Postface
Un chrétien selon Vatican II
p. 143-148
Texte intégral
1Notre colloque a été une belle rencontre avec la personnalité spirituelle d’Edmond Michelet. À travers la richesse des différentes interventions, il a retracé les relations d’un laïc chrétien, homme politique pris dans les tourmentes de l’histoire, avec son Église. Cette rencontre n’était pas pour moi totalement inédite. J’avais lu avec émotion Rue de la Liberté, et surtout la Communauté Saint-François-Xavier, à laquelle j’appartiens, se sent en proximité spirituelle avec celui qui nous a rassemblés ces deux jours. Robert Garric, Étienne Borne, Emmanuel Mounier, et bien entendu le père Jean Daniélou sont autant de proches d’Edmond Michelet qui, à des titres divers, font aussi partie de notre mémoire communautaire. Puisque nous fêtons cette année les 50 ans du concile Vatican II, et qu’Yves-Marie Hilaire a rouvert pour nous, avec Mgr Bressolette, l’histoire de ce concile, il m’a semblé utile d’éclairer le dialogue ininterrompu entre Edmond Michelet et son Église à partir de la conscience renouvelée que cette dernière a pris d’elle-même au Concile. Je vais donc parcourir quelques-unes des notes fondamentales de l’ecclésiologie conciliaire. Sans solliciter indiscrètement les textes, il est possible d’en faire un principe de lecture de l’engagement ecclésial d’Edmond Michelet et de mesurer ainsi l’actualité et la portée de cet engagement. J’ai cru comprendre que Michelet n’a guère écrit sur le Concile, qui a coïncidé avec le temps où il était « aux affaires ». Mais il l’a « existé » pleinement, et cela bien avant son ouverture, ce qui donne à son parcours d’homme et de chrétien une dimension prophétique.
2Au concile Vatican II, on peut dire que l’Église a pris une conscience plus vive du double décentrement qui définit en quelque manière son identité et sa vocation : elle se reçoit tout entière de Dieu, et elle est envoyée par Lui au monde, de sorte qu’elle ne peut remplir sa mission qu’en se tournant résolument et généreusement à la fois, vers sa source divine et vers l’humanité concrète de ses destinataires. Pendant le Concile, l’Église a pensé théologiquement ce double décentrement, si bien que les différents documents promulgués en dessinent en quelque sorte la feuille de route ; mais elle l’a aussi vécu théologalement, à travers une expérience de communion dans la foi et la charité qui a permis à une assemblée de plus de 2 000 participants venus du monde entier de surmonter ses divergences et d’aboutir à ces textes. Ce double décentrement traduit la permanente conversion qui est celle de notre Église tout au long de son cheminement vers le Royaume, et à laquelle elle invite tout chrétien.
3L’Église de Vatican II s’est d’abord décentrée vers le mystère de l’auto-communication de Dieu au monde. C’est ce que souligne d’entrée de jeu la Constitution Dei Verbum sur la Révélation divine, ainsi que le premier chapitre de la Constitution Lumen Gentium sur l’Église. L’un et l’autre de ces textes s’ouvrent sur le mystère trinitaire, de sorte que l’Église, aussi bien dans son accueil de la Parole de Dieu que dans la conscience qu’elle prend d’elle-même, se découvre littéralement engendrée par ce mystère. Elle constitue « un peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint », selon les mots de saint Cyprien cités au no 4 de Lumen Gentium1. Il faut entendre ici le terme de mystère selon la simple définition qu’en donnait le pape Paul VI à l’ouverture de la deuxième session de Vatican II : « une réalité imprégnée de présence divine et qui peut toujours être l’objet de nouvelles et plus profondes recherches »2. Être d’Église, dès lors, ne signifie pas seulement appartenir à un groupe religieux organisé, mais choisir une existence constamment reliée à ce mystère de Présence divine, inépuisable à la pensée comme au cœur, et auquel l’accès nous est ouvert dans la prière. Nous avons là une première approche de l’engagement ecclésial d’Edmond Michelet, saisi au plus près de sa source. On peut le formuler, à la suite du père Nicolas Risso, par l’expression de « primauté du spirituel ». L’existence de Michelet fut imprégnée de la présence de Dieu, cherché et trouvé dans une intense vie spirituelle. La prière portait et nourrissait sa vie conjugale comme ses engagements politiques, fût-ce dans une cellule de Fresnes, sur un châlit de Dachau ou sous les ors de l’Assemblée Nationale. Orientation profonde de l’âme, c’est sans doute elle qui a donné à sa personnalité cette sorte d’autorité devant laquelle ses collaborateurs comme ses compagnons de captivité s’inclinaient, conscients de toucher à travers lui un mystère qui le dépassait.
4Cette Église tournée vers la Trinité Sainte est aussi, et du même mouvement, résolument tournée vers l’homme ; c’est une Église pour l’homme, dans « le revêtement de ses innombrables apparences »3, une Église à laquelle Paul VI enjoignait dans sa première encyclique, Ecclesiam suam, de se faire dialogue, afin de rejoindre à la fois chaque homme et tous les hommes. Chaque homme : la première partie de la Constitution Gaudium et Spes, « l’Église dans le monde de ce temps » s’intitule : « l’Église et la vocation humaine »4. C’est dire que chacun, en tant que créé par Dieu, a une inaliénable dignité et une vocation singulière. Or le cœur de l’existence personnelle est ce sanctuaire intérieur de la conscience où se prennent les choix les plus fondamentaux et où se joue sa plus haute responsabilité. La déclaration conciliaire Dignitatis humanae5, sur la liberté religieuse, rappelle avec force que la conscience est le lieu inviolable où l’homme se décide librement pour ou contre Dieu, de sorte que le statut de la liberté religieuse dans un État est comme le test et la garantie de toutes les autres libertés. Cette attention et ce respect donnés à l’homme font de la foi chrétienne une affaire de visages, quelles que soient les défigurations que la violence de l’histoire ou du péché leur inflige. Comme le déclarait Paul VI dans son discours de clôture, « la vieille histoire du Samaritain a été le modèle de la spiritualité du Concile »6. Elle a été aussi le modèle de la vie de Michelet à Dachau. C’est sans doute ce qui rend si bouleversant son témoignage : dans cet enfer où les personnes humaines étaient réduites à des numéros matricules, il ne cesse de faire exister intensément chacune d’elles. Dans ce monde réduit au déterminisme brutal de la force, il ne cesse de poser et d’honorer des choix d’homme libre et d’obéir à sa conscience. Les récits qui composent Rue de la liberté7 vont de visage en visage, de nom personnel à nom personnel. Michelet a su déchiffrer en chacun de ses compagnons de captivité, quelles que soient sa nationalité, sa couleur politique, sa religion, l’homme en sa singularité irremplaçable.
5En dialogue avec chaque homme, l’Église se sait aussi envoyée vers tous les hommes. Le concile Vatican II a dessiné les traits d’une Église sans frontières, comme en témoigne le chapitre 2 de la Constitution Lumen Gentium, qui élargit en cercles concentriques les destinataires de l’Évangile :
À cette unité catholique du peuple de Dieu… tous les hommes sont appelés ; à cette unité appartiennent sous diverses formes ou sont ordonnés, et les fidèles catholiques et ceux qui, par ailleurs, ont foi dans le Christ, et finalement tous les hommes sans exception, que la grâce de Dieu appelle au salut.8
6Ce propos théologique, développé dans les déclarations conciliaires sur l’œcuménisme et sur les religions non chrétiennes, a été vécu concrètement par Edmond Michelet à Dachau. Il a nommé un des chapitres de Rue de la liberté « Nouvelle géographie cordiale de l’Europe » : russes, polonais, belges, français, italiens, communistes, membres du STO, y voisinent dans la même attention fraternelle, selon le même respect accordé à tous sans distinction. Si on se tourne vers Michelet homme public et ministre, on retrouve la même attitude : nous ont été rappelées ses relations avec les membres d’autres confessions chrétiennes, en particulier à travers l’International Council of Christian Leadership ou à travers frère Roger de Taizé. Il faut ajouter ses contacts avec les croyants d’autres religions, qu’il s’agisse de l’alliance France-Israël ou des rencontres avec les musulmans, à propos du pèlerinage des Sept Dormants, mais surtout à l’occasion de la guerre d’Algérie, ainsi que dans l’Association France-Algérie dont il fut le fondateur au lendemain de cette guerre, après les Accords d’Évian.
7Si le concile Vatican II a été fondamentalement un concile ecclésiologique, c’est que la mission de l’Église est de permettre la rencontre entre le don de Dieu et l’attente des hommes. En raison de cette mission, elle est irréductible à l’ordre politique comme à la vie sociale et économique. L’apostolat n’est pas un militantisme et Jacques Prévotat a souligné qu’Edmond Michelet a toujours pris soin de distinguer ses engagements politiques et sa foi de chrétien, tout en étant soucieux de faire entendre la voix publique de l’Église dans la vie sociale. Plusieurs des conférenciers nous ont rappelé les relations confiantes et franches que Michelet a entretenues avec nombre d’évêques, souvent à l’occasion de débats sociaux, comme ceux qui concernaient la question scolaire. À ses yeux, l’Église n’était pas plus réductible au « spirituel pur » qu’à une organisation exclusivement temporelle. On rejoint ici le thème péguyste de « l’inscription » du spirituel dans les engagements temporels des chrétiens, tels que le chapitre 4 de Lumen Gentium, consacré aux laïcs, les développe. Par eux, l’Église a des mains et un cœur pour agir dans le monde, une intelligence pour discerner ce qui blesse et ce qui fait grandir l’homme ; elle peut ainsi exercer, dans des circonstances changeantes et des situations inédites, ce que Paul VI appelait son « expertise en humanité »9. Époux et père de famille nombreuse, délégué de la France à l’ONU, garde des Sceaux, ministre de la Culture, artisan d’une Europe réconciliée, Michelet a parcouru et servi les sphères d’humanité que la seconde partie de Gaudium et Spes déploie tout à tour : « dignité du mariage et de la famille », « essor de la culture », « vie économico-sociale », « vie de la communauté politique », « sauvegarde de la paix et construction de la communauté des nations ».
8Dans tous ces domaines, Jacques Prévotat a souligné combien Edmond Michelet a fait preuve à plusieurs reprises d’une lucidité plus avertie que celle de beaucoup de chrétiens, et même d’évêques, quand il s’agissait d’y articuler, sans confusion ni séparation, l’histoire des hommes et l’histoire de Dieu avec les hommes. Un rapprochement avec le P. Gaston Fessard s’imposerait ici. Leur commune attitude face au nazisme, puis au marxisme, manifeste la force du « non », en des circonstances où le « oui » serait de trahison et de lâcheté pour un chrétien, comme l’a souligné Jean Charbonnel en évoquant les différents refus de Michelet. Mais chacun de ces « non » – à l’Action française, à Vichy, au MRP – était l’envers d’un « oui » à la dignité de l’homme dont le fondement n’était pas seulement politique mais mystique : Michelet a ainsi incarné une forme de sainteté laïque exemplairement et prophétiquement fidèle à la mission que confie le Concile aux laïcs chrétiens. Les interventions de Nicole Lemaitre, d’Hélène Say et de Pascal Bousseyroux sur les relations de Michelet avec les nombreux prêtres qui l’ont accompagné ou qu’il a rencontrés rappelle que cette « sainteté laïque » sait donner au sacerdoce toute sa place, inséparable de la vie sacramentelle.
9Dès lors, pour rejoindre Michelet homme d’Église, il faut, et ici encore à la suite du Concile Vatican II, aller plus loin et toucher l’Église en son cœur et en son corps. Car ce cœur de l’Église est eucharistique. Ce corps de l’Église est préférentiellement le corps des pauvres. Les Constitutions sur La Sainte liturgie et sur L’Église dans le monde de ce temps en témoignent10. Mais ce témoignage doit passer des livres aux actes, et là encore Edmond Michelet anticipe et « illustre » le Concile par sa propre existence. Pensons aux pages bouleversantes qu’il consacre, dans Rue de la liberté, à l’expérience eucharistique vécue et partagée en ce lieu d’extrême déréliction. Expérience inséparable du ministère de miséricorde et de service qu’il n’a cessé d’exercer dans le camp. Il parle du « dépouillement mystique » qu’a représenté pour lui son temps d’incarcération à la prison de Fresnes. Il parle également du camp de Dachau comme d’un « noviciat »11. Ces expressions ne peuvent prendre sens qu’à partir d’une expérience très profonde de ce que signifient le geste du lavement des pieds et l’institution de l’Eucharistie par le Christ, le soir du Jeudi Saint. Ce fut l’acte de naissance de l’Église. Cela demeure son cœur. Edmond Michelet a su donner à sa vie le rythme de ce cœur.
10J’aimerais conclure ces propos sur une note mariale. « Les abstractions n’ont pas besoin de mère », écrivait Thomas Merton, soulignant par là que l’Église, en se tournant vers Marie, témoigne qu’elle n’est pas une abstraction, mais la communauté de foi engendrée au pied de la Croix dans la foi de la Vierge Marie. C’est ainsi que la Constitution Lumen Gentium consacre son dernier chapitre à « la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, dans le mystère du Christ et de l’Église ». De même, aux heures terribles de son incarcération, Michelet se tourne vers Marie. C’est elle qui se fait médiatrice entre lui et sa femme, quand, à Fresnes, l’abbé Stock prie avec lui : « Ave Maria, gratia plena… votre femme est venue me voir hier. Elle se porte très bien, tous vos enfants aussi. Dominus tecum… Elle vous fait dire de ne pas vous inquiéter… »12. C’est encore Marie, au camp de Neue Bremen, qui accompagne l’agonie d’un petit juif agnostique, rassemblant ses dernières forces pour réciter La Vierge à midi de Claudel. C’est elle enfin, Notre-Dame de Dachau, qu’un déporté avait réussi à sculpter dans un morceau de bois, et qui veillait dans la chapelle du Block 2613. Mariale et maternelle, l’Église de Jésus-Christ ne fut jamais pour Michelet une abstraction.
Notes de bas de page
1 http://www.vatican.va/…/vat-ii_cons_19651207_gaudium-et-spes_fr.html
2 Paul VI, « Discours pour l’ouverture de la deuxième session du Concile », dans Jean XXIII/Paul VI, Discours au Concile, Paris, 1967, p. 108.
3 Paul VI, « Discours au Concile », séance de clôture, 7 décembre 1965, op. cit., p. 247.
4 Gaudium et Spes, op. cit.
5 http://www.vatican.va/…/vat-ii_decl_19651207_dignitatis-humanae_fr.html
6 Paul VI, 1965, p. 248.
7 Edmond Michelet, Rue de la liberté, Paris, 1955.
8 Gaudium et Spes, op. cit.
9 http://www.vatican.va/…/vat-ii_const_19641121_lumen-gentium_fr.html
10 http://www.vatican.va/…/vat-ii_const_19631204_sacrosanctum-concilium_fr.html. http://www.vatican.va/…/vat-ii_cons_19651207_gaudium-et-spes_fr.html
11 Edmond Michelet, Rue de la liberté, op. cit., p. 71.
12 Ibid., p. 42.
13 Voir p. 115.
Auteur
Communauté Saint-François-Xavier
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le philosémitisme catholique
Entre le premier et le second Vatican. Un parcours dans la modernité chrétienne
Olivier Rota
2012
La traversée France-Angleterre du Moyen Âge à nos jours
Stéphane Curveiller, Florence Hachez-Leroy et Gérard Beauvillain (dir.)
2012
Les religions dans le monde romain
Cultes locaux et dieux romains en Gaule de la fin de la République au iiie siècle après J.-C : persistance ou interprétation ?
Marie-Odile Charles-Laforge (dir.)
2014
Les archives Princières xiie-xve siècles
Xavier Hélary, Jean-François Nieus, Alain Provost et al. (dir.)
2016
Les Comtes d’Artois et leurs archives. Histoire, mémoire et pouvoir au Moyen Âge
Alain Provost (dir.)
2012
Mobilités et déplacement des femmes
Dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours
Youri Carbonnier, Stéphane Curveiller et Laurent Warlouzet (dir.)
2019
Deux siècles de caricatures politiques et parlementaires
Pierre Allorant, Alexandre Borrell et Jean Garrigues (dir.)
2019