Les vanités une peinture protestante au XVIIe siècle ?
p. 57-65
Texte intégral
1On a l’habitude d’appeler « Vanité » toute peinture où, à partir de la présence d’un crâne ou bien d’autres symboles, le peintre cherche à faire réfléchir sur la brièveté de la vie et donc, dans une perspective chrétienne, à la vanité des choses d’ici-bas et à l’espoir du Salut, Vanitas vanitatum et omnia vanitas, comme on le répète en latin en traduisant l’Ecclésiaste (ch. I, verset 2). Le peintre représente donc de belles choses et les plaisirs de la vie et, par la présence d’un crâne, il en rappelle la caducité pour inciter l’âme au renoncement. Ces Vanités ont représenté un genre de peinture, natures mortes à vocation morale, très répandue dans les Provinces-Unies, c’est-à-dire dans un milieu calviniste, pendant la première moitié du XVIIe siècle. Ensuite, elles ont évolué, se sont transformées. Pourquoi ce développement ?
2Les Provinces-Unies, au début du XVIIe siècle n’ont que 750 000 habitants. Elles deviennent alors la première nation maritime du monde, grâce au commerce triangulaire, mais aussi grâce à la contrebande, au transit et à leurs comptoirs à travers le monde. L’afflux de capitaux stimule l’industrie, notamment textile, draps de Leyde et velours d’Utrecht qui se vendent dans le monde entier. La Banque d’Amsterdam est fondée en 1609. C’est le grand organisme de change et de prêt commercial. De plus, ce pays est aussi riche intellectuellement, grâce notamment aux idées nouvelles qu’apportent dans ce pays de liberté les réfugiés, tels Descartes, Spinoza et bien sûr la masse des réfugiés huguenots, wallons et français. On estime ces réfugiés à 75 000 pour le XVIIe siècle, soit le dixième de la population. Les savants, les juristes, les philosophes, y trouvent la tolérance. Le rayonnement des universités dépasse les frontières de ce petit pays.
3On ne rencontre pas dans l’école de peinture hollandaise les grands courants européens de l’époque, baroque et classique. Les peintres, en effet, peignent en fonction des commandes de leurs clients. En France, Espagne, Italie, les clients sont les princes, l’Église (les séculiers et les couvents), la noblesse. Aux Pays-Bas, les commandes sont passées aux artistes par une bourgeoisie républicaine qui veut décorer les édifices publics ou ses maisons particulières. Les portraits sont individuels ou collectifs (cf. les officiers, les régents et régentes d’hospices). Les paysages, les intérieurs de maison, doivent être familiers. Mais les goûts de cette bourgeoisie ne s’arrêtent pas à cette réalité concrète : ses convictions religieuses, calvinistes, doivent aussi avoir leur place dans les maisons. Convictions qui s’expriment moins par la scène religieuse dont Rembrandt sera le plus grand représentant, que par la nature morte à vocation morale et décorative qu’est la Vanité. On peut aussi remarquer que l’apogée de cette peinture est contemporain de la Guerre de Trente Ans qui causa tant de souffrances en Europe.
4La Vanité catholique est différente de la Vanité protestante. Dans les pays latins, le message de la vanité des choses de ce monde s’appuie sur la figure d’un saint. Le saint est le médiateur. Les exemples sont tellement nombreux et connus qu’on ne trouvera pas ici de reproduction. Ils s’inscrivent dans le grand mouvement de la contre-Réforme. Les saints les plus souvent représentés en méditation devant un crâne sont saint Jérôme dans le Désert, reconnaissable à sa robe rouge et à son grand chapeau de cardinal, saint François, dans sa robe de bure, et bien sûr Marie-Madeleine, belle pécheresse repentie. Selon les peintres (et les pays), l’accent est mis sur le repentir et la sobriété, ou sur la pécheresse déshabillée, dans un grand appareil baroque.
5Rien de tel chez les protestants – ou chez les Jansénistes, comme Philippe de Champaigne – chez qui la Vanité est d’abord une nature morte à valeur morale, un genre pictural qui laisse la place au silence et à la méditation, souvent un memento mori. Dans certains pays, on emploie d’ailleurs l’expression de « vie silencieuse » (en ancien français « vie coye ») pour « nature morte ». C’est une composition où l’artiste a mêlé de façon fort savante un grand nombre d’objets symboliques, des objets de la vie courante, fleurs, fruits, crustacés, pain, vin, etc... ou des objets plus recherchés comme des pièces d’orfèvrerie ou des éléments venant de ces cabinets de curiosité dont raffolaient les collectionneurs hollandais. Tous les éléments de ces compositions sont présentés sur une large table ou sur une étagère, dans la ligne de ce que l’on appelle les « tables servies ». Généralement, le regard porte une vue plongeante sur la composition.
6Trois thèmes traduisent le message spirituel, moral, religieux, de ces peintures, mais ils sont souvent mêlés. Le premier évoque la vanité des biens terrestres et du pouvoir. On peut citer Vanité avec couronne royale de Vincent Laurensz Van de Vinne. La composition d’objets en diagonale descendante est dominée par un crâne avec la devise Pense à la fin. L’effigie de Charles Ier d’Angleterre, exécuté en 1649, explique la présence de la couronne royale renversée. La Vanité de Simon Renard de Saint-André veut montrer l’inutilité des plaisirs de ce monde : dans une perspective oblique, deux flûtes rappellent la musique, la bouteille le bon vin, la poésie les plaisirs de l’esprit. Un beau tissu bleu sert à animer la scène. Mais le crâne, au centre, remet tout à sa vraie place.
7Le deuxième thème rappelle le caractère transitoire de la vie humaine. La vie est fragile comme un verre de cristal (qui est souvent représenté brisé) ou comme une bulle de savon. La Vanité de Hendrick Andriessen nous montre une niche dans laquelle le crâne est l’objet principal, à la hauteur du regard, avec d’autres attributs de la fragilité de l’existence comme la lampe à huile, la rose prête à perdre ses pétales, la bulle au centre. On retrouve les mêmes éléments disposés différemment dans un tableau (1650) de Pieter Van Steenwijck qui appartint à l’École de Leyde dont nous aurons à reparler. La bougie éteinte rappelle la fin de toute chose, le couteau en porte-à-faux que les positions ne sont pas immuables, l’almanach, la fuite du temps... Et puis les livres. Les livres ouverts peuvent signifier la vanité du savoir (cf Ecclésiaste, XII, v. 14). Le livre fermé, intact, peut être la Bible, l’espérance d’une sagesse à découvrir. Ainsi chez Jan Davidsz de Heem, qui lui aussi aurait fait un séjour à Leyde. Sa Vanité de 1628 (reproduction) est un tableau monochrome qui insiste sur la vanité du savoir. Son amas de livres est couronné par un crâne. La lumière vient d’en haut pour baigner ces livres. Rappelant les souffrances que connaît cette année-là la ville de Leyde, Alain Tapié écrit : « Ses tableaux, le plus souvent monochromes, traduisent les préoccupations du milieu intellectuel de la célèbre université de cette ville : le savoir et la connaissance des choses de la nature sont impuissants devant les conflits meurtriers et destructeurs et les épidémies ». Même impression monochrome chez Pieter Claesz (vers 1630), avec des livres, une lampe à huile, un verre renversé, une montre, et derrière un crâne et un os. L’étude des livres paraît dénuée de sens quand on considère l’éternité. Dans un autre tableau de 1629, il représente l’ordre quotidien des choses renversé par un vent de vanité : sur une table présentoir, la coupe est renversée, la bougie s’éteint, les coquillages sont vidés de toute vie comme des squelettes. La montre, la coupe et les autres pièces d’orfèvrerie traduisent l’intérêt que porte la bourgeoisie marchande aux beaux objets. La lumière est rasante, les tonalités sont monochromes.
8La présence du crâne est à la fois symbole de la mort et aussi de la vie éternelle, de la résurrection. Et on rejoint là le troisième thème, la valeur religieuse de ces peintures puisque le lieu de la crucifixion, le Golgotha, évoque le crâne, non seulement par son nom, mais aussi parce qu’il est représenté au pied de la croix. Dans les tableaux qui montrent une crucifixion, le crâne au pied de la croix de Jésus est réputé pour être celui d’Adam, symbole de tous les hommes que Jésus est venu sauver. Le crâne est le symbole à la fois de la mort et de la résurrection, tout comme les épis de blé sur certaines toiles. Dans une œuvre très forte de Nicolaes Van Veerendael, ce sont deux crânes qui sont peints, côte à côte (reproduction). Ici, aucune représentation des plaisirs terrestres, mais vanité de la vie même, et peut-être de l’amour humain, s’il faut voir dans ce tableau les restes d’un vieux couple que la mort réunit. Le crâne de gauche qui s’appuie sur un fémur est ceint d’herbe et de paille. Est-ce une allusion aux versets 24 et 25 du chapitre I de la première épître de Pierre : « Car toute chair est comme l’herbe, et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe. L’herbe sèche, et la fleur tombe, mais la parole du Seigneur demeure éternellement... » ? Le crâne de droite renversé est recouvert de fleurs dont il faut lire le langage symbolique : la rose rappelle l’amour, la jacinthe et le narcisse la mort, le pavot le sommeil éternel. Pour accentuer encore cet aspect « Vanité », des tulipes effeuillées, un coquillage et surtout une bulle de savon insistent sur le caractère éphémère de la vie.
9Les représentations humaines sont rarissimes dans les Vanités hollandaises. Le Peintre et son élève de Constantin Verhout (reproduction) montre combien il est difficile de séparer allégorie et scène de genre. Dans ce petit tableau intimiste, on voit le peintre absorbé par un dessin d’anatomie. Son élève le regarde fasciné : enseignement par l’image ou interrogation sur la finalité de la connaissance ? Et ce peintre sourit. Ce sourire exprime la tranquillité de son âme. Il dessine de la main droite, mais la gauche s’appuie sur LE livre – celui qui contient la vérité. Ce tableau n’est pas une scène de genre : le crâne et le Livre lui donnent sa dimension spirituelle.
10Il est toute une série de Vanités qui ont des points communs et qui annoncent ce que sera l’évolution des natures mortes dans la seconde moitié du XVIIe siècle, quand le souci de rappeler la caducité des choses s’estompera. Ce sont celles qui représentent des tables plus ou moins servies. Pas de profusion d’aliments telle que le montraient les anciennes natures mortes flamandes, mais une composition raffinée, avec une austérité toute protestante, dans des tons monochromes, mais avec une lumière qui joue sur les pièces d’orfèvrerie. Pas de crâne, mais suffisamment d’objets symboliques pour que le message soit présent. Ainsi plusieurs tableaux de Pieter Claesz de Haarlem : des natures mortes avec du pain et du vin, un citron entamé comme la vie, un verre à demi plein, une coupe renversée qui annonce la mort. Un autre représentant de ce genre de peinture, de Haarlem et nommé Claesz également, mais que l’on appelle Heda pour le distinguer, est Willem Claesz Heda. Plusieurs de ses œuvres présentent les mêmes caractères : une composition rigoureuse autour d’un axe et la présence d’étoffes et de belles pièces d’orfèvrerie qui renvoient la lumière. Celles-ci indiquent que l’on a affaire à un foyer qui apprécie la beauté et le luxe. Être un privilégié, n’est-ce pas dû aussi à la grâce de Dieu qui bénit ce foyer, même s’il connaît leur fugacité et le devoir d’y renoncer pour accéder au salut ? Ainsi cette table servie (reproduction) annonçait le bienêtre lorsque tout s’est arrêté : la nourriture est restée entamée (la tourte aux framboises et le pain). Le vin dans la coupe n’a pas été entièrement bu, le riche nautile a été renversé, le plat au premier plan est en porte-à-faux, prêt à basculer. La vie s’est arrêtée, bien entamée, comme le citron, et la montre rappelle le temps qui passe.
11Un autre type de peinture chargée de valeurs symboliques va perdre aussi son caractère de peinture allégorique : le bouquet de fleurs. Dans plusieurs, on trouve à côté de pivoines, de roses, de lis, la présence massive de tulipes. C’est une manière de rappeler la folie qui s’est emparée de certains Hollandais, dans la première moitié du XVIIe siècle, la tulipomania. Ils y ont consacré des fortunes, comme d’autres à l’achat de coquillages que l’on voit aussi fréquemment représentés. Même une Bourse aux tulipes a été créée mais a fait faillite. Vanité ! Cette impression de fugacité de la vie à partir de tableaux de fleurs, est le sens des tableaux d’Abraham Mignon, un protestant français qui a travaillé à Utrecht et est mort en Allemagne. Fugacité de la vie qui s’exprime par les feuilles qui se fanent, par les papillons et la libellule éphémères, par les noix grignotées par la souris. Une explication symbolique veut que la coquille de noix soit comme le bois de la croix, et la noix le corps du Christ. Finalement, dans la nature, tout est éphémère et les fruits pourriront comme les humains…
12Pour terminer, c’est le tableau de David Bailly, un Wallon établi à Leyde, qu’il faut voir comme la plus riche synthèse. L’université de Leydc est réputée par ses théologiens et ses philologues. C’est à Leydc qu’au XVIe siècle ont été élaborés des livres d’emblèmes (c’est-à-dire d’allégories) qui vont nourrir l’inspiration religieuse et plastique des peintres. David Bailly est considéré comme le maître de la Vanité monochrome de Leyde, ayant influencé tous les artistes que nous avons cités. Il était aussi un grand portraitiste. Ce tableau (reproduction) est une synthèse de toutes les allégories, de tous les thèmes trouvés dans les Vanités. Il s’intitule « Vanité aux portraits », avec deux autoportraits, le représentant jeune debout fier, regardant le spectateur, et âgé dans le médaillon. Or, quand il peint ce grand tableau, il est déjà âgé, il mourra six ans plus tard. Il inverse donc les états du temps. Les autres portraits sont : Le Joueur de luth de Frans Hals et Le Vieil Homme de H. Steenwyck, son neveu. Avec les deux statues, il exprime la vanité des beaux-arts. Le médaillon de la jeune fille est plutôt à rattacher à la vanité des plaisirs de l’amour. Les autres plaisirs vains sont la musique, les bijoux et la richesse, le tabac et le vin, les livres... Et la vanité de tous ces plaisirs s’exprime bien sûr par le crâne, mais aussi par la bougie qui vient d’être soufflée et qui fume encore, par les roses qui se fanent, par le verre renversé, le sablier, les bulles de savon, et au cas où on n’aurait pas compris : Vanitas Vanitatum, avec la signature et la date. Ce tableau de 1651 est une des dernières Vanités, une sorte de manifeste au moment où le genre va s’altérer dans la peinture protestante. Chez les catholiques, la représentation de saints médiateurs méditant sur des crânes va se poursuivre. Chez les protestants, la peinture de genre, la nature morte, perd son contenu symbolique et religieux pour laisser place à la virtuosité artistique avec le trompe-l’œil ou à la seule fonction décorative. Le décoratif l’emporte sur le message. Le plaire l’emporte sur la méditation. La riche bourgeoisie hollandaise exprime un besoin de prestige qui se marque dans son genre de vie comme dans les peintures qu’elle commande. Désormais, le plus souvent, les natures mortes vont être un témoignage d’une culture du luxe et non plus une méditation sur la fragilité de l’existence humaine.
Bibliographie
Bibliographie
Le livre essentiel est le catalogue de l’Exposition : Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, qui s’est tenue au Musée des Beaux-Arts de Caen (27 juillet- 15 octobre 1990), puis à Paris.
Catalogue sous la direction d’Alain Tapié, avec la collaboration de Jean-Marie Dautel et Philippe Rouillard.
Voir aussi : Norbert Schneider : Les Natures mortes, Taschen, 1994, 215 p.
Annexe
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Auteur
Université de Paris IV-Sorbonne
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