, que d’autres aphorismes pourtant font surgir dans l’éclair d’un instant :
Cinq degrés sont en Dieu. Cinq degrés sont en Dieu : le serviteur / l’ami / le fils / l’épousée /
l’époux : Qui va au-delà / annihile le devenir / et ne sait plus rien du nombre166.
178La suspension du jugement, sans laquelle il n’est pas de quête de Dieu, est l’exigence d’ignorance qui s’impose également à l’homme s’il s’interroge sur soi-même et sa condition. Silesius se complaît dans le traitement baroque de la thématique, qui s’accorde avec des réminiscences aisément repérables d’Alain de Lille et du Livre des XXIV philosophes :
On ne sait pas ce que l’on est
Je ne sais pas ce que je suis / Je ne suis pas ce que je sais :
Une chose et pas une chose : un point minuscule et un cercle167.
Il en est tout aussi dépendant, quand il se risque à énoncer une vérité dont Luther, il est vrai, faisait aussi ses délices, comme si le pessimisme anthropologique était le seul trait commun aux penseurs qui s’affrontent dans les siècles qui nous occupent : l’homme n’est qu’un « sac plein de vermine »168. Il ne sert à rien d’être baptisé si nous continuons à pécher. Comme le lys, nous retournerons à la boue et au fumier169. Inversement, notre vertu laisse Dieu indifférent : les ennemis les plus farouches de Luther se souviennent encore de sa critique des œuvres. C’est de la beauté de l’amour pour ne pas dire du bel amour, amour de Dieu, amour ouvert à Dieu, que Silesius attend une conversion170. Un baiser a plus de vertus qu’une imitation besogneuse de la loi. Le poète qui ne cache pas sa dette envers Mechthild de Magdeburg et Gertrud von Hackeborn se délecte des thèmes et métaphores de la mystique amoureuse médiévale.
179Puisque l’âme est féminine, au moins grammaticalement, Silesius s’abandonne à Dieu dans l’attitude languissante de l’épousée que célèbre la mystique féminine ou nuptiale :
La fiancée de Dieu
Toute âme peut devenir la fiancée du Dieu éternel :
Pour peu qu’elle se soumette à son esprit sur terre171.
Quête et conquête de l’amour divin, qui ne se refuse au désir d’aucune âme et la délivre donc dans un élan confiant du fardeau de l’élection et de la prédestination, la relation porte en elle la promesse du salut. L’âme, qui a renoncé à toute volonté, toute connaissance, tout amour pour n’aimer que l’Un, sera « aujourd’hui même la fiancée de l’éternel fiancé172 ». Dans ses épousailles chaque jour célébrées, l’amant céleste tendrement chéri n’est pas Jésus, bien que la christologie ne soit pas absente de l’œuvre de Silesius, mais Dieu. C’est bien lui que le pèlerin chérubinique, quand il dit « Je » sans s’abriter plus longtemps derrière l’âme languissante, nomme « mon fiancé »173.
La subversion métaphysique
180Silesius, qui n’avait pas choisi le titre de Pèlerin chérubinique pour la première édition mais n’en exposait pas moins l’effigie des anges au regard du lecteur, se rebelle contre eux d’entrée, dès la troisième épigramme, sans épargner une seule des célestes cohortes :
Dieu seul apporte satisfaction
Loin de moi, loin de moi, vous les séraphins, vous ne pouvez me réconforter
Loin de moi, loin de moi, anges, tant que vous êtes, vous et vos regards :
Je ne veux pas de vous ; je me lance seul /
Dans la mer incréée de la nue déité174.
181La doctrine n’est pas invariable. Il arrive aussi à Silesius d’être plus respectueux des hiérarchies consacrées : l’ange est à l’homme ce que l’homme est à l’animal175. Ces concessions sont cependant provisoires et incertaines parce qu’elles ne s’intégrent pas dans la relation audacieuse que Silesius établit entre l’homme et Dieu. Servir Dieu à la manière des anges est indigne de l’homme. Semblable honneur exige d’être « plus que divin »176. Silesius ignore les apories pascaliennes. Il ne veut faire ni l’ange ni la bête mais redevenir Dieu. Le rapport de Silesius à Dieu est habité par la lancinante insatisfaction de n’être plus Dieu et de ne l’être pas encore. Silesius a beau savoir les exigences de la théologie, connaître et pratiquer la vertu d’humilité jusqu’à s’infliger les tourments raffinés de la macération de la chair, la chair humiliée n’en exalte que mieux la grandeur de l’homme. Le renversement dialectique s’observe aisément à partir d’une action de grâce d’apparence irréprochable :
L’homme n’est rien / Dieu tout Je ne suis ni Moi ni Toi : Tu es bien Moi en moi
C’est pourquoi je te donne à toi seulement mon Dieu l’honneur qui te
revient177.
182L’inhabitation téméraire que l’on est tenté de repérer sous l’invocation dévote se révèle vite relation d’interdépendance. Dans la relation existentielle qui unit l’homme à Dieu, l’existence de Dieu est suspendue à la reconnaissance de l’homme, sans laquelle l’univers aussi retombe dans le néant :
Tout est en Toi et Moi / (créateur et créatures) Il n’est rien que Moi et Toi / : et quand nous ne sommes pas deux / Dieu n’est plus Dieu / et le ciel s’écroule178.
Pareil dialogue devrait impliquer la mise entre parenthèses du Christ, le réduire au mieux à une figure historique exemplaire. Décider si Silesius franchit résolument le pas n’est pas chose aisée. Le Pèlerin chérubinique n’est pas un traité dogmatique, dont on pourrait extraire sans coup férir des propositions doctrinales incontestables. Le statut du Christ, son rapport au Père et à l’Esprit saint sont incertains, encore que tel ou tel distique ait la sagesse de formuler un enseignement au dessus de tout soupçon. En revanche, la piété christique s’exprime avec une ferveur intense. Silesius voudrait servir le Christ comme Marie-Madeleine et reposer comme Jean sur son sein. Plus qu’une créature indécise parcourant d’un vague mouvement d’ailes l’espace éthéré séparant Dieu et l’homme, le Christ est le véritable pèlerin chérubinique :
Le Christ est tout O miracle ! Le Christ est la Vérité et la Parole /
Lumière / Vie / Nourriture / et Breuvage / Chemin / Pèlerin / Porte et
Lieu179.
Silesius va même jusqu’à attendre de l’homme qu’il « se jésufie totalement », s’il veut que Jésus le délivre de tous les maux dont souffre la créature. Au point le plus extrême de l’humiliation ou de l’exaltation de la distance infinie qui sépare l’homme du Sauveur, Silesius n’attend la rédemption que d’une identification parfaite avec le Christ180. L’imitation de Jésus n’est qu’un moment de la quête, au terme de laquelle, quand la tension d’un coup se brise, l’homme ne fait plus qu’un avec l’objet de sa nostalgie.
183Parallèlement, la fonction christique de médiation devient superflue dans le dialogue d’égal à égal qui s’instaure entre l’homme et Dieu, entre le « Moi » et le « Toi » et ne tolère pas de tierce personne, fut-elle membre de la Trinité. Dans le distique « DIEU-homme », l’homme devient Dieu, ni plus ni moins, en toute simplicité et unité retrouvées181. Le chérubin n’est pas le terme de l’état pérégrin, tout au plus une borne témoin, un relais passager. Les thèmes eckhartiens sont repris sans aucune ambiguïté et exploités sans le moindre scrupule théologique. La relation existentielle qui s’instaure entre l’homme et Dieu supprime toute trace de hiérarchie et plus d’un condamné pour hérésie a péri sur le bûcher pour moins que cela : « Dieu est pour moi Dieu et homme : je suis pour lui homme et Dieu »182. L’homme n’a pas d’autre horizon que d’être Dieu ou « en Dieu »– car il arrive que la terminologie soit hésitante sur des points qui ne sont pas secondaires –, sous peine de n’être que l’Antéchrist et la Bête183. Cela ne satisfait pas encore Silesius, qui n’en fait pas mystère en formulant crûment des souvenirs eckhartiens. Il faut « s’en aller au-delà de Dieu dans un désert », d’autres métaphores suggérant parfois l’idée de ténèbres ou de nudité de la déité184. Si Eckhart fut hérétique, Silesius l’est mille fois plus.
184La plus grande audace de Silesius est de faire dépendre l’existence de Dieu de celle de l’homme, la relation existentielle rendant caducs, sans qu’il soit besoin de recourir à une quelconque réfutation doctrinale qui n’intéresse pas Silesius, les fondements de la métaphysique chrétienne :
Dieu ne vit pas sans moi
Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un instant /
Si je deviens néant, Il doit par détresse rendre l’esprit185.
185Sous l’apparence de la dévotion, qui n’est nullement feinte mais dont l’objet est insaisissable, Dieu devient alors un être éminemment plastique. A force d’être tout, il n’est plus rien :
Dieu m’est ce que je veux. Dieu est mon bâton / ma lumière / mon sentier / mon but / mon jeu / Mon père / mon frère / mon enfant / et tout ce que je veux186.
186Le panthéisme que l’on impute parfois à Silesius n’est pas vraiment probant dans les témoignages invoqués. Quand le poète nous répète que Dieu est tout ou toute chose, l’interprétation change radicalement selon que l’on prend l’affirmation dans son acception ontologique ou dans un sens affectif et axiologique. Un distique suggère une option qu’un autre paraît récuser mais jamais l’idée de création n’est remise en cause. C’est en faisant dépendre Dieu de la conscience du sujet, de sa disponibilité que Silesius innove et exerce une certaine séduction jusque chez des auteurs qui se réclament de l’athéisme. Si Dieu ne peut subsister sans moi, s’il est ce que je veux, c’est bien l’homme qui construit Dieu à son image dans un renversement complet de la construction biblique. Le grand romancier suisse Gottfried Keller, disciple de Strauss et de Feuerbach, n’hésitera pas à franchir le pas et à associer dans une religiosité commune mais bien peu chrétienne, Silesius et l’auteur de L’Essence du christianisme187.
187La modernité de Silesius est plus déconcertante encore lorsqu’il confronte l’homme et l’humanité. L’homme qui se pose en égal de Dieu ou qui le modèle à sa façon n’est pas l’habitant familier de cette terre dont les vices répugnent à Silesius. Mais celui-ci distingue un troisième terme, l’idée d’humanité, sur laquelle il transfère l’amour dont les hommes concrets, nos compagnons de chaque jour, ne sont pas dignes :
C’est l’humanité que l’on doit aimer
Tu n’aimes pas les hommes / en cela tu fais bien et équitablement C’est l’humanité que l’on doit aimer en l’homme188.
188Dieu est dépendant d’elle, en manque de divinité quand elle lui fait défaut. Privé d’elle, il se vide de sa substance :
La déité et l’humanité
La Déité éternelle est si redevable à l’humanité !
Que sans elle le cœur, l’âme et le sens la quittent189.
189L’humanité est encore définie comme ce qui en l’homme dépasse la nature de l’ange190. Fréquemment Silesius se plaît à rappeler que Dieu a préféré le visage de l’homme à la forme de l’ange. Nous sommes en présence d’un double mouvement, d’une part l’ascension glorieuse et conquérante de l’homme vers Dieu, l’union mystique, la déiformité, la déification, retour à soi-même et à l’Un, d’autre part l’exaltation de l’idée d’homme en l’homme, son authentique humanité. La seule conciliation possible est d’admettre que ces deux mouvements n’en sont qu’un pour Silesius. L’idée d’humanité, c’est Dieu en l’homme, l’homme en Dieu, mais c’est bien elle qui définit Dieu et non pas Dieu qui définit l’homme. Pour qui commence à douter, la tentation du retournement est inévitable. Il n’est pas possible que la perfection s’accomplisse en un seul être, pense Feuerbach. Elle ne peut se réaliser que dans l’espèce à laquelle il identifie l’idée d’humanité. Le renversement n’est pas anodin. Il nous fait passer de l’un au multiple, l’humanité étant une collection d’individus que la philosophie positiviste avec Strauss et Feuerbach subsume cependant en une unité insécable, comme si sa religiosité elle aussi avait la nostalgie de l’Un. L’humanité se réalise et conquiert sa perfection au long d’une histoire, dont la plus grande partie est à venir. Le Christ est présenté alors comme l’anticipation la plus élevée possible en son temps de cette idée. C’est un autre problème que de décider si cette transcription sécularisée de l’Un n’est pas seulement une abstraction.
190Les audaces de Silesius appelaient en des siècles ultérieurs, où la rationalité se défie de la spéculation métaphysique, cette négation de sa spiritualité qui n’en affecte pas la sincérité, attestée jusqu’à l’heure de la mort. La Contre-Réforme a tiré profit du renouvellement spirituel qu’a apporté la passion inspirée de l’écrivain silésien. Silesius est le grand mystique catholique du XVIIe siècle, sans doute le dernier dans les pays de langue allemande à mériter ce nom. G. Keller est tombé sous le charme de ce distique superbe qui exprime avec une densité dramatique poignante la parabole du « chrétien gelé » :
C’est maintenant que tu dois ouvrir tes fleurs
Ouvre tes fleurs, chrétien gelé / Mai est à ta porte :
Tu resteras mort éternellement / si tu ne fleuris pas ici et maintenant191
191Le chrétien y lira l’exigence de s’ouvrir à Dieu, de briser la prison du moi haïssable. L’agnostique y découvrira l’injonction de ne pas chercher le bonheur de l’homme en d’autres temps et d’autres lieux. Dans la leçon universelle, tous deux entendront Silesius nous demander instamment d’aimer l’autre et de nous ouvrir à lui.
192S’il ne fallait trouver qu’un trait commun aux dissidents que nous avons étudiés, ce serait la nostalgie de la catholicité de l’Eglise. Elle caractérise aussi le poète Quirinus Kuhhnann, né en 1651 à Breslau, disciple enthousiaste de Böhme, auquel il doit sa « conversion ». Kuhlmann a publié outre ses recueils poétiques des écrits religieux en latin, en allemand, en anglais et en néerlandais. Il vivait dans l’attente d’une apocalypse imminente et s’avérait suffisamment exalté et imprudent pour se proclamer « Fils du Fils de Dieu ». L’ensemble de son œuvre a un caractère fortement biographique. De multiples voyages dans des terres lointaines étaient censés contribuer à la diffusion de sa doctrine ou des visions prophétiques qui en tenaient lieu. Kuhlmann ne projetait rien moins que de convertir juifs, païens et musulmans. Ses voyages ne lui rapportèrent que de multiples persécutions qui le contraignaient à fuir au plus vite. L’un d’eux le conduisit en Russie où il projetait de rallier l’Eglise orthodoxe à ses fantasmes innocents d’union confessionnelle universelle. L’unité se fit mais contre lui et, décrété hérétique, ce qu’il était assurément, il fut brûlé sur un bûcher à Moscou en 1689 après que son cas eut été expertisé par les autorités des différentes confessions. Ses rêves utopiques embrassaient aussi le royaume de cette terre et l’on comprend aisément que cela ne lui a pas valu l’indulgence en quelque lieu que ce fût. Quirinus Kuhlmann a poussé l’inconséquence trop loin, jusqu’à l’autoproclamation messianique, pour être vraiment représentatif de la pensée religieuse de son temps. Son destin tragique est pourtant exemplaire en ceci qu’il n’a pas échappé à un sort que tant d’autres, plus circonspects ou plus chanceux, évitèrent de justesse.
Notes de bas de page
1 L’article consacré à Franck dans la Bibliotheca dissidentium, t. VII (Dir. André Sciegienny), Baden-Baden 1986 fournit une excellente introduction à la biographie et à la bibliographie de Franck ; cf. également André Sciegienny, « Sources du spiritualisme d’après la Chronica de Sébastian Franck » in Marc Lienhard (Dir.), Les Dissidents du XVf siècle entre l’Humanisme et le Catholicisme in Bibliotheca dissidentium, N° 1), Baden-Baden 1983 On pourra aussi se reporter à : Christoph Dejung, Wahrheit imd Häresie. Eine Untersuchung zur Geschichtsphilosophie bei Sebastian Franck (Vérité et hérésie. Examen de la philosophie de l’Histoire de Sébastian Franck), Thèse, Zurich 1979. Pour l’ensemble de la période : Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, Paris, 2e édit. 1971 et aussi le très instructif Gottfried Arnold, Unparteyische Kirchen-und Ketzerhistorie (Histoire impartiale des Eglises et des hérétiques), 1699-1700, reprint Hildesheim 1967.
2 Sebastian Franck, Samtliche Werke, t.l, Frühe Schriften (Premiers écrits), p. 466 (Diallage).
3 Chronik und Beschreibung der Türkei in op. cit., p. 236-327.
4 Philipp Jakob Spener, Pia desideria, 1675, dont le sous-titre, caractéristique de la sentimentalité de l’époque religieuse ou profane, était « Désir ardent d’un amendement agréable à Dieu de l’authentique Eglise évangélique ».
5 Franck, Chronica Zeytbuch und Geschychtsbibel (Chronique du livre des temps et bible de l’histoire), Strasbourg 1531.
6 Franck, Weltbuch : Spiegel und Bildniss des ganzen Erdbodens (Livre du monde : miroir et tableau de toute la terre), Tübingen 1534.
7 Franck, Paradoxa (1ère édition 1534). Nous citons à partir de l’édition de Berlin 1966 (texte de l’édition de 1542), Sämtliche Werke, t. 5, p. 22.
8 Ibid., p. 59.
9 Ibid., p. 26.
10 Ibid., p. 97.
11 Ibid., p. 52.
12 Ibid., p. 70.
13 Ibid., p. 77.
14 Ibid., p. 6.
15 Franck, Enconuon : Das Lob des göttlichen Worts (Encomion : Louange de la parole divine) in Sämtliche Werke, op. cit., t. 4, p. 256.
16 Franck, Paradoxa, p. 364.
17 Lessing, Die Erziehung des Menschengeschlechts, 1780.
18 Franck, t. 4, p. 257.
19 Ibid., p. 258. Cela n’empêche pas Franck de lancer de vigoureuses charges contre les sciences et le savoir.
20 Paradoxa, p. 344.
21 Ibid., p. 390.
22 Franck, Sprichwörter (Proverbes) in Samtliche Werke. t. 11, p. 272.
23 Paradoxa, p. 114.
24 Sprichwörter, p. 139.
25 Paradoxa, p. 44.
26 Sprichwôrter, p. 88.
27 Ibid., p. 179.
28 Paradoxa, p. 107.
29 Sprichwörter, p. 88.
30 Idem.
31 Jean Paul, Leben des vergnügten Schulmeisterlein Maria Wuz [...] (Vie du bienheureux maître d’école Maria Wuz), 1793.
32 Sprichwörter, p. 60.
33 Ibid., p. 272.
34 Von dem greulichen Laster der Trunkenheit (De l’effroyable vice de l’ivrognerie) in Sämtliche Werke, t. 1, p. 357-450. Naturellement le vice est particulièrement répandu chez les Français.
35 Diallage in Sämtliche Werke, t. 1, p. 175. Le thème est récurrent.
36 Paradoxa, p. 430.
37 Diallage, p. 90
38 Ibid., p. 70.
39 Paradoxa, p. 431.
40 Les œuvres de Schwenckfeld sont réunies dans le Corpus Schwenckfeldianorum (Ed. Schwenckfelder Church), Pensylvania et Hartford Theological Seminary, 17 vol., Leipzig 1907 sq. On pourra se reporter à Alexandre Koyré, op. cit., p. 9-37 et à André Sciegienny, Homme charnel, homme spirituel. Etude sur la christologie de Caspar Schwenckfeld (1489-1561), Wiesbaden 1975, ici p. 26.
41 Corpus [...], t. XIII, p. 235 (écrit d’août 1553).
42 Von der Sunde und Gnad Adam und Christo (Du Péché et de la grâce d’Adam et du Christ) in Corpus [...], t. VI, p. 615.
43 De Praedestinatione (1531) in Corpus, t. IV, p. 104.
44 Ibid., p. 105 et passim.
45 Christ’s Humanity real in Corpus, t. IV, p. 113. 11 est difficile d’établir si Schwenckfeld qui s’efforce dans cet écrit de construire son éthique sur l’humanité réaffirmée du Christ prend conscience des difficultés de sa doctrine ou répond à ses accusateurs, ce qui nous paraît cependant plus vraisemblable.
46 Corpus, t. IV, p. 137.
47 Der vierte Sendbrief an alle Christgläubigen geschrieben, t. IV, p. 181 sq.
48 Ibid., p. 228.
49 Catechismus von etlichen Hauptartikeln des christlichen Glaubens in Corpus, t. IV, p. 235 (écrit de 1531).
50 Der XXXII Sendbrief (La 32e missive) in Corpus, t. XIII, p. 59.
51 Vom Unterschied des Worts Gottes und der Heiligne Schrift (De la Diffférence entre la Parole de Dieu et l’Ecriture) in Corpus, t. XIII, p. 904-922.
52 Christ’ Humanity real, op. cit., p. 113.
53 Mikrokosmos und Makrokosntos. Okkulte Schriften von Paracelsus (Ed. Helmut Werner), Munich 1989, p. 5. Parmi les écrits récents, on peut signaler : Ute Gause Paracelsus (1493-1541). Genese und Entfaltung seiner frühen Theologie (Genèse et développement de sa première théologie), Tübingen 1993. On se reportera aux Nova acta Paraselcica (Ed. Schweizerische Paracelsus-Gesellschaft), Berne e.a., dont le volume 17 est paru en 2003.
54 Histoire de la littérature allemande (Dir. Fernand Mossé), Paris, Aubier 1995, p. 201.
55 De septem punctis idolatriae christianae in Theophrast von Hohenheim, genannt Paracelsus, Theologische und religionsgeschichtliche Schriften, t. 3 (Ed. Kurt Goldammer), Stuttgart 1986, p. 11. Le texte a été écrit vers 1525.
56 Ibid., p. 160.
57 Ibid., p. 20.
58 Ibid., p. 187
59 Degenealogia Christi, in Theologische [...], t. 3, p. 137 (écrit postérieur à 1530).
60 Liber depoenitentiis in Theologische [...], t. 2, (Ed. Kurt Goldammer), p. 415 (texte écrit vers 1530).
61 De genealogia Christi, op. cit., p. 163.
62 De septem [...], op. cit., passim.
63 Liber de imaginibus idolatriae, in Theologische [...], t. 3 (fin des années 30), p. 283 sq.
64 De secretis secretorum, in Theologische [...], t. 3, p. 169 (écrit du début des années 30).
65 Astronomia magna oder die ganze Philosophia [...], in Theophrast von Hohenheim [...], Medizinische, naturwissenschaftliche und philosophische Schriften, t. 12 (Ed. Karl Sudhoff), Munich et Berlin 1989, p. 28.
66 Ibid., p. 29.
67 Ibid., p. 418 sq.
68 Ibid., p. 311.
69 Ibid., p. 391 sq.
70 Ibid., p. 393.
71 Das lumen primum der Philosophia magna, in Theophrast von Hohenheim [...], op. cit., t. 14 (Ed. Karl Sudhoff), p. 204.
72 Ibid., p. 203.
73 De ordine domi, in Theologische [...], t. 2, p. 53.
74 De genealogia Christi, op. cit., p. 147.
75 Auslegung über die zehen gebott Gottes (Explication des dix commandements de Dieu), in Theologische [...], t. 7, p. 189.
76 De magnificis et superbis, in Theologische [...], t. 2, p. 133.
77 Vom Fasten und Casteien (Du jeûne et de la mortification de la chair), in Theologische [...], t. 2, p. 438 sq.
78 Sermo depurgatorio, in Theologische [...], t. 3,passim. L’écrit date des années 20, mais Paracelse est resté constant sur ce point.
79 Degenealogia Christi, op. cit., p. 145.
80 Ibid., p. 91.
81 Ibid., p. 100.
82 Signalons parmi les travaux consacrés à Weigel : Gabriele Bosch, Reformatorisches Denken und frühneuzeitliches Philosophieren. Eine vergleichende Studie zu Martin Luther und Valentin Weigel (Pensée de la Réforme et philosophie à l’aube des temps modernes. Etude comparative de Martin Luther et de Valentin Weigel), Marburg 2000, ici p. 145, la thèse de Bernard Gorceix, La mystique de Valentin Weigel 1533- 1588 et les origines de la théosophie allemande, éd. Université de Lille III, 1971 et Gerhard Wehr, Valentin Weigel. Der Pansoph und esoterische Christ, Fribourg en Brisgau 1979. Cf. également, Der Protestantismus des 17. Jahrhunderts (Dir. Winfried Zeller), Brème 1962.
83 Gnothi seauton in Valentin Weigel, Sämtliche Schriften (Ed. Horst Pfefferl), t. 3, p. 57.
84 Ibid., p. 62.
85 Ibid., p. 67.
86 Ibid., p. 77 sq.
87 Ibid., p. 75.
88 Ibid., p. 69.
89 Das andere Büchlein (L’autre opuscule) in Weigel, op. cit., t. 3, p. 109.
90 Ibid., p. 115.
91 Dialogus de Christianismo (1584), Stuttgart-Bad Cannstadt, 1907, p. 107.
92 Das andere Büchlein, op. cit., p. 127.
93 Der güldene Griff’in Sämtliche Schriften, op. cit., t. 8, p. 29.
94 Ibid., p. 13.
95 Das andere Büchlein, p. 100.
96 Vom Gesetz oder Willen Gottes (De la Loi ou de la volonté de Dieu), in Sämtliche Schriften, t. 3, p. 30.
97 Dialogus [...], p. 72.
98 Ibid., p. 17.
99 Von der Bekehrung des Menschen (1570) in Sämtliche Schriften, 2e livraison, Stuttgart-Bad Cannstadt 1964, p. 17 sq.
100 Ibid., p. 18.
101 Von Armut des Geistes oder waarer Gelassenheit (De la pauvreté spirituelle ou du vrai dénuement), in Sämtliche Schriften, 2e livraison, p. 56 sq. L’écrit, pensé en symbiose avec le précédent, est de 1570 également. Il est caractéristique que ce traité soit qualifié d’« utile », comme celui sur la conversion, Weigel affirmant ainsi l’utilité de la mystique par opposition aux choses de ce monde.
102 Ibid., p. 54.
103 Ibid., p. 75.
104 Ibid., ?. 56.
105 Vom Ort der Welt (Du lieu du monde) in Sämtliche Schriften, 3e livraison (Ed. Will-Erich Purckert et Winftied Zeller), p. 67. Encore une fois le traité est qualifié d’« utile ».
106 Ibid., p. 100.
107 Idem.
108 Gerhard Wehr, Valentin Weigel, op. cit., p. 5 sq.
109 La littérature critique consacrée à Böhme est moins abondante qu’on se l’imaginerait. Citons notamment, Alexandre Koyré, La Philosophie de Jakob Böhme, Paris, 2e éd. 1971 ; Nicolas Berdiaeff, Jakob Böhme Mysterium magnum (Préface), Paris 1945 ; Hans Tesch, Vom dreifachen Leben. Ein geistiges Porträt des Mystikers Jakob Böhme (De la vie triple. Portrait spirituel du mystique Jakob Böhme) ; Enst-Heinz Lumper, Jakob Böhme Leben und Werk (Jakob Böhme. Sa vie son œuvre), Berlin 1976 ; Pierre Deghaye, La Naissance de Dieu ou la doctrine de Jacob Böhme, Albin Michel 1985 ; Gerhard Wehr, « Jakob Böhme ‘Philosophas teutonicus’ » in Die deutsche Mystik, Berlin e.a. 1988 ; Hans Grunsky, Jakob Böhme, Stuttgart 1956 ; Franz von Baader, Sämtliche Werke, t. 13 (reprint Aalen 1963).
110 Nikolaus von Kues, Idiota de sapientia, de mente, de staticis experimentis (Propos du laïc sur la sagesse, l’esprit et les expériences faites au moyen de la balance), conçu vers 1450.
111 Cf. notamment, Schutzrede gegen Gregor Richter (Réponse aux attaques de Gregor Richter).
112 Alexandre Koyré, op. cit., p. 200.
113 Theosophische Sendbriefe (Ed. Gerhard Wehr), Fribourg en Brisgau 1979, p. 129 (lettre écrite le jour de l’Assomption 1621).
114 Koyré estime que Bôhme avait affaire à Görlitz à des adversaires crypto-calvinistes. Cependant la doctrine de la prédestination n’oppose pas vraiment luthériens et calvinistes, bien qu’ils s’efforcent pour des questions de frontières évidentes de mettre leurs divergences en exergue, non sans une certaine hargne. Leibniz dans sa Théodicée ne pense pas en 1710 que les doctrines diffèrent sur ce point de quelque façon. Böhme ne l’aurait pas contredit.
115 Morgen-Röte im Aufgange (Aurora) in Jakob Böhme, Werke, Deutscher Klassiker Verlag 1997, p. 48.
116 De signatura rerum in Jakob Böhme, op. cit., p. 514.
117 Ibid., p. 521.
118 Ibid., p. 531.
119 Mysterium pansophicum (Ed. Gerhard Wehr), Fribourg en Brisgau 1980, 4e texte, P-32.
120 Ibid., 3e texte, p. 31
121 Ibid., 5e texte, p. 34.
122 Ibid., 6e texte, p. 37.
123 De signatura rerum, op. cit., p. 621.
124 Ibid., p. 713.
125 Emst-Heinz Lumper, op. cit., p. 11. Cet ouvrage a été écrit en R.D.A à une époque où la volonté d’intégration harmonieuse du passé allemand dans l’histoire contemporaine du socialisme – à l’exception évidemment du national-socialisme, considéré cependant comme un fascisme parmi d’autres – était quasiment un impératif patriotique. Luther, Frédéric II, objectivement contre Marx, et Bismarck, tout aussi arbitrairement, se voyaient ainsi prudemment réhabilités.
126 Von der Gnademvahl, Reclam 1988, p. 47.
127 Ibid., p. 251 (Postface de Roland Pietsch).
128 Ibid., p. 65.
129 Ibid., p. 69.
130 Cf. Roland Edighoffer, « La féminité de Dieu dans la tradition judéo-chrétienne » in L’Homme et l’Autre. De Suso à Peter Handke (Dir. Jean-Marie Paul), Presses universitaires de Nancy 1990, p. 71-96.
131 Alexandre Koyré, op. cit., p. 484 sq.
132 Theosophische Sendbriefe, op. cit., t. 2, p. 122 (lettre du 11 novembre 1623).
133 Von der Gnadenwahl, p. 145 sq.
134 Ibid., p. 16 et passim.
135 Ibid., p. 154.
136 Ibid., p. 75.
137 Ibid., p. 77.
138 Ibid., p. 150.
139 Theosophische Sendbriefe, t. 2, p. 107 (lettre de 1623).
140 Id., t. 2, p. 67 (lettre du 19 février 1623).
141 Id., t. 2, p. 111 (lettre de 1623).
142 Id., t. 2, p. 53 (lettre du 13 décembre 1622) et passirn quant à la doctrine de la grâce.
143 Id., t. 1, P- 172 (lettre du 17 octobre 1621).
144 Id., t. 2, p. 108 (lettre de 1623).
145 Id., t. 1, p. 175 (lettre du 17 octobre 1621)
146 Id., t. 1, p. 181 (lettre du 1er janvier 1622).
147 Johannes Kepler, Mysterium cosmographicum de admirabili proportione orbium coelestium [...].
148 Böhme n’emprunte cependant pas cette expression à Luther, dont il s’approprie seulement la démarche pour s’attaquer aux bases théologiques et sociales de la Réforme.
149 Theosophische Sendbriefe, t. 1, P- 145. Böhme, qui dit n’avoir écrit qu’à son usage personnel, demande cependant à son correspondant de lui signaler dans son œuvre les passages incompréhensibles, afin qu’il puisse les retoucher. Il s’exprime alors avec humilité.
150 L’édition la plus complète des œuvres de Silesius est aujourd’hui encore Angélus Silesius, Sâmtliche poetische Werke (Ed. Hans Ludwig Held), 3 tomes, Munich 1949- 1952, dont l’introduction est également des plus précieuses. On citera dans la littérature critique, qui compte de nombreux articles et peu de livres les ouvrages de Horst Althaus, Johann Schefflers « Cherubinischer Wandersmann » : Mystik und Dichtung (« Le Pèlerin chérubinique » de Johann Scheffler : Mystique et poésie), Giessen 1956, et en langue française, Jean Baruzi, Création religieuse et pensée contemplative, t. 2, Paris 1951, p. 99-239 ; Henri Plard, La Mystique d’Angelus Silesius, Paris 1953 ; Bernard Gorceix, Flambée et agonie. Mystiques du XVIIe siècle allemand, Sisteron 1977. Citons encore en traduction, Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique (Ed. Eugène Susini), 2 t., Paris 1964. Held (op. cit., t. 1, p. 233 sq.) a édité l’écrit de Silesius justifiant sa conversion. Celui-ci a naturellement connu une importante diffusion.
151 Nous citerons à partir de Angélus Silesius, Cherubinischer Wandersmann (Ed. Louise Gnädinger), Reclam, Stuttgart 2000, ici p. 98 (n° 184).
152 Ibid., p. 29 (n° 15).
153 Ibid, . p. 43 (n° 111).
154 Ibid., p. 91 (n° 132).
155 Ibid., p. 99 (n° 190).
156 Ibid., p. 157 (n° 38).
157 Ibid., p. 99 (n° 189).
158 Ibid., p. 38 (n° 76).
159 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris 1998, qualifie Silesius (p. 479) de « vaste et profond esprit ».
160 Silesius, op. cit., p. 91 (n° 136).
161 Ibid., p. 54 (n° 188).
162 Ibid., p. 248 (n° 11).
163 Ibid., p. 250 (n° 17, 18). Le thème est un des plus récurrents d’une œuvre dans laquelle la répétition relève à la fois du genre littéraire et du souci pédagogique.
164 Idem.
165 Ibid., p. 28 (n° 6).
166 Ibid., p. 109 (n° 255) ; cf. ici l’usage du verbe « verwerden », qui désigne l’effacement passif du devenir par le retour à l’origine où le « nombre » n’existe pas.
167 Ibid., p. 27 (n° 5).
168 Idem (n° 2).
169 Ibid., ?. 105 (n° 226).
170 Ibid., ?. 119 (n° 51).
171 Ibid., ?. 157 (n° 40).
172 Ibid., ?. 74 (n° 14).
173 Ibid., p. 77 (n° 38).
174 Ibid., p. 27 (n° 3).
175 Ibid., p. 129 (n° 114), où l’idée d’une échelle des perfections n’implique pas une rupture de la continuité de l’animal à Dieu en passant par l’homme et l’ange. D’autres distiques expriment une vision différente de la hiérarchie entre l’homme et l’ange (p. 128, n° 107), l’homme « sans tache » étant ici supérieur aux anges. Silesius, dès qu’il oublie un souci d’orthodoxie, qui est loin d’être lancinant chez lui, retrouve le fil des thèmes eckhartiens.
176 Ibid., ?. 27 (n° 4).
177 Ibid., ?. 98 (n° 180).
178 Ibid., p. 97 (n° 178).
179 Ibid., p. 51 (n° 168).
180 Ibid., p. 113 (n° 19).
181 Ibid., ?. 113 (n° 20).
182 Ibid., p. 59 (n° 224).
183 Ibid., p. 60 (n° 225).
184 Ibid., p. 28 (n° 7).
185 Ibid., p. 28 (n° 8).
186 Ibid., p. 54 (n° 184).
187 Gottfried Keller, reprenant la superbe métaphore de Silesius (cf. note 191), a intitulé « Le chrétien gelé » un chapitre de son grand roman Der grüne Heinrich (Henri le Vert), 1ère éd. 1855. Il y multiplie les références au mystique silésien qu’il confronte à la pensée de Feuerbach.
188 Ibid., p. 51 (n° 163).
189 Ibid., p. 64 (n° 259).
190 Ibid., p. 78 (n° 44).
191 Ibid., p. 126 (n° 90).
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