Musique et spiritualité dans l’Allemagne romantique
p. 147-156
Texte intégral
1Le lien existant entre « grande musique » et religion semble évident : non parce que celle-là aurait sa place marquée au culte, mais parce qu’elle touche, enthousiasme, dispose à croire, voire parce qu’elle suscite son propre culte. Même un agnostique notoire, comme Sartre, en témoigne dans son autobiographie, quand il évoque son enfance, où sa mère et sa tante vont à la messe écouter de la musique, qui les porte manifestement à cette foi d’un genre particulier :
... Le dimanche, ces dames vont parfois à la messe pour entendre de la bonne musique, un organiste de renom ; ni l’une ni l’autre ne pratique mais la foi des autres les dispose à l’extase musicale ; elles croient en Dieu le temps de goûter une toccata. Ces moments de haute spiritualité font mes délices : tout le monde à l’air de dormir1.
2L’ironie de Sartre ne nie pas que l’extase musicale soit de nature religieuse, ou l’inverse, mais en cache l’historicité. Que la musique soit médiatrice du divin est en effet une idée directement liée au romantisme allemand comme nous allons le montrer, après quelques précisions préliminaires sur ce terme de « romantisme ».
Ambiguïtés du « romantique »
3Les mots de « romantisme » et de « romantique » trouvent leur origine dans la théorie littéraire. Madame de Staël, dans son ouvrage classique, De l’Allemagne2, les définit selon deux critères : une référence historique (l’art classique met au pinacle les « Anciens » tandis que l’art romantique leur préfère les « traditions chevaleresques » du Moyen Âge), et un principe opposant l’imitation, valorisée par l’art classique, à l’inspiration, recherchée par l’art romantique.
4Le qualificatif « romantique » concerne plusieurs mouvements successifs : le romantisme allemand, d’esprit restaurateur, et le romantisme français ou italien, d’esprit libéral. L’enracinement dans le sentiment, l’émotion, l’intuition, leur est cependant commun. La notion de romantisme est très extensive dans sa périodisation et il importe de ne pas la figer dans une chronologie. En Allemagne, on peut parler de « préromantisme » dès les années 1770, avec le Sturm und Drang, Werther, Faust. On considère généralement que le romantisme allemand s’épanouit au tout début du XIXe siècle, pour une génération, et que le romantisme français prend le relais à partir des années 1820-1830. pour durer jusqu’au début des années 1840.
5Si l’on parle d’art romantique à propos de poésie et de littérature, on emploie aussi le mot pour désigner un type particulier de musique dès la fin du XVIIIe siècle3. Dans le sens moderne, la « musique romantique » s’inscrit entre le classicisme viennois et la musique moderne, elle recouvre tout le XIXe siècle. On peut encore parler de romantisme à propos de Wagner, de Brahms, de Brückner. Plus durable en musique que dans les autres arts, le romantisme y est contemporain du positivisme, du réalisme. Ce paradoxe tient précisément au lien intime qui unit la musique au romantisme, que nous allons tenter d’expliquer.
6Dans la philosophie allemande contemporaine, et particulièrement chez Hegel (Esthétique), on définit la musique non pas comme un art éventuellement romantique, mais comme l’art romantique par excellence, par nature. « Le trait fondamental de l’art romantique, conformément à son principe, est l’élément musical et, si l’on considère son contenu déterminé, l’élément lyrique ». C’est en ce sens qu’Hoffmann peut qualifier Beethoven, de compositeur « purement romantique, et donc authentiquement musical »4.
7L’expression de « musique romantique » qu’utilise en 1810 Hoffmann au sujet de Beethoven, concerne aussi bien Haydn et Mozart. En effet, cette musique n’est pas liée à une forme spécifique. On ne peut pas déterminer d’unité stylistique qui la caractériserait par contraste avec des styles antérieurs, et si l’on peut opposer les compositions romantiques majeures à celles du classicisme français, on ne peut les opposer à celles du classicisme viennois, pas plus qu’en littérature on ne peut opposer les œuvres romantiques et celles du classicisme de Weimar. Friedrich Blume (Musikin Geschichte und Gegenwarf) souligne au contraire l’unité des classiques et des romantiques sous l’angle des principes compositionnels : structure harmonique tonale, structuration de la phrase en périodes, principe du développement thématique, tout cela leur est commun.
8Mais la critique du romantisme suggère une approche dialectique de la forme, notamment en ce qui concerne Beethoven. Dans son œuvre, la forme est conçue comme un cadre ; on insiste sur la prégnance et la force expressive de l’idée musicale. Aussi peut-on dire que Beethoven (et ses successeurs) ne compose pas dans une forme, mais avec une forme, connue de l’auditeur, qui interprète le nouvel assemblage comme geste créateur.
9D’où deux conséquences : d’une part, l’idée que la substance de la musique au XIXe siècle est le fruit de l’individualité des compositeurs, plutôt que de normes esthétiques ou des techniques compositionnelles ; d’autre part, le renversement de la subordination ancienne de la musique au texte. Pour Hanslick, le « logos » de la musique est un esprit qui ne nécessite pas un support textuel ; les œuvres du classicisme viennois illustrent sa thèse. La croyance au caractère privilégié et à l’importance paradigmatique de la musique instrumentale devient alors le point commun entre la musique « classique » et l’esthétique musicale « romantique », ce lien portant la signature d’une école allemande. L’idée est devenue si banale que l’on a peine à croire qu’il ait pu s’agir d’un « paradigme provocateur »5, ce qui est pourtant le cas. Tandis que l’esthétique musicale reste tributaire de catégories issues de la psychologie et de la littérature en France et en Italie, en Allemagne l’esthétique du romantisme est associée à une métaphysique de la musique comme mode de communication supérieur à la parole, accès direct à l’essence des choses.
Métaphysique de la musique romantique : le génie créateur
10La métaphysique de la musique élaborée en Allemagne au début du XIXe siècle peut se résumer à quatre points : le postulat de l’originalité (contre l’imitation), la conception de l’œuvre comme organisme (contre le mécanisme), l’esthétique du sublime (contre le beau), enfin une approche historique de la culture (contre l’intemporalité du classique). Ces principes ne surgissent pas tout à coup ; ils sont enracinés plus anciennement, mais deviennent des agents de l’évolution culturelle européenne dans leur mise en opposition au rationalisme français vers 1800.
11Les trois termes de génie, d’originalité et de personnalité se joignent alors. La notion de génie est associée par le Sturm und Drang à celle de spontanéité créatrice, qui conduit au rejet de la discipline et de la tradition. L’évolution de la notion en résulte : on passe du génie-don au génie-personne6. Dans les histoires de la musique du XVIIIe siècle, on associe les styles nouveaux à des personnalités (Josquin, Gesualdo). Dans le Dictionnaire de musique de Rousseau, « composer » signifie « inventer de la musique nouvelle selon les règles de l’art », mais on précise que, pour le compositeur, « toute la science possible ne suffit point sans le génie qui la met en œuvre », en lui inspirant des expressions « vives, naturelles et qui vont au cœur ».
12Ce génie se manifeste surtout dans la musique instrumentale, « musique absolue » (Wagner), « musique pure », « vraie musique », c’est-à-dire musique non fonctionnelle et non programmatique :
« Lorsque l’on parle de la musique comme d’un genre autonome, on ne devrait jamais penser qu’à la musique instrumentale qui. méprisant toute aide et toute intervention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle. Elle est le plus romantique des arts, on pourrait presque affirmer qu’elle seule est vraiment romantique », déclare Hoffmann7.
13La musique est présentée comme un moyen privilégié d’accès à l’infini, à l’essence des choses. La plupart des poètes du romantisme allemand soulignent le lien entre nature et univers sonore, qu’il s’agisse de Jean-Paul (Johannes Paul Friedrich Richter, 1763-1825) qui montre l’analogie de l’univers des sons et de celui des émotions, ou de Wilhem Wackenroder (1773-1822), pour lequel la musique est le « langage des anges ». Ernst Amadeus Hoffmann (1776- 1822) développe à plusieurs reprises cette idée de la musique langage d’un « royaume mystérieux » dont l’infini seul serait l’objet. « La lyre d’Orphée ouvrit les portes de l’Hadès. La musique ouvre à l’homme un royaume inconnu, totalement étranger au monde sensible qui l’entoure, et où il se dépouille de tous les sentiments qu’on peut nommer pour plonger dans l’indicible »8.
14Le compositeur est alors présenté comme une sorte d’instrument captant les énergies de la nature. Pour Hegel, c’est précisément ce qui caractérise l’artiste, qui puise dans les « trésors de la vie » et non dans les « généralités abstraites » la matière de ses créations. C’est pourquoi la musique fait sentir l’harmonie du cosmos, suscite l’enthousiasme9. Pour Liszt, l’artiste musicien « entend l’harmonie éternelle dont la cadence régit les mondes ». Parfois l’artiste « sent en lui une infiniment petite parcelle de la force créatrice, car par les sons il crée des émotions, des sentiments, des pensées ».
Création et composition
15En effet, la musique ne cherche pas l’imitation de simples sons naturels ; pour agir de manière déterminée sur l’imagination, il lui faut évoquer et non reproduire10. L’activité créatrice « suppose d’abord un don et un sens pour saisir la réalité et ses formes » (Hegel). « Nul ne comprendra la nature s’il ne se confond, pour ainsi parler, avec elle, avec la joie innée du Créateur, en une parenté intime et diverse avec tous les corps, par le moyen du sentiment » (Novalis).
16Au terme d’une rupture radicale avec la notion d’imitation de la nature, on forge une idée de la musique de nature à la fois intellectuelle et mystique, passant notamment par la notion de correspondances. L’artiste est ouvert au monde qui coule en lui, et tire de son propre cœur la substance de sa création. À la fois, il s’immerge dans la nature cosmique et il trouve en lui-même la nature commune à tous les hommes. Il connaît « l’intérieur de l’homme, les passions de l’homme, et toutes les fins du cœur humain ».
17Cet aspect est également développé par Liszt. Dénonçant le dégoût du métier, la « prostitution » de l’artiste devenu amuseur, il élabore en contrepoint un portrait de l’artiste dont la vie et l’œuvre se confondent, qui exprime dans son œuvre quelque chose d’intime et de profond. Le véritable artiste est prédestiné, entraîné par sa vocation, solidaire au milieu des hommes car la musique « l’arrache au monde visible » et le plonge « dans les profondeurs de l’être intérieur ». La « compréhension intime de la nature » et « le sentiment de l’infini » sont « l’essence même de la musique ».
18Cette musique est donc tout à la fois poésie, moyen de révélation, apothéose11. « La poésie est représentation de l’âme, représentation du monde intérieur dans sa totalité [...]. Le sens poétique a bien des points communs avec le sens mystique. C’est le sens de tout ce qui est personnel, inconnu. mystérieux, de ce qui doit être révélé [...]. Il représente l’irreprésentable. Il voit l’invisible, il sent l’insensible »12.
19La faculté d’imagination est le support de ce pouvoir. L’imagination authentique n’est en rien une simple fantaisie créatrice. Hoffmann souligne bien la méprise en parlant de la façon dont sont perçues les œuvres de Beethoven. Le public, qui ne le comprend pas, « lui concède une forte dose d’imagination : on ne voit le plus souvent dans ses œuvres que le produit d’un génie qui, sans se soucier de la forme ni de trier les idées, s’abandonne à sa fougue et à son inspiration immédiate ». En fait, il apporte « un soin extrême » à « l’agencement de ses compositions », soin inséparable du vrai génie13. C’est la cohérence interne qui fait l’unité véritable, et manifeste l’inspiration de l’artiste.
Le musicien romantique, médium, prêtre, Dieu
20Intermédiaire entre l’homme et la nature, le musicien est un médium, au sens fort. « Le musicien [...] est un médium du grand Tout ; il nous révèle les secrets du monde, intermédiaire entre l’homme et Dieu »14. C’est bien ainsi que les admirateurs de Beethoven le considèrent, quand ils évoquent la « lumière surnaturelle qui pénètre dans sa grande âme, l’illumine et l’éclaire ». Le compositeur a d’ailleurs une conception prométhéenne de son rôle d’artiste tout à fait similaire15. La reconnaissance dans la grande musique d’une production d’origine divine a pour contrepartie la dénonciation de la « mauvaise musique » comme profanation. Les diatribes de Liszt contre les musiciens de théâtre et la sécularisation du divin visent à promouvoir un art non pas sacré par la destination de ses œuvres mais sacralisé par le principe même de leur inspiration.
21« Aucun art, plus que la musique, ne jaillit si purement des profondeurs spirituelles de l’homme, aucun ne demande de moyens plus exclusivement intellectuels, plus éthérés. Les sons traduisent distinctement la prescience des forces sublimes et saintes, de l’esprit qui fait jaillir l’étincelle de la vie dans la nature entière ; la musique, le chant, expriment ainsi la plénitude suprême de l’existence : elle est hymne au Créateur. L’essence même de la musique fait donc d’elle, comme nous venons de le dire, un culte religieux »16. Opérant une transfiguration purifiante, le musicien devient prêtre17.
22De l’idée que le musicien est un médium vers le divin, on passe insensiblement à la déification du musicien. C’est encore le cas de Beethoven. Non seulement la IXe symphonie est interprétée comme l’expression de son mysticisme ardent, mais son « Ode à la joie » est qualifiée par Chrétien Urhan « de la musique d’église, mais de la musique pour l’église du Ciel ».
23Selon d’Ortigue, Beethoven est, pour Liszt, « un Dieu devant lequel il incline le front ». Il est d’ailleurs remarquable que le monument à Beethoven ait été le premier monument projeté en Allemagne d’une grande figure de la culture en 1832, alors que n’existait qu’une statue de Luther, érigée en 1821 à Wittenberg. La statue du compositeur fut en outre installée en 1845 sur la place de la cathédrale, contre l’avis du roi qui eût préféré la voir implanter dans un jardin de la périphérie. Appuyée sur les symphonies, la mystique de Beethoven dépasse d’ailleurs largement le domaine musical. En lui. s’incarnent à la fois l’enfant de la nature, le magicien, le prophète, le révolutionnaire. Toutes ces facettes supportent autant d’images idéales.
La musique romantique : pensée, sentiment, religion
24Le musicien peut d’autant plus facilement être divinisé qu’il est considéré comme un poète doublé d’un profond penseur : « Toute musique pure doit être philosophique et instrumentale (de la musique pour la pensée) »18. Si la musique pure soutient la pensée, c’est qu’elle génère le recueillement et la méditation, à travers l’enchaînement d’idées qu’elle suscite. Pour Madame de Staël, les Allemands « reçoivent par l’harmonie des sensations et des idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur permettraient pas de connaître autrement ».
25La musique est donc comprise comme essence de la poésie, comme pensée transcendante. C’est bien ce qu’exprime Berlioz : dans « l’inspiration libre » propre au « genre musical expressif », on reconnaît « une pensée poétique qui se manifeste partout ». « Ici, un monde nouveau s’ouvre à vos regards, on est transporté dans une sphère d’idées plus élevée, on sent se réaliser en soi la vie sublime rêvée par les poètes »19.
26La dimension originaire et l’essence sentimentale de la musique vont de pair. La « profondeur de l’âme » est le lieu d’une extase devant la révélation de l’infini. C’est pourquoi elle est « l’art mystique de notre siècle pionnier de la spiritualisation » (Hoffmann). Selon Schlegel, le principe mystique de la musique « ne fonde pas son exigence d’effets puissants sur la progression dans le temps, mais cherche l’infini dans l’instant indivisible ». Elle est apothéose. « La musique élève l’homme à la foi, elle est le seul chemin qui nous rapproche de la félicité divine »20. La réaction religieuse et l’inspiration spiritualiste sont bien mis en valeur par les critiques à propos de la musique de Beethoven, Weber, Schubert21. « En rappelant l’idéalisme dans la métaphysique, l’inspiration dans la poésie, la contemplation dans les sciences, on a renouvelé l’empire de la religion »22.
27Pour les écrivains de la génération de Chateaubriand, la musique est investie d’une dimension sacrée23. Installée dans le champ de l’intériorité, elle devient un art intimiste et extatique, et paradoxalement un moyen de laïcisation du religieux, dans la mesure où elle s’adresse à un sentiment religieux défini comme passion, étranger aux religions établies et à leurs conventions. La religion qui trouve dans la musique un domaine d’élection est indicible. Le dogme y compte moins que le sentiment, l’état intérieur. La contemplation esthétique est pur recueillement.
28On peut trouver dans le piétisme des prédispositions à cette attitude religieuse. La volonté de purification, de conversion, l’accent mis sur le contact direct du fidèle avec Dieu, la pratique dans le cadre de petites réunions, l’alliance d’une conception sociale de la vie religieuse et d’une vision mystique de la vie spirituelle sont des points communs à ce courant et à la conception romantique de la musique. L’opposition contre Goethe, vers 1821, au profit de Schiller, est d’ailleurs attribuée à la « vieille saumure piétistique qui s’était gonflé sous un souffle esthétique »24.
29Pour Heine, ces convergences sont plutôt d’ordre psychologique. « Les tempéraments rêveurs, mystiques, platoniques, révèlent au fond de leur âme les idées chrétiennes et les symboles qui y correspondent. Les intelligences pratiques, régulières, aristotéliciennes, construisent avec ces idées et ces symboles un système solide, le dogme et le culte [...]. La même lutte se manifeste dans l’Église protestante : c’est la dissidence entre les piétistes et les orthodoxes [...]. Les piétistes protestants sont des mystiques sans imagination, et les orthodoxes protestants sont des dogmatistes sans esprit »25.
La religion des romantiques
30Pour Mme de Staël, le caractère national allemand est empreint de sentiment religieux. « Le génie des arts et de la littérature y puise toute son inspiration ». Que la philosophie nouvelle s’élabore outre-Rhin est donc logique. Ce qui l’est moins, c’est qu’elle se tourne vers le catholicisme.
31Pour Heine, la découverte du sacré immanent de la nature fait plutôt du panthéisme la « religion occulte de l’Allemagne »26, et il faut attribuer aux malheurs du pays le retour déplorable au dogme catholique27, le mysticisme romantique et l’éloignement de l’Aufklärung avec les conversions de Schlegel, Tieck, Novalis, etc... « En 1803, dans la revue Europa qu’il publiait, Friedrich Schlegel fit sa première apparition comme maître à penser de la nouvelle tendance artistique faussement archaïsante et d’une bigoterie chrétienne catholicisante. Depuis sa parution, cette publication n’a cessé d’exercer une sorte d’autorité sur les participants de la tendance artistique qu’elle favorisait ». Goethe n’est pas dupe de cette palinodie, et critique ironiquement ceux qui l’avaient autrefois mis au pinacle, tandis que le détournement de la jeunesse par les Jésuites suscite la colère des amis de la liberté28.
32En effet, quelles que soient les convergences entre le romantisme allemand et la religion médiévale, il existe aussi des liens forts entre les poètes nouveaux et le vieux Luther. Le luthéranisme propose dès l’origine une nouvelle théologie de la musique ; la vue y correspond au royaume terrestre, l’ouïe au royaume du Christ. La musique, conçue comme moyen d’illumination du cœur, y est nettement revalorisée. La promotion de Bach comme musicien religieux (et non plus didactique) par Mendelssohn, et la remise à l’honneur du choral luthérien dans son œuvre, soulignent cette filiation du luthéranisme au romantisme. Non seulement il existe un enchaînement logique entre la Réforme, la philosophie allemande et le romantisme (comme le montre Heine), mais l’individualisme et la tolérance, l’ouverture au rationalisme et le refus du dogmatisme, la tendance éclairée du protestantisme ouvrent la voie à la sécularisation des valeurs religieuses.
33En outre, le lien entre la valorisation de l’expérience religieuse intérieure et l’image de l’homme cultivé qui assume sa liberté par l’étude des arts et des sciences (image qui prend forme au temps des classiques de Weimar) donne à la musique un sens moral. En contribuant à la formation de la liberté intérieure de l’individu, ainsi tourné vers le bien commun, la musique est bien une religion moderne. L’individu y garde sa marge de liberté sur le chapitre dogmatique et l’essence subjective du sentiment religieux est préservée.
34J’espère avoir montré dans ce qui précède à quel point le « moment romantique » est une étape déterminante de la conception de la composition musicale comme création, au sens fort. Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey en atteste. On y apprend que le terme composer a acquis une autonomie dans le domaine musical depuis le XVIe siècle, et que celui de composition, employé dès le XVIe siècle dans le domaine littéraire, concerne essentiellement la musique depuis le XVIIe siècle. Quant à création, le terme aurait été appliqué d’abord à Dieu, puis employé par assimilation de l’acte de création poétique à l’acte du démiurge. Créateur, emprunté au dérivé latin appliqué à Dieu en latin chrétien, a pris relativement tard le sens artistique d’« auteur d’une chose nouvelle » (1761) adjectivé dans génie créateur (1762).
35Notre habitude d’employer ces termes en ce sens nous a fait perdre de vue leur élaboration historique, mais il n’est pas inutile de questionner l’origine de cette métaphysique de la musique, qui conditionne encore largement nos façon de l’entendre.
Notes de bas de page
1 Jean-Paul SARTRE, Les Mots, Paris, Seuil (Points), p. 24.
2 Mme de STAËL, De l’Allemagne, 2e partie : « La littérature et les arts », chapitre 11 : « De la poésie classique et de la poésie romantique ».
3 Notamment chez WACKENRODER, Effusions sentimentales d’un moine ami des arts, 1797 ; et TIECK, Fantaisies sur l’art, 1799.
4 HOFFMANN, Écrits sur la musique, Paris, L’Âge d’homme, 1985, p. 41
5 Cf. introduction au livre de DAHLAUS, L’Idée de la musique absolue, par NATTIEZ, Genève, Contrechamps, 1997.
6 Ed. LOWINSKI, « Musical genius, evolution and origins of a concept », Musical Quartely, 1964. pp. 321-340.
7 Hoffmann au sujet de la V symphonie de Beethoven, 1810, op.cit., p. 38.
8 Ibid., p. 38.
9 Au sens propre « Dieu en nous », comme le rappelle Mme de Staël.
10 HOFFMANN, Commentaire d’une ouverture de Méhul, 1811, op.cit., p. 98.
11 BEETHOVEN, Lettres, Nohl, n° 200 : « Gedichtet, oder wie man sagt, componiert », cité dans le dictionnaire Grove, article « Composition ».
12 NOVALIS cité dans : B. FRANÇOIS-SAPPEY, Schumann, Paris, Fayard, p. 18.
13 HOFFMANN, « Commentaire de la Ve Symphonie », op. cit., p. 40.
14 NOVALIS, Disciples à Saïs.
15 Lettre à l’archiduc Rodolphe : « Il n’y a rien de plus haut que de s’approcher de la divinité plus que les autres hommes – et de répandre de là les rayons de la divinité au sein du genre humain », cité par E. BUCH, La IXe de Beethoven, Paris, Gallimard, 1999, p. 113.
16 HOFFMANN, « Musique sacrée ancienne et moderne », juillet 1814, op. cit.
17 L’artiste en général est considéré comme prêtre dans la doctrine saint-simonienne, et Paul Bénichou a montré les implications religieuses du statut nouveau des « mages romantiques ».
18 SCHLEGEL, cité par B. FRANÇOIS-SAPPEY, op. cit., p. 21.
19 BERLIOZ, article du 22 octobre 1830 sur la musique classique et la musique romantique, dans le « Le Correspondant », Critique musicale, Paris, Buchet-Chastel. 1996, tome 1, pp. 63-68.
20 WACKENRODER, cité dans Heritage of Music, Oxford U.P.
21 J. d’ORTIGUE, L’Université catholique, tome 1, 6e livraison, juillet 1835.
22 Mme de Staël, op. cit.
23 Nicolas PEROT, Discours sur la musique à l’époque de Chateaubriand. Paris, PUF, coll. « Écritures » : le discours sur la musique est révélateur du sentiment religieux.
24 HEINE, De l’Allemagne, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, coll. « L’Arbre double », 1979, p. 222-223.
25 Ibid., p. 85.
26 Ibid., p. 97.
27 Ibid., p. 207.
28 Ibid., p. 211.
Auteur
Université d’Artois
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