Les origines
p. 16-49
Texte intégral
AUGUSTIN (354-430)
1Il peut paraître étrange de placer au tout premier rang des pères fondateurs de la pensée religieuse allemande un évêque africain qui se voulait et se sentait patriote romain, tout en défendant contre le pape les prérogatives de l’Eglise d’Afrique et son interprétation du dogme. Zosime devait l’apprendre à ses dépens et se voir contraint à résipiscence en 418 dans la querelle décisive pour l’avenir de l’Eglise qui opposait l’évêque d’Hippone à Pélage, dont les idées avaient un instant séduit le chef de l’Eglise romaine, celui-ci ne s’étant peut-être résolu à les condamner que par souci tactique pour préserver un pouvoir menacé.
2Dès lors que l’on se souvient qu’Augustin est avec Paul la seule autorité que Luther s’interdise de contester, la nécessité d’étudier les grands points de la doctrine augustinienne dont se prévaut le Réformateur s’impose d’elle-même. Encore importe-t-il de savoir de quel Augustin il s’agit ! Dans l’ordre de la succession chronologique les grands moments de la vie de l’auteur des Confessions se laissent aisément reconstituer. Né en 354 à Thagaste, en Algérie, près de la frontière avec la Tunisie, Augustin reçut de sa mère Monique, femme qu’il admira et chérit entre toutes, une éducation chrétienne qui fut loin de porter immédiatement ses fruits. Les Confessions ne cherchent pas à dissimuler le désordre de la vie du jeune homme. A l’âge de dix-neuf ans, Augustin lut l’Hortensias de Cicéron, ouvrage alors classique s’il en est, dont nous ne possédons plus que des fragments. Déçu et peut-être rebuté par la lecture des Ecritures, il fut un temps disciple de Mani. Le manichéisme satisfaisait par ses constructions antithétiques rigoureuses, dont il dénonça plus tard la vanité et les faux-semblants, une exigence de rationalité qui devra plus tard se concilier avec sa foi mais ne se démentira jamais1.
3Passons sur le séjour à Carthage où Augustin sera professeur de 374 à 383 ou résumons-le par cet aveu des Confessions : « Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer ; indigent au plus profond de moi-même, je me haïssais de ne l’être pas assez. Aimant à aimer, je cherchais quoi aimer »2. Pendant quinze ans, Augustin vécut en paix et apparemment heureux avec une femme dont il nous a tu le nom. Elle lui donna un fils, Adeoatus, qu’il chérira. Avant sa conversion, il vécut encore un court laps de temps avec une autre compagne. Cette conversion mit fin à un projet de mariage avantageux et à une carrière dans le siècle qui s’annonçait brillante.
4A partir de la conversion, en août 386, tout s’accélère brusquement. En 391, Augustin est ordonné prêtre à Hippone. C’est une vocation relativement tardive. En 395, il est déjà évêque, toujours à Hippone, et devient immédiatement une autorité avec laquelle il faut compter. Le sac de Rome en 410 lui fait obligation de défendre le christianisme contre ses ennemis qui le rendent responsable de la défaite et de l’humiliation. En 413, Augustin commence la rédaction de La Cité de Dieu. L’ouvrage, maintes fois interrompu par les multiples contraintes de la vie épiscopale, ne sera achevé qu’en 426, l’année même où Augustin, dressant un ultime bilan de sa vie et de son évolution doctrinale, entreprend de rédiger des Rétractations. En 430, Augustin meurt dans Hippone assiégée par les Vandales, qui ne tarderont pas à s’emparer de la ville et à la mettre à sac.
5Augustin aura connu toutes les tentations, toutes les formes de la concupiscence, celles de la chair, du pouvoir et de l’orgueil, celle de la connaissance indifférente à Dieu aussi, quand il passe par une phase de scepticisme. Il a succombé à chacune d’elles, plus ou moins longuement. Passant de la licence à la continence, sinon à l’idéal du prêtre ascétique, il aura suivi un idéal inverse de celui de Luther, son plus ardent zélateur, prêtre et moine, avant de devenir bon époux et père de famille. Il est vrai qu’Augustin n’a pas rejeté le mariage qu’il considérait comme une sorte de bien moyen où se révélaient nombre de vertus, sans qu’il convînt pour autant aux âmes les plus hautes. La richesse et les tourments de l’expérience existentielle ont laissé leur empreinte dans l’anthropologie augustinienne. Ils n’ont certainement pas été sans influencer dans le prolongement de celle-ci maint point de la doctrine, comme la conception accablante du péché originel.
6Tout cela n’est nullement incohérent et relève au contraire d’une logique satisfaisante pour l’esprit. L’évolution des idées et les grandes expériences de la vie se heurtent et se concilient tour à tour, les crises apparemment brutales, telle la conversion, ne faisant que produire à la conscience une longue maturation en attente d’une autorévélation fulgurante. Il arrive cependant que l’on perçoive une solution de continuité, une discordance, sinon une franche opposition entre des thèses professées dans des écrits exactement contemporains. Le problème du libre arbitre, si important pour l’histoire de l’Eglise et qui n’est pas étranger au schisme luthérien, en offre l’exemple le plus frappant.
Le libre arbitre et la prédestination
7Le traité du Libre arbitre fut rédigé par fractions se succédant à intervalles irréguliers, à l’instar de nombreux ouvrages d’Augustin. Il fut commencé en 388 et achevé pour les livres II et III après 391, la durée de la réflexion ne correspondant pas à la relative brièveté de l’écrit. Pélage lui-même s’est réclamé du Livre III dans lequel il voyait une confirmation de sa doctrine qu’il n’avait cependant pas encore définitivement fixée à cette époque. L’objection qui veut, pour disculper Augustin de tout soupçon d’hérésie, qu’il n’avait pas à combattre par la plume un parti qui ne s’était pas encore constitué, apparaît fragile, sinon un peu spécieuse3.
8Dirigé contre les manichéens, l’écrit traite en premier lieu du problème du Mal et de son origine. Mais la réponse sans détour qu’apporte Augustin est porteuse d’une affirmation du libre arbitre clairement posée, sans qu’il soit besoin d’attendre le Livre III, si providentiel pour Pélage :
[...] c’est chaque être mauvais qui est l’auteur de sa mauvaise action [...], les mauvaises actions sont punies par la justice de Dieu ; or elles ne seraient pas justement punies, si elles n’étaient pas commises volontairement4.
9Mais, dira-t-on, il n’est pas nouveau et ce n’est pas non plus la dernière fois que la théologie disculpe Dieu du mal avec une ferveur égale à celle dont elle le crédite du bien. S’il n’est pas un mot dans le traité qui restreigne directement le pouvoir de la grâce – mais il est déjà significatif que la toute-puissance de Dieu se manifeste presque à chaque page par le rappel de sa prescience et non pas par le don souverain et incompréhensible de sa grâce – la conception de la volonté qu’expose Augustin fait de l’homme une créature capable de faire le bien par l’effet de son libre arbitre :
[...] notre volonté ne serait même plus volonté si elle n’était pas en notre pouvoir. Mais puisqu’elle est en notre pouvoir, elle est libre pour nous ; car ce qui n’est pas libre pour nous, c’est ce qui n’est pas en notre pouvoir ; et ce qui l’est ne peut pas ne pas être libre5.
10Cette volonté est conçue comme un pouvoir autonome, capable de s’autodéterminer, et dont l’efficience première se révèle en faisant le bien. L’interlocuteur fictif d’Augustin dans le dialogue qui donne forme vivante et pédagogique au traité, Evodius, se voit contraint de reconnaître, subjugué par les leçons de son maître, qu’il a « non seulement une volonté, mais aussi une volonté bonne ». Cette volonté, précise Augustin, est désir de « vivre avec droiture et honnêteté »6. Elle est donc si nous utilisons, sans craindre l’anachronisme, la terminologie de Luther dans son conflit avec l’Eglise, productrice d’œuvres bonnes, quand bien même celles-ci ne lui donneraient évidemment aucun droit au regard de Dieu qui « donne tout gratuitement »7. Il n’empêche pourtant que la prescience de Dieu n’est pas la cause qui conduirait la « nature » de tel ou tel homme à ne pas pécher et il faut donc que l’homme fasse le bien par un effet de son libre arbitre8. Cette interprétation s’impose d’autant plus que l’homme, donc sa volonté, est amendable par « l’enseignement » dont le contenu, qui n’est pas précisé strictement, est certes celui des Ecritures – cela va sans dire – mais ne se limite pas à leur étude puisque « l’intelligence ne peut être qu’un bien », la sagesse devant être propice à la volonté bonne. Augustin, sans soutenir expressément que l’homme fait le mal par ignorance, n’en professe pas moins que la connaissance est un secours précieux, sinon indispensable, pour nous prémunir contre la divagation des mauvaises actions : « Ou bien, si l’on enseigne les maux, on enseigne à les éviter et non à les faire ; et par conséquent mal agir n’est autre chose que s’écarter de la voie de l’enseignement »9. Cette conciliation de la sagesse antique et du christianisme est aux antipodes de la réception luthérienne.
11Sous l’effet de la méditation renouvelée de Paul, dont l’inspiration avait déjà été décisive au moins dans la forme dramaturgique de la conversion, Augustin va insister sur la primauté de la grâce, le péché originel souillant la créature d’une empreinte d’infamie que seul Dieu peut effacer10. Mais le Ad Simplicianum, du nom du prêtre milanais aux interrogations duquel répond l’évêque d’Hippone et qui est censé représenter un tournant décisif dans la méditation augustinienne, est chronologiquement très proche du traité sur le libre arbitre11. La rupture n’est pas consommée, le libre arbitre n’est pas sacrifié sur l’autel de la grâce. Il en résulte un tournant existentiel plus douloureux que celui qui accompagnait la rupture avec les manichéens. Il ne s’agissait alors que de déterminer l’origine du mal sans impliquer Dieu dans son surgissement et la solution était toute prête. Maintenant Augustin doit concilier l’existence du libre arbitre avec la toute-puissance de la grâce qui n’en a cure. Dans sa querelle avec Erasme, Luther se dira soulagé de ne s’être jamais senti libre. Ce n’est nullement le cas d’Augustin qui, par maints aspects de sa pensée, annonce des thèmes chers à l’humanisme.
12C’est le conflit avec les pélagiens qui va rendre la doctrine intransigeante à moins qu’il ne révèle une évolution antérieure comme le pensent la plupart des commentateurs. En 412, Augustin rédige le De peccatorum meritis et remissione (Des peines méritées par les péchés et de leur rémission). En traitant longuement du baptême des enfants mais surtout du sort réservé à ceux qui moururent sans que le sacrement leur ait été administré, Augustin indiquait clairement que sa réflexion dogmatique et son expérience existentielle le ramenaient obstinément à la méditation du péché originel. En concluant que les enfants morts sans avoir été baptisés étaient voués à une damnation étemelle, il hypostasiait la souillure en même temps qu’il exaltait la grâce qui la rend inopérante. Cela vaudra à Augustin d’être qualifié par Kierkegaard de philosophe sans cœur12.
13D’un débat fertile en rebondissements et où les écrits des uns et des autres ne sont pas portés sur le champ à la connaissance de leurs adversaires, nous extrairons encore le De natura et gratia par lequel Augustin réfutait en 415 le De natura de Pélage, probablement écrit quelques années plus tôt. Les titres sont comme un résumé des deux ouvrages. Pélage rendait la nature de l’homme responsable du péché, sans lui faire porter dans un texte d’esprit déjà très érasmien le poids de la faute commise par un lointain ancêtre. La nature de l’homme n’était pas durablement corrompue par le péché. Elle était capable de réhabilitation et de régénération par la vertu du libre arbitre, dont Pélage n’allait pas jusqu’à nier qu’il pût être aidé par la grâce christique. L’humanisme du message était plein d’espoir.
14Pour Augustin, il menaçait de n’être plus chrétien. Ainsi conçu, le libre arbitre revenait à déposséder le Christ de la fonction rédemptrice de son sacrifice. Un homme responsable, coupable de son péché propre et de lui seul mais aussi capable d’amendement, auquel la grâce ne servait que d’adjuvant, signifiait un Christ dépouillé et impuissant, sinon inutile. L’argument est fort et sera maintes fois repris. Il implique en bonne logique l’effacement du libre arbitre, aveu douloureux, auquel Augustin se résout à contrecœur, en sauvegardant une sorte d’appétence de la volonté qui la fait tendre vers la grâce, et que Luther proclamera avec soulagement et allégresse, comme s’il se sentait libéré de n’être pas libre13. Périodiquement, en marge des Eglises, on entendra une objection embarrassante, à laquelle les Pères grecs ne sont pas étrangers. L’idée d’une « apocatastase », d’un retour en Dieu de tous les pécheurs est défendue au nom d’une grâce non exclusive. Si le Christ n’est pas mort pour rien, encore faut-il qu’il se soit sacrifié pour tous les hommes, sans distinction. La croix ne peut être le lieu d’une discrimination, qui signerait l’impuissance divine. Jusqu’au XIXe siècle cette doctrine ne manquera pas d’adeptes en Allemagne, sans jamais trouver d’écho au sein des Eglises catholique ou évangélique, dont elle risquerait, plus encore que le quiétisme, de sceller l’inéluctable dépérissement14.
15L’exaltation de la grâce souveraine aux dépens du libre arbitre n’est vraiment cohérente que si elle s’accompagne d’une doctrine de la prédestination clairement affirmée. Nous la trouvons effectivement formulée sans concessions dans les derniers écrits d’Augustin, dont la pensée vers la fin de sa vie se systématise et se durcit, en même temps qu’elle gagne apparemment en rigueur formelle. Le Contra Julianum et le De correptione et gratia stipulent que le nombre des élus a été fixé par Dieu, une fois pour toutes. Adviendrait-il que l’un de ces élus meure sans avoir été baptisé, il n’en serait pas moins sauvé, tout comme les pécheurs endurcis, dont la conversion ultime et mystérieuse à notre regard de mortels ne fait que mieux ressortir l’ineffable pouvoir surnaturel de la grâce. Ce n’était pas la doctrine de l’Eglise ni celle de Justin ni celle d’Origène, de Basile ou d’Hilaire, mais elle ne s’en imposa pas moins, dépouillée de son intransigeance arithmétique, dans les Eglises pourtant concurrentes, la catholique comme les protestantes15. Dans son conflit avec Erasme, qui reproduisait pour l’essentiel le débat entre Augustin et Pélage, Luther allait donner de la pensée augustinienne la version la plus radicale qui soit. Ces deux querelles dogmatiques ont été deux moments décisifs de l’histoire religieuse.
16Cependant dans La Cité de Dieu, donc entre 413 et 426, dans une période qui englobe une bonne partie de ses écrits antipélagiens, Augustin traite du libre arbitre dans un esprit qu’il est vain de vouloir concilier avec les textes que nous venons d’évoquer. Au Livre V, Augustin cite le Ps 61, 12 pour rappeler que Dieu dans sa miséricorde tient compte de nos œuvres et il poursuit dans un développement où il attaque de front la conception stoïcienne du destin : « Mais de ce que l’ordre des causes est certain dans la puissance de Dieu, il ne s’ensuit pas que notre volonté perde son libre arbitre »16. Au Livre XV, il fait coopérer libre arbitre et grâce divine dans une perspective qui n’aurait pas désespéré les communautés monastiques de Provence, comme le firent les traités antipélagiens : « Car la volonté, œuvre d’un Dieu bon, est naturellement bonne ; mais en tant que tirée du néant, œuvre muable d’un auteur immuable, elle peut se détacher du bien pour faire le mal ; ici son libre arbitre suffit : et elle peut renoncer au mal pour faire le bien, ce qui toutefois lui serait impossible sans la divine assistance »17.
17Concluons sur les dernières pages de l’ouvrage, celles du Livre XXII. Il n’est pas sûr qu’Augustin attribue encore à la descendance d’Adam un libre arbitre égal à celui de son ancêtre, bien que le texte le donne parfois à penser. En revanche, il n’est pas contestable qu’Augustin, décrivant en termes inspirés les splendeurs de la cité céleste, fasse dépendre la participation de l’homme à cette bienheureuse apothéose de la valeur de ses mérites : « Quels seront d’ailleurs, à proportion des mérites, les divers degrés d’honneur et de gloire ; qui pourrait le dire, car qui pourrait l’imaginer ? Mais nul doute que ces degrés ne doivent être »18. Des thèses opposées, des jugements impitoyables, des paroles consolantes coexistent dans la dernière production de l’évêque d’Hippone, comme si le bon pasteur et le théologien inflexible s’exprimaient tour à tour. Mais l’on pourrait se demander également si des problèmes d’autorité, de répartition des pouvoirs ou de partage des zones d’influence n’ont pas contribué à durcir la doctrine, le ton relativement irénique dont Augustin ne se départ pas quand il débat avec ses adversaires dissimulant mal les exclusives de la doctrine. On ne saura jamais si en ce début du Ve siècle une inflexion décisive n’a pas été donnée à la dogmatique chrétienne par le fait de circonstances contingentes ou de préoccupations quasiment politiques. On se gardera en revanche d’imaginer que l’âge d’Augustin expliquerait la dureté des sentences dans les tout derniers écrits : le raisonnement y est toujours aussi ferme que la plume.
« La Cité de Dieu » : image d’un ordre religieux, social et politique
18L’ordonnateur de la cité terrestre et de la cité céleste est Dieu, qui exerce un règne sans partage. Ainsi Dieu a-t-il été la seule cause de la toute-puissance de Rome19. Dieu « donne l’être » et donc ordonne le monde végétal, le monde animal « la vie intellectuelle avec les seuls anges ». Il est « principe de la mesure, du nombre et du poids ; principe de toute production naturelle, quels qu’en soient le genre et le prix ; principe de la semence des formes, de la forme des semences, et du mouvement des semences et des formes ». Et s’il en est ainsi, évidence que seul un païen superstitieux est incapable de saisir, « est-il croyable qu’il ait voulu laisser les royaumes des hommes, et leur domination et leurs servitudes en dehors des lois de sa Providence20 ? » Tout devrait donc être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ce n’est malheureusement pas ce qu’enseignent à Augustin l’Histoire et son spectacle. La cause du malheur est en l’homme, en sa capacité de vouloir et de faire le mal ; le moi est haïssable, captif de sa concupiscence : « Deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu »21.
19Si tout est bon dans l’une, tout n’est pas mauvais dans l’autre. Chacune d’elles relève d’un ordre différent. Tout n’est pas caïnique ou luciférien dans la cité terrestre, et l’on y perçoit encore en des instants bénis de Dieu le souffle de l’esprit d’Abel. Quand elle s’efforce de le faire revivre, elle inaugure son pèlerinage vers la cité céleste, dont nul n’est exclu d’emblée, semble-t-il, au moins en de certains passages, pourvu qu’il suive une volonté bonne que Dieu ne lui a pas refusée d’emblée. L’opposition entre les deux cités est forte et même irréductible. Elle n’implique pas cependant que la cité terrestre soit inamendable. De même que le corps relève d’un ordre inférieur à celui de l’esprit, tout en ne méritant pas le mépris que lui vouent les platoniciens, comme Augustin aime à le rappeler, il existe une forme de vie dans la cité terrestre, incomparable avec les félicités célestes qui peut-être nous seront réservées, mais qui n’est nullement indigne de notre condition et de notre destinée. Ce parallèle entre les deux cités résume bien la pensée d’Augustin : « L’une est la cité des homme qui veulent vivre en paix selon la chair ; l’autre, celles des hommes qui veulent vivre en paix selon l’esprit ; et quand les désirs de part et d’autre sont accomplis, chacune à sa manière est en paix »22.
20La paix est un des thèmes dominants de La Cité de Dieu. Les guerres incessantes, le sac de Rome, la nécessité de tordre le cou à l’hérésie toujours renaissante ont suscité chez Augustin un désir d’harmonie, une nostalgie du temps de la pause, qui lui seront refusés jusqu’à son dernier souffle. Il appréhende la paix sous toutes ses formes. Elle est constitutive d’un ordre rationnel dans l’univers, rationnel et éthique en l’homme. De degré en degré, elle s’élève du simple équilibre jusqu’à la perfection et la félicité de la cité de Dieu. Augustin en fait l’éloge somptueux :
Ainsi la paix du corps, c’est le tempérament bien ordonné de ses parties, la paix de l’âme irraisonnable, le repos bien ordonné de ses appétits ; la paix de l’âme raisonnable, l’accord bien ordonné de la connaissance et de l’action ; la paix du corps et de l’âme, la vie et la santé bien ordonnées de l’être animé ; la paix de l’homme mortel et de Dieu, l’obéissance bien ordonnée dans la foi sous la loi étemelle. La paix des hommes, c’est la concordance ordonnée [...], la paix sociale, c’est entre les citoyens la concorde et l’ordre de l’autorité et de la soumission ; la paix de la cité céleste, c’est l’ordre et la concorde, une société dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre23.
21Si Augustin admet que la paix ne peut toujours être sauvegardée, s’il ne lui viendrait pas à l’idée de laisser le champ libre aux barbares, si Dieu est « l’arbitre de la guerre »– expression dont se souviendra Luther pour justifier celle-ci quand elle lui agrée – il n’en prononce pas moins un vibrant éloge de la paix entre les nations24. Il en vient même à développer une théorie déconcertante à l’intérieur même de son propre système qui fait naître la cité des hommes d’un fratricide infâme, le meurtre d’Abel par Caïn, épisode sanglant qui se répéterait quand un empire se fonde, ce que Romulus illustra aux dépens de Remus. Malgré tous ces exemples de l’abjection des hommes, dont la sombre anthropologie d’Augustin n’est pas avare, chacun de nous aspirerait à la paix et ne ferait la guerre que dans cette intention. Le guerrier ne veut pas la guerre pour la guerre. Ce qu’il recherche n’est rien d’autre que la domination dans la paix ordonnée selon sa volonté. Poussant le raisonnement à l’extrême, Augustin prend l’exemple du monstrueux Cacus. Celui-ci, après ses féroces carnages, ne désire que la paix et le repos, à commencer par la paix avec soi-même et avec son corps. Certes, le récit de Virgile permet d’en douter, mais ce n’est là que fable de poète, puisque la bête de proie elle-même chérit la paix dont elle jouit parmi les membres de sa famille.
22La démonstration n’est pas exempte d’un excès de zèle raisonneur, d’une sorte d’obstination téléologique, qui fait songer à Bernardin de Saint-Pierre et qu’Augustin corrige à propos. Il existe deux sortes de paix, « la juste paix de Dieu » et la paix injuste de la domination quand l’orgueil pervers de l’homme entend se substituer à Dieu. Jusque dans sa volonté dévoyée le méchant témoigne cependant des bienfaits de la paix, dont Dieu a fait le principe d’ordre. Il « hait donc la juste paix de Dieu et aime la sienne qui est injuste. Car il ne peut s’empêcher d’aimer une paix quelconque. Il n’est point en effet de vice si contraire à la nature qu’il efface jusqu’aux derniers vestiges de la nature »25.
23La paix magnifiée s’insère dans une vision de la société, dans une conception de l’ordre politique qui n’ont pas toujours été celles de l’Eglise catholique et que l’on croirait inconnues de Luther, si prompt pourtant à se réclamer d’Augustin pour mieux terrasser ses adversaires. Augustin devient subversif par respect de l’ordre. Il faut dans l’intérêt de la société qu’il y ait des tribunaux et des juges. Mais cela ne justifie en rien la torture, devenue pratique courante à l’époque d’Augustin, qui en dresse le tableau sarcastique et impitoyable, au risque de déplaire aux autorités de l’Empire. Augustin se met du côté de l’accusé pour en appeler à la conscience de manière pathétique : « Il est condamné, il est mis à mort, et le juge ignore s’il a frappé un coupable ou un innocent ; et cependant, de peur de le frapper innocent, le juge l’a mis à la torture ; et voilà un innocent que le juge pour éclairer son ignorance met à la torture, et que dans son ignorance il tue26 ! »
24Tandis qu’il se dresse contre les pratiques judiciaires de son temps, Augustin désavoue aussi, en ce début du Ve siècle, les ordalies et la future et encore lointaine Inquisition, ce que l’on ne saurait dire de Thomas. Par delà les circonstances historiques, c’est la justice des hommes qu’il discrédite en son principe. Elle ne fait que refléter « la misère humaine » dans l’exercice d’une fonction sans doute indispensable mais qui engendre tant de malheurs pour d’innocentes victimes. L’accablement d’Augustin, quand il nous représente cette « misère humaine » qui naît fatalement d’une impuissance liée à notre condition, a des accents dont Pascal sera tout imprégné. L’extrême humanité et l’extrême dureté se succèdent en Augustin, selon qu’il se place du côté de Dieu ou de celui des hommes.
25La cité de Caïn est foncièrement mauvaise mais elle ne l’est pas également en chacune de ses réalisations concrètes, de même que les hommes qui la composent, pour marqués qu’ils soient fatalement par le péché originel, ne sont pas indistinctement voués à la perdition. Sans que le mot soit prononcé, le progrès n’en est pas moins une notion augustinierme, bien que sa valeur soit toute relative. Augustin parle en citoyen et en patriote romains et n’en fait pas mystère. Il est tout aussi clair en ce qui concerne des choix qu’il faut bien qualifier de politiques sans craindre l’anachronisme, Platon et Aristote ayant depuis longtemps familiarisé leurs lecteurs et auditeurs à la complexité de la problématique.
26Pour Augustin, dont les directives spirituelles inspireront les règles de tant de congrégations et ordres divers, qui n’excluent pas toujours la tentation de la réclusion, l’homme est un être social, quelle que soit la précellence du religieux en tous les domaines, Augustin ne constituant d’ailleurs nullement une exception en la matière. Nous le voyons commenter ainsi les enseignements des « philosophes » :
Quand ils veulent que la vie du sage soit une vie de société, nous sommes avec eux bien plus d’accord. Comment en effet la cité de Dieu eût-elle pris naissance, comment se développerait-elle dans son cours ou atteindrait-elle à sa fin propre, si la vie des saints n’était une vie sociale27 ?
27Le politique n’est pas bien loin. La vertu fait les cités prospères et fortes. Les premiers Romains voulaient que leur patrie fût « libre » et « souveraine ». Ils se donnèrent pour chefs des consuls, « nom moins odieux que celui de roi ou seigneur qui retrace à la pensée, non plus une direction bienveillante et sage, mais le faste et l’orgueil de la tyrannie »28. La notion de justice ne se limite pas dans la cité à son expression judiciaire. La justice « rend à chacun ce qui lui appartient » et dont il a été indûment privé. Elle gouverne dans l’intérêt du peuple, qui n’est pas une simple collection d’individus, « une multitude quelconque », mais une entité vivante « constituée sous un droit garanti ». De cela, conclut fermement Augustin, « il suit indubitablement que là où il n’y a pas justice, il n’y a pas république ». Une république qui cesse d’être vertueuse est une république trahie. De ce fait, elle cesse d’être une république. Augustin reconnaît que Rome n’a jamais été une république si la république doit être entendue comme « la chose du peuple ». Dieu veut que la justice règne dans la cité, ce que seule la république est capable de réaliser, à condition de rester fidèle à ses principes.
28Il faut donc en déduire hardiment mais en restant fidèle à la lettre du texte augustinien que la république est la forme de gouvernement qui agrée à Dieu. L’homme, poursuit implacablement Augustin, qui renie cet idéal, « se soustrait lui-même à la puissance de Dieu, son créateur, pour se faire l’esclave des esprits de malice »29. On croirait entendre Condorcet, qui n’avait pourtant guère d’estime pour Augustin et jugeait que son latin s’était africanisé, voire Robespierre et l’abbé (ou l’évêque Grégoire). Pourtant l’Eglise de France ne s’est pas convertie aux valeurs de la République sans quelque réticence. Encore ne se prévalait-elle pas exclusivement d’une filiation augustinienne que revendique en Allemagne l’Eglise fondée par Luther. Celle-ci ne s’est jamais souvenue que son lointain inspirateur qualifiait d’odieux les noms de seigneur et de roi.
29Sa doctrine politique et sociale se fonde au contraire sur le respect absolu de l’autorité civile instituée par Dieu – hors cas exceptionnels dont l’histoire même en ses heures les plus sombres a fourni bien peu d’exemples –, Paul étant à cet effet la référence la plus fréquemment invoquée avec Augustin. Mais l’évêque d’Hippone, tout en se réclamant de la même tradition, refuse de faire de Dieu l’origine du mal sur cette terre qu’il impute donc, au nom de sa foi, à l’autorité civile, qui s’en trouve discréditée aux yeux du croyant. Si l’on ne saurait justifier Thomas Müntzer en invoquant Augustin, qui ne prône évidemment pas une sédition disproportionnée aux enjeux passagers de cette terre, l’aspiration à faire reconnaître l’égalité des droits matériels et moraux des paysans dans la cité d’en bas est infiniment plus proche de l’esprit d’équité, qui imprègne tant de pages de La Cité de Dieu, que les impitoyables malédictions de l’auteur du traité De l’Autorité civile et autres écrits moins connus et plus virulents encore. La lecture d’Augustin ne pouvait pas non plus encourager le Réformateur à se réjouir de la mort de ses ennemis, et notamment Müntzer et Zwingli, ce dont il ne se priva pas, en toute bonne conscience.
30L’héritage augustinien dans l’histoire de la pensée religieuse en Allemagne est difficile à cerner et à évaluer tout en étant omniprésent par la médiation luthérienne. Cependant Luther en a occulté des pans entiers pour ne retenir que la doctrine du libre arbitre et de la prédestination, dont il peut se réclamer à bon droit, si l’on considère seulement les écrits antipélagiens, mais qu’il a néanmoins durcie, conchylisée, si l’on prend en compte l’ensemble de l’œuvre. Avouant qu’il avait trouvé dans le De spiritu et littera une doctrine de la justice et de la justification qu’il portait déjà en lui, il ajoute que celle-ci n’est pas assez « claire » encore30. La clarification viendra sous la forme d’une systématisation intransigeante de la pensée augustinienne délivrée de ses dernières hésitations, qui correspond essentiellement aux tout derniers écrits, effort ultime et pathétique, quand le vieillard, en toute lucidité, dans le De praedestinatione sanctorum et le De dono perseverantiae se fige pour l’éternité dans une posture antipélagienne, non dépourvue sans doute – mais cela restera indémontrable – d’arrière-pensées tactiques. Luther, nous l’avons vu, y adhérait, avant de les connaître.
Le legs spirituel et mystique
31Ce devrait être la partie la plus incontestable du message, les mystiques dominicains se réclamant avec insistance de l’autorité d’Augustin. Mais souvent l’influence des ouvrages de l’évêque d’Hippone se confond avec celle d’écrits néoplatoniciens, en dépit de toutes les fermes distinctions qu’il a lui-même posées, comme autant de mises en garde. Nous nous attacherons seulement à l’imposant De trinitate, tant de fois cité au long des siècles, peu contesté mais interprété souvent de manière fort différente, les contradictions des exégètes reflétant les incertitudes de l’auteur qui, souvent, avoue son impuissance, comme écrasé par le caractère sacré de l’étude, par la crainte de rabaisser Dieu en voulant le comprendre.
32Augustin pose ici la doctrine sans innover vraiment. Dans une seule et même substance, le Père, le Fils et le Saint Esprit sont un dans une égalité parfaite et indivisible qui constitue leur unité divine. Dans la Trinité, ils sont donc un seul et même Dieu. C’est alors que les difficultés commencent, en partie alimentées par les Ecritures. Dieu est un, mais en trois personnes, et aucune de ces trois personnes n’est identique à l’une des deux autres, bien que leur action soit indivise et inassignable à l’une d’elles, les hérétiques ne s’étant cependant jamais privés de produire nombre de textes qui semblent prouver le contraire. « Une seule essence ou une seule substance, trois personnes » pourrait résumer le canon d’Augustin d’autant plus orthodoxe qu’il a contribué grandement à le consolider dans l’Eglise. La logique de l’arianisme qui voulait que le Fils, descendant du Père, lui fût à la fois postérieur et hiérarchiquement inférieur, paraissait moins contournée, plus rationnelle que les méditations sur les nombres, si prisées des platoniciens et des pythagoriciens, et dont Augustin semble parfois se souvenir pour se les approprier31.
33Augustin se fait plus original dans la seconde partie de l’ouvrage. L’accès à la connaissance de Dieu emprunte les voies de l’amour, connaissance et amour se déterminant et se fécondant mutuellement. Dans l’âme, Augustin distingue une triade, correspondant à la Trinité divine. Elle est esprit, connaissance, et amour. Cette triade constitue une unité indissociable à l’image des trois personnes de la Trinité divine. En l’âme, se connaître, aimer et être, c’est tout un, et être, c’est se tourner vers Dieu. Ici, Augustin brise l’arithmétique et la symbolique des nombres, dont il peinait auparavant à se délivrer. L’image de Dieu, qui l’a créée, a laissé son empreinte en l’âme. Se tourner vers Dieu, opérer une conversion, c’est pour elle se souvenir de ce quelle a été et voudrait redevenir, sans en être capable par ses propres forces. La spiritualité d’Augustin n’en reste pas moins empreinte d’humilité. Le passage de l’imago à la similitudo dei n’est pas à la portée de l’homme sur cette terre32. Augustin n’annonce pas la nostalgie eckhartienne de déiformité, quand l’élan mystique transperce l’âme comme une flèche ardente et la porte au cœur de la déité, dans l’oubli, au moins pour les textes les plus audacieux et les plus controversés, de la fonction médiatrice du Christ, que l’évêque d’Hippone célèbre en termes lyriques, à l’usage des fidèles et non pas seulement des théologiens, au Livre IV du De trinitate.
34Mais, dira-t-on, il y a l’extase d’Ostie, telle qu’Augustin nous l’a narrée lui-même dans les Confessions. On a beaucoup glosé sur celle-ci et sur la qualification qui lui convenait : extase, vision, contemplation, ravissement... Risquant une comparaison profane, nous serions tenté d’opérer un rapprochement avec les extases décrites ou suggérées par Robert Musil dans L ’Homme sans qualités, ce qui paraîtra moins inconvenant au fidèle si l’on songe qu’Augustin est parmi les sources d’inspiration possibles de l’écrivain autrichien une des plus vraisemblables. Une conversation entre Augustin et sa mère Monique sur la vie étemelle prépare la découverte de cette vérité que « ni l’œil n ’a vue, ni l’oreille entendue, ni le cœur de l’homme senti monter en lui » (1 Co, 2,9). Allons jusqu’à la conclusion de l’expérience, moins d’une page plus loin, quelques minutes plus tard, peut-être, pour en savourer les fruits en ce lieu où la sagesse repose en son éternité : « [...] et pendant que nous parlons d’elle, que nous aspirons à elle, voici que nous la touchons dans un élan total du cœur. Et nous avons soupiré et laissé là, attachées, les prémices de l’esprit et nous sommes revenus au bruit de nos lèvres où notre verbe à nous et commence et finit »33.
35On s’en veut de ne pouvoir citer le passage intégralement. Nous pourrions suivre le cheminement de l’expérience mystique, l’évacuation du monde sensible, l’immersion en soi-même où l’on rencontre son âme pour la dépasser et aborder au principe de tout ce qui est, fut et sera, là où le temps n’existe plus, progression qui conduit de l’extérieur vers l’intérieur, de l’intérieur vers le supérieur. Le parcours est classique, exemplaire, magnifiquement ressuscité par le souvenir de l’heure bienheureuse, du tournant existentiel, de la descente au plus profond de soi qui précède l’ascension ou coïncide avec elle. Le commentaire dont Augustin fait suivre sa confession est un hymne poétique au silence, qui ouvre l’âme à la sagesse, dénuement qui annonce la plénitude dans le déploiement de l’expérience mystique. Le récit d’Augustin se distingue encore par l’admirable pudeur de ses évocations, qui n’est pas le lot de tous les épanchements de cette nature. Cependant, dans cette page d’anthologie superbe, le silence est comme encadré par le discours ou le dialogue, à moins qu’il ne soit tout simplement absent du récit proprement dit et seulement célébré dans l’exégèse de celui-ci, scandée par les si de l’espérance nostalgique de la vie étemelle et de la vision béatifique.
36Sous la fluidité de la réminiscence dans laquelle Augustin se réapproprie l’instant de grâce la construction équilibrée et rationnelle du discours est encore perceptible dans la rigueur de ses lois. Ce ne sont pas tant les souvenirs de Plotin, soigneusement inventoriés par les commentateurs, qui importent. Ils sont discrets, contestables peut-être. Mais le discours est méthodique. Augustin atteint sagement à la sagesse, guidé par une rationalité souverainement maîtrisée. Il ira l’effleurer chastement, sans s’emparer d’elle. Comparé à cela, Eckhart en devient violent. On se demande presque si la communion des âmes d’Augustin et de Monique, exaltée par l’entretien sur des sujets élevés, ne tient pas lieu de communion mystique. Cette retenue de ton ne se retrouvera pas dans les expériences solitaires des mystiques allemands, bien que, tant de fois, les mystiques dominicains se soient abrités sous le manteau d’Augustin. La transmission fidèle du legs spirituel n’a pas été le souci premier des religieux qui se sont présentés en héritiers d’Augustin.
37A la mort d’Augustin, son autorité est pleinement reconnue. Ses ennemis sont à terre. On croirait que le sort de l’Eglise est tranché. Un épisode de l’histoire et de la controverse religieuses en plein IXe siècle montre qu’il n’en est rien. Gottschalk le Saxon défend alors ce que les historiens allemands appellent parfois « un augustinisme conséquent », c’est-à-dire une doctrine dont la logique est rebelle à tout accommodement. Il sacrifie liberté et libre arbitre sur l’autel de la double prédestination dont Dieu décide souverainement en faisant l’offrande de sa grâce ou en la refusant par un décret sans appel.
38Les thèses de Gottschalk firent scandale en leur temps. Réunis en synode à Mayence, les évêques allemands le déclarent hérétique. Les références ne manquaient pas chez Augustin pour les y autoriser. Ce n’était pas les mêmes textes que Gottschalk brandissait. Signe de l’universalité de l’Eglise, celui-ci fut livré à une juridiction française qui le condamna à la réclusion perpétuelle. La sentence fut exécutée jusqu’à son terme, avec une relative aménité toutefois, puisque le détenu put continuer à écrire et à diffuser ses œuvres. Toujours captif, Gottschalk mourut vers 870 ou un peu avant. Il se trouva des historiens pour voir dans sa destinée le symbole de la résistance du peuple allemand à l’oppression d’une Eglise étrangère. Il est tentant de passer quasiment par un simple lapsus de la prédestination de l’individu à celle du peuple élu, de naturaliser l’élection divine. C’est ce que fait implicitement Albert Hauck dans son ouvrage sur l’histoire de l’Eglise en Allemagne34.
39Les enjeux de la doctrine de la prédestination dépassent les querelles dogmatiques. La foi en la prédestination détermine des comportements existentiels. La suffisance du croyant que Dieu a mystérieusement choisi, pense Max Weber, a donné au capitalisme protestant, notamment anglo-saxon, les traits caractéristiques de sa réussite économique35. Mais l’âme sensible, portée vers la religion précisément par sa sensibilité et sa fragilité, n’aura jamais l’assurance de son élection et sombrera dans le désespoir. De Karl Philipp Moritz à Kierkegaard, la littérature en offre des exemples nombreux qu’il faudrait multiplier à l’infini pour avoir une idée de l’influence de la doctrine sur des âmes tourmentées qui ne peuvent douter d’elles-mêmes sans douter de Dieu. L’histoire du sentiment religieux a vérifié les craintes des adversaires pélagiens d’Augustin. Malheureusement la détresse des existences privées de repère n’est pas une donnée susceptible d’infléchir la doctrine.
40Il faudra attendre près de sept siècles, comme si les idées s’assoupissaient mais ne mouraient jamais, comme si, pour reprendre une métaphore superbe de Kierkegaard, elles étaient semblables aux eaux du Guadalquivir qui cheminent interminablement sous terre avant de réapparaître brusquement en pleine lumière, pour que la doctrine de Gottschalk le Saxon resurgisse, toujours en Saxe, avec une intransigeance égale, dans la théologie luthérienne.
LE PSEUDO-DENYS (deuxième moitié du Ve siècle)
41La vie du Pseudo-Denys nous est inconnue. Il s’agit d’un penseur qui répandit ses œuvres sous le nom de Denys l’Aréopagite, premier évêque d’Athènes au Ier siècle. La pieuse usurpation lui permettait de passer pour un disciple de Paul, alors que nous sommes en présence d’un auteur de la fin du Ve siècle, nourri de philosophie néoplatonicienne. Malgré notre ignorance, il nous est facile de reconnaître que Denys a vécu plus près des rives de la Méditerranée que de celles du Rhin et que son platonisme s’est nourri à la source.
42Il imprègne tant la pensée de Denys que le christianisme de celui-ci a parfois été mis en doute. Luther ne l’aimait pas et lui reprochait jusqu’à son manque de culture36. Laurent Valla et Erasme avaient éventé le stratagème, au demeurant nullement exceptionnel à l’époque, par lequel Denys se faisait passer pour le confident de Paul. Précédemment, il avait été abondamment cité par les mystiques dominicains comme une autorité incontestable. De Proclos, qui fut peut-être son maître, il a retenu que Dieu est l’Un et l’Unique, que les catégories de l’identité et de l’altérité lui sont inassignables, que l’on ne peut dire de lui ni qu’il est ni qu’il n’est pas. Même les qualificatifs d’« Un » et d’« Unique » doivent être entendus comme des métaphores tout au plus suggestives mais impuissantes à dire la vérité. Ces pensées seront abondamment développées par Denys et reprises par les mystiques.
43Le traité Les Noms divins, que l’on croirait ainsi nommé par goût de l’antinomie, apporte le pieux correctif de la foi à ce qui pourrait passer pour un simple prolongement de Plotin et Proclos : nous ne pouvons rien dire ni penser de la divinité cachée, à l’exception de ce qui nous a été révélé par l’Ecriture37. Cette profession de foi étant posée, la théologie négative ou théologie apophatique, dont Denys peut être considéré comme le père ou, tout au moins, comme le plus fidèle représentant, énonce scrupuleusement ce que l’on ne peut dire de Dieu pour fonder sur le roc, par éliminations successives des propriétés qui pourraient lui être reconnues, la thèse qui veut qu’il échappe à tout jamais dans le temps à notre connaissance. Ainsi ni le nombre ni l’unité, ni le pouvoir de créer, ni tel ou tel attribut de l’existence ni rien que l’on puisse imaginer ne s’applique à la divinité cachée et inaccessible à la raison et à l’intellect. Aucun nom, aucun prédicat ne saurait dire ce qu’elle est ni seulement en donner une faible idée.
44Enumérer toutes les négations que Denys aligne patiemment pourrait paraître fastidieux. Cependant Denys, à partir du IXe siècle et au moins jusqu’au XIVe inclus, a suffisamment marqué la spiritualité chrétienne pour que l’on se souvienne des plus décisives, des plus bouleversantes aussi pour le commun des mortels. La Théologie mystique nous apprend que Dieu, « cause de toute chose », n’est « ni âme ni esprit ». On ne peut non plus lui attribuer « ni l’imagination ni l’opinion, la raison ou la pensée ». Denys prend donc bien soin de dépouiller la théologie de toute tentation anthropomorphique. En accord avec cette exigence ou malgré elle, Dieu ne peut être identifié à la raison et à la pensée. Il n’est « ni nombre ni ordre ». Il n’est « ni grandeur ni petitesse », ce dont Nicolas de Cues se souviendra en associant en Dieu sans les distinguer le « maximum » et le « minimum ». Cette cause de toute chose n’est ni en repos ni en mouvement. Dieu n’est ni lumière ni ténèbre, ni erreur, ce que l’on conçoit volontiers, ni vérité non plus, ce qu’Augustin, son presque contemporain, n’accepterait pas. Il n’est « ni être, ni éternité, ni temps ». Enfin, nous aurions dû nous abstenir d’écrire le nom de Dieu puisque « la cause de toute chose » n’est ni Dieu, ni divinité, ni bonté38. Denys radicalise méticuleusement la leçon des Ennéades de Plotin, qui accordait encore à la raison la faculté d’approcher Dieu modestement sur le mode de l’analogie.
45Denys procède à un travail de déconstruction systématique dans le sens même où l’entend Derrida, qui reconnaît s’être inspiré de la théologie apophatique pour conduire sa propre démarche39. Toute négation ayant vocation à se transmuer instantanément en l’affirmation de son contraire, Denys s’applique à nier immédiatement celui-ci afin de n’être pas pris au piège de sa méthode. Tout en s’inscrivant dans un processus rationnel, il ne convoque la raison que pour démontrer son impuissance à connaître ce qui seul importe et qu’il nomme de différentes façons puisque aucun nom ne lui convient, mais qu’il faut pourtant parler et écrire : Dieu, la déité, la sur-déité, la cause de toute chose... A s’en tenir là, il risquerait cependant de côtoyer les positions du pyrrhonisme le plus contraire à la foi chrétienne. Les négations de Denys ne sont pas en attente d’une affirmation dissimulée sous la coquille de la logique grammaticale mais d’un dépassement, du passage d’un ordre, qui exhibe sa rationalité assurée mais limitée, à un ordre supérieur. La théologie apophatique appelle une mystique, sans laquelle elle ne serait que suspension du jugement.
46Celle-ci suppose quelques idées très simples. La cause est plus noble que ce qu’elle produit, principe posé par Proclos et que l’on retrouvera désormais chez tous les mystiques, à l’exception de Suso. L’ordre se construit à partir de Dieu dans une hiérarchie descendante que l’on peut remonter en s’élevant de l’inférieur vers le supérieur. Au sein de la hiérarchie terrestre, vivifiée par le Christ, l’ordre ascendant avec ses beautés et ses perfections graduelles doit susciter une inclination amoureuse pour Dieu et les hiérarchies célestes. Quelle que soit la force de notre intellect, il sera incapable de s’unir à ce qui se trouve au-delà de tout existant. Dans l’union mystique, nous connaissons le Divin « non pas conformément à ce que nous sommes, mais en sortant totalement de nous-même pour entrer totalement en Dieu, car il vaut mieux appartenir à Dieu que s’appartenir à soi-même »40. Cette union est parfois qualifiée d’« union avec la vérité », qui isole de la masse des hommes celui qui a reçu ce don de la grâce et le fait considérer comme fou41.
47Il n’est pas facile à la théologie apophatique de toujours laisser le discours en suspens sur des hauteurs d’où il annonce qu’il est incapable de rien dire. La logique voudrait qu’elle fût une théologie du silence propagée par le geste et l’exemple et non pas un discours sur l’impuissance du dire. Denys consent à nous instruire quelque peu. Dieu n’est pas seulement la cause de toute chose, il en est aussi “l’origine, l’être et la vie” »42. Il est sagesse et connaissance sur un mode incomparable au nôtre. La « sagesse divine » connaît et crée d’un seul mouvement. Elle connaît tout ce qui existe « par la connaissance de soi-même »43.
48Comme la pensée augustinienne, la mystique de Denys n’est pas insensible à la situation de l’homme dans le monde et l’on retrouvera ce trait dans la plupart des pensées qui se réclament de lui. Denys définit l’Eros, sur la nature duquel, divin, angélique ou autre, il ne se prononce pas, comme une force unifiante qui regroupe et mêle des êtres différents, « qui incite les hommes de haut rang à prendre soin des nécessiteux, ceux d’un rang égal à pratiquer une solidarité réciproque et enfin les subordonnés à se tourner vers leurs supérieurs de haut rang pour en obtenir assistance »44. Cet Eros, que Denys préfère à l’agape, est donc une force qui regroupe en des ensembles de plus en plus vastes des individus ou des groupes de dimension modeste. Principe exactement contraire aux forces de division et d’agression, il annonce très précisément l’Eros freudien, l’auteur de Malaise dans la civilisation n’ayant jamais fait mystère de sa dette envers de lointains prédécesseurs, tel Empédocle. La conception de l’Eros ne naît pas chez Denys d’un banal élan du cœur ou d’un mouvement de compassion. Elle s’intégre dans la hiérarchie des perfections que troublent le désordre, l’injustice et le malheur.
49Désigner ces perturbateurs, c’est déjà traiter du problème du Mal. Celui-ci étant le « contradicteur et l’ennemi du Bien », il serait tentant d’assimiler le Bien à l’Eros bienfaisant, dont le Mal serait l’ennemi commun. Ce ne serait pas trahir la pensée de Denys mais la systématiser à l’excès. Le statut du Mal dans Les Noms divins n’est pas exempt d’une certaine ambiguïté. La présence du Mal est si insistante que Denys hésite à lui dénier l’existence45. Il n’hésite pourtant plus à le faire l’instant d’après parce qu’il ne peut se résoudre à en faire l’adversaire symétrique du Bien : « Par conséquent le Mal n’a pas d’existence ». Mais il ne s’en tient pas non plus à cette dernière position sans quelque hésitation. Le Mal ne peut avoir de véritable réalité et autonomie ontologique. Il faut pourtant rendre compte de ses manifestations phénoménologiques : « Nous devons attribuer au Mal l’être par accident, tirant son origine d’une autre cause que lui-même et non pas de son propre principe »46. Ce qui perturbe l’ordre et la perfection croissante du système des hiérarchies n’est autorisé à disposer que d’un semblant d’être. Dans cette construction néoplatonicienne seuls le Beau, le Bien, le Vrai sont pleinement réels. Le Mal, sans être un néant comme chez Augustin, n’existe que par défaut. L’embarras, sinon l’impuissance de Denys ne lui sont pas propres. Ils traversent l’histoire du christianisme mais sont d’autant plus visibles chez l’auteur des Noms divins qu’il ne s’en tient pas systématiquement au péché originel pour expliquer l’origine et la persistance du Mal. Il en découle implicitement une anthropologie moins désespérante que chez la plupart des auteurs dont nous traiterons.
50La forte imprégnation néoplatonicienne des écrits de Denys n’empêcha pas celui dont il avait emprunté le nom, le membre de l’Aréopage converti par Paul, d’être canonisé par l’Eglise. Les écrits qui lui étaient faussement attribués y avaient autant contribué que son martyre.
ALBERT LE GRAND (1200 ?-1280)
51C’est encore une fois l’œuvre d’un saint, canonisé sous Pie XI en 1931, que nous allons examiner. Elle est d’une autre ampleur que celle de Denys. Albert est un esprit non seulement encyclopédique mais universel, impatient d’unifier les connaissances nouvelles dans le prolongement de la tradition aristotélicienne tout en ne reniant rien de sa foi dans sa mise en ordre de l’univers. L’œuvre scientifique, qui témoigne d’une curiosité impressionnante, se signale notamment par des travaux sur l’or et les métaux en général, le soufre, la potasse, l’acide nitrique, globalement sur tous les vastes domaines auxquels s’intéressait la chimie ou l’alchimie de son temps. En 1941, Pie XII l’instaura « protecteur » des sciences, comme pour effacer toute suspicion concernant ses recherches non spécifiquement religieuses. Ce n’était pas inutile, une réputation sulfureuse de mage et de nécromant s’attachant à l’auteur du Petit Albert et du Grand Albert, qui ont popularisé son nom au près du grand public et qui, s’attachant à révéler les propriétés mystérieuses des éléments naturels et leur prometteuse exploitation, passèrent bientôt pour de véritables manuels de sorcellerie.
52Albert surplombe et organise les champs du savoir, qui ne sont encore que des terres en friche, et aime à s’enfoncer au cœur de leurs mystères pour mieux les éclairer. S’il est « expert en magie », selon sa propre définition qui lui vaut l’éloge de son disciple, Ulrich de Strasbourg, nous devons entendre par là qu’il se pose, non sans un certain orgueil, en maître connaisseur des secrets de l’univers incompréhensibles au commun des mortels. Par son travail de dépouillement, qu’il s’agisse des sciences de la nature, des philosophies chrétienne, arabe ou juive, Albert ouvre la voie aux synthèses thomistes. On prête encore à Albert la construction d’un automate perfectionné et une violente querelle à ce sujet avec Thomas, son plus illustre disciple, qui aurait jugé impie la pâle reproduction de l’œuvre divine. Quoi qu’il en soi, il fallait que Pie XII protégeât la mémoire d’un saint qui n’avait que dix ans d’âge. Sans avoir été le précurseur de la méthode expérimentale, à l’égal de Roger Bacon, son contemporain et adversaire franciscain, il ne l’en a pas moins pratiquée avec une constance et une absence de préjugés avérées.
53Albert est grand aussi et a eu une influence décisive par son œuvre institutionnelle, bien que celle-ci n’ait absorbé qu’une partie relativement restreinte de sa vie. Il a marqué l’histoire de l’université allemande sans doute plus que celle de l’Eglise. Né en 1200, un peu avant peut-être, non pas dans une métropole rhénane – il n’en existait d’ailleurs pas encore – mais au fond des forêts souabes, à Lauingen, Albert ne nous a pas laissé de témoignage sur sa jeunesse et ses premières études. En 1223, il s’inscrit à la Faculté des Arts de Padoue pour y étudier le droit. La même année, il décide qu’il sera Dominicain. C’est à Cologne qu’il accomplit son noviciat et commence l’étude de la théologie. L’étudiant étant doué, nous le retrouvons bientôt exerçant les fonctions de lecteur successivement à Hildesheim, Freiberg, Ratisbonne et Strasbourg. Son premier séjour à Cologne aura donc été relativement bref. Albert part ensuite à Paris, vraisemblablement en 1241. Il y lira les Sentences de Pierre Lombard, exercice obligé, suivi de la consécration suprême, Albert étant le premier Allemand en 1245 à être fait maître de l’université de Paris, distinction qu’Eckhart connaîtra à son tour. Albert demeurera à Paris jusqu’en 1248. Son enseignement passe pour avoir connu un tel succès qu’il aurait dû le dispenser en plein air, sur une place, pour accueillir la foule de ses auditeurs. La place Maubert, contraction supposée de Magister Albertus, en perpétuerait, nous l’avons vu, le souvenir jusqu’à aujourd’hui.
54En 1248, Albert revient à Cologne, où il va fonder le Studium generale, que l’on peut considérer comme la première université ayant existé dans les pays de langue allemande. Loris Sturlese a insisté à juste titre sur l’importance de l’événement47. L’Allemagne était privée de grand foyer intellectuel, sans que princes et évêques ne s’en souciassent. Dans une optique nationaliste, les historiens protestants allemands se sont souvent réjouis jusque dans un passé récent que leur pays fût resté à l’écart de la scolastique. C’était avouer leur indifférence envers Albert, dont il était délicat de se réclamer tout en récusant Thomas par principe. Les solides vertus germaniques, l’intelligence saine d’un peuple rebelle à la corruption auraient été rebutées par les ratiocinations d’une école de pensée encore dépendante de la culture antique et soumise à un Eglise étrangère. La scolastique était incompatible avec le génie national de l’Allemagne. C’était déjà la thèse de Luther qui ne faisait pas mystère de son aversion pour celle-ci et ses plus éminents représentants. Albert en devient presque encombrant.
55Il serait plus juste de reconnaître que l’absence de grandes universités n’était pas propice aux débats théologiques et philosophiques qui alimentaient la scolastique et participaient à la construction de ses systèmes. L’œuvre institutionnelle et les Sommes du Doctor universalis, si importante qu’ait été l’ouverture internationale qu’il donna au Studium generale conformément à la tradition dominicaine, ne modifièrent pas fondamentalement la situation intellectuelle de l’Allemagne. La Réforme put naître et se développer en les ignorant, de même qu’elle ne retint de la grande floraison mystique du XIVe siècle que ce qui risquait de la mettre en marge de l’Eglise mais en négligeant l’essentiel, sa spiritualité enracinée dans la tradition et réinterprétée selon des exigences nouvelles. Quel qu’ait pu être le rôle des facteurs politiques, sociaux ou spécifiquement religieux dans le surgissement et la cristallisation de la Réforme, le retard culturel de l’Allemagne, que Luther n’était pas le dernier à dénoncer, a favorisé grandement l’essor du mouvement que celui-ci avait déclenché. Face à Luther, il ne pouvait se dresser que quelques théologiens allemands sans illusions mais isolés, tels Cochlaeus et Eck, tandis que la Curie lointaine était incrédule et satisfaite, précisément en raison du retard culturel de l’Allemagne. La pensée d’Albert ne s’était pas enracinée au point de constituer un réel obstacle.
56Dans la deuxième partie de la vie d’Albert l’activité institutionnelle cède progressivement le pas devant la production scientifique et philosophique, encore que la pertinence de la distinction soit moins évidente à son époque qu’aujourd’hui. Durant son séjour à Cologne, Albert commente les œuvres de Denys, avant de s’atteler à celles autrement volumineuses d’Aristote, sans évidemment songer à une solution de continuité entre les deux auteurs, qui aurait signifié une remise en cause de sa propre pensée se constituant au contact simultané de l’aristotélisme et du néoplatonisme. Ce travail absorba pensant quinze ans le professeur de théologie du Studium generale. Seules la charge de la province allemande des Dominicains, la Teutonie, de 1254 à 1257, et sa nomination comme évêque de Ratisbonne en 1260, fonction qu’il n’assura que pendant deux ans, le distrairont, au moins partiellement, de ce que nos contemporains qualifient d’activités d’enseignement et de recherche. Ensuite, vraisemblablement jusqu’en 1269, Albert se retire au couvent de Würzburg, son séjour étant interrompu en 1267 par un voyage à Strasbourg d’une durée indéterminée. Il quittera Würzburg pour rejoindre une dernière fois Cologne, où il meurt en 1280.
Le « Commentaire de la ‘Théologie mystique’ de Denys le pseudo-aréopagite »
57Nous ne choisissons pas seulement cet écrit pour affirmer la continuité entre Denys et Albert, mais surtout parce que le Commentaire est révélateur de la méthode d’Albert, dont il expose en outre très clairement les principaux thèmes de la pensée.
58Avant de rédiger le Commentaire, vraisemblablement en 1250, Albert avait déjà ausculté une grande partie du corpus dionysien, la Hiérarchie céleste, la Hiérarchie ecclésiastique, lors de son séjour à Paris, et les Noms divins, à peine installé à Cologne. Cet appui constant sur l’œuvre dionysienne ne fait pas d’Albert, même momentanément, un disciple fidèle et sans originalité, le simple diffuseur d’une pensée qu’il recueillerait avec pour seul souci de la transmettre correctement. L’admiration qu’Albert voue à Denys ne lui interdit pas un examen critique des thèses qu’il expose honnêtement mais corrige aussi ou, tout au moins, affine en les commentant.
59Si la pensée de Denys est régulièrement confrontée avec les Ecritures, source de vérité insurpassable dans le domaine qui est le leur, mais en celui-ci uniquement, Aristote constitue l’autre grand pôle de référence, et il peut en résulter des tensions. Toute la vérité n’est pas chez Aristote, mais tout ce qui est chez Aristote est vrai. Quand il s’agit d’établir les règles et principes qui vont conduire la réflexion, Albert postule et vérifie à chaque instant de sa démarche la concordance entre Aristote, la tradition chrétienne et Denys, donc n’oppose jamais le Stagirite et le néoplatonisme, ce qui n’est pas étonnant en son temps, le souci d’harmonisation étant cependant particulièrement insistant dans le Commentaire. Cette invocation d’Aristote est paradigmatique en ceci qu’elle le pose en autorité incontestable mais également par la rationalité dont elle se réclame ostensiblement : « Il faut savoir que comme Aristote le déclare au livre II de la Métaphysique l’on ne doit pas chercher à la fois la méthode pour exposer une chose et [la nature de] cette même chose, mais d’abord la méthode »48.
60Il est caractéristique et, dans une certaine mesure, déconcertant que la rationalité d’Albert se déploie dans le champ qui lui est ou plutôt lui sera réservé, car nous sommes en 1250, la connaissance des choses de ce monde, mais qu’elle apporte aussi la méthodologie au moins propédeutique qui permettra à la théologie de s’accomplir. On croirait qu’Albert demande à la raison de sauter à pieds joints par dessus les bornes qu’elle s’est elle-même fixées pour atteindre à ce qui lui est par définition inaccessible.
61Cependant le Doctor universalis a pris bien soin de prévenir l’objection et distingue soigneusement ce qui est assignable à la raison dans ses limites et ce vers quoi seule « une certaine lumière divine » est capable de s’élever. Celle-ci n’énonce pas des faits, elle ne dit pas « quelque chose », Albert prenant garde de n’être pas plus précis en un domaine où la précision marquerait la confusion des deux formes de connaissance. Elle ne nous permet pas de savoir dans le sens où nous l’entendons, que nous soyons vénérable savant ou modeste habitant de cette terre. Elle a un pouvoir infiniment supérieur en élevant « la pensée intellective », si elle consent à se laisser entraîner, jusqu’à ce qui est indéfiniment au-dessus d’elle et hors de portée d’une approche rationnelle se déployant dans le champ de l’expérience, dont le périmètre est rigoureusement circonscrit par le simple connaisseur des phénomènes de la nature49.
62Les limites étant ainsi posées pour ce qui ressort de la science ordinaire et effacées quant au pouvoir d’une « certaine lumière divine » ou du savoir mystique, on se demandera si Albert n’attend pas d’Aristote, introduit de plain-pied dans une religion qui n’est pas la sienne, des lumières qu’il ne peut donner. Dans le débat dialectique qu’Albert excelle à mettre en scène, Aristote est parfois appelé à fournir les arguments qui viennent appuyer une thèse avant de livrer les objections qui la réfutent définitivement. Ainsi quand il importe de savoir si l’intellect créé peut accéder à Dieu et comment, question qui n’en finira pas d’obséder la spiritualité mystique et de troubler une Eglise inquiète.
63La Physique d’Aristote enseigne « qu’est vain ce qui, destiné à une fin, ne l’atteint pas ou ne l’acquiert pas »50. Il faut donc bien que l’intellect puisse atteindre Dieu, sous peine de nullité, puisqu’il est la fin de tout intellect. Mais Jean 1, 18 et Jean Chrysostome, convoqué tout exprès pour appuyer le commentaire d’Albert de toute son autorité, n’autorisent pas une conclusion si audacieuse. Or Aristote dans l’Ethique à Nicomaque exige l’adéquation entre la capacité du sujet récepteur et l’enseignement qu’il aspire à découvrir. La sage précaution pédagogique vient à point nommé tirer Albert d’embarras. Comme il ne saurait exister de relation d’égalité entre l’éclat de la lumière divine et les lueurs de l’intellect créé, la thèse empruntée à la Physique au prix d’une ample généralisation se voit abandonnée. L’exégèse de l’Epître V de Denys peut alors trancher sans offenser la doctrine de l’Eglise : « C’est pourquoi aussi bien à l’état pérégrin que parvenu dans la patrie l’on ne connaît Dieu qu’en son être-existant saisi de façon confuse, bien qu’il soit connu plus ou moins clairement selon les modalités diverses propres aux connaissances et aux sujets connaissants »51.
64Mais Albert éprouve encore le besoin de chercher une ultime confirmation chez le Stagirite dont l’omniprésence écrase les fugaces références scripturaires dans nombre de ses démonstrations. Le traité Du Ciel nous apprend opportunément que la bonté divine est la fin de toutes choses, bien qu’aucune d’elles ne l’atteigne parfaitement52. S’indignant de pareilles invocations, les partisans de la Réforme et Luther en premier lieu accuseront la scolastique d’avoir confondu le Dieu d’Aristote avec celui de la religion chrétienne53. Albert associe toujours intimement dans sa démarche deux exigences que l’esprit scientifique juge absolument contradictoires au moins depuis les Lumières. Il ne remet pas en cause, au contraire, le principe d’autorité, conforté par l’Histoire, et qui vient englober des traditions souvent décrétées inconciliables. La raison n’en devient pas moins le juge souverain des leçons du passé. Il en résulte une tension perceptible à l’intérieur des écrits théologiques du Doctor universalis, la religion devant composer avec des principes méthodologiques inconnus dans le lieu et le temps de son surgissement. Le prestige des commentateurs l’emporte alors fatalement sur l’examen critique des sources, qui ne pouvait encore voir le jour. En plein XIIIe siècle et, de surcroît, en Allemagne, la pensée d’Albert est novatrice, écartelée aussi entre les prémisses de la méthode scientifique et le culte des autorités. Insister sur cette fragilité inévitable serait cependant un anachronisme un peu ridicule.
65L’extrême rationalité de sa démarche invitait Albert à s’interroger sur le sens et la fonction de la prière qu’elle semblait invalider. L’homme d’Eglise n’élude pas la dualité au moins apparente entre la recherche de la vérité, qui est la raison d’être de l’enseignant ou du maître et le discours déprécatif, qui ne se soucie pas de la connaissance objective du vrai et du faux qu’il possède déjà. La recherche de la vérité, nous dit Albert en cette occasion, épuise notre raison en de vains efforts quand elle tente de discerner les choses divines. Mieux vaut donc « prier que discuter », en accord avec la ferme exhortation de Grégoire ou plutôt de saint Bernard54. Sous le signe d’Augustin, Albert concilie le maître intérieur, la vérité divine qui s’infuse en nous par effet de la grâce à laquelle s’ouvre la prière, et le discours du maître extérieur, qui transmet des propositions relevant du vrai et du faux. La sainteté n’exclut pas le magistère55. Indirectement tout le travail d’Albert, toute sa vie s’en trouvent justifiés. Le magistère ne confère pas la sainteté mais peut y préparer sans que la distinction entre les deux ordres s’en trouve compromise. Prenant en compte l’ensemble des thèmes et leur illustration, le lecteur sceptique se demandera peut-être si Aristote est une étape obligatoire sur la voie de la sainteté.
66Le Philosophe est encore bien présent quand Albert traite de la délicate question du ravissement et de la contemplation. En tentant de décider si leur union est indéfectible ou s’il y a une différence de degré, voire de nature, entre les deux expériences de l’approche ou du dévoilement de Dieu, Albert ne procède pas seulement en théologien qui récapitule et examine d’un point de vue critique l’apport de ses prédécesseurs. Il est au contraire caractéristique qu’il inclue dans sa démarche le point de vue du naturaliste qui tient compte scrupuleusement des fonctions du corps et de leurs exigences irrépressibles. Celles-ci tiendront même lieu de critère.
67Dans la contemplation, l’élan de la nature supérieure ne supprime pas totalement les besoins de la nature inférieure. Les besoins de cette dernière sont seulement affaiblis par le désintérêt de l’âme, absorbée par un objet plus noble, phénomène d’autant plus compréhensible qu’Aristote en a fourni l’explication. Un instant, pour être plus précis, Albert s’attarde sur les mécanismes de la digestion et du sommeil. Dans la contemplation, les pouvoirs naturels perdent de leur urgence. Un peu de nourriture suffit à les contenter et ils ne seront pas compromis par un jeûne plus sévère, la digestion étant au contraire d’autant plus active durant le sommeil, toujours selon Aristote, que l’âme se remet des efforts de l’état de veille. Dans la contemplation, conclut Albert avec assurance, « l’âme reste dans le corps selon l’usage des pouvoirs naturels ».
68La distinction entre la contemplation et le ravissement s’opère alors aisément. Elle correspond à la séparation entre l’état pérégrin et la patrie céleste. Sur cette terre, nous ne connaissons Dieu que par effet bienveillant de sa grâce inhérente à la contemplation soumise. Dans la patrie, nous serons délivrés de notre condition d’être naturel. Alors « Dieu sera connu au moyen de l’habitus de gloire, tandis qu’ici-bas il l’est au moyen de l’habitus de grâce »56. En maint passage, La Cité de Dieu d’Augustin offrait le modèle canonique de cette distinction, qui n’impose pas le détour par des sources aristotéliciennes. A s’y tenir strictement, le ravissement de Paul, rapporté par 2 Co 12, 2 sq., si emblématique qu’il soit dans la tradition chrétienne, se trouve fragilisé. Albert est cependant surtout déconcertant en ceci qu’il considère dans les prémisses de sa démonstration la contemplation et le ravissement avec le regard froid d’un savant positiviste et matérialiste.
69Inévitablement, cette capacité de détachement suscitera la tentation d’une double lecture sur des points de doctrine importants. Albert constate ainsi qu’il est impossible de prouver l’immortalité de l’âme par la philosophie. Celle-ci serait-elle admise par pure hypothèse que l’on n’en saurait pas plus sur sa nature et sa relation éventuelle avec la vie sur notre terre. La foi vient cependant suppléer l’impuissance de la philosophie. Une lumière surnaturelle, « non naturelle », préfère dire Albert, nous révèle la vérité, qui n’est pas en contradiction avec la raison, mais la dépasse57. Albert n’annonce pas par cette distinction la doctrine de la double vérité, qui sera condamnée par l’université de Paris. Il ne nous accorde pas la liberté de choix entre deux vérités qui se situeraient sur le même plan, tout en s’abstenant de discréditer le scepticisme de la vérité de raison58. La vérité de la foi relève d’un autre ordre, dont la supériorité n’est nullement contestée.
70Nous sommes cependant loin de la ferveur du Credo quia absurdum de Tertullien qui, lui non plus, ne récusait pourtant nullement la raison. Quand Albert décide en 1250 de commenter l’Ethique à Nicomaque, il ne met pas seulement devant les jeunes Dominicains qui l’écoutent la philosophie et la théologie sur un pied d’égalité, ce qui serait déjà considérable. Son appropriation d’Aristote fera désormais du Stagirite bien plus qu’un philosophe éminent entre tous que l’on confronte à la tradition chrétienne dans un souci de continuité historique. Source de vérité, Aristote devient un théologien chrétien par anticipation savante de la Révélation. Objectivement déployée dans le temps, celle-ci perd son historicité bouleversante. En même temps, Aristote devient potentiellement un sujet de scandale, ce qu’il sera effectivement dès les premiers temps de la méditation luthérienne. Celle-ci marque l’incompatibilité de la pensée aristotélicienne et de la Révélation et elle s’y tient.
Vertu de l’Homme, vertus de la cité
71L’œuvre d’Albert supporte mal la compartimentation que contredit son organisation systématique. Cependant son immensité même conduisait fatalement à une réception fragmentée et sélective, qui reflète les préoccupations du temps ou les intérêts de l’interprète. La diversité des disciplines à l’étude desquelles Albert a consacré sa vie n’exclut pas néanmoins l’existence d’un ordre hiérarchique qui exprime le sens de la création où l’homme doit trouver sa juste place. Aristote et en premier lieu l’Ethique à Nicomaque apportent naturellement à Albert la caution de leur autorité.
72Entre toutes les sciences l’éthique occupe incontestablement la première place. Elle embrasse chez Albert les vastes champs qu’Aristote lui a réservés. Elle seule confère ordre et perfection aux multiples activités de l’homme qu’il remplit de par sa nature et sa situation dans le monde. Albert a détaillé la fonction des diverses vertus avec son souci habituel de méthode et sans grande originalité par rapport à son modèle. La vertu proprement dite met de l’ordre dans le domaine de la vie animale et soumet les sens à son empire. La vertu intellectuelle ou de raison guide la pensée dans la conduite de ses opérations et choisit entre diverses possibilités. Un raisonnement a pour Albert de la vertu et non pas tout bonnement des vertus. La vertu héroïque permet à l’homme de se dépasser en soumettant ses forces inférieures ou élémentaires à des règles que la raison a jugées bonnes et justes. Elle a déjà quelque chose de kantien. Enfin la vertu de contemplation apporte la vision de la vérité divine. La satisfaction ou la félicité qu’elle dispense ne sont pas définies plus précisément. Elle apparaît comme la pointe ou l’accomplissement de la vertu. Rien dans tout cela qui offense la religion désormais au nombre de 219. C’est Siger de Brabant qui était principalement visé pour sa doctrine de la double vérité.
chrétienne. Rien non plus qui ne puisse se concevoir sans elle et ne l’ait été avant elle59.
73L’image de l’homme s’accorde avec cette éthique. L’homme est homme par « la nature de l’âme rationnelle », qui a deux fonctions ou capacités. Dans ses œuvres courantes, elle fait de nous des êtres de raison dans l’acception courante de l’expression. Mais elle a aussi le pouvoir d’atteindre l’intellect incréé, d’être imparfaitement et par participation ce que les intelligences sont par essence. Par son premier pouvoir l’âme rationnelle fait de nous des êtres de la cité, aptes à vivre avec leurs semblables et à connaître le bonheur de la vie en commun. Sur cette terre, la vie des saints est une vie sociale, enseigne Augustin au Livre XIX de La Cité de Dieu. Or l’homme recherche le bonheur, qui est un bien en soi, puisqu’il ne lui est donné que dans l’accomplissement des vertus qui font de lui précisément un homme. L’idée cheminera jusque dans le classicisme weimarien et l’idéalisme allemand. En son second pouvoir, l’âme rationnelle révèle dans la contemplation ou vision de la vérité un bonheur d’un ordre supérieur que l’organisation de la vie de la cité doit tendre à rendre possible en donnant à l’homme la paix et la liberté indispensables pour une quête spirituelle sereine60. Là encore, nous demeurons dans le cadre de la pensée augustinienne qu’Albert concilie sans états d’âme avec Aristote.
74Dans l’Ethica, rédigé vers 1262, et déjà dans le Super Ethica, conçu plus de dix ans auparavant, le parcours du lecteur n’est pas encombré par le foisonnement des citations bibliques. Ce n’était pas le cas dans le De natura boni, contemporain du commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Dans cet écrit qui remonte donc au début du séjour d’Albert à Paris, les références à Aristote, pour décisives qu’elles soient, ne sont pas encore obsédantes en dépit de la thématique. Si l’atmosphère et le ton sont tout autres – pour ne donner qu’un exemple, la mariologie occupe une place extrêmement importante dans l’ouvrage demeuré, il est vrai, inachevé –, les trois œuvres se complètent précieusement quant à la conception des grandes vertus morales et à la place de l’homme dans la cité.
75Albert retient des Noms divins de Denys que le Bien en l’homme aspire à se manifester et d’Aristote que tout tend vers le Bien. Concrètement, dans cette vision optimiste, l’homme cherche naturellement à communiquer à ses semblables cette bonté à la fois idéale et innée, à s’épancher en leur en faisant don. Dans cet ouvrage où, à côté de considérations abstraites, les conseils pratiques tiennent parfois du manuel de bonne conduite, Albert perçoit la présence de cette bonté dans l’attention prêtée aux désirs et besoins des autres hommes, qui nous récompenseront par leur affection. La conception des relations humaines est généreuse et confiante. Implicitement, le mal, dont Albert ne nie évidemment pas l’existence, est relégué dans la sphère de l’anormalité.
76Plus que toute autre vertu, le sens de la mesure est révélateur de la qualité de l’homme. Il est agréable à Dieu et subsume les règles de la vie sociale. A chaque instant, il guide le geste et la parole et décide de nos actions. Grâce à lui, la conduite de notre vie devient belle et bonne. Ethique et esthétique ne se dissocient pas dans cette perception d’un homme, d’une société et d’un univers aux harmonies accordées. Le respect de la mesure en toute chose nous fait agir conformément aux exigences de la loi, du bien commun et de l’honneur. Il nous met à l’abri du péché, l’accumulation généreuse des références bibliques en cette occasion n’empêchant pas celui-ci d’être défini à partir de critères que ses maîtres antiques mettaient à la disposition d’Albert.
77Dans notre rapport avec les autres hommes, la mesure donne de la beauté à notre art de vivre. L’éclat qu’elle lui confère forme contraste avec la noirceur du péché. L’homme doit fuir tout comportement inconvenant, donc contraire à l’ordre et à l’harmonie, dont la perturbation déplaît autant à ses semblables qu’à Dieu et aux anges. On croirait que Goethe avait sous les yeux le De natura boni quand il donnait à l’Ottilie des Affinités électives les caractères innés d’une personnalité intuitivement en accord avec les lois de l’univers. Sans nous surprendre outre mesure, Albert condamne encore l’égoïsme et l’entêtement.
78Très classiquement toujours, Albert ne sépare l’action ordonnée en quelque domaine que ce soit de la recherche consciente, organisée et volontaire d’une fin moralement bonne. De toutes les fins imaginables, la gloire de Dieu est la plus haute. Mais les références vétérotestamentaires ou apostoliques apparaissent plaquées sur une morale de l’action qui pouvait se construire en les ignorant. En chacune de ses prescriptions morales le politique n’est pas une catégorie spécifique comme dans le Politique d’Aristote ou La République de Platon, voire La Cité de Dieu d’Augustin. Il ne se dévoile que par la médiation des relations interindividuelles et des maximes très pratiques de l’action, qui régissent l’ensemble de nos comportements61.
79A l’intersection constante de l’action individuelle et de la responsabilité collective au sein de la cité, la notion de justice, souvent réexaminée par Albert, est particulièrement révélatrice d’un souci d’équilibre entre des exigences contradictoires. Albert parle en administrateur et en politique, qui ne subordonne pas l’efficacité de la décision au caractère intangible des principes. Il légifère en accord avec sa conception de l’action droite qui, clairement méditée, a pour obligation d’atteindre la fin qu’elle s’est fixée. Ainsi Albert distingue-t-il, à la suite d’Aristote, la justice ordinaire ou banale et la justice supérieure qui ne tient pas seulement compte de la conformité de l’acte à la loi mais aussi de ses conséquences. Le juste selon l’esprit considère ce qui fait de chaque situation un cas particulier. L’observance mécanique de la loi, qui n’a pas pu tout prévoir, conduirait à une injustice de fait. Une infraction à la loi n’est pas nécessairement une faute morale et l’absence de valeur absolument universelle de la loi ne signale pas nécessairement une infirmité de celle-ci à laquelle il serait possible de remédier.
80Dans son appréhension pragmatique de la loi, Albert pose la fatalité de l’existence de conflits de devoirs, l’absence de la notion ne signifiant pas l’absence de la problématique. Le juste pourra donc monter sur les remparts de la cité pour la protéger des assaillants, bien que la loi l’interdise. Il ne remettra pas dans les mains du fou le gage qu’il lui a confié, bien que la loi l’ordonne, si celui-ci est un glaive tranchant. L’adultère lui-même sera salutaire s’il permet de supprimer le tyran, après avoir séduit sa femme62. On ne peut exiger le respect de la loi au risque de faire périr le monde entier. Le critère absolu est l’intention dont procède la loi et non pas la lettre qui l’a codifiée63. Le réalisme d’une morale soucieuse d’efficacité et qui brasse pour mieux les confondre les enseignements du christianisme et les sages leçons pragmatiques d’Aristote situe Albert aux antipodes des hautes exigences de l’éthique kantienne.
81Il est facile à Albert de mettre en accord les autorités concernées, l’Ancien Testament, Aristote, les évangiles. Les exemples qu’il a choisis s’y prêtent. Le Doctor universalis n’hésite pas à distinguer jusqu’à six formes de justice permettant de gouverner la cité64. La distinction entre la justice apparente ou formelle et la justice authentique n’en apparaît pas moins extrêmement subjective dans son principe et opportuniste dans son mode d’exécution. La morale politique d’Albert ne manque pas de mains mais les fermes maximes lui font défaut. Voulant concilier les maîtres anciens ou païens et la tradition chrétienne, Albert ne sépare pas le croyant et le citoyen sans parvenir à les unir dans une construction théorique qui apporterait une conception nouvelle du droit dans la cité65. Il marque l’importance du politique mais n’en découvre ni les obligations ni les enjeux spécifiques pour le croyant, les présupposés moraux n’étant pas propres au chrétien, qui se contente de recueillir un héritage en grande partie extérieur à sa foi.
82La construction ou son ébauche repose sur l’opposition entre le juste accompli, celui qui maîtrise rationnellement la situation et agit avec lucidité, et le juste qui obéit servilement à la loi et en compromet les visées par ignorance. Mais nul ne saura, après avoir lu Albert, comment reconnaître le sage et le béotien et qui en décidera dans la cité. Le fondement de la morale et de la justice résidant en dernière analyse dans le discernement du sujet, la pensée proprement religieuse se coule dans des moules antiques ornementés de quelques citations bibliques. Globalement, Albert laïcise la vie du croyant dans la cité, sans redéfinir les droits et devoirs spécifiques de l’Eglise et du chrétien face au pouvoir politique. Quand viendra avec la Réforme le temps du conflit entre l’autorité civile ou les princes et l’Eglise d’Allemagne, celle-ci sera dépourvue du corps de doctrine cohérent qui lui aurait permis de faire face à une situation nouvelle.
83Le tournant rationaliste de 1250, que Loris Sturlese a minutieusement décrit, n’a donc pas été un brusque revirement. Il invite cependant, d’une part, à poser le problème de la place respective de la théologie et de la philosophie, voire de leur compatibilité, dans l’œuvre d’Albert et, d’autre part, à nous interroger sur la postérité de la pensée du Doctor universalis. Le théologien – tout au moins pour qui retient la conception développée par Denys dans les Noms divins – recherche la contemplation de Dieu dans l’au-delà. En cela, poursuit Albert, il ne suit pas la voie du philosophe qui, « dans une certaine mesure », voudrait l’appréhender ici-bas. En effet, le philosophe fait de Dieu l’objet d’une démonstration, tandis que la vision de Dieu du théologien se situe au-delà de l’intellect et de la raison. La supériorité semble du côté du théologien, dont la contemplation, même imparfaite, s’élève au-delà de la capacité relative d’un entendement soumis aux lois de la logique. Cependant le philosophe, selon Albert, a la faculté de prouver ce qu’il affirme et sa méthode est donc la seule qui puisse s’appliquer à la connaissance scientifique de notre univers où tous les phénomènes sont déterminés par des causes. Donc, en chaque instant de sa démarche, le philosophe ignorera Dieu. L’ordre de la nature et l’ordre de la foi ne se rencontrent pas.
84Albert trace une ligne de démarcation qui pourrait passer pour l’expression d’un soupçon envers les vérités de la foi, mais que la lettre des textes invite à considérer seulement comme un présupposé méthodologique ou épistémologique. Du même coup la philosophie s’émancipe de la théologie et conquiert son statut d’autonomie, d’où elle pourra être tentée de juger de haut celle dont elle était naguère la servante docile. Ce reproche et surtout cette crainte subsument les condamnations prononcées à Paris en 1277 par l’évêque Etienne Tempier66. Jusque dans les derniers écrits la foi d’Albert reste cependant assurée. Dans la Summa theologiae, postérieure à 1270, Albert se montre en matière de dogme, notamment en ce qui concerne la Trinité, très proche d’Augustin. Comme rien n’est simple, on pourrait cependant retenir légitimement de l’œuvre ce qui est son intention première, c’est-à-dire une conceptualisation aristotélicienne de la théologie destinée à la rendre philosophiquement inattaquable. Le domaine spécifique de la théologie tend à se réduire alors au miracle et au mystère, que la philosophie lui concède volontiers.
85En cela pourtant Albert ne fait nullement œuvre originale. La paternité d’Albert fut en effet suspectée, tant la Summa theologiae faisait l’effet d’une reprise seulement plus audacieuse de la Summa theologica d’Alexandre de Halès. C’était un signe de l’esprit du temps que trente ou quarante ans plus tard, selon les datations envisagées, le Dominicain vînt rejoindre le Franciscain. L’œuvre de ce dernier, « plus pesante qu’un cheval », selon le mot de Roger Bacon, regroupait au gré des questions en une mosaïque rigoureusement construite, mais sans ligne d’harmonie, des emprunts à Aristote, à Augustin et au néoplatonisme, pour ne citer que les sources les plus sollicitées.
86Chez Alexandre de Halès, les emprunts se superposent ou se côtoient dans la relative unité d’une école franciscaine en train de réunir des penseurs éminents. Chez Albert, influences, héritages et appropriations cohabitent et s’interpénétrent dans le long temps d’une œuvre particulièrement féconde. Les lignes de partage ne sont pas toujours faciles à tracer. Dans la dernière partie de sa vie, Albert a lu l’Elementatio theologica de Proclos et il a pratiqué, comme tant de ses contemporains, le Liber de causis. Cela ne signifie pas que la tradition néoplatonicienne aurait supplanté l’influence d’Aristote car Albert lit le Liber de causis en aristotélicien comme l’Elementatio theologica, dont il n’ignore pas l’origine. Cet ainsi que précédemment, dès ses premiers écrits, il avait commenté Denys. Albert intègre des éléments nouveaux dans un corps de pensée solidement constitué qui certes évolue, mais en restant fidèle à son inspiration première.
87Poser la question des influences et convergences qui se font jour chez Albert, c’est poser aussi celle de sa postérité, donc de la légitimité de sa réception mystique. Dans le De intellectu et intelligibili, Albert décide sans l’ombre apparente d’une hésitation :
Les âmes des hommes parfaits s’étendent au-delà de leur corps quand ils se concentrent sur les formes du monde et c’est pourquoi il arrive que les choses se transforment en leur obéissant, de même qu’elles obéissent aux formes du monde ; ce sont ces hommes dont les philosophes disent qu’ils opèrent des choses merveilleuses en transformant les hommes et les choses de la nature67.
88Ce pourrait être le programme du mage, dans lequel il arrive à Albert de se reconnaître. Il n’est pas impossible non plus de discerner dans la définition des « hommes parfaits » un effort pour tenter d’expliquer rationnellement, au risque de les nier, les miracles qu’Albert inclut d’ordinaire dans l’espace réservé à la théologie. Mais l’on ne peut que suivre Loris Sturlese quand il se refuse à reconnaître un mystique en cet homme parfait. S’il est « prophète hermétique et mage », comme Sturlese nous invite à le croire, c’est Hermès Trismégiste qu’il rappelle, ce n’est pas Eckhart, Suso et Tauler qu’il annonce mais, au-delà, Böhme, Novalis et peut-être le dernier Schelling. On sera encore moins tenté de contredire Sturlese quand celui-ci affirme en tirant le bilan de l’œuvre de toute une vie que la « redécouverte » de la nature authentique de l’homme « s’accomplit pour l’essentiel par la voie de la connaissance scientifique et rationnelle de la nature », les notions utilisées et leur contexte anthropologique faisant d’ailleurs songer curieusement à Feuerbach68.
89Ce n’est pourtant pas là le dernier mot de Sturlese, qui conclut ainsi son analyse magistrale en évoquant l’influence de l’œuvre albertinienne :
Un « chemin allemand particulier » dans la philosophie du Moyen-Age prit forme. Le long de ce chemin se développa et fut expérimentée l’une des tentatives les plus audacieuses dans l’histoire de la pensée : elle est connue sous le nom de « mystique allemande »69.
90Nous pourrions nous saisir de ces lignes comme d’une transition idéale avec notre prochain chapitre. Sur certains points, souvent au centre des doctrines, Sturlese peut mettre en exergue des correspondances apparemment frappantes. Le théorème « homo est nexus Dei et mundi » pourrait s’appliquer à Eckhart, Berthold von Moosburg et Tauler, l’Hermès Trismégiste, à l’origine de la formule, ayant été dûment relayé par Albert70. Mais le chatoyant « théorème » est porteur de mille interprétations lourdes de sens. S’il nous dit que l’homme, au lieu de rencontre de Dieu et de l’univers, nous offre une image imparfaite et en attente d’une méditation humble et attentive de l’un et de l’autre, s’il invite à déchiffrer des relations de parenté entre l’homme et les astres ou le cosmos, s’il est en attente d’applications pratiques et notamment médicales, les fidèles dépositaires de la formule sont plutôt Paracelse et Böhme, pour s’en tenir aux plus connus, que les grands mystiques dominicains. On pourrait prolonger jusqu’à la correspondance entre macrocosme et microcosme dans l’œuvre goethéenne. La connaissance de l’univers n’est pas en revanche la préoccupation première des mystiques qualifiés de « rhénans », Eckhart, Suso, Tauler, les mises en garde contre le faux savoir, dont le domaine est infiniment extensible, étant des plus fréquentes chez les deux derniers. Ce n’était pas le cas d’Ulrich de Strasbourg, ce disciple contemporain d’Albert. La rationalité ne progresse pas sur une route soigneusement balisée, comme on a eu tendance à le croire à partir de l’époque des Lumières, avant les catastrophiques désillusions du XXe siècle. Et surtout, elle admet diverses expressions au long de son histoire.
91Deux grands axes peuvent être distingués. La filiation la plus manifeste relie Thomas à Albert, que l’on incrimine ou non les « théologiens parisiens » et en premier lieu les Dominicains pour avoir propagé une lecture restrictive d’Albert – ce que suggère fortement Sturlese – ou qu’on les absolve en constatant que le poids de la Révélation dans la théologie thomiste en équilibrant l’héritage aristotélicien correspondait mieux aux intérêts et à la tradition de l’Eglise. Il importait d’autre part à celle-ci de se délester de certaines composantes de l’œuvre à l’allure trop « païenne », telles l’astrologie, un déterminisme sidéral étant incompatible en bonne logique avec l’efficace de la grâce, bien que la recherche d’une formule de concorde ne disparaisse pas de sitôt de l’histoire de la pensée religieuse et soit bien présente encore chez des réformateurs marginaux ou dissidents.
92Albert a cependant été essentiellement novateur et fécond par la place qu’il a réservée à la raison naturelle dans tous les domaines de l’existence et par l’usage qu’il en a fait dans une œuvre scientifique de grande ampleur. Cela suffit à donner une valeur très relative à sa réception mystique, le propre des grandes pensées étant, il est vrai, de donner lieu à des lectures contestables, sinon à des contresens, qui n’en sont pas moins féconds. L’influence et l’héritage albertiniens ont été démesurément gonflés, tandis que l’on demeurait délibérément flou sur le tracé de leurs contours, dont l’imprécision est imputée aux auteurs qui ont recueilli le précieux legs71. Celui-ci ne fut pas de surcroît transmis directement par les textes mais par l’intermédiaire d’une compilation théologique dont s’était chargé Hugues Ripelin de Strasbourg.
93Tous les mystiques dits « rhénans » ont connu Albert, ce qui n’autorise pas à les situer dans le sillage immédiat d’une pensée qui ne se laisse pas aisément annexer. Des rapprochements avec Dietrich von Freiberg, dont l’œuvre scientifique est elle aussi imposante, et Berthold von Moosburg, qui fut son disciple, ne seraient pas artificiels. Mais l’influence d’Albert ne se prolonge guère au-delà de la fin du XIVe siècle, la redécouverte de Berthold et de Dietrich étant en outre des plus tardives et loin d’être encore achevée, tandis que leur rayonnement en leur temps est sans commune mesure avec celui d’un Eckhart. Il existe certainement une philosophie allemande au Moyen-Age mais, la Réforme étant passée par là, l’Allemagne n’a pas reconnu les siens. Albert a attendu très longtemps la mention élogieuse que lui accorde Hegel, très rapidement, dans son Histoire de la philosophie.
94En pleine harmonie avec la reconnaissance de l’autonomie de la raison naturelle, la réhabilitation de l’homme en tant qu’être dont la raison signe l’humanité, être appelé à porter ses virtualités à leur plein épanouissement, avec l’aide de Dieu certes, mais aussi et surtout par ses propres moyens – nous n’avons pas cité incidemment le nom de Feuerbach, qui se félicite d’avoir inversé le mouvement de la mystique – fait d’Albert un précurseur, certainement le seul en Allemagne avant Nicolas de Cues, de l’humanisme et de la Renaissance. La Réforme, qui ne s’embarrassait pas de distinctions entre la scolastique de l’université de Paris et la philosophie allemande du Moyen-Age, toutes deux accusées d’être inféodées à Rome, ne pouvait que lui être hostile, comme à ses descendants plus ou moins fidèles qu’elle s’empressa d’ignorer ou de rejeter. Or son jugement sur l’histoire culturelle de l’Allemagne est le jugement de Dieu. A l’instar de Nicolas de Cues, Albert occupe une place singulière dans l’histoire de la pensée en Allemagne.
95Le verdict de l’édition est souvent le plus instructif. Les œuvres complètes d’Albert furent éditées pour la première fois à Lyon en 1651. Est venue ensuite à partir de 1890 l’édition des Opéra omnia par Borgnet à Paris. En Allemagne, la monumentale editio Coloniensis n’a été mise en chantier qu’en 1951. Trois siècles exactement séparent la première édition française de l’édition allemande.
Notes de bas de page
1 Dans l’ensemble de l’ouvrage les soulignements dans les citations seront toujours ceux des auteurs traités. En ce qui concerne Augustin, on détachera d’une bibliographie immense l’Augustinus-Lexikon (Ed. C. Meyer), Bâle, à partir de 1994 ; Kurt Flasch, Augustin. Einführung in sein Denken (Augustin. Introduction à sa pensée), Stuttgart 1980 ; Goulven Madec, Le Dieu d’Augustin, Cerf 1998 ; André Mandouze, Saint Augustin. L’aventure de la raison et de la grâce, Paris, Etudes Augustiniennes, 1968 ; Henri-Irénée Marrou (avec Anne-Marie La Bonnardière), Saint Augustin et l’augustinisme, Seuil 1955 ; Serge Lancel, Saint Augustin, Fayard 1999, et bien entendu la Revue des études augustiniennes.
2 Augustin, Les Confessions, Études augustiniennes 1992, Livre III, p. 362.
3 L’argument parfois utilisé par les commentateurs pour préserver la continuité dialectique de la pensée d’Augustin risquerait de souligner la dépendance d’une doctrine susceptible de s’infléchir selon les circonstances.
4 Le libre arbitre, Paris, Institut d’études augustiniennes 1993, Livre I, p. 106. Le traité a été rédigé entre 388 et 395
5 Ibid., Livre III, p. 224.
6 Ibid., Livre I, p. 132.
7 Ibid., Livre III, p. 262.
8 Ibid., p. 262-266.
9 Ibid., Livre I, p. 107.
10 C’est le thème principal du De diversis quaestionibus ad Simplicianum (Patrologie latine de Migne, 40, 101-148) à partir d’une réflexion sur Paul.
11 Le traité (cf. Lancel, op. cit., p. 269) est daté du début de l’année 396. Le libre arbitre est tout juste achevé depuis quelques mois, sans différence significative entre le Livre III et le début de l’écrit que l’on fait remonter à 388.
12 Kierkegaard, Journal, XIA 237. De manière plus décisive et avec une plus grande âpreté, Kierkegaard accuse Augustin d’avoir trahi le christianisme en le sclérosant.
13 Cf. infra les chapitres consacrés à Luther.
14 En 1831, la thèse de D.F. Strauss, de dimension et même d’ambition fort modeste, comme c’était l’usage à l’époque, porte sur Le Retour de toutes choses vu selon l’évolution de l’histoire religieuse.
15 Contra Julianum opus imperfectum (Patrologie latine 44, 641-874) ; Julien, l’adversaire pélagien, était évêque d’Eclane. L’ouvrage est daté de 429-430. Le De correptione et gratia (Patrologie latine, 45, 1049-1608) est de 426-427.
16 On se reportera à ce sujet au toujours précieux, David Friedrich Strauss, Die christliche Dogmatik, Darmstadt 1973 (reproduction de l’édition de 1840-1841), t. 2, p. 400-463.
17 La Cité de Dieu, vol. 2, Livre XV, Seuil 1994, p. 234 sq.
18 Ibid., vol. 3, Livre XXII, p. 354.
19 Ibid., vol. 1, Livre V, p. 232. Mais c’est l’ensemble de l’ouvrage qu’il faudrait citer.
20 Ibid., p. 223 sq.
21 Ibid., vol. 2, Livre XIV, p. 191.
22 Ibid., p. 145.
23 Ibid., vol. 3, Livre XIX, p. 121.
24 Ibid., vol. 1, p. 244 (Livre V), 319 (Livre VII).
25 Ibid., vol. 3, Livre XIX, p. 119.
26 Ibid., p. 110.
27 Ibid., p. 108.
28 Ibid., vol. 1, Livre V, p. 224.
29 Ibid., vol. 3, Livre XIX, p. 133.
30 Ibid., Luther, Préface au vol. I des Œuvres latines (Lateinische Werke) in Weimarer Ausgabe, t. 54, p. 185.
31 De trinitate, Livre XIV (Patrologie latine 42, 819-1098), cf. Lancel, op. cit., p. 543. La rédaction de l’ouvrage a demandé vingt ans à Augustin, de 399 à 419
32 Ibid, Livres IX et X.
33 Les Confessions, op. cit., Livre IX, p. 114-120. Cf. Robert Musil, L’Homme sans qualités, Seuil 1957 sq., t. IV.
34 Albert Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, Berlin 1954.
35 Max Weber, Die protestantische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus (L’Ethique protestante et « l’esprit » du capitalisme), 1904-1905.
36 Luther, Von der babylonischen Gefangenschaft der Kirche (De la captivité babylonienne de l’Eglise) in WA (Weimarer Ausgabe), t. 6, p. 562.
37 Die Namen Gottes (Les Noms divins), Stuttgart 1988, p. 21.
38 Über die mystische Theologie und Briefe (La théologie mystique et les épîtres), Stuttgart 1991, p. 79 sq.
39 Jacques Colleony, « Déconstruction, théologie négative et archi-éthique (Derrida, Levinas, Heidegger) », in Le passage des frontières (Autour du travail de Jacques Derrida) Galilée 1994, p. 249-261.
40 Les Noms divins, op. cit., p. 77.
41 Ibid., p. 81.
42 Ibid., p. 23.
43 Ibid., p. 79.
44 Ibid., p. 53.
45 Ibid., p. 55.
46 Ibid., p. 55-65.
47 Loris Sturlese, Die deutsche Philosophie im Mittelalter (La philosophie allemande au Moyen-Âge), Munich 1993, p. 323 sq. On consultera également ce qui reste une somme, Etienne Gilson, La Philosophie au Moyen-Âge des origines patristiques à la fin du XIVe siècle, Paris 1986 ; Ingrid Craemer-Ruegenberg, Albertus Magnus, Munich 1980 ; Alain de Libera, Albert le Grand et la philosophie, Vrin 1990.
48 Albert le Grand, Commentaire de la « Théologie mystique » de Denys le pseudo-aréopagite suivi de celui des épîtres 1-V (Ed. Edouard-Henri Wéber), Cerf 1993, p. 75.
49 Ibid., p. 73.
50 Ibid., p. 222 (Commentaire de l’épître V).
51 Ibid., p. 225.
52 Idem.
53 Luther, Briefe (Correspondance), t. 1, p. 88 (lettre à Johann Lang du 8 février 1517).
54 Albert, p. 78 (la rectification est due à Edouard-Henri Wéber).
55 Cf. Augustin, Le Maître, Paris, Institut d’Etudes augustiniennes 1993. Plus nettement que chez Albert, c’est le Christ qui est chez Augustin le maître intérieur.
56 Albert, op. cit., p. 109.
57 Albert, Super Ethica, editio Coloniensis, t. 14, p. 71.
58 L’évêque de Paris, Etienne Tempier, a condamné 13 « erreurs » aristotéliciennes et averroïstes en 1270. En 1277, il doit récidiver, les propositions qu’il dénonce étant
59 Albert, Ethica, édition de Paris, t. 7.
60 Super Ethica, op. cit., p. 32.
61 Albert, De natura boni, ed. Col., t. 25, p. 2 sq.
62 Super Ethica, op. cit., p. 380.
63 Ibid., p. 383.
64 Albert, Super Lucam (Luc 1,32), Ed. Paris, t. 22, p. 80 sq.
65 Super Ethica, op. cit., p. 775.
66 Cf. Jean-Marie Paul, Eduard von Hartmann « L’Autodestruction du christianisme et la religion de l’avenir », Presses universitaires de Nancy 1989, p. 206 sq.
67 Cité par Loris Sturlese, op. cit., p. 383 ; cf. Ed. Paris, t. 9, p. 519.
68 Ibid., p. 382.
69 Ibid., p. 388.
70 Ibid., p. 386.
71 Etienne Gilson notamment (op. cit.) postule l’immensité du legs, son caractère insaisissable à force d’universalité ou d’encyclopédisme et, pour ces raisons précisément, met en évidence l’arbitraire de la réception.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Poison et antidote dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
Sarah Voinier et Guillaume Winter (dir.)
2011
Les Protestants et la création artistique et littéraire
(Des Réformateurs aux Romantiques)
Alain Joblin et Jacques Sys (dir.)
2008
Écritures franco-allemandes de la Grande Guerre
Jean-Jacques Pollet et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
1996
Rémy Colombat. Les Avatars d’Orphée
Poésie allemande de la modernité
Jean-Marie Valentin et Frédérique Colombat
2017