Deux préfaces
p. 137-142
Texte intégral
1Jean Héricourt. Requiem à Buchenwald, Préface d’Edmond Michelet, Paris, Apostolat des éditions, 1968, 2e éd., p. 3-7.
2Plus de vingt ans après le retour des camps, le président des Amis de Dachau rappelle ce que cette expérience limite a pu apporter à sa perception de l’homme, de la fraternité, de la patrie, du pardon… On remarquera que la fraternité transcende les choix confessionnels et que seuls les poètes peuvent avoir le dernier mot face à l’égoïsme et à la haine.
3Ce Jean Héricourt qui nous livre cet émouvant et salubre témoignage intitulé Requiem à Buchenwald, je l’ai bien connu à l’époque où, pareil à Saul sur le chemin de Damas, il respirait « menace et mort » contre les chrétiens. C’était dans les années et les mois qui précédaient la seconde Grande Guerre mondiale. Celle que les Américains, qui numérotent flegmatiquement les guerres comme nous faisions de nos dynasties, appellent Great War number 2.
4Dans cette paisible petite cité provinciale où nous avions tous deux, Héricourt et moi, fondé un foyer, nos activités civiques étaient aussi divergentes qu’il est possible de les concevoir. Cette opposition se manifestait souvent à l’issue des réunions publiques que nous organisions, chacun de notre côté, lui pour faire valoir le point de vue de la Libre Pensée et moi pour alerter nos compatriotes sur les dangers que courait la civilisation chrétienne.
5« Libre Pensée », « civilisation chrétienne », deux vocables qui risquent d’être mal interprétés par les jeunes contestataires d’aujourd’hui, mais qui pour les hommes de notre génération avaient une signification précise et carrément contradictoire. Je me souviens encore de ce militant anarchiste espagnol qu’Héricourt était courageusement venu patronner devant un auditoire plutôt réticent, au lendemain de la défaite du Frente popular… Tout ceci se passait dans des temps anciens disait le père Hugo. Les temps d’avant ce que l’auteur de ce Requiem n’a pas tort d’appeler celui de l’Apocalypse.
6Car il n’est que trop vrai que les survivants des camps de déportés ont le droit d’affirmer, sans prétention ni exagération, qu’ils ont connu le monde du Malin absolu au-dessus duquel les chrétiens entrevoyaient « le cortège des cent quarante mille purs ». Personnellement, je dois le confesser, je préfère les autres écrits de saint Jean à ces mystérieuses, déconcertantes et parfois énigmatiques pages sur lesquelles se ferme le Nouveau Testament. Mais s’il en faut retenir le sens caché dont nous entretient Héricourt dès les premières lignes de son récit, il me paraît clair que le symbole du Bien et du Mal, qui s’épanouit dans le dernier chapitre de l’Apocalypse, il fallait vraiment être aveugle pour ne pas le découvrir dans notre univers concentrationnaire.
7Que de souvenirs font lever en moi les pages de ce nouveau témoignage qui s’inscrit après cent autres, bien sûr, mais en y ajoutant la note d’une densité spirituelle qu’on rencontre très rarement dans les chroniques de tant d’expériences analogues ! S’il est vrai que pour beaucoup d’entre elles, la Providence reste toujours présente au milieu des plus sombres instants de détresse, dans fort peu de ces relations de voyageur de retour de l’Enfer, on sent palpiter avec autant d’intensité les vibrations d’une âme. Celle-ci est tout entière orientée vers ce Kyrie dont elle nous rappelle que le mot fut prononcé « par le premier homme à l’instant où il connut sa première grande souffrance ».
8En lisant ce Requiem à Buchenwald, les lecteurs qu’il faut espérer nombreux pour le bien qu’il leur procurera s’apercevront vite à quelles sources s’est nourri mon adversaire libre penseur d’avant-guerre devenu mon ami, mon frère dans la foi. C’est une source qui n’est accessible qu’à ceux qui, comme lui, ne craignent pas les ascensions vers le plus hauts sommets, ceux qu’on n’atteint pas sans s’être imposé une dure ascèse. Celle de la grande Thérèse d’Avila pour qui ce qui importe avant tout « c’est entrer en nous-mêmes pour y rester seul à seul avec Dieu ». Et c’est aussi l’inspiration de l’auteur de la Nuit Obscure qui imprègne en particulier tel et tel court chapitre des Leçons spirituelles qu’on lira plus loin.
9Paradoxalement, pour un chrétien de la trempe de Jean Héricourt, l’épreuve qu’il a subie a peut-être été ressentie avec plus d’intensité dramatique que pour un autre, moins mystique que lui, dirai-je en toute simplicité, en pensant à moi-même. Tant me paraît exacte la réflexion de saint Jean de la Croix : « Dieu perfectionne l’homme en se conformant à la mesure de l’homme ». Ceci dit, j’ajouterai ma confidence à la sienne ; moi aussi, je faisais mienne chaque matin l’admirable prière attribuée à Madame élizabeth. On se souvient des circonstances dramatiques qui l’ont fait connaître. Je ne sais dans quelle mesure les liturgistes modernes la trouvent conforme à l’aggiornamento. Dans son extrême simplicité elle me paraît pourtant tout dire…
10Quand je considère les conditions beaucoup plus dures que les miennes dans lesquelles mon camarade Héricourt a subi ses épreuves, je suis bien obligé de revenir sur la réflexion de saint Jean de la Croix. Elle rejoint après tout celle que faisait saint Paul dans cette épître aux Corinthiens où, après avoir énuméré les innombrables aventures qu’il avait endurées, et consigné qu’il en avait appelé au Seigneur dans sa détresse, il s’était entendu répondre : « Ma grâce te suffit ».
11Quel est celui d’entre nous, déportés chrétiens, qui n’ait soupiré comme saint Paul et n’ait entendu la même réponse ? C’est ce que démontre ce Requiem à Buchenwald avec des accents qui ne trompent pas et que reconnaîtront les rescapés de cet univers inhumain qui se souviennent de ce moment de leur vie qu’un de leurs compagnons de misère incroyant, David Rousset, a parfaitement su définir de son point de vue en parlant des « jours de notre mort ». Pour les chrétiens, ce furent au contraire des jours de vie profonde dont ils gardent à jamais le souvenir. Un souvenir – mais oui ! – parfois teinté de nostalgie. Cette nostalgie qui faisait dire à leur camarade Pierre Suire au moment où il allait quitter le camp, à l’heure de la libération, pour rejoindre la France : « Nous laissions à Dachau comme à Natzweiler le cadre où la grandeur avait été l’attribut de notre épreuve… maintenant nous ne pouvions plus que descendre ».
12À vrai dire, c’est pour nous éviter de descendre que Jean Héricourt a voulu rédiger ces pages que je m’efforce, mais bien mal, de préfacer comme elles le méritent pour répondre à son amitié. Mais ce n’est pas seulement une leçon de pure spiritualité qu’il nous donne. Je voudrais ajouter quelques réflexions à celles qu’il nous livre sur des sujets, plus « temporels » en apparence que « spirituels » – mais en apparence seulement.
13Le premier de ces sujets est celui qui concerne la patrie. La découverte que chacun de nous, déportés, a pu faire derrière nos miradors et nos barbelés, c’est assurément celle qui se rapporte à cette réalité charnelle qu’est l’appartenance à une communauté humaine dénommée patrie. Ne pas admettre cette évidence, c’est à mon sens tomber dans le rêve abstrait qu’Héricourt n’a pu s’empêcher de souligner. Combien de fois m’est-il arrivé là-bas de m’interroger tristement sur le bien-fondé du chant de Lamartine : « L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ; la fraternité n’en a pas ».
14Admirable magie des mots, surtout quand ils sont maniés par un poète, mais que la dure réalité quotidienne démontait si souvent ! La fraternité à Buchenwald comme à Dachau, à Mauthausen comme à Ravensbrück, elle commençait par se pratiquer entre compatriotes. Et il fallait au chrétien beaucoup de vigilance pour que cette préférence, cette prédilection, ne se transforme pas en inimitié, voire en haine collective contre tel ou tel autre groupe national, accusé à tort ou à raison (et plus souvent à tort qu’à raison) d’aggraver encore notre misère.
15Certes, avec le recul du temps la notion d’une patrie étendue à l’Europe peut se faire jour parmi les anciens déportés, mais qu’on y réfléchisse : ce n’est pas en ridiculisant ou en sous-estimant l’idée de patrie qu’on arrivera à susciter une patrie, une nation européenne. L’expérience des camps a permis de découvrir des traits communs aux patriotes qui, pour la plupart d’entre eux après tout, n’étaient là que pour avoir voulu défendre l’indépendance et la liberté de leur propre pays contre une hégémonie étrangère – païenne de surcroît. C’est en partant de cette communauté de destin et de souffrances qu’il sera possible un jour d’élargir les frontières sans perdre de vue qu’il existe aussi une vocation chrétienne des patries. Chacun a la sienne, celle de saint Henri comme celle de saint Louis. Il n’y a pas de peuple maudit, Héricourt a raison de le rappeler.
16Le pardon… S’il me fallait préciser la principale leçon que le lecteur tirera des pages qui suivent, c’est celle qui concerne le pardon qu’on doit à ses ennemis. Nous sommes ainsi faits, nous autres chrétiens qui récitons pourtant chaque jour le Pater que, dans notre protocole des vertus, nous plaçons la Justice avant la Charité. La Justice ! Mais quel est donc celui d’entre nous qui peut se dire juste ? Il n’en est qu’un, c’est Celui dont nous nous proclamons – souvent bien mensongèrement – les disciples, qui a le droit de se proclamer le juste.
17C’est ici qu’il convient de se reporter à cet étonnant texte du prophète Péguy qu’on peut lire dans son Mystère des saints Innocents et que je ne peux m’empêcher de retranscrire comme une sorte d’épigraphe au témoignage de mon camarade :
Notre Père qui êtes aux cieux, mon fils a très bien su s’y prendre pour lier les bras de ma justice et pour délier les bras de ma miséricorde (je ne parle pas de ma colère, qui n’a jamais été que ma justice, Et quelquefois ma charité).
Et à présent il faut que je les juge comme un père. Pour ce que ça peut juger, un père ! Un homme avait deux fils… On sait assez comment le père a jugé le fils qui était parti et qui est revenu. C’est encore le père qui pleurait le plus.
18À qui n’a pas longuement médité sur cette parabole de l’enfant prodigue, il est difficile de faire comprendre le pourquoi du pardon chrétien qui n’est pas, bien sûr, la négation de la justice, mais peut-être son achèvement : « ce qu’il y a de plus horrible au monde, c’est la justice séparée de la charité », écrivait François Mauriac dont on sait assez sa crainte que l’Allemagne éternelle reste entière, ce qui ne l’a pas empêché, au temps de l’épuration et des sentences de Nuremberg, de rappeler de quel esprit nous sommes.
19Je n’en finirais pas de commenter le beau livre d’Héricourt. C’est chacune des pages qui le composent qui mériterait un long développement. Il me faut conclure pour ne pas retarder davantage la légitime satisfaction spirituelle qu’éprouvera le lecteur à parcourir les étapes de ce qu’il n’est pas tellement présomptueux d’appeler un chemin de croix.
20Le romantique Lamartine voulait généreusement enterrer sur les bords du Rhin, dans sa Marseillaise de la paix, l’égoïsme et la haine. Voici un autre romantique français, inspiré tout autant que l’autre, que tous les autres, par ce génie allemand générateur, comme dit de Gaulle, de monstres et de trésors. C’est Alfred de Musset qui, dans la Nuit d’Octobre, me procurera le mot de ma conclusion : « À défaut du pardon, laisse venir l’oubli ».
21Parce qu’il est chrétien, c’est tout justement le contraire que proclame Héricourt par ce témoignage dont je veux redire qu’il ne fait pas double emploi – bien loin de là – avec tous ceux qui ont précédé en traitant le même sujet. Il n’a rien oublié et tout pardonné.
22La concision de cet ouvrage, sa simplicité, sa discrétion et, je crois avoir le droit de le souligner, son exactitude quant à la relation des faits, lui mériteront une place de choix dans la collection des œuvres consacrées à ce phénomène d’indiscutable régression de l’humanité qu’aura été la Déportation. Mais encore, ce qui vaut mieux sans doute aux yeux de l’auteur, ce récit aura le droit de figurer auprès de tant d’autres témoignages spirituels de notre temps parmi ceux auxquels on ne manquera pas de se référer pour s’assurer, suivant le mot de Péguy déjà cité, que « France et chrétienté continuent ».
23Ah ! Je sais bien tout ce que renferme d’ambiguïté ce terme de chrétienté aux yeux de tant de chrétiens d’aujourd’hui. Il n’importe. Héricourt et ceux qui le liront sauront bien faire la part des choses, comme on dit. Et la nostalgie d’une chrétienté idéale et peut-être mythique n’empêche pas le devoir d’Espérance. Nous devons y pourvoir. Ce livre nous y aidera. Et que vienne le jour où Sainte-Marie de Buchenwald n’inspirera plus de Requiem mais un radieux Magnificat !
24René-Francis Delissalde, L’Aube de minuit. Journal d’un prêtre, préface de † Edmond Michelet, Paris, Desclée, 1975, p. 5.
25Michelet ne connaissait pas l’abbé Delissalde, un Basque et surtout un Résistant devenu prêtre. Mais il savait sans aucun doute que cet abbé baroudeur à l’engagement généreux écrivait bien. L’abbé n’avait cessé pourtant de demander au ministre une décoration et celui-ci avait tenté de faire passer le dossier aux Ministres compétents dans les formes d’engagement de ce prêtre. En vain. Michelet, après Mai 68, prend nettement le parti des enfants de divorcés et des homosexuels, contre les « âmes habituées » et bien-pensantes.
26J’ai lu tout d’une traite ce manuscrit. Avec beaucoup d’émotion j’ai suivi votre itinéraire, qui vous conduit par pas mal de péripéties qui vous ont enrichi spirituellement. J’en connais plusieurs de ces prêtres ou religieux, qui toujours à la recherche du mieux, tels des pèlerins de l’Absolu, donnent parfois de la tablature à leurs supérieurs et ne sont pas compris de ceux que Péguy appelait férocement « les âmes habituées, les sédentaires de l’action et les négateurs du rêve ».
27Il nous faut pourtant essayer de comprendre ces éternels insatisfaits. À cet égard, le héros de L’Aube de minuit est attachant pour beaucoup de raisons. Comme tant de malheureux qu’il a rencontrés sur son chemin d’aumônier de délinquants ou de légionnaires, il est un enfant de divorcés. Cela explique bien des choses. On ne dira jamais assez les ravages moraux et les détresses de ces infortunés.
28Certaines évocations de ce Journal que vous tenez depuis votre jeunesse font penser à telle page de Roland Dorgelès ou de Pierre Benoit. Je ne parle pas du délicat problème du chapitre « cet étrange feu noir » que vous traitez avec tant de doigté et de charité et qui fait penser au Partage de Midi de Claudel. Je dirai tout net que votre œuvre est bonne, qu’elle est exemplaire parce qu’elle est le témoignage d’un prêtre qui, comme mon cher abbé Franz Stock, et comme tant d’autres, n’ont voulu être que prêtre, dans l’exigence et la sublimité du sacerdoce.
29Edmond Michelet
30Ancien Ministre. Président des Anciens de Dachau
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Edmond Michelet (1899-1970) et l’Église
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