Eugène Devéria, protestant romantique
p. 67-76
Texte intégral
1Eugène Devéria, récemment remis à l’honneur par une exposition rétrospective au musée de Pau1, n’en reste pas moins une figure sinon secondaire, du moins relativement négligée du romantisme français2. Des tableaux qu’il exécuta en quarante ans de carrière, seul est resté dans les mémoires l’un des tout premiers, La Naissance d’Henri IV (Paris, Musée du Louvre), qui le rendit célèbre du jour au lendemain. Si la suite de sa carrière déçut les espoirs que l’on avait pu mettre en lui, il est toutefois très représentatif d’une génération née autour de 1800, éclose sous la Restauration et assimilée très vite au romantisme naissant, trouvant ensuite sous Louis-Philippe son épanouissement grâce, en particulier, aux nombreux chantiers et commandes de la Monarchie de Juillet3. Son frère aîné Achille (1800-1857), était aussi un peintre et fut surtout un lithographe renommé (il dirigea, à la fin de sa vie, le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale)4. La maison familiale, où vivaient également leur mère et leur sœur, Laure, fut un des foyers du romantisme, où se rencontraient en particulier artistes et gens de lettres : Hugo fut alors l’un de leurs intimes. Après son premier succès, Eugène reçut plusieurs commandes importantes, en particulier un plafond pour les nouvelles salles du Musée du Louvre (Puget présentant à Louis XIV son « Milon de Crotone » dans les jardins de Versailles, 1832) et, pour la galerie historique du Palais-Royal voulue par Louis-Philippe, Le Coadjuteur, depuis Cardinal de Retz, accourant au Palais-Royal et Bal donné à Christian VII roi de Danemark (Salon de 1831, tous deux détruits lors de la Révolution de 1848). Le ministère de l’Intérieur lui demanda une Mort de Jeanne d’Arc (Salon de 1831, aujourd’hui à Angers, Musée des Beaux-Arts). Après avoir participé au concours de 1830 pour le décor de la salle des séances du Palais-Bourbon, il fut chargé du monumental Serment de Louis-Philippe devant la chambre des Députés pour la salle de 1830 au nouveau Musée de l’histoire de France à Versailles (1836, en place), musée pour lequel il fournit aussi d’autres tableaux, essentiellement des batailles5. Aucune de ces œuvres ne remporta, en réalité, le succès de La Naissance d’Henri IV, et tout en continuant à bénéficier du soutien des autorités, Devéria disparut peu à peu de la scène parisienne. Il aurait peut-être pu se relancer grâce aux peintures religieuses qu’il exécuta alors (cinq tableaux pour le chœur de Saint-Léonard de Fougères sur le thème de La Vie du Christ, 1835, en place avec un sixième tableau dû à Achille Devéria, deux tableaux, Sainte Geneviève guérissant et Apothéose de Sainte Geneviève pour Notre-Dame de Lorette, à Paris, 1835, encore en place, et surtout le décor mural de la chapelle de la Vierge à Notre-Dame des Doms, à Avignon, 1838-1840)6. C’est cette dernière entreprise qui allait provoquer un tournant radical dans la vie et l’œuvre du peintre. Alors qu’il rencontrait de grandes difficultés, dues à la disposition et au mauvais état des lieux qu’il avait à décorer, il fut en effet victime des crues du Rhône, manquant de périr avec sa famille dans l’évacuation de la maison qu’ils habitaient. Cela entraîna en 1841, pour des raisons de santé, son installation à Pau, où il se convertit, en 1843, au protestantisme, ce qui, d’un point de vue personnel, allait entraîner de nouveaux et profonds bouleversements dans sa vie, sinon dans sa carrière.
2Devéria, en effet, ne fit pas que changer de religion : ce fut pour lui l’occasion d’un véritable militantisme, et d’une rigueur affichée quant à son comportement quotidien. Il prit en effet la responsabilité et l’organisation du culte à Pau, alors même que sa famille proche, sa femme et surtout sa fille, revendiquèrent de leur côté un catholicisme de plus en plus intransigeant (sa fille parlant même de se faire religieuse). C’est probablement ce qui détermina l’artiste à prendre de la distance, et, en 1849, à tenter sa chance d’abord aux Pays-Bas, où il devait faire le portrait de la Reine, puis en Écosse, où il s’installa à Edimbourg. Son premier séjour dura de l’automne 1849 à juillet 1851. Jusqu’en 1853, Devéria se partagea ainsi entre la France et la Grande-Bretagne, résidant à Edimbourg de novembre 1851 à l’été 1852, puis en juin-août 1853, et de nouveau durant l’année 1853-1854, avant de revenir définitivement à Pau (mais en se déplaçant ensuite, en 1856-1857, à Avignon pour terminer les fresques de Notre-Dame des Doms). On peut trouver de multiples explications à ce tropisme écossais : raisons familiales, nous l’avons vu (d’autant que Devéria avait de la famille sur place), raisons religieuses, avec une implantation dans un pays correspondant à la nouvelle orientation du peintre, raisons commerciales également, avec le désir de trouver de nouvelles pratiques, de nouveaux débouchés7, et peut-être même des raisons politiques, avec la fin de la Deuxième République et l’avènement de l’Empire8. Tout ceci a pu se mêler, et rien ne permet de trancher définitivement, pas même la source essentielle que constitue le Journal que Devéria tint plus ou moins régulièrement à partir de mai 1848. Celui-ci, comportant sept volumes intégralement conservés à la Bibliothèque municipale de Pau9, nous renseigne en effet de près, au jour le jour, sur sa vie et ses sentiments jusqu’en 1854, date à laquelle il l’interrompit, de son propre aveu10. Le début en montre tout à la fois l’esprit et les limites :
Au nom du Père-Amen.
Dimanche 21 5 1848.
‘Enseigne nous à tellement compter nos jours, que nous puissions avoir un cœur sage’ (Psaume 90 de Moïse).
Le 23 avril de la présente année, lisant la vie de... je voyais qu’il avait avec fidélité, pendant un long temps de sa vie, écrit un journal où il couchait soigneusement tout ce qu’il faisait, et je me suis dit ce jour, puisque que j’ai eu hier 43 ans, et que le Seigneur commence à me compter une nouvelle année, je veux aussi écrire un journal qui m’obligera peut-être à faire un meilleur emploi de ces jours que Dieu me compte pour être employés à sa grâce, et qu’hélas je détourne si souvent de leur destination. Que sont devenues tant de bonnes pensées que j’ai eues, et qui ne sont jamais arrivées jusqu’à leur état d’exécution ? [...]. Je veux parler de mon métier de peintre, par lequel le Seigneur m’a donné mon pain quotidien pour moi et mes enfants, et de ces affections trop charnelles dans lesquelles je déploie un amour où le Seigneur a si peu de part. [...]. Puisse le Seigneur, toujours fort pour les faibles, me donner la persévérance dont j’aurai besoin pour surmonter ma lâcheté à certains moments ! Que son esprit soit sur moi pour m’apprendre à juger sans pitié chacune des actions si peu intéressantes aux yeux des hommes, mais si graves et si sérieuses devant Celui qui regarde au cœur.
Je supplie ceux aux mains desquels tomberont ces feuilles de papier et qui les trouveront sans intérêt (vu qu’il n’y a pas un fait digne de remarque dans ma vie toute plate) de me pardonner cependant, que c’est pour m’apprendre à mieux vivre pour Dieu à l’avenir que je regarde mon passé et que je pèse mon présent si tant est qu’il y en ait un11.
3 On ne peut s’empêcher, devant tant de rigorisme religieux, et il faut bien le dire intellectuellement relativement limité, de comparer avec le fameux Journal de Delacroix, commencé on le sait pendant la jeunesse de ce dernier (1822- 1824), ensuite interrompu et repris cette fois régulièrement pratiquement au même moment que celui de Devéria, un an auparavant exactement, en janvier 1847, dans de tout autres dispositions. Ainsi que l’écrit Delacroix après avoir fait le compte rendu exact de sa journée, qui commence par une visite à l’architecte Alphonse de Gisors avec lequel il discute d’une possible décoration du nouvel escalier du Palais du Luxembourg, jusqu’à une visite au Jardin des Plantes et au Cabinet d’histoire naturelle, où, en voyant les « éléphants, rhinocéros, hippopotames, animaux étranges ! », il a été « pénétré d’un sentiments de bonheur », son être s’élevant « au dessus des vulgarités ou des petites idées, des petites inquiétudes du moment », il conclut : « Les tigres, la panthères, les jaguars, les lions, etc. D’où vient le mouvement que la vue de tout cela a produit chez moi ? De ce que je suis sorti de mes idées de tous les jours qui sont mon monde, de ma rue qui est mon univers. Combien il est nécessaire de se secouer de temps en temps, de mettre la tête dehors, de chercher à lire dans la création, qui n’a rien de commun avec nos villes et avec les ouvrages des hommes ! Certes, cette vue rend meilleur et plus tranquille. En sortant de là, les arbres ont eu leur part d’admiration, et ils ont été dans le sentiment de plaisir que cette journée m’a donné. Je suis revenu par l’extrémité du jardin sur le quai. À pied une partie du chemin et l’autre dans les omnibus. J’écris au coin de mon feu, enchanté d’avoir été, avant de rentrer, acheter cet agenda que je commence sous un jour heureux. Puissé-je continuer souvent à me rendre compte de mes impressions ! J’y verrai souvent ce qu’on gagne à noter ses impressions et à les creuser, en se les rappelant »12. Vingt-cinq ans plus tôt, le même enthousiasme et la même disponibilité d’esprit l’habitaient : « Je mets à exécution le projet tant de fois formé d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul ; je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. Ce papier me reprochera mes variations. Je le commence dans d’heureuses dispositions »13.
4La suite du Journal de Devéria ne dément pas ses premières pages. L’homme s’y montre très religieux (la journée commence souvent par une citation de la Bible, ou une réflexion morale), non sans qu’apparaisse, à la longue, le sentiment d’un certain formalisme. Le travail se fait sous le regard du Seigneur, et la peinture devient ainsi un labeur, une tâche presque artisanale dans sa répétition. L’ambition est de « gagner son pain », non de manifester un tempérament artistique original ou de suivre l’inspiration du moment (un concept d’ailleurs étranger à Devéria si l’on s’en tient à ce qu’il a couché sur le papier). Nul doute qu’il ait trouvé, en Écosse, un milieu plus satisfaisant de ce point de vue que ce qu’il avait laissé derrière lui à Pau. Mais d’un autre côté sa carrière n’y prit pas un nouvel élan, ce qui explique qu’au final il revint en France, où d’ailleurs le gouvernement ne l’avait pas oublié, et ce malgré les changements de régime (Inauguration de la statue de Henri IV sur la place royale de Pau par S.A.R. Mgr le duc de Montpensier, commandé par Louis-Philippe pour Versailles en 1843, Salon de 1846, aujourd’hui encore à Versailles ; Réception de Christophe Colomb par Ferdinand et Isabelle, Salon de 1861, acheté par l’État et aujourd’hui au Musée Roger-Quilliot à Clermont-Ferrand). La religion protestante semble avoir été d’abord, pour l’artiste, une règle de vie, favorisant un retrait du monde qui avait déjà commencé avec l’installation à Avignon, puis à Pau, loin de la société parisienne et du milieu romantique dans lequel avait baigné sa jeunesse14. En témoigne notamment le récit qu’il écrit, dans son Journal, du séjour fait à Brodick Castle, dans les îles d’Arran, à l’automne 1849, chez le marquis de Douglas, le fils du duc de Hamilton, une des plus notables familles écossaises. Ses premières impressions sont celles d’un monde qu’il imaginait mais n’avait pas connu jusque-là, et pourtant il reste en retrait et ne s’abandonne pas : « En arrivant à 4 heures par la pluie, après une petite traversée bien paisible, je me suis trouvé dans un vestibule où seul jusqu’à ce que j’ai sonné, j’ai reconnu que j’étais chez un de ces princes anglais, plus riches que certains rois auxquels leurs sujets comptent les morceaux. Deux magnifiques fournaises chauffaient par le rez de chaussée tout l’escalier. Les meubles sculptés, armoiries, les vases, les plats dorés établis en dressoir, annonçaient cette abondance qui ne se concentre pas seulement dans des lieux impénétrables. Et puis les emblèmes de chasse prouvaient que l’on était chez un de ces chasseurs qui passent si facilement des rudes travaux de la chasse à courre par un climat rude et des chemins où se brisent la côte, à la vie élégante et recherchée d’un monde tout brillant de vie, d’or et de pierreries »15. Introduit auprès du marquis, puis, au salon, de la marquise, « belle jeune femme blonde », et de sa mère, la grande-duchesse douairière de Bade (née Stéphanie de Beauharnais), à qui il parle longuement, il est ensuite conduit à sa chambre. Vient la première soirée, où, après le dîner, il veut « mettre à profit toutes ces épaules nues si fatales », et se met à dessiner, « afin d’oublier l’impression qu’elles [lui] font »16, ses dessins obtenant immédiatement un beau succès. Il recommence à dessiner « épaules et bras » le lendemain, gagnant ses galons dans une société qui comprend notamment, outre le marquis, la marquise et sa mère, trois demoiselles allemandes suivantes de cette dernière et un monsieur supposé être « quelque chose comme un grand maréchal en retraite comme sa maîtresse », deux autres aristocrates britanniques de la meilleure société, Lord et Lady de Tabley17, un médecin allemand attaché à la maison, et un maître de musique italien. Après avoir parlé à Lady Douglas et Lady de Tabley de leurs « douleurs de cour », Devéria conclut : « je le répète il y a là peu de bonheur véritable et je suis bien aise d’écrire cela quand j’ai la possibilité de les voir de près »18. L’artiste pourtant trouve là des amateurs, et des débouchés pour sa peinture (en fait de nombreux dessins, à la plume ou à l’aquarelle, essentiellement des portraits ou des figures locales comme un joueur de cornemuse, ainsi que quelques paysages). De retour à Edimbourg, il continue les relations avec la famille Douglas, mais n’arrive pas à terminer de façon satisfaisante un portrait du marquis. Aussi annonce-t-il, dans une ultime visite à Hamilton Palace, résidence des Douglas dans la capitale écossaise (et dont il ne semble pas, une fois encore, avoir apprécié la richesse des collections), qu’il y renonce définitivement, ce qui dans les faits met un terme à leurs relations. « Le soir, je pris furtivement congé de la marquise et de la grande-duchesse, et je partis le mardi à 7h. 3/4 de ce triste et vaste palais de mort. Quand je me suis senti à l’air pour n’y plus rentrer, j’éprouvai une véritable satisfaction », d’autant qu’il est conscient d’avoir pu troubler une réunion qui avait pris une apparence de fête « par une physionomie maussade qui devait avoir l’air d’une critique continuelle ». Et de conclure : « Dieu me garde de remettre les pieds chez ces gens »19. Perpétuel insatisfait, Devéria n’a en réalité jamais pu véritablement concilier sa vie sociale avec ses nouvelles convictions religieuses, comme il l’écrit au même moment : « Il est étrange que de trois maisons de famille il n’en est pas une où je puisse trouver des plaisirs selon mon cœur. Jeune, je sortais de la maison paternelle pour aller chercher parmi des gens moins bien élevés des plaisirs selon mon goût. Père, c’est hors de chez moi que je trouve les réunions religieuses [...] où je trouve mon plaisir, puisque ma femme et ma fille ne s’y plaisent pas et que j’ai été obligé de renoncer au culte de famille. Exilé [à Edimbourg], je tombe chez Chaumont [un parent] qui avec le nom de chrétien se plaît si peu à ces choses qui en sont de mise [...] en sorte que c’est hors de sa maison qu’il me faut chercher un lieu pour la prière »20.
5Homme de convictions donc, au point qu’elles lui ont probablement en partie coûté une possible clientèle dans les cercles aristocratiques écossais et partant un nouvel élan dans sa carrière21 : la vie de Devéria s’articule étroitement, dans ses vingt dernières années, autour du protestantisme. Mais, et c’est là un fait notable, pas au point de changer son inspiration ni son style, comme si sa peinture ou ses dessins lui étaient en quelque sorte extérieurs. Sa conversion ne marque en effet, en aucune façon, une veine d’inspiration nouvelle ou une évolution stylistique notable. En témoignent, par exemple, ses envois au Salon, événement central de la vie artistique où les artistes présentaient, au Louvre, leurs dernières productions. Devéria, au début des années 1830, y expose des tableaux ou des aquarelles historiques, des portraits, des sujets littéraires (Scène du « Mariage de Figaro » au Salon de 1838), des scènes de genre (ainsi, au Salon de 1833, Le Lever de la mariée, Le Premier Enfant ou Le Billet doux) ou des tableaux pittoresques (Bretons en prière devant une croix au Salon de 1838). Il en va exactement de même après 1843. Il envoie par exemple Femme des Basses-Pyrénées avec son enfant au Salon de 1848, Halte de marchands espagnols dans une auberge à Pau en 1859, La Toilette en 1857, sans compter les tableaux historiques qui. tous les critiques et les historiens l’ont souligné, reprennent tous plus ou moins la formule de son grand succès, La Naissance de Henri IV : Mort de Jane Seymour (Salon de 1847), Les Quatre Henri dans la maison de Grillon (Salon de 1857), Le Cardinal Wolsey et Catherine d’Aragon (Scène de l ’« Henri VIII » de Shakespeare) (Salon de 1859), Réception de Christophe Colomb par Ferdinand et Isabelle (Salon de 1861)22. Et il n’abandonne pas non plus les tableaux religieux. Certes, il avait à achever la commande officielle des fresques de Notre-Dame des Doms, ou avait accepté, du ministère de l’Intérieur, celle d’une Résurrection du Christ (Salon de 1844) mais il en exécuta d’autres de sa propre initiative, par exemple un Christ portant sa croix en 1846, (Pau, Musée des Beaux-Arts), une Sainte Félicité en 185023, une Conversion de saint Paul (esquisse non datée, Pau, Musée des Beaux-Arts)… Il présentait, au Salon de 1859, une Mort du fils de la Sunnamite, sujet qu’il avait abordé dès son premier séjour écossais. Et lors de ce séjour, où peut enfin s’épanouir son tempérament religieux, que fait-il d’autre ? Là encore de nombreux portraits, des scènes de genre locales ou pyrénéennes, et une Scène des « Fourberies de Scapin » (Pau, Musée des Beaux-Arts), donc rien qui manifeste un quelconque changement. Quand il écrit « je ne suis plus presque rien, le péché a tué le talent, le Christ a presque effacé le peintre »24, on peut le lire comme un aveu d’échec, mais aussi de l’incapacité à unir peinture et religion dans un même mouvement, comme si les deux, nécessairement, devaient s’opposer.
6Une seule œuvre semble les concilier véritablement, Les Adieux de Calvin aux syndics de Genève (La Mort de Calvin), commencée justement en Écosse et terminé vers 1850 (Noyon, musée Jean Calvin). Habilement exécuté dans une gamme de tons très simple où s’opposent les noirs de l’habit des syndics, le blanc de l’habit de Calvin et des draps de son lit, rehaussés simplement par le rideau vert sur la droite et le rouge du tapis de table sur laquelle est posée la Bible, bien en évidence, au centre du premier plan, le tableau s’intègre sans peine, par son sujet, à la tradition iconographique bien établie des morts héroïques ou vertueuses jalonnant l’histoire de la peinture française du dix-neuvième siècle, de David à Delacroix et au delà25. Rappelant, par l’analogie des costumes, la peinture flamande ou hollandaise du dix-septième siècle, en particulier Van Dyck, comme La Naissance de Henri IV avait poussé la critique à évoquer Titien ou Véronèse par une spectaculaire mise en scène, la somptuosité du coloris et le chatoiement des étoffes, cette œuvre compte, sans conteste, parmi les réussites de l’artiste. Mais rien, en dehors du sujet, n’évoque véritablement le protestantisme. On est ici en plein éclectisme stylistique, Devéria renouvelant simplement, avec habileté, par le costume nécessaire à la vérité historique, mais aussi des références stylistiques alors de plus en plus à la mode, un thème sinon assez rebattu. On ne peut donc vraiment parler de protestantisme, La Mort de Calvin étant, de surcroît, restée sans vraie suite dans son œuvre.
7Réformé, Devéria ne semble donc pas l’avoir été dans sa peinture, et peut-être doit-on trouver là une des explications au manque de renouvellement, noté par la plupart des critiques à son endroit, son éclatant début n’ayant été suivi que d’une carrière somme toute relativement banale ressemblant à un long déclin. Alors que la religion prenait dans sa vie la première place, l’art passait au second plan, pratiqué sans passion et sans vrai investissement personnel : la lecture du Journal est de ce point de vue décourageante, les œuvres n’y apparaissant que de façon très brève, envisagées sous un aspect purement technique. Rien ne révèle, comme chez Delacroix, l’enthousiasme littéraire qui entraîne vers tel ou tel sujet, les circonstances de la vie qui en éveillent un autre. Dessins et toiles se succèdent sans qu’on sache vraiment pourquoi Devéria choisit de traiter ceci ou cela. En la matière, son inspiration s’est arrêtée au romantisme de sa jeunesse, un romantisme superficiel qui tient surtout au goût supposé du public et qui, en dehors du portrait, s’attache essentiellement au pittoresque, historique ou moderne26. Cela ne veut pas dire, pour autant, qu’une « peinture protestante » ne pouvait pas exister ou s’affirmer à cette époque. Plus que chez Devéria, il me semble qu’il faudrait la rechercher chez son contemporain Ary Scheffer (1795- 1858), également réformé, né aux Pays-Bas et dont l’essentiel de la carrière s’effectua à Paris27. Pratiquant une peinture elle aussi de sujet « moderne », mais dans un style plutôt digne et sévère, retenu et non sans une certaine réserve, Scheffer apparaît avoir su davantage que Devéria concilier les multiples facettes de sa personnalité, et fait passer d’une certaine manière dans sa peinture une partie de ses convictions religieuses. Encore faudrait-il aussi, pour être complet, prendre en compte le renouveau de la peinture religieuse en France dans la première moitié du dix-neuvième siècle, cette fois-ci du côté catholique28. En définitive c’est moins dans la religion de tel ou tel artiste, d’ailleurs plus ou moins affichée, que dans les références et les orientations stylistiques évidentes pour les contemporains, qu’il faudrait rechercher, si tant est qu’il ait jamais existé, un « art réformé ». L’appréciation par le public, l’analyse de la critique, le contexte social et politique jouent ici également leur rôle, comme le montre justement la réception de Rembrandt au dix-neuvième siècle29. Devéria ne se prête pas à de pareilles analyses. Mais c’est bien parce que, volontairement semble-t-il, en tout cas consciemment, il sépara art et religion30.
Notes de bas de page
1 Eugène Devéria, 1805-1865, Pau, Musée national du château (La Peinture et l’histoire) et Pau, Musée des Beaux-Arts (Variations sur les genres artistiques), 17 décembre 2005-19 mars 2006.
2 On pourra ainsi se reporter désormais au catalogue de l’exposition, Paul MIRONNEAU et Guillaume AMBROISE dir., Eugène Devéria 1805-1865, Pau/Paris, 2005, qui reprend et complète des références toujours valables, en particulier Jules GUIFFREY, « Achille et Eugène Devéria. Leurs vies et leurs œuvres d’après les documents nouveaux », L’Art, janvier-mars 1883, p. 61-67, 121-127, 141-144, 161-168, 181-185 ; ALONE [pseudonyme de Sophie PEYRE], Eugène Devéria d’après des documents originaux 1805-1865, Paris, 1887 ; Paul LAFOND, Eugène Devéria et son journal inédit, Paris, 1896, et Maximilien GAUTHIER, La vie et l’art romantiques. Achille et Eugène Devéria, Paris, 1925.
3 Je renvoie ici à Michael MARRINAN, Painting Politics for Louis-Philippe. Art and Ideology in Orleanist France, 1830-1848, New Haven et Londres, 1998. Cette politique de mécénat, très active, poursuivait celle inaugurée par la Restauration : voir Marie-Claude CHAUDONNERET, L’État et les artistes, de la Restauration à la Monarchie de Juillet, 1815-1833, Paris, 1999.
4 Sur Achile Devéria, voir le catalogue de l’exposition du musée de la Vie romantique (Musée Renan-Scheffer), Achille Devéria, témoin du romantisme parisien 1800- 1857, Paris, 1985 (cat. par Dominique MOREL), ainsi que Paul GUSMAN, « Achille Devéria, illustrateur et lithographe romantique 1800-1857) », Byblis, VI, (1927), p. 34- 40, et : Jacques LETHÈVE et Jean ADHÉMAR, Bibliothèque nationale. Département des Estampes. Inventaire du fonds français après 1800, t. VI (1953). La plus récente étude sur le milieu très littéraire dans lequel évoluaient les Devéria autour de 1830 est à trouver dans le catalogue de l’exposition de Pau, Eugène Devéria 1805-1865, op. cit., Paris, 2005, avec l’essai de Marie-Hélène GIRARD sur leurs relations avec les gens de lettres de leur temps, principalement Théophile Gautier et Victor Hugo, « Un de ces nobles noms rayonnant d’espérance... », p. 25-46.
5 Voir Paul VERCIER, « Les frères Devéria et Versailles », Versalia, 6 (2003), p. 108-123.
6 Le décor de Notre-Dame des Doms est celui qui a retenu le plus l’attention des historiens d’art : voir en particulier Adrien MARCEL, « Eugène Devéria et ses peintures de Notre-Dame des Doms à Avignon », Mémoires de l’Académie de Vaucluse, Avignon, 2° série, XI, 1911 ; et, Rodolph RAPETTI, « Eugène Devéria et le décor de la chapelle de la Vierge à la cathédrale d’Avignon », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1984 (1986), p. 207-227.
7 Mais dans les faits Devéria ne sut pas véritablement développer une clientèle locale, à la fois par son caractère, comme on va le voir un peu plus loin, et aussi par le manque de débouchés à Edimbourg même, car ce n’est qu’un peu plus tard que le marché de l’art écossais commença vraiment à croître : voir Stephen BANN, « Eugène Devéria et la Grande-Bretagne » dans Eugène Devéria 1805-1865, op. cit., Paris, 2005, p. 65-72.
8 On remarquera ainsi que le début de la rédaction du Journal manuscrit de l’artiste coïncide avec l’établissement de la République en 1848, et non avec sa conversion plusieurs aimées auparavant. Cette rédaction s’interrompt lorsque l’Empire est solidement rétabli. Mais le texte même, s’il montre certaines sympathies de l’artiste, ne permet pas non plus de conclure à un exil « politique ».
9 Sous la cote Ms. 29 à Ms. 35, recotés E 37b226. Le Ms. 248 est constitué d’une analyse du Journal par Léon SOULIER, bibliothécaire. Une édition est actuellement en projet.
10 Le titre manuscrit en est, en effet : Journal commencé le 24 mai 1848 et interrompu en Janvier 1854 par moi Eug. Devéria peintre, né le 22 avril 1855 à Paris (et poésies du même).
11 Ms. 29, p. 3-5.
12 Eugène DELACROIX, Journal 1822-1863, introductions et notes par André JOUBIN (édition revue par Régis LABOURDETTE), préface de Hubert DAMISCH, Paris, 1980, p. 117-118.
13 Ibid., p. 19, mardi 3 septembre 1822 (Delacroix est alors en vacances chez son frère, au Louroux, près de Tours).
14 S’éloignant ainsi encore plus de son frère Achille qui, au contraire, continua sa carrière à Paris.
15 Ms. 32, mardi 9 novembre 1849, p. 64-65.
16 Ibid., p. 68.
17 Dont Devéria ne semble pas avoir su qu’ils étaient aussi possesseurs d’une collection réputée.
18 Ms. 32, p. 72-73.
19 Ibid., 4 janvier 1850, p. 332-333.
20 Ibid., 30-31 décembre 1849, p. 331.
21 Je me permets, sur ce point, de renvoyer à mon essai dans le catalogue de l’exposition Eugène Devéria 1805-1865, op. cit., Paris, 2005 : « Eugène Devéria, une figure d’artiste au temps du romantisme », p. 47-63 et plus particulièrement p. 57-58.
22 La Mort de Jane Seymour est au Musée de Valence ; Le Cardinal Wolsey et Catherine d’Aragon au musée du Havre ; Christophe Colomb à celui de Clermont-Ferrand. Les Quatre Henri est connu par un pastel préparatoire de 1848-1854 conservé au Musée Calvet à Avignon (voir le catalogue de l’exposition Eugène Devéria 1805-1865, op. cit., Paris, 2005, passim).
23 Mentionnée en avril 1850 dans son Journal, à la date du 11, Ms. 33, p. 25.
24 Le 9 avril 1850, Ibid., p. 23.
25 Dans une bibliographie considérable, on retiendra surtout la synthèse proposée par le catalogue de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon en 1988, Triomphe et mort du héros. La peinture d’histoire en Europe de Rubens à Manet.
26 Sur Devéria portraitiste, voir Guillaume AMBROISE, « Eugène Devéria, un portraitiste méconnu », dans Eugène Devéria 1805-1865, op. cit., Paris, 2005, p. 89-95. Sur son inspiration historique, Paul MIRONNEAU, « L’histoire au goût romantique », ibid., p. 109-131 et Marie-Claude CHAUDONNERET, « De la peinture d’histoire à l’illustration, le ‘genre historique’ », ibid., p. 103-108. ainsi que Claude MENGES-MIRONNEAU, « La veine dramatique chez Eugène Devéria », ibid., p. 97-102.
27 Sur Ary SCHEFFER, voir la thèse dactylographiée de Léo EWALS, Ary Scheffer, sa vie et son œuvre, Nimègue, 1987, ainsi que les deux catalogue d’exposition Ary Scheffer 1795-1858. Dessins, aquarelles, esquisse à l’huile, Paris, Institut néerlandais, 16 octobre-30 novembre 1980, et Ary Scheffer 1795-1858, Paris, Musée de la vie romantique, 10 avril-28 juillet 1996 (catalogue par Léo EWALS).
28 Voir Bruno FOUCART, Le Renouveau de la peinture religieuse en France, 1800- 1860, Paris, 1987.
29 Voir, sur cette réception de Rembrandt en France au dix-neuvième siècle, Alison McQUEEN, The Rise of the Cuit of Rembrandt. Reinventing an Old Master in Nineteenth-Century France, Amsterdam, 2003 ; elle y aborde en particulier la figure de Rembrandt comme artiste de la Réforme.
30 On pourra utilement faire la comparaison avec un autre « protestant romantique », le sculpteur Henry de Triqueti. Voir le catalogue Henry de Triqueti 1803-1874. Le sculpteur des princes, Orléans, Musée des Beaux-Arts et Montargis, Musée Girodet, Paris, Hazan, 2007, et plus particulièrement, Isabelle SAINT-MARTIN, « L’inspiration chrétienne d’Henry de Triqueti », p. 61-85.
Auteur
Université de Paris IV-Sorbonne
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