Martin Luther (1483-1546) et la Réforme
p. 136-171
Texte intégral
La vie et l’œuvre de la vie
1Pour des raisons d’euphonie, nous parlerons de la Réforme et non pas de la « Réformation », bien que la mode de ce dernier vocable semble s’être durablement enracinée, la dissonance du terme allemand prononcé à la française étant de nature à irriter les oreilles les moins délicates. Encore faut-il remarquer que l’usage du concept allemand a pour mérite de souligner l’origine du phénomène et le lieu de son implantation massivement dominante. Si l’on tient absolument à opérer une différence de contenu entre les deux notions, mieux vaudrait utiliser, à tout prendre, le terme de « Reformation », qui marquerait bien que la Réforme accomplit un travail de refondation de l’Allemagne. La Réforme scelle l’acte de naissance de l’Allemagne moderne.
2On ne saurait résumer la vie de Luther à la manière dont Heidegger, paraît-il, expédiait celle d’Aristote : « Il est né, il a vécu, il est mort ». L’œuvre du Stagirite a une rigueur conceptuelle qui se suffit à elle-même. La vie de Luther a été marquée par des révélations ou illuminations bouleversantes, des décisions historiques qui aident à comprendre l’œuvre en éclairant la personnalité de son auteur, bien que par principe dans sa densité palpable l’écrit paraisse moins suspect. Nous rappellerons donc un certain nombre de données mais sans leur accorder une importance excessive, d’autant plus que Luther est la principale source des informations dont nous disposons. Or c’est un homme pleinement conscient de sa mission qui témoigne, fixant du même coup les limites du témoignage et du souvenir, dont l’intérêt est cependant de témoigner encore jusque dans les retouches qu’ils font subir à la vérité historique.
3La littérature critique consacrée à Luther est inépuisable. Elle ne se partage pas en ouvrages sérieux ou « scientifiques » et en écrits de basse extraction, vulgaires, médiocres ou hagiographiques. La somme du Dominicain Heinrich Denifle ne dédaigne pas la polémique et l’hagiographie n’est pas nécessairement ignare1. L’effort d’objectivité, selon qu’il est d’origine catholique ou protestante, fait l’effet d’être impie à l’autre camp. La science n’est pas neutre et l’indifférence paraît scandaleuse. Une interprétation psychanalytique est ressentie comme un crime de lèse-majesté par les disciples de Luther et il est vrai qu’il en est de fort irrévérencieuses. En revanche, les approches œcuméniques sont fades. Aujourd’hui encore cependant, il se trouve des théologiens protestants pour écrire sur Luther à la manière dont les prêtres d’autrefois narraient la vie des saints bretons à leurs fidèles. L’emprise de la sexualité sur la vie et la doctrine, la volonté de puissance, le déséquilibre psychique, sinon la maladie mentale, sont les tares que les ennemis de Luther s’acharnent à exhiber, tandis que ses fidèles ne se lassent pas de célébrer l’authenticité de sa foi, son génie créateur, le travail infatigable de reconstruction d’un christianisme tombé dans la décadence par la faute de Rome et de ses prêtres qu’ils se font un devoir de flétrir2.
4Les pages étincelantes que Thomas Mann a réservées à Luther, vaguement admiratives et terriblement corrosives, résument toutes les contradictions de l’homme et de son œuvre, toutes les interrogations que soulèvent la Réforme et ses conséquences pour l’Allemagne et ses voisins. Il fut difficile à ses lecteurs d’admettre que Thomas Mann brossait le portrait du fondateur de leur religion avec la distance irrespectueuse qu’un écrivain s’efforce d’atteindre à l’égard d’un personnage de fiction pour lequel il n’éprouve aucune sympathie. Les traits qu’il gravait sur le visage de Luther furent ressentis comme des coups de sabre. Le blasphème était d’autant plus douloureux que l’on ne pouvait faire passer Thomas Mann pour un ennemi de l’Allemagne ou un suppôt du catholicisme3.
5Les grandes dates de la vie de Luther sont assez bien connues. Il est né le 10 novembre 1483 à Eisleben, à la frontière entre la Thuringe et la Franconie. On s’acharna à faire naître Luther, qui un an plus tôt, qui un an plus tard pour qu’il prît place dans une conjonction astrale plus glorieuse. Le moindre des manipulateurs ne fut pas Melanchthon. Luther lui-même tenait ces spéculations astrologiques pour pures billevesées. Un retable de Lucas Cranach le Jeune, un masque mortuaire conservé à Halle semblent accréditer l’idée que Luther serait d’origine slave. Par l’entremise d’un de ses personnages, porte-drapeau de la philosophie des Lumières, Thomas Mann, décidément incorrigible, découvre l’empreinte de l’Asie sur les pommettes du Réformateur4. Mais Lucas Cranach a achevé son œuvre neuf ans après la mort de Luther. Il avait eu le temps d’oublier les traits de l’homme qu’il avait fréquenté et admiré. Le masque mortuaire ne serait pas authentique. L’Allemagne respire. L’importance que l’on accorde à une origine, qui en soi n’en a pas, prouve que le débat sur Luther est rarement exempt, au moins en Allemagne, de considérations étrangères à la religion et à la théologie.
6L’extrême pauvreté de la famille de Luther relève de la légende dorée. Le misérabilisme rehausse l’éclat du héros. Le Réformateur a lui-même propagé la fausse nouvelle : « Mon père était dans sa jeunesse un pauvre mineur. Ma mère portait sur le dos le bois qu’elle ramenait à la maison. C’est ainsi qu’ils nous ont élevés. Ils ont souffert grande peine que le monde aujourd’hui ne supporterait plus »5. Or le père de Luther s’étant établi à son compte était en fait un petit entrepreneur qui avait acquis une certaine aisance et non pas un simple mineur privé de la lumière du jour au fond de noires galeries. Il était devenu une sorte de notable, appartenant à une petite bourgeoisie en train de se constituer grâce à la prospérité qu’apportaient dans la région les mines de cuivre et d’argent. Economiquement, l’Allemagne sortait du Moyen Age.
7Souvent fouetté au sang pour une peccadille, Luther fut élevé avec une dureté qui n’avait rien d’exceptionnel en son temps. Le monde qu’il a connu dans son enfance croit aux démons, aux fantômes, aux sorcières et à leurs maléfices. Il vit à leur contact. Luther ne se délivrera jamais de ces terreurs charnelles de l’imaginaire.
8Bien qu’il dût entretenir huit enfants, le père de Luther put lui permettre de s’inscrire en 1501 à l’université d’Erfurt. Selon l’usage, il y étudia la grammaire, la dialectique et la rhétorique qui constituaient le « trivium », puis l’arithmétique, l’astronomie, la géométrie et la musique dont se composait le « quadrivium ». Les œuvres d’Aristote, qu’il n’hésitera pas à qualifier d’« âne paresseux », l’occupèrent de 1502 à 15056. Luther lui reproche d’avoir conçu un Dieu indolent et enfermé en soi-même, indifférent aux affaires du monde, en tout point contraire à celui qui l’obsède et le terrorise dans sa jeunesse7. Jusqu’à l’âge de vingt ans, Luther ne connaissait de la Bible que ce qu’il lui avait été donné d’entendre pendant la célébration des offices. C’est tout au moins la complainte qu’il donne à entendre en 15388.
9Se saisissant du propre témoignage de Luther, Denifle l’a accusé de mensonge. Selon l’usage, les Augustins avaient accueilli le jeune novice en lui offrant une Bible, celle de Luther étant reliée de cuir rouge. Mais Luther a vingt ans en 1503 et se fait moine en 1505. Les deux témoignages ne sont pas pleinement incompatibles. En revanche, Luther exagère manifestement l’ignorance de la Bible déjà traduite à de multiples reprises en haut allemand quand il publie sa propre traduction, même si les commentateurs des Ecritures étaient encore trop sollicités à son goût aux dépens du texte inspiré9. On entendra également le Réformateur vitupérer le luxe et la débauche qui régnent dans les couvents et, l’instant d’après, déplorer la rigueur des exercices ascétiques qui ruinent la santé des jeunes gens. Des abus ponctuels, qu’il n’est certes pas le premier à dénoncer, sont érigés en systèmes implacables. Au contact des Augustins, Luther a connu frugalité et relative pauvreté dans la satisfaction des besoins matériels élémentaires, loin des excès traditionnellement mis en exergue. Ne nous voilons pas la face. L’abstinence sexuelle fut la privation la plus douloureusement ressentie. L’observance de la règle de l’Ordre était pratiquée strictement mais avec humanité. Les Augustins ne brisaient pas les corps pour fléchir les âmes. Mais c’est des âmes qu’il s’agit. N’est pas moine qui veut. En proie aux démons de ses superstitions, Luther ne l’est pas devenu par une décision librement assumée, bien qu’il ait agi apparemment de son plein gré. Ce ne fut pas en tout cas sa famille qui força pour lui les portes du couvent. Son père désapprouva fortement la décision du jeune homme. Elle fut prise dans des circonstances singulières qui nous instruisent sur l’imaginaire du futur Réformateur.
10L’université lui offrait le choix entre la médecine, la théologie et le droit. Le jeune homme ne se sentait pas de vocation particulière. La médecine ne l’attirait pas. Faute de mieux, il s’était décidé pour le droit, discipline qu’il exécrera toute sa vie, autant que ceux qui la pratiquent. Il suivait en cela l’avis de son père mais rien n’indique qu’il souhaitait alors étudier la théologie. Un phénomène naturel en décida autrement et fit de lui pour toujours un homme de foudre et de foi.
11Surpris par un violent orage le 2 juillet 1505, Luther implora sainte Anne, selon les uns parce qu’elle est la patronne des mineurs, selon les autres parce qu’elle protège de la foudre, et fit le vœu de se faire moine s’il conservait la vie sauve. Luther n’a pas tardé à regretter cette promesse, avant même d’entrer chez les Augustins dans les jours qui suivirent. Il fallait que Dieu se fut trompé ou qu’il fût lui-même fautif. Plus tard, il s’en tire par une pirouette linguistique : « Mais Dieu a entendu mon vœu en hébreu : Anna, c’est-à-dire sous la grâce et non pas sous la loi »10, l’hébreu permettant de rapprocher opportunément les vocables qui signifient « Anne » et « grâce ». Cela n’exclut pas des motivations fort profanes – Luther n’avait nulle envie d’épouser la riche jeune fille que son père lui destinait – ni inversement la maturation psychologique d’un jeune homme pieux qui aurait pu croire momentanément en une vocation religieuse. L’explication naturelle ou surnaturelle selon les convictions de chacun mérite cependant d’être retenue puisque Luther croit avoir été sauvé en une autre circonstance par l’intervention miraculeuse de la Vierge Marie11.
12Luther tint sa promesse contre l’avis de son père, qui se résigna à grand-peine. C’est au couvent des Augustins d’Erfurt que Luther a donc commencé vraiment l’étude de la théologie. L’influence d’Occam semble avoir été prédominante à l’université de cette ville. Le fait n’est certainement pas secondaire si l’on se souvient que l’enseignement des théories d’Occam avait été à plusieurs reprises interdit à l’université de Paris entre 1339 et 1473, ce qui n’empêcha pas le Franciscain anglais de jouir aux XIVe et XVe siècles d’une très grande autorité et renommée. Au regard de la vie et de l’œuvre de Luther, le problème du nominalisme et la querelle des universaux ne pouvaient le marquer durablement, sinon par irritation persistante. En revanche, Luther a dû retenir d’Occam un scepticisme intransigeant quant à la faculté de connaître de l’homme. L’existence de Dieu, sa nature et ses attributs sont hors de portée de notre raison. Contrairement à Thomas, Occam oppose la raison et la foi, la première ne pouvant fonder aucune certitude pour toute question qui relève de la métaphysique. D’autre part, nous savons que Luther recourt à Nicolas de Lyre pour défricher et déchiffrer le texte biblique qui désormais l’absorbera jusqu’à la fin de sa vie. Si l’on ajoute qu’il a été fortement impressionné par la capacité au moins de certains Franciscains à vivre jusque dans ses plus extrêmes exigences l’idéal de pauvreté qu’ils proclament à la face du monde, de l’Eglise et de ses papes, on s’étonnera peut-être que l’influence franciscaine ait pu coexister avec celle des mystiques dominicains que nous voyons resurgir en des points essentiels de la doctrine.
13Mais Luther n’est pas un esprit systématique. Il n’a pas pris le parti de tel ou tel ordre avant de les flétrir tout uniment. Il puise à diverses sources ce qui lui convient dans l’instant, ce qui n’empêche nullement l’accord de ses idées en fonction des émotions et des besoins qui le travaillent ou d’une exigence existentielle. Le monde dans lequel Luther évolue pendant ses années de formation, celui des idées et des croyances, mais aussi l’univers plus mystérieux des représentations populaires et des superstitions, est marqué par un déterminisme global qui ne laisse pas de place à la liberté. Cela vaut pour l’astronomie, dont Luther reconnaît les lois, tout en se gaussant sagement de l’astrologie, ce qui le distingue de Melanchthon. Cela est vrai également des commandements du Décalogue dont Occam enseigne qu’ils sont une manifestation pure de la volonté de Dieu et non pas un impératif moral que la raison pourrait justifier ou reconstruire. Dans le système implicite ou non construit rationnellement qui va gouverner la pensée de Luther, l’inflexibilité de la loi naturelle et la gratuité d’un fonctionnement impénétrable du décret divin ne font qu’un. L’intervention de Dieu ou du démon sous toutes ses formes dans le cours de la vie des hommes ne fait que marquer le déterminisme de l’empreinte de l’arbitraire ou de la fatalité en le rendant définitivement incompréhensible à la raison.
14La loi ou la grâce, dont nous avons vu que Luther les oppose en relatant un épisode décisif de son existence, n’en sont pas moins deux figures de la nécessité, définitivement rebelles à notre entendement dans la version luthérienne, que l’origine en soit Occam ou non. Sans doute y a-t-il avec la devotio moderna par laquelle on caractérise d’ordinaire les formes de la piété religieuse à Erfurt au temps du séjour de Luther une rupture avec la tradition thomiste et la via antiqua. Ce n’est pas là le signe d’une quelconque émancipation, d’une conversion aux modes de pensée de la Renaissance. Ce serait plutôt le contraire. L’intériorisation de la vie religieuse contribue à désacraliser l’autorité de l’Eglise et ouvre du même coup les voies à la Réforme. Elle n’est nullement anthropocentrique et n’inaugure pas un quelconque mouvement de libération du sujet quand le Dieu de l’Ancien Testament investit le christianisme et invente le Bien et le Mal comme il joue avec le cœur de Pharaon. Le Dieu d’Occam serait, il est vrai, incapable d’un élan de tendresse pour le peuple élu. Les humanistes allemands corrigeront sur ce point le Franciscain anglais en confisquant l’autorité transcendante au profit de la nation injustement privée d’existence. L’humanisme érasmien ouvre de tout autres horizons mais Erasme a subi la devotio moderna dans sa jeunesse plus qu’il ne l’a choisie et s’est vite délivré de son influence.
15En aspirant à la réconciliation de la raison et de la foi, la philosophie idéaliste allemande, notamment dans la pensée de Hegel, renouera sans mot dire avec la tradition thomiste, ce qui n’implique pas un effacement de la sensibilité luthérienne chez ses principaux représentants. Si Thomas n’est présent dans l’œuvre de Luther que sous la forme du repoussoir, cela ne signifie pas que la philosophie d’Occam excluait toute autre influence à l’université et chez les Augustins d’Erfurt. La pensée augustinierme ne pouvait évidemment en être bannie mais tout au plus comprise dans un sens compatible avec les présupposés occamistes. L’accord s’établissait aisément quant au problème du libre arbitre et de la prédestination. Il semble cependant que Luther n’ait pas tardé à reprocher à Occam d’accorder trop de mérite à l’homme dans l’accomplissement des œuvres, comme si le Franciscain anglais en venait à oublier l’Esprit saint12. L’étude de l’ennemi inconciliable de Pélage n’entraînait pas Luther à accorder une excessive autonomie à la personne humaine.
16Il est plus difficile d’affirmer ce que Luther a connu et retenu de la mystique dominicaine pendant ses années de formation. En dépit des multiples conflits avec les Prêcheurs qui émailleront l’histoire de la Réforme, Luther ne s’interdit nullement de citer Tauler, auquel il attribue la Theologia deutsch, comme nous l’avons vu. L’anthropologie sur laquelle va s’édifier la nouvelle doctrine s’avérera tributaire de la mystique dominicaine, certes privée de sa pointe et de ses élans, ce qui n’est pas rien. Cela implique que Luther avait une connaissance précise de ses principaux thèmes avant de rédiger ses premiers écrits, au plus tard en 1516, date que suggère le Commentaire de l’Epître aux Romains.
17S’il ne fallait retenir qu’un point commun aux différents auteurs découverts par Luther pendant ces années, d’Augustin à Tauler, ce serait l’accablante indignité de l’homme, bien qu’Occam, qui n’est pas exempt de contradictions, autorise son Dieu de granit à dispenser sa grâce à l’homme quand celui-ci parvient à accomplir ses commandements par un effort de sa volonté. Il ne restera rien chez Luther de cette dernière tolérance.
18On raconte que Luther, pendant qu’il écoutait à l’office l’évangile de Marc 9, 14, qui nous narre comment Jésus guérit soit un démoniaque, soit un épileptique (la Bible de Jérusalem dit prudemment un « démoniaque épileptique »), fut pris d’une sorte de convulsion et se mit à crier qu’il ne l’était pas – ici il faut entendre naturellement « démoniaque ». On devine le parti que la controverse catholique tira sur le champ de l’événement, faisant de Luther un possédé, tandis que la critique ultérieure fut tentée parfois de conclure à des troubles neurologiques13. Nous voyons plus simplement dans la proclamation ostentatoire et énigmatique non pas le signe d’une crise d’identité, hypothèse également formulée, mais plutôt d’une hantise traumatisante du péché. Luther est bien possédé mais par ses propres croyances, par la peur panique du démon, interprétation qui s’impose d’autant plus qu’il ne se délivrera jamais de ces terreurs farouches. Luther trouvait dans les doctrines ressassant l’indignité de l’homme l’écho de ses propres expériences que confortait encore l’autorité d’auteurs illustres. Mais l’on peut soutenir inversement que Luther suivait ainsi sa voie et n’a jamais découvert dans ses lectures que ce qu’il venait y chercher.
19Luther fut ordonné prêtre le 3 avril 1507. A l’automne de l’année suivante, il fut envoyé par son Ordre à Wittenberg, dont l’université n’avait que six ans d’existence. La bourgade était des plus misérables et même des plus arriérées, à en croire Luther, qui est loin d’en faire la « Rome de la Réforme »14. Luther se vit confier l’enseignement de la philosophie morale à la Faculté des arts, tâche dont il s’acquitta sans grand enthousiasme. Rappelé à Erfurt un an plus tard, il fut chargé de commenter les Sentences de Pierre Lombard. A cette époque, il lit Augustin, sans que nous puissions dire avec certitude à quand remonte son premier contact avec l’auteur des écrits antipélagiens.
20En 1510, Luther est envoyé en mission à Rome. Alors que des querelles agitent l’Ordre, Luther s’y rend en partisan de la stricte observance. Les critiques mordantes dont il accabla par la suite la Ville sainte ne correspondent pas à ses impressions premières. Rome n’offre pas à ses visiteurs le luxe et le faste de Florence. L’écart avec Erfurt et Wittenberg n’en est pas moins impressionnant. Ce n’est cependant pas tant le spectacle d’une autre civilisation qui a choqué Luther que le manque de piété et la désinvolture du clergé romain en général.
21Toujours en quête d’une confession exhaustive qui le délivrerait enfin de ses obsessions et lui garantirait son salut, il fut aussi déçu par son incapacité à y parvenir15. Luther fait sur sa propre personne l’expérience de la vanité des œuvres avant d’en déduire qu’elles ne peuvent plaire à Dieu. Il était parti à Rome mandaté par les défenseurs de la stricte observance et donc en prenant parti contre le vicaire général de l’Ordre, Staupitz. A son retour, il se range à ses côtés, sans que l’on puisse invoquer de mystérieuses raisons tactiques, et bénéficiera désormais de sa protection. Ce revirement ne peut s’expliquer que par un changement d’appréciation de l’Eglise, dont il s’était voulu le défenseur.
22Staupitz ne tarda pas à convaincre Luther de la nécessité d’obtenir le grade de docteur en théologie. Cette distinction consacrait alors des mérites intellectuels et moraux, imputables à l’homme et au croyant, et n’exigeait pas la présentation d’une œuvre nouvelle et originale sous la forme d’une thèse préparée pendant de longues années. Luther put ainsi succéder immédiatement à Staupitz, accaparé par ses fonctions. Il restera professeur à Wittenberg jusqu’à sa mort, au moins en titre.
23Pendant toutes ces années, Luther est un homme triste, accablé, dont les tourments fournissent matière à maintes affirmations injurieuses sur son état de santé mental, mais aussi à bien des interrogations de la part de théologiens plus bienveillants quant à la nature de la crise ou des crises qu’il traverse. Ce morbus spiritualis, cette infirmitas spiritus, que Luther ne songe nullement à nier, au contraire, ne l’empêcheront pas d’être un travailleur infatigable. Cette contradiction emplira sa vie, sans qu’il soit possible de nier un des termes de l’apparente antinomie, comme si prier, étudier, prêcher, enseigner et s’acharner à détruire la Babylone des temps modernes le préservait des effets les plus nocifs de sa désespérance ou de son acédie. Certes Luther en relatant complaisamment les maux qui l’affligent gère admirablement son image. Il a en cet art des siècles d’avance sur son temps. Rien ne s’accorde mieux à l’histoire de sa vie qu’une anthropologie où le juste est toujours pécheur et le pécheur toujours juste pourvu que Dieu l’ait voulu ainsi. Mais il n’est pas non plus illégitime de penser que des expériences personnelles douloureuses et insurmontables se sont imposées avec la force de l’évidence avant d’être conceptualisées par la doctrine et que Luther y a vu un signe de Dieu. Car il n’était pas possible d’y voir toujours la marque du démon s’il fallait vivre.
24Un événement de la vie de Luther allait donner lieu à de multiples gloses dignes de faire pâlir d’envie les plus chafouins des exégètes médiévaux. Entre 1513 et 1519, très vraisemblablement avant le mois d’avril 1515, date à laquelle Luther commente l’Epître aux Romains devant ses étudiants, se place ce que la critique a appelé « l’expérience » ou « l’illumination de la tour » (Turmerlebnis). Dans la tour du « couvent noir », le couvent des Augustins à la triste façade, Luther, selon ce qu’il nous rapporte à plusieurs reprises, aurait eu en un lieu qu’il désigne du terme de cloaca, donc dans les lieux d’aisances, l’intuition fulgurante d’une interprétation nouvelle de l’Epître aux Romains, I, 16-17, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement16. Si nous privilégions les critères théologiques en considérant que les ruptures historiques en furent seulement la conséquence, c’est le début de la Réforme.
25Luther, qui ne dissimule pas les phénomènes somatiques qui l’affectent, constipation ou pollutions nocturnes par exemple, fut mal récompensé de sa franchise. Les théologiens catholiques en firent des gorges chaudes. Les protestants répliquèrent que Luther raisonnait mieux en ce cloaca que ses adversaires ne dissertaient ex cathedra. La psychanalyse allait découvrir dans le lieu de la révélation la preuve éclatante des obsessions qu’elle repère chez le Réformateur. D’autres théologiens jugèrent opportun de donner une interprétation métaphorique du terme de cloaca : c’était toutes les turpitudes du monde d’ici-bas. Il suffisait d’y penser.
26Cette bizarre querelle de théologiens ressemble à un conflit entre politiques où il s’agit de tirer parti d’une situation inattendue. Au-delà de l’exégèse controversée de l’Epître de Paul, ce sont des problèmes de pouvoir et d’image qui se posent. Pour les uns, Luther pense dans un lieu qu’affectionne le démon, trop heureux de lui inspirer de funestes pensées. De son côté, dans sa narration tardive de l’événement, Luther, qui sait bien que désormais aucun de ses propos, fussent-ils de table, n’est destiné à se perdre, a pu être tenté de donner de lui l’image d’un homme à la robustesse naturelle restée proche du peuple dont il était issu. Quoi qu’il en soit, la lecture luthérienne de Paul et les conséquences que le Réformateur en tire contiennent en germe la rupture avec l’Eglise. Cependant Joseph Lortz a soutenu que Luther avait brisé avec un catholicisme qu’il voyait dans le miroir déformant de l’occamisme et qui n’était pas la doctrine authentique de l’Eglise17. Nous aurons à revenir sur ce point également.
Les indulgences, les thèses, l’engrenage
27La querelle des indulgences n’a été qu’un détonateur ou un révélateur, manifestant au grand jour l’évolution intérieure de Luther. Les indulgences ne sont nullement une pratique nouvelle quand le conflit éclate en 1517. Dès la fin du XIe siècle l’usage en est solidement établi et le concile du Latran IV codifiera leur fonctionnement en 1215. Quelques années avant l’affrontement, en 1507, Jules II avait décrété une « indulgence jubilaire » pour financer la construction de la cathédrale Saint-Pierre de Rome. En 1515, Léon X confie à Albrecht von Mainz, archevêque de Magdeburg et de Mayence et de surcroît son débiteur, la prédication d’une indulgence. La moitié seulement des sommes recueillies revenait directement à Rome. Sur place les Fugger qui avaient prêté à Albrecht les fonds qui lui faisaient défaut notamment pour l’achat du pallium, étaient chargés de la gestion financière de l’indulgence qui devait permettre à l’archevêque de payer ses dettes et d’assumer ses lourdes charges.
28Cette indulgence, dont nous résumons à grands traits l’histoire compliquée, n’était pas dépourvue de calculs tortueux qui ne pesèrent pas sur la décision de Luther, lequel les ignorait. Il n’en connaissait que la pratique quotidienne, surtout par ouï-dire d’ailleurs, puisque Frédéric le Sage, qui n’avait pas grande amitié pour les Hohenzollem dont les intérêts n’étaient pas les siens, avait interdit l’accès de ses territoires au Dominicain Johann Tetzel. auquel Albrecht avait délégué la mission de prêcher l’indulgence. Tetzel allait se retrouver au cœur de la polémique mais les indulgences étaient si difficiles à gérer, tant sur le plan financier que théologique, qu’elles avaient déjà suscité des réserves de la part de Nicolas de Cues.
29En son principe l’indulgence est une belle idée chrétienne Elle repose sur la foi en la communion des saints, sur l’idée sensible et spirituelle à la fois que l’Eglise forme un corps mystique dont le Christ est la tête. L’Eglise, en la personne de son plus haut représentant ou par l’intermédiaire de ceux qu’il a accrédités, gratifie le pécheur repentant des mérites surabondants du Christ. L’Eglise prodigue son trésor. Chaque croyant participe par satisfaction vicariante au salut de ses frères. Suso nous explique très simplement dans l’Orloge de Sapience que le trésor de l’Eglise est son corps mystique qui se charge des péchés des âmes du Purgatoire18. L’indulgence n’est pas un élément de confort dans l’existence. Elle ne peut être accordée directement sans un repentir sincère.
30Il était plus difficile à comprendre pour la masse des fidèles que l’indulgence délivre du châtiment, en tout ou en partie, mais non pas de la faute, qui continue à être imputée au pécheur, bien que la délicate distinction ne soit pas dépourvue d’une certaine logique. L’attribution d’indulgences aux âmes du Purgatoire est un point controversé à l’intérieur même de l’Eglise. Elle semble empiéter sur la juridiction christique. Des modes de penser théologiques et des pratiques juridiques sujettes à évolution s’interpénétrent. Une casuistique subtile règle la distribution des précieuses faveurs aux vivants et aux morts. Le simple croyant ne peut en pénétrer la redoutable complexité quand il vient, en toute bonne foi, apporter sa modeste obole pour ne pas compromettre son salut et celui des siens. Le système était lourd d’abus et d’incompréhensions, sans qu’il y ait nécessairement préméditation.
31Un souvenir de son voyage à Rome, que Luther nous relate en 1545, nous aide à comprendre les fausses espérances qui s’attachent à la notion d’indulgence. Si le récit est authentique – on se demande pourquoi le sermon qui le transmet serait mensonger – Luther aurait gravi à genoux les vingt-huit marches de la Santa scala pour délivrer son grand-père des tourments du Purgatoire. Arrivé au sommet de l’escalier, les genoux en piteux état, comme on l’imagine, Luther se serait demandé si tant de peine et de prières servaient à quelque chose19.
32Le jeune moine conçoit alors les indulgences comme un contrat. Si le pénitent accomplit docilement la tâche qui lui est prescrite, il attend en retour que lui soit accordée la grâce qu’il sollicite. Ce n’est évidemment pas le véritable esprit des indulgences qui n’offrent pas au pénitent les certitudes d’un contrat en bonne et due forme. Luther le pressent et est alors tenté de s’en détourner sur le champ. Nous avons là l’amorce d’une méditation sur les œuvres.
33Cependant les prédicateurs, qui ont pour tâche de faire rentrer l’argent dans les caisses, renoncent aisément à appliquer scrupuleusement une doctrine si sophistiquée qu’elle en devient dissuasive. La délivrance des indulgences s’opère alors sur le mode mécanique de l’échange marchand. L’outil de travail des Dominicains qui prêchent l’indulgence, Vinstructio summaris qu’Albrecht leur a destinée, promet effectivement à qui achète des indulgences la rémission des péchés pour les vivants et les morts. Ce n’est pas tant le contenu de la promesse ou de l’offre qui attente à l’idée chrétienne des indulgences, longuement débattue au cours des siècles, que la fatalité du marché conclu dont il est permis de penser qu’il porte l’empreinte dans les mentalités d’un capitalisme en train de se développer. Le pouvoir des clefs s’en trouve manipulé, le successeur de Pierre serait-il consentant. L’or devient viatique. Le trésor de l’Eglise se fiscalise. La simonie est patente.
34La perversion d’un principe n’affecte pas nécessairement la pureté originelle de celui-ci. Les indulgences posent néanmoins un grave problème de doctrine, en partie occulté par le débat polémique sur leurs abus. Par l’indulgence accompagnée de repentir, le fidèle participe au salut de son âme et à celui de ses frères. Ses offrandes, ses prières, ses pèlerinages, tous ses efforts pour se montrer digne de l’indulgence qu’il implore sont pris en compte. L’homme a donc des mérites. Or l’Eglise a choisi sans ambages Augustin contre Pélage, Thomas aussi est prédestinationniste. Il n’est pas de question où se vérifie de façon plus éclatante que dans la querelle des indulgences le reproche que Jurieu, l’ennemi inconciliable de Bossuet, adressait au catholicisme : l’Eglise « doctrine » comme Augustin et prêche comme Pélage. Il est vrai aussi que l’assurance de la prédestination et la foi en la communion des saints, constitutive de la cité céleste, ne se dissocient pas chez Augustin. Quant à l’Eglise, figure de la cité divine sur cette terre, elle ne reste pas insensible, au nom du Christ, à la détresse de la créature, quitte à se substituer au Rédempteur, par habileté ou par fidélité à sa mission, c’est affaire de conscience ou de foi. Face à elle, Luther n’est guère impressionné par la communion des saints et par les références scripturaires censées l’étayer. Entre l’Eglise et sa propre lecture des textes, il va trancher le nœud gordien.
35Luther, qui avait eu connaissance de l’« Instructio » d’Albrecht, décida de passer à l’action. Le risque n’était pas bien grand. Frédéric le Sage n’avait aucune envie de faire des cadeaux à ses voisins, même par oboles de sujets interposés. Notons pour ce qui est plus qu’une anecdote que Frédéric avait coutume le Jour des Morts d’exposer au regard des fidèles les pieuses et lucratives reliques qu’il gardait jalousement. Les historiographies protestante et nationaliste, souvent confondues, ont longtemps retenti des coups de marteau vengeurs de Luther clouant ses 95 thèses contre les indulgences sur la porte de l’église du château de Wittenberg, le 31 octobre 1517. D’autres historiens, catholiques comme de juste, ont contesté cette image d’Epinal saxonne20. Aujourd’hui le fait, sans être incontestablement établi, est l’objet d’une moindre suspicion. Quoi qu’il en soit, légende pieuse ou événement historique, c’est grâce à l’imprimerie que la proclamation de Luther a connu une diffusion rapide. Elle n’était pas subversive en elle-même, en dehors de son contenu. Luther avait parfaitement le droit, comme tout professeur à l’université, d’inviter le monde savant à débattre des thèses qu’il défendait. Faute de combattants, cette disputatio n’eut cependant pas lieu.
36Traditionnellement, ce 31 octobre 1517 est considéré comme la date de naissance de la Réforme, alors qu’il ne fait que manifester au grand jour une évolution sensiblement antérieure. Le symbole historique l’emporte sur la théologie, ce qui n’est pas tout à fait illégitime. Les abus de la Curie, son ingérence dans les affaires temporelles étaient depuis longtemps mal supportés en Allemagne. Les « Gravamina de la nation allemande » accumulent des doléances qui ne portent pas toujours sur des points secondaires. Luther arrive au bon moment. L’attention portée aux problèmes temporels nuit à l’accomplissement de la mission proprement spirituelle de l’Eglise. Rien n’explique si ce n’est des considérations de pur opportunisme la dispense accordée à Albrecht, afin qu’il pût être à la fois archevêque de Mayence et de Magdeburg. L’autoritarisme de principe, le laxisme par indifférence, la décentralisation par faveur envers des potentats locaux avec son cortège de corruption ouvrent la voie à la sécession. Les conditions politiques et spirituelles d’un schisme sont réunies et nombreuses sont les voix qui mettent Rome en garde contre l’imminence du danger21.
37Les coups de marteau censés avoir ébranlé les murs de la vieille cité endormie n’étaient pas un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage. Luther n’a laissé aucune trace avant ce 31 octobre 1517 d’un écrit ou d’un cours qui consone parfaitement à la doctrine de l’Eglise. Nous pensons notamment à son interprétation des Psaumes22. Il a choisi d’écrire et d’enseigner en allemand. Cela n’est nullement anodin. Nous l’avons constaté déjà par l’exemple de la prédication de Maître Eckhart et, trois siècles plus tard, les représentants de l’Eglise que Luther allait fonder reprocheront durement à D.F. Strauss d’avoir écrit Das Leben Jesu (La Vie de Jésus) en allemand23.
38Les thèses étaient formulées en latin mais leur traduction immédiate leur assura une large diffusion. Luther n’y parle certes pas de schisme, au contraire. Les indulgences sont un abus auquel il veut mettre un terme et il ne manque pas d’arguments que lui livre Johann Tetzel, responsable principal de la prédication dominicaine, dont la pratique des indulgences est purement et grossièrement fiduciaire, même si la totalité des propos ouvertement blasphématoires qui lui sont prêtés n’est pas avérée. Théoriquement, Luther ne remet pas en cause l’autorité du pape. Mais il ne s’agit là que d’un procédé tactique, sinon d’une captatio benevolentiae qui ne peut donner le change. Ainsi Luther conseille-t-il à Léon X de financer la construction de Saint-Pierre sur ses propres deniers au lieu de tondre les fidèles comme des brebis24. Les indulgences ne sont pas seulement inutiles, elles sont funestes pour notre salut25. Elles ne suppléent pas au repentir et le repentir les rend superflues26. La prétention du pape à libérer les âmes du Purgatoire, point délicat de la procédure s’il en est, est présentée à plusieurs reprises comme une véritable usurpation27. Mais Luther n’admet pas non plus les notions concomitantes de communion des saints et de trésor de l’Eglise28. Peu importent dès lors les aberrations de la prédication de Tetzel, maître d’œuvre au contact des fidèles, et sa formule tant de fois citée : « Que l’argent sonne dans les caisses et l’âme s’envole du Purgatoire ». Les attaques contre une pratique particulière n’ont qu’une simple fonction d’illustration à usage populaire quand la position doctrinale se suffit elle-même.
39La critique des indulgences n’apparaît pas comme le point de départ d’une nouvelle théologie mais comme son aboutissement, tant en ce qui touche aux œuvres qu’au libre arbitre, à la grâce et l’élection. Luther assoit les bases d’une autre anthropologie et d’une autre conception du rapport entre le croyant et l’Eglise avant de les développer bientôt dans les grands écrits réformateurs de 1520. Un bilan provisoire ne laisse pas place au doute : si le trésor de l’Eglise est composé d’espèces sonnantes et trébuchantes, si le pouvoir des clefs est une fiction, si les sacrements sont repensés dans leur esprit et leur fonction à l’exemple de la pénitence, et ce dès la première thèse – c’est toute la vie qui doit être pénitence – nous sommes peut-être sur le chemin d’un christianisme revivifié, mais en défendant ces positions Luther ne peut plus se reconnaître dans l’Eglise dont il est encore le prêtre.
L’Histoire à marches forcées
40En 1518, Luther participe au chapitre général des Augustins à Heidelberg et y préside l’habituelle disputatio. Sans traiter expressément des indulgences, Luther développe leurs présupposés et leurs conséquences. Déjà la coupure se dessine. Luther recrute ses premiers partisans. Les autres participants, qui avaient sans doute eu l’innocence de ne pas s’inquiéter à la lecture des thèses, sont frappés de stupeur. La portée de l’événement n’échappe à aucun des théologiens présents. On rapporte que l’un d’eux, Trutvetter, aurait placé un thêta, initiale de Thanatos, devant chacune des thèses qui forment les maillons de la disputatio luthérienne. Mort de Luther, mort de l’Eglise29 ?
41Solidaires, les Dominicains prirent résolument le parti de Tetzel, qui fut fait docteur en théologie lors du chapitre général de l’Ordre à Rome. C’est une ironie de l’Histoire que de voir des Dominicains s’acharner contre des thèses, à l’origine desquelles nous trouvons parfois, après un cheminement incertain, la doctrine élaborée par les plus illustres d’entre eux. Nous pensons en particulier à la critique des œuvres. Rien n’est plus contraire en revanche à la pensée d’Eckhart, de Suso ou de Tauler que le versement d’une rançon auquel se ramène l’achat d’une indulgence dans sa pratique pervertie. Malgré les attaques incessantes de Luther contre Rome et la scolastique honnie nous sommes infiniment plus près ici du wergeld germanique, de l’argent versé pour se préserver de la vengeance entraînée par la faute commise, que des subtilités éventuellement tortueuses des théologiens médiévaux. Cela pourrait expliquer que ce soit précisément en Allemagne que s’est répandu sans vergogne l’usage des indulgences le plus contraire à l’esprit du christianisme.
42Passons sur divers épisodes du conflit. Luther, qui ne peut s’appuyer à Rome sur un quelconque défenseur de sa cause, y est déclaré hérétique. Par un bref Léon X enjoint à son légat, Cajetan, de se saisir de sa personne. La même requête est adressée au prince électeur de Saxe. En dehors de l’Allemagne, Luther ne trouva pas d’appui chez les Augustins eux-mêmes. L’affaire paraissait grave et mal engagée. Des intrigues et des considérations étrangères à la religion, ces pratiques contre lesquelles Luther fulmina tant de fois, allaient lui fournir un secours inopiné, sans qu’il y fût pour rien, semble-t-il. La mort prochaine de Maximilien était annoncée. Le pape ne voulait pour successeur ni de François Ier, ni du futur Charles Quint. Le concours de Frédéric le Sage, de surcroît éventuel candidat de substitution, pouvait être précieux. Celui-ci obtint donc sans peine que son protégé ne fût pas jugé à Rome mais entendu ou plutôt interrogé à Augsbourg par Cajetan. Le péril avait disparu aussi tôt que venu.
43Très souvent, Luther fut accusé d’être excessivement docile aux volontés des princes et il est vrai que ceux-ci n’eurent pas à se plaindre de lui. Sa conception de l’ordre l’y incitait, sans qu’il eût besoin de calculer. En 1514 déjà, il condamne le soulèvement du « Pauvre Konrad » qui secoue le Wurtemberg. Luther finit toujours par prendre le parti de l’ordre, à condition qu’il soit allemand. La médiation de Frédéric le Sage consacre une coalition d’intérêts objective entre des princes soucieux de leur indépendance vis-à-vis de l’autorité temporelle comme de l’autorité religieuse extérieures à leurs territoires respectifs et la Réforme, qui commence à s’installer au moins dans les esprits. D’autres princes préféreront pactiser avec Rome pour des raisons aussi peu désintéressées. Les convictions personnelles et la foi de chacun ne sont sans doute pas absentes de ces prises de décision mais il faudrait être naïf pour s’imaginer que la conception de la communion des saints et du trésor de l’Eglise ait été le facteur déterminant de leur engagement. Les princes ont agi conformément à ce que Luther dira d’eux sur un plan très général, il est vrai : ce sont des hommes de ce monde.
44Au long de confrontations tendues, Cajetan demandera à Luther de se rétracter clairement. C’est toujours ce que l’Eglise exige de celui qu’elle accuse d’hérésie. Deux siècles plus tôt, Maître Eckhart s’était soumis d’avance. C’est un non-sens de prétendre que Luther a été hérétique « contre son gré »30. Luther sait ce qu’il veut et sait où il va. Il se soucie comme d’une guigne d’être hérétique aux yeux du pape. Dans ce genre de procès, chacun est l’hérétique de l’autre. Luther ne refuserait pas une obéissance au moins formelle au pape si celui-ci se convertissait à ses thèses. Il attend de l’Eglise qu’elle confesse ses fautes passées et présentes, ce qui est légitime de sa part puisqu’il est convaincu de détenir la vérité. Lui aussi exige une rétractation publique. Nous ne trouvons pas trace depuis son voyage à Rome de l’humble attachement de Luther à son Eglise auquel nous demandent de croire les théologiens luthériens d’origine allemande. Luther gère le conflit avec le souci d’en faire porter la responsabilité à l’adversaire. Il assume ses choix avec courage mais l’on ne peut invoquer le respect que Luther témoignerait encore envers l’Eglise, alors que son zèle s’applique à vider la notion de son contenu.
45Le légat Cajetan reçut Luther pour la première fois le 12 octobre 1518. Le 20, celui-ci mit fin à une confrontation sans issue en prenant prudemment la fuite. A Wittenberg, il était de nouveau sous la protection de Frédéric le Sage qui n’allait pas volontiers au devant des ennuis mais dont l’entourage était favorable à Luther, notamment Spalatin, le prédicateur de la Cour, qui lui resta fidèle sa vie durant.
46Frédéric le Sage n’était pas l’ennemi vertueux des indulgences. Il en tirait profit, bien qu’il ait interdit à Tetzel de prêcher sur ses terres. Spalatin prenait plaisir à compter les milliers d’années d’indulgences que représentaient les reliques amassées par le prince et dont le pape authentifiait et à l’occasion réévaluait les vertus surnaturelles. Les amis de Luther s’en amusaient mais ne s’insurgeaient pas. Ils comprenaient mieux les besoins de la Saxe que les exigences de Rome. Les indulgences permettaient à Frédéric d’entretenir son patrimoine et en premier lieu les monuments religieux. S’il est vrai que Luther a bien cloué ses thèses sur la porte de l’église du château, c’est sans doute grâce à des revenus désormais déclarés impies que celle-ci dut de ne pas s’écrouler sous les coups de marteau vengeurs du Réformateur. Cependant Frédéric, sûr de sa force, courtisé par la Curie, après avoir hésité un instant n’entendit pas abandonner Luther qui donnait du lustre à son université et dont la popularité allait croissant. Luther a certainement tremblé quelquefois pendant ces semaines mais il n’était plus seul.
47La Curie quant à elle changea de tactique. Cajetan n’était pas un intrigant. L’autorité de ce théologien érudit n’était pas contestée et ses travaux sur Thomas servirent encore de référence à l’Eglise au cours du XIXe siècle. Mais la Curie croit que tout s’achète et se corrompt, les princes et les moines. Or Frédéric avait beaucoup de choses à se faire pardonner, deux enfants illégitimes entre autres, plus que Luther ne l’eût toléré d’un courtisan romain. La papauté n’était pas à une indulgence près, quelle qu’en fût la forme. Un bâtard pouvait devenir un enfant bien né et digne de faire une belle carrière dans l’Eglise. Voilà pour Frédéric. La Curie était prête, dit-on sans en apporter la preuve, mais la chose est vraisemblable, à coiffer Luther d’un chapeau de cardinal. Il aurait fait la moue si on lui avait offert la tiare.
48On eut donc recours au légat Karl von Miltitz, intermédiaire supposé plus habile que Cajetan parce qu’il n’avait pas de principes. Cajetan avait exaspéré Luther en lui assénant « les fables de Thomas d’Aquin », ce qui en dit long sur la fidélité du moine augustin à l’Eglise catholique, apostolique et romaine31. Luther considéra que Miltitz était une « nullité »32.
49Celui-ci fit bonne mesure. Il sacrifia même Tetzel qui, selon Luther, en mourut de chagrin, ce qui tendrait à prouver que l’homme n’était pas si mauvais et avait l’innocence de croire ses indulgences honnêtes33. L’affaire fit long feu. Si Luther avait tout intérêt à gagner du temps, il n’était pas disposé à transiger, ce qu’il n’aurait pu se pardonner. Frédéric le Sage était aussi bon Allemand que Luther et ne voulait donc à aucun prix qu’un Français, François Ier, succédât à Maximilien. La Curie dut se résigner en 1519 à l’élection de Charles Quint. Bien qu’elle n’eût pas scrupule à corrompre pour préserver une autorité que ses compromissions mettaient en péril, au moins avait-elle pour ultime mérite de n’être pas prête à céder sur les points essentiels de la doctrine. De part et d’autre, il n’y avait rien à négocier et Rome qui s’était imaginée que les affaires de l’Empire étaient plus graves que celles de l’Eglise perdait sur les deux tableaux. Luther devenait un héros national, tandis qu’elle gaspillait son énergie en des palabres conduites par l’obscur Miltitz, de surcroît soupçonné d’outrepasser ses pouvoirs.
50Pendant ce temps, les adversaires les plus lucides de Luther s’impatientaient. Un théologien d’Ingolstadt, Johann Eck, souhaitait une controverse publique avec Luther, qui ne se déroba pas. Celle-ci eut lieu à Leipzig. Luther s’y rendit en compagnie de Carlstadt, que son iconoclasme allait bientôt rendre célèbre, et de Melanchthon, qui avait rejoint Luther à Wittenberg en 1518. Mais Luther était accompagné aussi de deux cents étudiants en armes dont la ferveur n’avait pas pour unique cause le commentaire des Psaumes ou de l’Epître aux Romains. En défendant la cause de Rome, Eck était l’ennemi de l’Allemagne dont Luther incarnait à leurs yeux l’intérêt supérieur.
51Eck n’était nullement un partisan convaincu des indulgences dont il s’efforça de ne pas parler lors de la controverse. Mais avant l’humaniste Cochlaeus, l’autre grand adversaire catholique de Luther dans les premiers temps de la Réforme, qu’il n’appréciait guère au demeurant, il avait perçu que la critique des indulgences n’était que la manifestation spectaculaire d’une contestation qui ébranlait les fondements mêmes de la doctrine. En habile tacticien, il fit porter le débat sur l’histoire de l’Eglise plus que sur l’exégèse des textes et les abus stigmatisés par Luther. Il sut amener ainsi son adversaire à prendre position sur les thèses de Jean Hus, décrétées hérétiques, et que le Réformateur refusa fermement de condamner. Or les « Bohémiens » – c’est le nom que l’on donnait couramment aux partisans de Hus – avaient laissé de mauvais souvenirs dans la région. Le maître des lieux, Georges de Saxe, ne tenait pas à rappeler la sympathie que leur avaient témoignée certains de ses ancêtres. Des mieux disposés à l’égard de Luther et convaincu de la nécessité d’une réforme de l’Eglise à l’ouverture de la controverse, il fut de surcroît irrité par son intransigeance. Georges de Saxe devint l’adversaire intraitable de Luther
52Luther s’avéra également moins bien armé que son contradicteur, connaisseur érudit de l’histoire de l’Eglise depuis les premiers siècles, pour décider si l’autorité du Siège apostolique était de droit divin ou une institution purement humaine. Mauvais joueurs, les partisans de Luther reprochèrent à Eck jusque dans un passé récent d’avoir utilisé les notes amassées en vue d’un livre qu’il rédigeait encore et que Luther ne pouvait donc connaître ! En dépit des immenses précautions qu’il avait prises pour réglementer des débats dont la conduite reposait sur un véritable cérémonial, comparable à celui qui préside aujourd’hui aux face à face médiatiques de nos hommes politiques, Luther eut l’impression d’être tombé dans un traquenard et garda de cette controverse un très amer souvenir. Sa tactique, qui consistait à insérer des professions de foi au pape et à l’Eglise dans des thèses comme celles sur les indulgences, qui en sapaient radicalement l’autorité, ne pouvait donner le change éternellement aux esprits les plus critiques.
53Le Réformateur n’avait déjà plus besoin de ce genre d’artifices. Il commence à répandre autour de lui une révélation qui le terrorise et le ravit tout à la fois : le pape est l’Antéchrist34. Entendons-nous bien. Luther ne jette pas l’anathème sur le seul Léon X, sur une aberration momentanée de l’Histoire que Dieu aurait voulue ou dont les hommes seraient coupables. C’est toute l’histoire de l’Eglise depuis les premiers successeurs de Pierre, référence d’ailleurs vide de sens pour Luther, qui est décrétée diabolique. Le Réformateur en fait la confidence à Wenzeslaus Linck, qui avait été son supérieur au couvent des Augustins de Wittenberg, le 18 décembre 1518, avant que n’intervienne la médiation de Miltitz. On devine avec quel esprit de contrition il était disposé à accueillir les suggestions et remontrances de son interlocuteur. Miltitz ne pouvait être pour lui stricto sensu qu’un suppôt de Satan. On mesure aussi l’extraordinaire part de calcul et de mépris qui inspire à Luther sa lettre du 30 mai 1518 au pape Léon X. Il s’y déclare « pétrifié d’étonnement et d’horreur » à l’idée que des esprits malveillants puissent l’accuser de contester « l’autorité de l’Eglise et le pouvoir des clefs qui sont l’apanage du souverain pontife »35.
54La défense d’une grande cause autorise Luther à dissimuler sans vergogne face à un pouvoir foncièrement maléfique. Il a dû considérer son attitude comme une grande exigence morale. Une dialectique du Bien et du Mal extrêmes, enracinée dans le psychisme, se dévoile de plus en plus crûment dans la doctrine. En 1517 déjà, dans la Controverse sur la théologie scolastique – et qui pouvait s’imaginer qu’il s’en prenait à la scolastique avec le souci d’épargner l’Eglise et son chef ? –, il tente de se distinguer sans nous convaincre des thèses des manichéens. La proposition VIII annonce : « Il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle (la volonté infirme sans la grâce de Dieu, J.-M. Paul) soit naturellement mauvaise, c’est-à-dire de la nature du mal, comme le prétendent les manichéens ». Mais la proposition IX réfute immédiatement la précédente : « Elle est cependant naturellement et inévitablement, une nature mauvaise et viciée »36. Si besoin était, le De servo arbitrio confirmera cette dernière thèse. On croirait que ce qui importe à Luther est ne pas être compté parmi les manichéens tout en les rejoignant sur des aspects essentiels de l’anthropologie. Nous allons voir au cours des années suivantes cette dialectique fortement exclusive travailler la pensée du Réformateur et l’histoire de l’Allemagne désormais unies dans un sort commun.
L’affrontement et le schisme
55Luther va les affronter sans faiblesse, avec allégresse, comme la preuve d’une grâce insigne. La condamnation par les universités de Louvain et de Cologne des thèses qu’il a défendues lors de la controverse de Leipzig ne l’affecte en rien, au contraire.
56L’année 1520 est d’une importance capitale dans sa vie personnelle mais aussi dans l’histoire de la Réforme et donc de l’Allemagne. Elle est marquée par des écrits constitutifs d’une doctrine qui n’est pas seulement religieuse et théologique et sur lesquels nous reviendrons en soulignant les enjeux sociaux et politiques de la démarche luthérienne. : le Sermon des œuvres bonnes, le manifeste A la Noblesse chrétienne de la nation allemande, le traité De la Captivité babylonienne de l’Eglise et l’écrit que les disciples ne sont pas seuls à tenir pour son chef-d’œuvre, La Liberté du chrétien.
57Pendant ce temps la polémique, qui ne porte nullement sur des sujets futiles, fait rage. En 1519, Silvester Prierias, Dominicain et conseiller du pape en théologie, lance une charge vigoureuse mais bien tardive contre les thèses luthériennes dans son Epitoma responsionis ad Lutherum. C’est la première réplique d’un théologien italien de quelque renom. Le Franciscain de Leipzig Alfeld, signe que les Dominicains n’étaient pas les seuls à s’inquiéter, défend à son tour l’infaillibilité pontificale en matière de doctrine, dont l’Eglise ne doutait pas bien avant qu’elle ne devînt un dogme en 1870. Luther répond à son tour dans son De la Papauté de Rome, contre l’illustrissime romaniste de Leipzig37.
58Luther se déchaîne. Il en appelle à l’autorité civile, à l’empereur et aux princes contre toute la papauté et son chef en premier lieu. Puisque l’on punit de mort les brigands, que les hérétiques sont livrés au bûcher, « pourquoi n’attaquons-nous pas ces cardinaux, ces papes et toute la horde de la Sodome romaine [...], avant de laver nos mains dans leur sang »38.
59Certes, tous les textes de Luther ne sont pas de pareils brûlots. Mais depuis l’affaire des indulgences et le conflit avec Tetzel, l’Eglise a eu maintes fois l’occasion d’intervenir avec vigueur. Or le procès de Luther qu’avait déclenché la publication des 95 thèses s’est enlisé. La Curie agite des menaces qu’elle ne met jamais à exécution. On se perd en conjectures sur les raisons qui la poussent à tergiverser avec pareille maladresse. Les intellectuels, si nous nous permettons l’usage d’un terme inhabituel pour la période concernée, sont conscients de la gravité de la situation et réagissent, quelle que soit leur situation ou leur fonction au sein de l’Eglise. Les politiques semblent inconscients de la portée historique des enjeux. La Curie ne peut pourtant pas ignorer les écrits de Luther, que l’imprimerie diffuse rapidement. Les voix autorisées pour la mettre en garde et la presser d’agir ne manquent pas. Avec Prierias et Alfeld, ce sont le Franciscain et le Dominicain qui surmontent des rivalités séculaires dans un combat commun.
60Après qu’une nouvelle mission de Miltitz auprès de Frédéric eut connu un nouvel échec, la bulle Exsurge Domine du 15 juillet 1520 est le premier témoignage de fermeté délivré par Rome. Curieusement cependant, elle n’excommunie pas Luther mais se contente d’en formuler la menace très explicite. Tout aussi bizarrement, elle n’exploite pas les premiers écrits de 1520, comme si elle avait été extraite d’un tiroir où elle sommeillait dans l’attente de jours propices et tout juste remaniée après lecture. Elle attend encore de Luther qu’il vienne à résipiscence.
61Un petit écrit Adversus execrabilem Antichristi bullam fut la première réponse que l’on pouvait attendre de celui-ci39. La seconde fut, si possible, encore plus expéditive. Luther appela à un autodafé où des livres de droit canonique, des ouvrages de philosophie scolastique et la fameuse bulle furent la proie des flammes. Entre-temps, il est vrai, les œuvres de Luther avaient connu le même sort en divers lieux, tels Louvain et Cologne, où l’on avait tiré vigoureusement la leçon de la bulle pontificale. Le geste de Luther était séditieux, sinon révolutionnaire. Pour le peuple, qui n’a cure du droit canonique et de la scolastique, Luther s’affirme de plus en plus comme un héros national. Pour Rome, il n’est plus d’autre choix que l’excommunication que proclame la bulle Decet Romamim pontificum du 2 janvier 1521.
62En droit, le sort de Luther était scellé puisque les institutions de l’Empire n’avaient pas à se prononcer sur la condamnation mais à l’exécuter. De même la mise au ban de l’Empire qui s’ensuivait montrait aux yeux de tous la solidarité des deux ordres. C’est ainsi que les choses se passèrent finalement mais cela, une fois de plus, prit du temps.
63L’idée de faire comparaître Luther devant la Diète venait de son protecteur Frédéric le Sage et était contemporaine de la controverse de Leipzig. Charles Quint s’était rangé à cette proposition. Le nonce du pape, Aléandre, en vit tout le danger. L’empereur changea provisoirement d’avis. Frédéric, qui naturellement n’agissait pas sans concertation avec Luther, revint à la charge. Une nouvelle fois, son interlocuteur se ravisa. Le confesseur de Charles Quint, le Franciscain Jean Glapion, tenta bien d’entraver le processus, mais en vain. Un sauf-conduit en bonne et due forme fut délivré au moine augustin qui venait d’être déclaré formellement hérétique. Les hésitations de Charles Quint sont d’autant plus déconcertantes qu’il n’était pas suspect de sympathie pour la Réforme qui menaçait l’unité de l’Empire.
64Une fois de plus, on est frappé pat l’habileté manœuvrière de Luther et de ses amis. En octobre 1520, le Réformateur écrit au « Très Saint-Père Léon ». La lettre récapitule les événements récents et notamment les dernières négociations. Luther s’adresse au souverain pontife sur un ton plein d’humilité. En bon fils de l’Eglise, il se désespère seulement de voir « l’agneau au milieu des loups ». Si faute il y a, c’est celle « des prédécesseurs, Pie et Jules » qui ont empêché l’appel à un concile40. Luther ne cesse de réclamer un concile, tout en répétant qu’il ne saurait être tenu par ses décisions si elles n’étaient pas conformes à la vraie foi puisqu’un concile est une institution humaine faillible au même titre que le pape. Aucun écrit de cette période ne consone au ton de l’humble missive. Il faudrait remonter jusqu’au temps du pèlerinage à Rome pour trouver trace chez Luther d’un pareil respect filial pour la personne du souverain pontife. Mais, nous l’avons vu, Luther, tandis qu’il prend la plume, a hâte de se laver les mains dans le sang du pape et de ses séides.
65Les historiens se sont donc donné beaucoup de peine pour expliquer et mettre en harmonie des faits en apparence aussi contradictoires41. Luther se serait détaché à grand-peine de son attachement à la papauté... Ce sont alors les autres écrits qui deviennent absolument incompréhensibles. Si l’on suppose en revanche que Luther flatte et dissimule par tactique, pour gagner du temps et semer le trouble chez ses adversaires, l’ensemble des phénomènes retrouve une parfaite cohérence. Il n’était pas de raison morale propre à interdire au Réformateur de mentir à l’Antéchrist pour le plus grand bien de l’Allemagne et de la chrétienté. Pareille audace lui coûtait d’autant moins qu’il était convaincu et ne se lassait pas d’en faire la confidence dans ses écrits que ses ennemis étaient d’une totale mauvaise foi et aussi d’une incroyable bêtise, qu’il s’agisse du pape, d’Alfeld, d’Aléandre, d’Eck, du Dominicain Isolani ou de Prierias. On se souvient que Luther, possédé par l’évidence de sa vérité, a jugé qu’Aristote était un « âne ».
66Elaborée savamment ou produite spontanément par le génie de l’action, la méthode de Luther est d’une efficacité désarmante. Elle focalise simultanément deux sentiments d’ordinaire antinomiques, la compassion et l’admiration. Luther est toujours victime et toujours vainqueur, la victoire lui revenant de droit au nom de l’innocence bafouée qu’il incarne et de la vérité dont il est le prophète. Bouc émissaire exalté par la renommée, il terrasse les hordes sataniques, miraculeusement protégé par sa foi et la grâce de Dieu.
67Le Réformateur avait flairé mille embûches dans le sauf-conduit délivré par l’empereur, qui heureusement s’avérèrent vaines. De Wittenberg à Worms, le voyage fut triomphal, signe supplémentaire d’une cristallisation nationaliste sur la personne de Luther, car ce n’était évidemment pas une nouvelle exégèse des textes bibliques qui enflammait les cœurs au passage de son cortège. Luther ne pouvait rien accepter d’autre que la conversion de ses interlocuteurs à la nouvelle foi. Son séjour à Worms du 16 au 26 avril 1521 donna lieu à quelques pourparlers sans lendemain quand quelques concessions, toujours dans l’attente d’une rétractation, furent envisagées sous l’égide d’Aléandre. La comparution devant la Diète permit surtout une clarification politique et historique. Les Espagnols réclamaient une solution expéditive que redoutaient la plupart des Allemands, des troubles étant à craindre. Charles Quint fit connaître sa décision à Luther le 25 avril. Elle était sans rémission. Mais il ne signa l’édit qui mettait Luther au ban de l’Empire que le 26 mai et l’antidata du 8.
68Rien de tout cela n’est cohérent. La Diète ne pouvait se substituer au Siège apostolique en matière dogmatique. Charles Quint n’en avait pas moins cité Luther à comparaître dans une lettre dont la très grande courtoisie, si l’on en croit les Propos de table de Luther, ne laissait pas supposer que le destinataire était un hérétique endurci42. Son Grand chancelier, Gattinara, était pourtant l’ennemi déclaré de Luther et de la nouvelle foi. La crainte d’un schisme et de désordres dans l’Empire est à l’origine de subites volte-face qui précipitent ce qu’elles voudraient empêcher.
69Plus fin politique, Frédéric le Sage, surnommé par Aléandre « le renard de Saxe », avait soigneusement mis au point le scénario de l’enlèvement de Luther sur le chemin du retour. On crut que ses ennemis l’avaient exécuté. Pleinement consentant, Luther fut conduit au château de la Wartburg, possession de Franz von Sickingen et appelé à devenir un haut lieu de la Réforme. Tourmenté seulement par le diable, compagnon fidèle des bons et des mauvais jours, plus prompt que les agents de l’empereur à mettre la main sur lui, Luther travailla à la Wartburg dans des conditions idéales de tranquillité, bien qu’il ait été contraint pour donner le change aux compagnons de Sickingen de participer à des exercices, comme la chasse, qui le rebutaient ou lui paraissaient indignes de sa mission. Il y traduisit le Nouveau Testament en un temps record, la traduction de la Bible devant l’occuper jusqu’en 1534. Contrairement à ce que l’on a souvent dit, Luther n’est pas le premier à avoir traduit la Bible en allemand. Il avait même de nombreux prédécesseurs. Il n’a pas non plus créé la langue allemande, comme si l’on pouvait inventer une langue, mais il a contribué en excellent philologue à fixer ses normes dans un modèle d’une qualité littéraire irréprochable. Sa traduction, qui avait pour support le texte grec et non pas la Vulgate – Luther ayant cependant recours à la version latine proposée par Erasme à partir du texte grec – a été l’instrument de diffusion efficace et sans concessions à la fois de la Bible et d’une langue à vocation unifiante. Jour après jour, Luther donnait à l’Allemagne une langue, une religion, une nation.
70En l’absence de Luther, Carlstadt s’empressa de réaliser à Wittenberg les réformes dont il rêvait. Elles touchaient tant à la célébration de la messe qu’au port de l’habit ecclésiastique et furent la source de désordres qui inquiétèrent Frédéric. Mais au-delà de ces manifestations qui sur certains points ne font qu’anticiper les prises de position de Luther, c’est une coupure sociale qui se dessine de plus en plus distinctement à l’intérieur de la Réforme. L’iconoclasme de Carlstadt, les réformes prônées ou réalisées par Müntzer à Zwickau, qui n’est pas si loin de Wittenberg, témoignent au grand jour d’une contestation de l’ordre établi que Luther n’a pas inscrite dans le programme de sa croisade contre Rome. Il rentre donc à Wittenberg à la demande de Frédéric et il portera le froc jusqu’en 1524. Nous étudierons séparément la controverse sur le libre arbitre qui l’oppose à Erasme et son engagement passionné pendant la Guerre des Paysans, signes exemplaires, l’une du fondement anthropologique de sa théologie, l’autre de sa conception de l’ordre social.
71En 1525, trois ans après Carlstadt, Luther se marie à son tour. Deux ans auparavant, il avait organisé la fuite de Katharina von Bora, sa future épouse, et de ses compagnes, dissimulées aux regards inquisiteurs dans des caques à harengs. Leurs vœux ne les retenaient plus dans le couvent de cisterciennes où elles se sentaient exilées depuis que les mots d’ordre de la Réforme étaient parvenus jusque dans leur retraite. Luther aurait pu en épouser une autre et elle était dans les mêmes dispositions à son égard. Mais il avoue bien volontiers qu’il « eut pitié d’elle »43. Cela fit un bon ménage. Luther, qui était entré dans les ordres sans trop savoir s’il obéissait à sainte Anne, à Dieu ou au diable, mais qui était tenté de plus en plus d’accuser ce dernier, se délivra d’un état qui lui pesait et avait altéré ses relations avec son père. Il fut heureux avec Käthe.
72On voit que l’édit de Worms ne donnait pas trop de soucis à Luther. En fait, il est resté lettre morte. Les problèmes de politique étrangère accaparaient Charles Quint. Maintenir l’unité de la Réforme fut pour Luther une tâche autrement délicate que protéger sa sécurité. Il n’eut pas grand mal à éliminer Carlstadt qu’il classa habilement parmi les « Schwärmer », c’est-à-dire les esprits exaltés et fantasques, mais aussi dans l’esprit de celui qui les discrédite ainsi, intolérants et fanatiques. Luther affronta le dissident dans deux écrits dépourvus d’aménité, en 1524 dans sa Lettre aux chrétiens de Strasbourg contre l’esprit exalté et en 1525 dans son Contre les prophètes célestes au sujet des mages, des images et des sacrements44. Dès 1524, il parvint à le faire expulser de Saxe et Carlstadt dut trouver refuge en Franconie et à Strasbourg, avant de finir ses jours à Bâle. Le prince électeur fut heureux de se débarrasser d’un personnage aussi dangereux.
73Cependant la critique a reconnu récemment que Carlstadt n’était nullement un agitateur séditieux45. Mais les réformes qu’il introduisait, les conséquences qu’il tirait de la doctrine luthérienne étaient potentiellement révolutionnaires. D’une part, Carlstadt, en se recommandant de la doctrine du sacerdoce universel, mettait chaque croyant en situation d’égalité devant les Ecritures. Leur exégèse correcte exigeait au contraire selon Luther un savoir approfondi qu’il ne reconnaissait guère en son temps qu’à Melanchthon. D’autre part, la contestation globale des structures ecclésiales portait en germe la remise en cause de l’ordre social, la plus inacceptable de toutes pour le Réformateur puisqu’elle est la source de toutes les rébellions.
74La querelle engageait des problèmes de fond. Carlstadt célébrait la messe en allemand. La communion était distribuée sous les deux espèces, le communiant tenant dans la main l’hostie et la coupe. Le terme allemand de Laienkelch (coupe du laïc) soulignait que la différence de statut entre le laïc et le prêtre était estompée, sinon effacée. Carlstadt voulait aussi dépouiller les églises de tout ornement iconographique censé détourner les fidèles de la méditation du divin. Luther et Carlstadt s’opposent sur tous ces points, officiellement tout au moins, car l’on sait le formidable mépris dont Luther accable la messe « papiste ». Carlstadt ne faisait sur ce point que lui emboîter le pas. Par souci pédagogique et éducatif, le Réformateur ne souhaite cependant pas bousculer les usages. Fondateur d’une nouvelle religion, il n’entend pas que les clercs se fondent dans la masse des croyants. L’iconographie n’est pas un objet de culte mais un relais sensible vers le divin, utile aux âmes les plus simples qui appréhendent progressivement la signification essentielle du message en découvrant son illustration. Hegel, qui se souvient peut-être de Luther, ne dira pas autre chose dans la Phénoménologie de l’Esprit. Carlstadt est cependant plus fidèle à la doctrine luthérienne des œuvres que le Réformateur lui-même. Si les œuvres sont vaines, voire dangereuses pour le salut, les images le sont aussi par excellence. Pour les besoins de sa cause, Luther recourt à un sophisme en prétendant que leur vanité exige qu’on ne leur accorde aucune importance, principe que transgresserait Carlstadt quand il les retire des églises avec grand tapage.
75La question de la Cène est plus délicate encore. Entre la doctrine supranaturaliste. la plus mystique et la plus réaliste à la fois, qui enseigne la transsubstantiation et la présence réelle, et l’interprétation symbolique qui réduit l’Eucharistie à la commémoration fraternelle et répétitive d’un événement unique et fondateur, la subtilité des théologiens a inventé mille nuances possibles, toutes plus insaisissables que les positions extrêmes. Carlstadt choisit résolument la seconde solution vers laquelle Luther penche au moins un temps, avant de constater que les textes ne s’y prêtent décidément pas, à regret, confesse-t-il, parce que cela lui aurait permis de flanquer un « sacré coup » à la papauté46.
76La controverse entre Luther et Zwingli éclaire un débat suffisamment âpre et épicé encore par les rivalités personnelles pour avoir empêché l’unité des mouvements issus de la Réforme. A l’origine du conflit ouvert par Carlstadt et Zwingli nous trouvons l’humaniste néerlandais Comelis Honius. Cependant celui-ci ne fait que relayer les thèses de Wyclif et Hus dans un débat ancien mais brusquement ravivé par la Réforme. Tout comme Honius, Zwingli rejette la présence réelle et la transsubstantiation. D’une manière assez spécieuse, le est de « Ceci est mon corps » est entendu comme signifie. A l’instar de son voisin de Bâle, l’humaniste Oecolampade, Zwingli considère la manducation du corps du Christ comme attentatoire à sa divinité. C’est une croyance grossière que celle qui s’en réclame. Le Christ n’est plus parmi nous. Il est assis à la droite du Père, un argument matérialiste faisant pièce à un autre dénoncé comme tel. Luther adopte une position intermédiaire entre les « papistes » et les dissidents. Il rejette la transsubstantiation mais défend la présence réelle et la manducation en bonne et due forme, physique et physiologique, comme s’il refusait par devoir de recueillir l’héritage de la tradition mais manquait d’arguments prégnants pour l’abandonner sans partage47. Aux yeux de ses adversaires, le sacrifice de l’Eucharistie devient une théophagie. Anticipant les plaisanteries les moins légères de Voltaire, Zwingli ricane. Le Dieu de Luther est « cuit au four »48. A Zurich, il est hors d’atteinte de Luther et du prince électeur.
77Même sur ces questions apparemment très théoriques et spéculatives, le débat ne reste pas exclusivement théologique. Luther considère Carlstadt comme un démagogue. Sous prétexte de communion fraternelle, il fraye avec le peuple, ce « Monsieur Tout le monde » (Herr Omnes) que Luther exècre ni plus ni moins que le Coriolan de Shakespeare ou le Thomas Mann des Considérations d’un homme étranger à la politique49. Dans les réformes ecclésiales et les innovations liturgiques préconisées par Carlstadt, Luther sent le vent de l’anarchie cultuelle et culturelle. Nul ne parle mieux au peuple que Luther, mais il n’attend pas que celui-ci lui réponde. Il apporte la vérité. Et quand son verbe reste sans effet, quand les paysans révoltés et leurs chefs sondent la cohérence de sa rhétorique, alors Luther se fait l’apôtre de la répression la plus féroce.
78Les bouleversements introduits par Carlstadt dans la conduite des offices n’allaient pourtant pas tarder à devenir usuels. Il n’avait pas quitté Wittenberg, contraint et forcé, que déjà l’on y disait la messe en allemand, que l’on pratiquait la communion sous les deux espèces et que l’on abandonnait l’élévation. Le dépouillement des temples où l’on célèbre le culte luthérien laisse suffisamment voir aussi que l’iconoclasme de Carlstadt l’a finalement emporté. Il est cependant frappant, en pleine Renaissance, que toute considération esthétique soit absente du débat. L’idée que l’art puisse avoir une fonction éducative à l’intérieur même de la religion, l’idée d’une éducation esthétique, si l’on veut, la conviction qu’il n’est pas utile seulement à mettre le catéchisme en images, que l’on se méprend sur sa vocation en l’accusant de détourner les fidèles de la méditation de la Parole, cela n’effleure pas les esprits. Sur ce point encore, l’Allemagne, au siècle de Dürer, de Grünewald et de tant d’autres artistes passés à la Réforme sans avoir renoncé à traiter des sujets religieux, reste un cas singulier.
79La Réforme, là où elle s’installait, désagrégeait les structures existantes sans être prête à leur en substituer d’autres. Luther est contraint d’agir en chef d’une Eglise qui n’existe pas et dont la fidélité à ses propres principes interdirait qu’elle existât jamais. Cela explique qu’il soit moins empressé que Carlstadt et même Melanchthon à bousculer les usages établis. En mars 1522, il s’en prend vigoureusement dans des sermons – les « Invocavitpredigten »– aux initiatives intempestives des novateurs. Avec ses amis, il se lamente sur l’ignorance stupéfiante des prêtres qu’il rencontre, signe supplémentaire que les controverses théologiques, en tant que telles, n’ont eu qu’une influence négligeable dans la plupart des conversions à la nouvelle foi. C’est notamment à l’intention des nouveaux pasteurs intellectuellement démunis que Luther rédigera en 1529 le Grand Catéchisme et le Petit Catéchisme, synthèses magistrales en une langue impeccable des impératifs doctrinaux du nouveau credo50.
80Les structures administratives et politiques étaient demeurées en place, bien qu’elles aient chancelé pendant la Guerre des Paysans, quand Luther devait galvaniser l’énergie des princes prêts à céder, à l’exemple de Johann Friedrich, sous la pression d’un mouvement populaire qui paraissait irrésistible51. Si le principe cujus regio, ejus religio, reniement parfait des thèses développées dans les grands écrits réformateurs de 1520 et en premier lieu dans La Liberté du chrétien, ne trouve son expression officielle qu’en 1555 dans la Paix confessionnelle d’Augsbourg, il était passé dans les mœurs depuis fort longtemps sur les terres conquises par la Réforme. Dans une « Instruction » de 1527, le prince électeur s’attribue pratiquement le gouvernement de l’Eglise52. Comment le prince, le premier par définition, pourrait-il se désintéresser de l’essentiel, du sort de l’Eglise et du salut de ses sujets ? L’initiative de Johann Friedrich, qui a succédé à son frère, Frédéric le Sage, tire les conséquences des thèses luthériennes sur l’autorité civile. Luther approuve la décision du prince. Elle est l’acte de baptême d’une Eglise territoriale dont le prince est l’évêque. L’« Instruction » fondatrice ne garantit évidemment pas la liberté de conscience. Celui qui estimerait ne pouvoir s’y tenir est sommé de vendre ses biens et de s’exiler.
81Un retour en arrière de quelques années s’impose pour faire le point. A l’origine, la Réforme se dresse, entre autres, contre l’usurpation du pouvoir temporel par le pape. Mais le pape est loin, si loin que ses commandements en deviennent inaudibles, Luther ne se fait pas faute de le lui reprocher. Par un retournement inouï, l’autorité spirituelle consent désormais à se dessaisir au profit de l’autorité temporelle des prérogatives qui lui reviennent traditionnellement. C’est le prince, le Summus episcopus, qui désignera les ministres du culte. L’autorité spirituelle ne conserve guère que l’exégèse du Livre et la formation théologique des pasteurs qu’elle vérifie au cours de « visitations » instaurées par Luther, la plupart de ces inspections se révélant décourageantes dans les premiers temps de la Réforme.
82La Réforme donne au prince ce qu’elle enlève au pape. Mais le prince, au contraire du pape, n’est que trop présent. Désormais ses sujets et, en premier lieu, les plus misérables d’entre eux, les paysans, l’immense majorité du corps social, lui appartiennent corps et âme. Si d’aventure le prince est pris d’un scrupule devant l’immensité de tels pouvoirs, le pasteur faisant une lecture édifiante à son maître n’aura que l’embarras du choix pour lui donner à entendre les textes apaisants où Luther enseigne que son autorité lui vient tout droit de Dieu.
83Il est donc fort contestable de prétendre comme beaucoup d’historiens luthériens d’origine allemande qu’il fallait de l’abnégation aux princes pour rejoindre la Réforme. A l’heure où les soldats de l’empereur affrontaient François 1er et le pape coalisés contre lui avant de mettre à sac la Ville Sainte en 1527, le risque n’était pas héroïque. La Réforme fut suffisamment sage aussi pour ne pas exiger de ses nouveaux adeptes plus de rigueur morale que n’en demandait Rome. Le « double mariage » de Philippe de Hesse ou sa bigamie a valeur paradigmatique.
84Celui-ci, pilier de la Réforme et de la Ligue de Smalkalde, avait mené une vie dissolue avant de soupirer pour une jeune fille qui se refusait, dit-on, à devenir sa maîtresse, à moins que la prudence de la mère, qui exigeait un mariage en bonne et due forme, ne fût la meilleure caution de la vertu de la fille. Il ne manquait pas à Rome de juristes compétents capables de découvrir mille causes dirimantes justifiant l’annulation du premier mariage. Ce n’était évidemment pas leur intérêt. Cependant l’affaire était compliquée. Les fronts d’austères théologiens catholiques et luthériens se plissaient au chevet d’un lit conjugal en attente d’une inauguration officielle. Philippe était luthérien et l’épouse rebelle à la célébration d’un second mariage était la fille du désormais très catholique Georges de Saxe... Mais nous sommes en 1540 et quelques années plus tôt, en 1531, Clément VII n’avait pas refusé, dit-on, l’éventualité d’un double mariage d’Henri VIII. Luther n’eut pas besoin de consulter sa traduction de la Bible pour se souvenir que les Patriarches n’avaient pas dédaigné cette pratique. Pour faire bonne mesure, Melanchthon fut dépêché à la célébration du mariage.
85Luther tenait cependant à ce que le secret du mariage fût jalousement gardé. Il y avait tant de princes, de femmes et de confesseurs dans la confidence que la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Luther conseilla alors au prince de tout nier. Il n’était pas grave de mentir aux hommes si l’on disait la vérité à Dieu. Cela revenait à préconiser l’interprétation la plus complaisante de la restrictio mentalis des jésuites. Cette fois, le prince refusa d’obtempérer. Il demanda sa grâce à Charles Quint qui ne se fit pas faute de la lui accorder, bien que la bigamie fût passible de la peine de mort au regard des lois de l’Empire. D’importantes concessions politiques furent le prix à payer. Luther qui en 1540 fulminait depuis plus de vingt ans contre la corruption des mœurs romaines avait subordonné à des intérêts strictement temporels les impératifs moraux et religieux de la Réforme.
86Cet épisode a décontenancé les luthérologues jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, Luther, nous l’avons vu, ne s’était pas ému précédemment des aventures extra conjugales de Frédéric le Sage. La plupart des historiens allemands préfèrent parler du « double mariage » de Philippe, comme pour amortir les effets. Les autres n’hésitent pas à utiliser le terme de bigamie. Si la maladresse dans l’exécution de la manœuvre a été souvent soulignée, elle reste purement anecdotique. En revanche l’idée de nier les faits grâce à « un bon et vigoureux mensonge » relève de l’intention mystificatrice délibérée et l’on peut se demander si Luther ne voulait pas recourir à des procédés éprouvés dans les missives qu’il adressait à Léon X53.
87Revenons un peu en arrière pour en terminer plus rapidement avec la dernière partie de la vie de Luther. A partir de 1527, les affections dont Luther a toujours souffert, paresse digestive, maux de tête s’aggravent tout en devenant chroniques. D’autres viennent s’y ajouter, maux d’oreille, acouphènes, coliques néphrétiques, sciatique. L’hypothèse selon laquelle il aurait été atteint de syphilis n’est pas étayée par des signes probants54. Malgré ce tableau médical accablant, Luther continue à écrire et à déployer une activité inlassable. Toute sa vie, il a accusé le diable d’être la cause de ses maladies et de ses tourments spirituels. A la Wartburg, le diable tourmentait Luther la nuit durant en lançant au plafond des noix, dont le bruit était d’autant plus satanique qu’il s’agissait de « noix velches », si nous traduisons littéralement le propos de table55. Luther a les terreurs que l’on attribue hâtivement à tous les hommes du Moyen Âge mais que les mystiques du XIVe siècle ignoraient sous cette forme rigoureusement matérielle et anthropomorphique.
88Les phobies du Réformateur ne manquent pas de cohérence. L’Antéchrist et le diable, qui naturellement ne font qu’un, s’acharnent à l’empêcher de traduire la Bible L’expérience de la maladie, comme celle de la faute et du péché ou la crainte de l’enfer est un accablement existentiel. Elle est vécue dans l’angoisse et le combat qui permettent au diable de creuser son trou là où Luther ne l’attend que trop. Le travail n’est pas pour Luther une vulgaire compensation, comme on le prétend parfois par une simplification excessive ou malveillante. Il est le lieu de la rébellion, du retournement créatif, où le diable instrumentalisé à son tour se fait diabolus ex machina contre tous les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur dans lesquels le Malin s’incarne pour étouffer la voix de Dieu. En plus de tous ses maux bien réels, Luther invente ceux qui le font vivre.
Négocier est un péché contre le Christ
89La Confession d’Augsbourg et les négociations qui l’accompagnent lors de la Diète de 1530 fournissent des indications précieuses quant à l’évolution de la Réforme. Toujours au ban de l’Empire, Luther n’a pu se rendre en personne à Augsbourg et il s’est installé non loin de là, à Coburg, dans une situation d’observateur dont il est compréhensible qu’elle lui pèse. Les négociations furent conduites officiellement mais aussi dans une grande mesure pratiquement par Jonas, Agricola, Spalatin et surtout Melanchthon. Luther enrage dans sa retraite et ne fait pas mystère de son amertume. Si l’injure est absente des lettres qu’il adresse à Melanchthon, le propos n’en paraît que plus dur :
Je t’écris cependant cela en vain, car tu veux gouverner ces choses avec la raison selon votre philosophie, c’est-à-dire que tu continues [...] à être fou avec l’esprit clair et tu te portes la mort à toi-même en ne voulant pas voir que ta cause dont le sort n’est ni dans tes mains ni dans ton jugement exige d’être défendue sans que tu t’en soucies. Et le Christ nous garde de la voir entre tes mains ou soumise à ton jugement [, ..]56.
90Le même jour, le 30 juin 1530, Luther se plaint dans une lettre à Spalatin que Melanchthon se croie l’égal de Dieu57. La frustration d’un homme condamné à une relative impuissance n’explique pas tout. Les divergences portent sur la conception de l’homme et sur sa relation à Dieu, autrement dit sur la définition même de la Réforme. D’une part, Melanchthon est accusé d’être l’adepte d’une philosophie, évidemment impie aux yeux de Luther, qui concéderait tout pouvoir à la raison. On sait combien l’attitude de Luther envers celle-ci est ambiguë. Il a régulièrement sommé ses adversaires « papistes » de le réfuter soit par la raison soit par l’Ecriture pour qu’il accepte immédiatement de se rétracter. Mais la raison est aussi la « putain » qui se prête aux caprices de la concupiscence. Nous le lisons, entre autres, dans un petit écrit de 1522 intitulé De la vie conjugale (Vom ehelichen Leben). Pour être bonne, la raison doit être inspirée par une autorité supérieure, l’Esprit saint. Elle doit être éclairée par la grâce. Luther n’en a jamais constaté les effets chez ses adversaires et aujourd’hui il n’en voit plus trace chez Melanchthon. D’autre part, dans le prolongement logique de la première admonestation, celui-ci est accusé du péché d’orgueil, le péché luciférien par excellence. Il se prend pour l’égal de Dieu. Ce n’est pas là boursouflure polémique de théologien. L’accusation doit être entendue au pied de la lettre.
91Tandis qu’il négocie avec les ennemis de la Réforme, Melanchthon est suffisamment fou pour s’imaginer qu’il est libre et capable d’influencer le cours de l’Histoire. Or la liberté n’appartient qu’à Dieu qui gouverne notre destin et la marche de l’univers. La funeste philosophie imputée à Melanchthon et à ses pairs est un humanisme qui serait un pur non-sens s’il était privé du libre arbitre. Implicitement, mais en toute clarté, Luther accuse Melanchthon d’être érasmien et l’accusation n’est pas tout à fait infondée. Après avoir été le théoricien d’une grâce seulement « imputée » à l’homme, Melanchthon, peut-être pour en avoir constaté les effets moraux délétères, comme l’hypothèse en a été émise, refuse désormais de courber les hommes sous la loi d’airain du serf arbitre. Il reste certes luthérien, au point d’assurer à Wittenberg le cours sur l’Epître aux Romains, que Luther n’aura commentée devant les étudiants qu’une seule fois en 1515-1516, accepte pleinement la justification par la foi mais voudrait qu’elle n’excluât pas définitivement la participation de l’homme à son salut. En toute cohérence avec sa pensée première, Luther la rejette sans nuance. Ce débat n’est pas propre à la Réforme. Le matérialisme et l’idéalisme sont aussi impuissants l’un que l’autre à réserver dans leur système une place fondée en raison à la liberté, mais la plupart des grands philosophes assument ce défi et ce scandale afin que l’existence conserve un sens. Melanchthon en ressent le besoin que Luther éprouve comme un orgueil sacrilège.
92Ces divergences sont essentielles et expliquent que le Réformateur ait suivi les négociations avec une immense inquiétude. Chaque mot échangé avec l’ennemi lui fait l’effet d’une trahison. La vérité ne transige pas, encore moins en matière religieuse que dans les sciences exactes. L’idée de tolérance lui est étrangère comme elle l’est à Luther, qui clame son indignation dans une lettre à Jonas en avouant que peu lui chaut qu’une guerre s’ensuive. Dieu reconnaîtra les siens et tant pis pour les autres !
La paix peut bien avoir à nos yeux toute l’importance qu’elle veut, mais l’auteur de la paix et l’arbitre des guerres est plus grand que la paix et doit être honoré plus qu’elle. Ce n’est pas notre affaire que de prévoir les guerres à venir ; notre tâche est de croire et de confesser ce que nous croyons en toute simplicité [...]. Peu s’en faut que je n’éclate de colère et de dépit. Je vous en prie, mettez fin aux tractations, cessez de négocier avec eux et rentrez chez vous [...]. S’il en résulte une guerre, qu’elle vienne ; nous avons assez prié et fait58.
93Ce n’est pas la doctrine de la guerre sainte mais au moins de la guerre juste et en tant que telle agréable à Dieu, puisque c’est lui qui l’a voulu. Luther s’y résout vaillamment, les politiques, y compris le prince électeur et la plupart de ses fidèles, de moins en moins inconditionnels, sont plus circonspects. Lui-même n’entend pas prêcher par l’exemple. En dépit de son engagement militant, Luther juge sévèrement les clercs d’hier ou d’aujourd’hui qui défendent leur cause les armes à la main. Il sépare les offices. Chacun de nous a pour mission de mener le combat conformément à son état. Celui qui prie n’est pas celui qui ferraille. Pour avoir pris l’épée, Zwingli méritait la mort qui l’a frappé59. La sanction des armes, collective ou individuelle, est une véritable ordalie, au moins pour l’ennemi terrassé.
94Luther a suivi sa pente en s’opposant résolument jusqu’à son dernier jour à toute tentative de conciliation avec les catholiques. Il n’offre à ceux-ci que la conversion à la nouvelle foi, en fait la première réinstaurée dans ses droits. Quand en 1536 Paul III convoque le concile de Mantoue pour l’année suivante, les luthériens maintenant affermis regimbent et Luther se déchaîne avec une telle violence que ses « Articles de Smalkalde » ne recueillent pas l’assentiment de la totalité des théologiens protestants. Melanchthon accompagne sa signature d’une réserve décisive sur le problème brûlant s’il en est du statut de la papauté. Il accepte désormais que le pape soit le premier des évêques par le droit des hommes afin que l’unité de la chrétienté redevienne possible. Or dans la seconde partie de la profession de foi luthérienne, le quatrième article prend soin de rappeler – et il aurait fallu que les familiers de Luther aient la mémoire singulièrement courte pour l’avoir oublié – que le pape est l’Antéchrist et donc en cette qualité plus dangereux que les Turcs, exactement comme il en faisait la confidence en 1518 à Wenzeslaus Linck. Dans le deuxième article, Luther avait même forcé le ton par rapport aux écrits antérieurs en qualifiant la messe de « queue de dragon », d’« horreur la plus grande et la plus terrible », de « suprême et plus belle idolâtrie papiste parmi toutes les autres »60. Il était exclu dans ces conditions que les luthériens se rendissent à Mantoue pour un concile devenu obsolète avant d’avoir vu le jour.
95En 1545, l’année précédant sa mort qu’il croyait depuis longtemps imminente, Luther réitère avec une violence accrue si possible ses attaques contre la papauté. Son Contre la papauté de Rome, œuvre du diable ne se distingue des écrits précédents sur le même thème que par une grossièreté plus méthodique61. Par scrupule superfétatoire, Luther a accompagné son texte de onze gravures illustrant les vices de la papauté dont l’inspiration qui lui revient a été rehaussée par l’art de Lucas Cranach. Il n’est pas difficile d’y déceler des obsessions franchement scatologiques. Peu importe, somme toute. L’important n’est pas la manière mais la stratégie. Il s’agit, afin de ne pas ruiner l’œuvre d’une vie, de rendre impossible toute réconciliation avec les catholiques en concentrant les attaques les plus injurieuses sur des points sensibles, le pape, la messe, les sacrements. Dans sa polémique, Luther est resté constant, de la croisade menée par le jeune moine contre les indulgences jusqu’aux derniers assauts conduits avec l’énergie crispée des forces déclinantes.
96Mais l’on concédera aussi à Luther que les tentatives obstinées de conciliation qui baignent dans les eaux tièdes de l’œcuménisme relèvent plus du diplomate occupé à rectifier les frontières sans demander l’avis des indigènes que de l’homme de foi incapable de sacrifier son Dieu et son salut aux intérêts de cette terre. Les meilleurs de chaque côté n’étaient certainement pas les moins intransigeants. Il est vrai aussi que cette intolérance était porteuse de guerres qui ne se firent pas attendre et que Luther envisageait avec une belle désinvolture. L’humaniste qui pense que la paix vaut bien une messe n’est pas fatalement traître à sa religion. Il jugera aussi que Luther prive le chrétien de la responsabilité qui incombe à tout homme quand il fait assumer par le Christ, dont il serait le porte-voix inspiré, la décision des bains de sang futurs. L’héroïsme de Luther est théologiquement cohérent et existentiellement confortable.
Pourquoi il faut persécuter les juifs
97Cette intransigeance religieuse doit être replacée dans un contexte sociologique et national. Ses présupposés ne sont pas exclusivement dogmatiques. L’empereur, dont Luther rejette les tentatives de médiation, est espagnol. Ni Léon X, ni l’éphémère Adrien VI, ni Clément VII ne sont allemands. La papauté est d’abord pour Luther une institution étrangère. Inversement, la lourde maladresse que constitue l’attitude de Luther face à la bigamie de Philippe de Hesse n’est pas un vulgaire pas de clerc anecdotique et accidentel. Toute l’érudition luthérienne fut appelée à la rescousse pour sauver la mise du landgrave converti à la bonne cause, au point que celui-ci craignit que ce ne fût trop et préféra confesser sa faute de peur de compromettre son salut. L’anathème aurait fondu sur lui s’il n’avait été qu’un seigneur florentin ou un manant saxon.
98L’attitude de Luther envers les juifs, sur laquelle nous ne nous appesantirons pas mais que l’on ne peut passer sous silence, représente un moment de la vie de Luther et de l’histoire de la Réforme particulièrement douloureux. Elle relève de cette implacable logique d’exclusion que nous avons déjà observée. Les historiens distinguent à bon droit deux périodes dans les écrits luthériens consacrés à ce problème qui n’était malheureusement pas nouveau à l’époque de la Réforme. La première est placée sous le signe d’un écrit respectable, la seconde caractérisée par des diatribes inqualifiables.
99Que Jésus est né juif (Dass Jesus ein geborener Jude sei) est un bref opuscule de 1523. La manière dont Luther envisage la cohabitation entre chrétiens et juifs paraît rassurante :
Si on veut les aider, il faut pratiquer envers eux non pas la loi du pape mais celle de l’amour chrétien, les accueillir en amis, les laisser briguer un emploi et travailler avec nous, afin qu’ils aient l’occasion d’être près de nous et avec nous, d’entendre notre enseignement du christianisme et de nous voir vivre en chrétiens62.
100De même, Luther s’en prend à des calomnies habituellement répandues sur les juifs et ne se montre pas effrayé à l’idée que « quelques-uns » malgré tant de bontés à eux témoignées puissent être rebelles à la conversion.
101Or c’est bien là le problème. Jésus est né juif. Il est né juif mais il n’est pas resté juif. Il est né juif et il est mort chrétien. Quel exemple pour les juifs ! La logique manichéenne de Luther l’entraîne à nourrir un immense et fol espoir. L’Antéchrist a été le repoussoir qui a rendu odieuse une foi chrétienne dénaturée et déspiritualisée. Les juifs n’ont jamais connu l’exemple et la Parole du christianisme authentique. La Réforme leur en apporte la révélation.
102Le petit écrit de Luther connut un très grand succès et il est permis de penser que les juifs furent les lecteurs les plus nombreux des dix éditions publiées dès la première année. Ils en attendaient un peu plus de tolérance à leur égard dans la vie quotidienne. Quand l’espoir de leur conversion s’avéra vain, le retournement de Luther fut terrible mais il était prévisible.
103Parmi les nombreux écrits antisémites du Réformateur, Les Juifs et leurs mensonges, publié en 1543, année à partir de laquelle sa plume fut aussi fertile en la matière que son verbe, est particulièrement insupportable en détaillant sans vergogne les mesures de salut public qu’il est urgent de prendre contre les juifs. On croirait qu’il s’agit d’un testament à leur encontre. La première mesure prophylactique qui s’impose est de « brûler leurs synagogues et leurs écoles ». Mû par une crainte phobique, Luther prévoit de « les recouvrir de terre et de les ensevelir » au cas, sait-on jamais, où elles se refuseraient à brûler ou s’aviseraient de renaître de leurs cendres. Leurs maisons devront subir le même sort, une « écurie », « comme pour les tziganes », constituant un refuge bien suffisant. Leurs livres de prières et les exégèses des talmudistes devront leur être confisqués. Leurs rabbins n’auront pas le droit d’enseigner. Il leur sera interdit de circuler et ils devront « rester chez eux ». Emporté par un zèle furieux, Luther oublie que cela leur est impossible puisqu’il a pris soin de raser leurs habitations grâce à la deuxième mesure qu’il préconise. Il leur sera interdit encore de pratiquer le commerce et l’usure, leur argent et leurs bijoux leur seront confisqués, comme de juste, puisqu’ils nous les « ont volés et pillés ». Les jeunes juifs et les jeunes juives seront mis au travail, ce qui ne sera pas facile à obtenir, redoute Luther, et même dangereux, de sorte qu’ils serait préférable de les expulser purement et simplement63. Le Gauleiter Julius Streicher s’est abrité au procès de Nuremberg derrière l’écrit luthérien pour se défendre des crimes qui lui étaient reprochés.
104C’est ce que Luther appelle la « dure charité », celle dont il est prodigue et dont les paysans ont déjà fait la rude expérience64. Si Luther n’a pas hésité à reprendre à son compte les superstitions les plus grossières quant aux crimes imputables aux juifs, concédons cependant, puisque l’argument est souvent avancé, qu’il n’a cependant pas exigé leur extermination ni préconisé le recours à la torture pour leur faire avouer les abominables forfaits qu’il détaille complaisamment chaque fois qu’il aborde le sujet. Ce chapitre de l’antisémitisme allemand, même s’il n’est ni nouveau ni exceptionnel dans le monde chrétien, est d’autant plus éloquent que c’est une grande voix qui se fait entendre, par excellence la référence de l’Allemagne au long des siècles, et son écho n’était pas près de s’éteindre. Luther s’est acharné contre les juifs avec l’exceptionnelle violence dont il est capable et dont il a déjà gratifié le pape, les paysans, Müntzer, Zwingli, Erasme et toute la cohorte de ses ennemis d’un jour et de toujours. Hors de sa personne et de sa doctrine, il n’est point de salut au sens propre du terme. Tout est permis au nom du Christ contre ceux qui s’en écartent ou ne s’y rallient pas. La vérité est une et se dresse face à l’Antéchrist. Luther a eu des paroles infamantes pour Staupitz, son premier protecteur, qui jugeait incompatible avec la Réforme le thomisme qu’il continuait à professer malgré les foudres de son ancien protégé65.
105La haine des juifs aura galvanisé Luther littéralement jusqu’à son dernier souffle. Le 15 février 1546, trois jours avant sa mort, il accuse encore dans son ultime sermon les pseudomédecins juifs d’empoisonner les chrétiens66. Si l’antisémitisme de Luther n’est pas biologiquement raciste, encore que le Réformateur démontre que les juifs ne sont pas le peuple élu sur un ton qui est loin de l’équanimité du scientifique susceptible de défendre la même thèse, la liste des griefs qu’il puise dans le catalogue des phobies populaires ancestrales autorise à parler de racisme culturel plutôt que de simple xénophobie67.
106« Furieusement nationaliste et antisémite » selon l’expression de Thomas Mann, Luther ne fit pas l’unanimité dans ses propres rangs. Une fois de plus, Melanchthon prit ses distances et le « Magistrat » de Strasbourg n’hésita pas à interdire la publication de Les Juifs et leurs mensonges. La réception des écrits de Luther suscita des angoisses qui allaient au-delà de la lettre déjà redoutable des textes. Les juifs craignirent pour leur vie et celle de leurs descendants. Un de leurs représentants en Alsace, Josel von Rosheim, saluera avec enthousiasme la victoire de Charles Quint sur les Etats protestants lors de la guerre de Smalkalde : « Il (Luther) cherchait à détruire tous les juifs »68. Cette guerre qui suivait immédiatement la mort de Luther en annonçait bien d’autres. Le concile de Trente, qui venait d’être convoqué en 1545, allait préparer pendant de longues années une refondation thomiste de l’Eglise catholique, le thomisme s’avérant être la digue la plus efficace contre la propagation de la doctrine luthérienne. Le schisme était définitif.
107L’antisémitisme de Luther ne pouvait s’alimenter chez Augustin, sa caution habituelle, sans négliger certains textes et sans en forcer d’autres. Certes, l’évêque d’Hippone défend la thèse traditionnelle du déicide perpétré par les juifs, en des termes malheureusement implacables. Ils sont les « bourreaux du Christ », sont coupables de « l’immolation du Christ ». La faute en incombe non pas à une perversité foncière de leur nature, que Luther ne dénonce que trop, mais au fait qu’en ce temps-là, ils s’étaient détournés du culte du vrai Dieu, le leur, pour idolâtrer des dieux étrangers69. Aussi Augustin rappelle-t-il à ses contemporains et aux chrétiens de tout temps qui auraient tendance à l’oublier, que leur religion s’appuie sur leurs livres et ne s’éclaire qu’à leur lumière. Les juifs par leurs livres ont annoncé le Christ et ils portent témoignage de la vérité : « Car ceux-ci, arrachés à leur patrie et dispersés par toute la terre pour rendre ce témoignage, contribuent à la propagation universelle de l’Eglise »70. Le sens de la continuité historique préserve Augustin des débordements de la haine qui possède le Réformateur.
108Les luthérologues allemands jugent aujourd’hui sans complaisance l’attitude de Luther envers les juifs mais en la replaçant dans le contexte de l’époque. Tout au plus peut-on relever que Heinrich Fausel, après avoir commis en 1934 un Luther et la nation allemande, explique les positions théoriques de Luther et les mesures brutales qu’il préconise « exclusivement par le problème de la référence au Christ »71...
Notes de bas de page
1 Heinrich Denifle, Luther und Luthertum in der ersten Entwicklung (Les premiers temps de Luther et du luthéranisme), 2 t., Mainz 1904 ; trad. fr. du 1er tome par l’abbé Paquier, Luther et le luthéranisme, 4 t., Paris 1910-1916.
2 La bibliographie luthérienne est un univers en perpétuelle expansion. Citons Lucien Febvre, Un destin. Martin Luther, Paris 1928 ; Joseph Lortz, Die Reformation in Deutschland, 2 t., Freiburg i. Br. 1962 (1ère éd. 1939-1940) ; Erwin Iserloh, Luther zwischen Reform und Reformation. Der Thesenanschlag fand nicht statt (Luther entre la Réforme et la Réformation. L’affichage des thèses n’a pas eu lieu), Münster, 3e éd. 1968 ; Paul Althaus, Luthers Theologie, Gütersloh 1963 ; Gerhard Ebeling, Luthers Studien (Etudes luthériennes), 3 t., Tübingen 1971-1985 ; Paul J. Reiter, Martin Luthers Umwelt. Charakter und Psychose (L’Univers de Martin Luther. Son caractère et sa psychose), 2 t., Copenhague 1941 ; Erik H. Erikson, Young man Luther, Londres, New York, 1958 ; Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris 1994 (1ère éd. 1965) ; Jean Wirth, Luther Etude d’histoire religieuse, Genève 1981 ; Martin Brecht, Martin Luther [...], 3 t., Stuttgart 1982-1987 ; Marc Lienhard, Martin Luther, un temps, une vie, un message, Genève, 3e éd. 1991 ; Jean-Marie Valentin (Dir.) Martin Luther et la Réforme, Desjonquères 2001 ; Jean Schillinger (Dir.), Martin Luther et les débuts de la Réforme, Centre de Recherches Germaniques et Scandinaves de l’université de Nancy II, 2001 ; Pierre Chaunu, Le temps des Réformes, Paris, 2003.
3 Thomas Mann, « Die drei Gewaltigen » in Gesammelte Werke, t. 14, p. 769 sq. Les « trois grands » que signale le titre de l’essai sont Luther, Goethe et Bismarck.
4 Thomas Mann, Der Zauberberg (La Montagne magique), Francfort sur le Main 1991 (1ère éd. 1924), p. 707.
5 Nous citons Luther à partir de la « Weimarer Ausgabe » (WA), ici Tischreden (Propos de table), T 3, 2888 a, le numéro du « propos » suivant le numéro du tome.
6 T 2, 2412 b.
7 T 1, 135 ; T 5, 5440.
8 T 3, 3767.
9 T 1, 111. Le respect des autorités consacrées voulait que l’on interprétât la Bible à l’aide de ses commentateurs les plus célèbres, ce qui ne signifiait pas qu’elle était ignorée du théologien qui se livrait à cet exercice. Luther lui-même n’a pas échappé à cette pratique.
10 T 4, 4707 : Sed Deus tum Hebraica meurn votum intellexit : Anna id est, sub gratta, non legaliter.
11 T 1, 119.
12 T 4, 5135. Dans Verantwortung des aufgelegten Aufruhrs (La responsabilité qui m’incombe face à la sédition) in WA 38, 105, Luther nous rapporte en 1533 un épisode curieux de son adolescence. Il avait vu un Franciscain, le prince d’Anhalt, rechercher en dépit de sa condition les privations et exercices les plus ascétiques ou les plus humiliants pour l’homme du monde. Luther, qui avait alors quatorze ans, en avait été impressionné. A la lecture de la relation tardive, il est vrai, on ne peut s’empêcher de penser que Luther juge inconvenant pareil comportement de la part d’un grand de ce monde.
13 Walter v. Loewenich, Martin Luther. Der Mann und das Werk (Martin Luther. L’homme et l’œuvre), Munich 1983, p. 55 a retracé sobrement, ce qui n’est pas la règle, l’histoire du phénomène et de la controverse.
14 T 2, 2800 b.
15 T 3, 3852, a+b.
16 T 2, 1681 ; T 3, 3232 a+b+c. Cf. Ernst Kroker, « Luthers Tischreden als geschichtliche Quelle » (Les « Propos de table » de Luther en tant que source historique) in Luthers Jahrbuch I, 1919, p. 81 sq., 112 sq.
17 Cf. Joseph Lortz, op. cit., t. 1, P- 176.
18 Suso, Orloge de Sapience (Ed. Marie-France Piaggesi-Adjnik) Thèse, Nancy 1984, p. 232 sq.
19 WA 51, 89.
20 Cf. Erwin Iserloh, op. cit.
21 Joseph Lortz, op. cit., t. I notamment.
22 WA 3, Psalmenvorlesung (Commentaire des Psaumes), 1513-1515 ; WA 1, 154- 220, Die sieben Busspsalmen (Les sept Psaumes de pénitence), 1517.
23 David Friedrich Strauss, Das Leben Jesu, 1835-1836 ; cf. Jean-Marie Paul, David Friedrich Strauss (1808-1874) et son époque, Paris, Les Belles Lettres 1982.
24 WA 1,233-238 ; ici Thèse 86.
25 Th. 26, 27, 32.
26 Th. 36,39.
27 Th. 5, 8-29.
28 Th. 62, 63.
29 Walter v. Loewenich, op. cit., p. 120. Jodokus Trutvetter avait été le professeur de Luther à Eisenach.
30 Cf. Horst Herrmann, Martin Luther. Ketzer gegen Willen (Martin Luther. Hérétique contre son gré), Munich 1983.
31 WA, Briefwechsel (Correspondance), B suivi du numéro du tome et de celui de la page où figure la lettre, ici B 1,214.
32 WA, 54, 184.
33 WA, 54, 184.
34 B 1, 270.
35 WA 1,527-529.
36 WA 1,221-228.
37 WA 6, 285-324 (Vom Papsttum zu Rom wider den hochberühmten Romanisten zu Leipzig). Le « très célèbre romaniste de Leipzig » est naturellement Eck.
38 WA 6, 347 (Epitoma responsionis ad Martinum Lutherum). Luther a gratifié l’écrit de Prierias d’une préface, de gloses marginales et d’une postface toutes aussi furieuses les unes que les autres.
39 WA 6, 597-612.
40 WA 7, 42-49.
41 Cf. Ernst Bizer, Luther und der Papst, Munich 1958 ; Remigius Bäumer, Martin Luther und der Papst, Munster, 5e éd. 1957 ; Marc Lienhard, Luther témoin de Jésus-Christ [...], Paris 1973.
42 T 1, 1042.
43 T 4, 4786. Luther, qui confie n’avoir « jamais eu d’inclination « pour sa femme, aurait préféré Ave von Schönfeld, qui épousa le médecin Basilius Axt. Ce genre de propos et d’autres plus verts, dont Luther n’est pas avare, ont été utilisés par les polémistes catholiques pour l’accuser d’avoir réduit par misogynie le mariage à une fonction hygiénique. Dans Vom ehelichen Leben (De la vie conjugale), petit écrit de 1522, Luther prévoit la peine de mort pour la femme qui se refuse durablement à son mari. En fait, le Réformateur est très sensible à la fonction sociale du mariage au nom de laquelle il célèbre dans d’autres « propos » les vertus de Käthe. L’institution est d’autant plus valorisée que le mariage n’est pas un sacrement (cf. De la Captivité babylonienne de l’Eglise).
44 WA 15, 391-397, Lettre aux chrétiens de Strasbourg ; WA 18, 134-214, Contre les prophètes célestes.
45 Marc Lienhard, Martin Luther, un temps, une vie, un message, op. cit., p. 141.
46 WA 15,394.
47 WA 23, 156.
48 WA 23, 200 sq. Luther reprend la formule de Zwingli : « Nous, pauvres pécheurs et serviteurs du Dieu cuit au four ».
49 WA 16, 88.
50 WA 30, I, 123-238 (« Grand catéchisme », 1529) ; WA 1, 239-425 (« Petit catéchisme », 1529).
51 T 2, 2505 b ; cf. également WA15 (« Lettre aux princes de Saxe à propos de l’esprit de révolte »).
52 Cf. Karl Holl, « Luther und das landesherrliche Kirchenregiment » (Luther et l’Eglise territoriale) in Gesammelte Aufsätze zur Kirchengeschichte (Ecrits sur l’histoire de l’Eglise), 1, Tübingen, 5e éd. 1927, p. 326-389.
53 Walter v. Loewenich, op. cit., p. 316.
54 Paul J. Reiter, op. cit., t. 2, p. 57.
55 T 3, 2885.
56 B 5,412.
57 B 5,413 sq.
58 B 5, 628 sq.
59 T 1,291 ; T 2, 1451, 1793.
60 WA 50, 200 sq. (2e article), 213 sq. (4e article).
61 WA 54, 206-299.
62 WA 11,336.
63 WA 53, 523 sq.
64 WA18, 361 sq.
65 B 2, 262 sq. (lettre du 9 février 1521).
66 WA 51, 195.
67 WA 53 (Von den Juden und ihren Lügen), passim.
68 Cité par Marc Lienhard, op. cit., p. 272.
69 Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol. 1, Livre IV, p. 201 ; Livre V, p. 239.
70 Vol. 3, Livre XVIII, p. 77.
71 Heinrich Fausel, D. Martin Luther. Leben und fflerk 1522 bis 1546. GTB 412, 3e éd. 1977, p. 281.
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