À l’inauguration du monument Camille Blaisot. 1954
p. 123-127
Texte intégral
1En relatant la mort héroïque du député et ancien ministre de la Santé et des Sports Camille Blaisot au camp de Dachau, Michelet en profite pour appeler à une « géographie cordiale de l’Europe » plutôt qu’à la haine contre les bourreaux. Il esquisse le rôle spirituel du politique tel qu’il l’entend. Outre le patrimoine monumental, on notera l’utilisation de Péguy, mais aussi de Malherbe : la poésie est ce qui permettait de tenir dans l’univers concentrationnaire.
2Voici donc, fidèlement reproduit dans le bronze, le beau, le fier, le noble visage de notre camarade Camille Blaisot. Ma première parole sera pour dire la gratitude des anciens de Dachau à tous ceux auxquels on doit cet émouvant témoignage du souvenir.
3Camille Blaisot ! Je revois encore, comme si c’était hier, l’arrivée dans notre camp lugubre de ce premier transport de Compiègne, ces deux milliers de Français parmi lesquels vingt-deux Normands de Bayeux, Caen, Lisieux, Pont-l’Evêque. Au milieu d’eux émergeait, dans tous les sens du mot, la figure inoubliable de votre député, habitant de cette vieille cité aux pierres chargées d’histoire, de gloire et de deuils.
4Disons les choses comme elles sont : les parlementaires n’avaient pas spécialement bonne presse dans le milieu déconcertant et bariolé qui vit débarquer Blaisot à la fin du printemps 1944, il y a eu dix ans juste ces jours derniers, puisque c’est le 20 juin de cette année-là que j’eus l’honneur de faire sa connaissance.
5Quel milieu étrange que celui d’un camp de concentration allemand ! Une erreur trop souvent répandue pourrait en donner une image déformée. En réalité – et cela à mes yeux valait mieux ainsi – l’univers concentrationnaire réalisait assez exactement, en ce qui nous concerne du moins, nous autres Français, comme en un minutieux microcosme, le visage douloureux, déchiré, écartelé de notre malheureux pays pendant ces noires saisons de deuil et d’humiliation.
6Parmi nos compagnons de misère, on rencontrait certes de farouches résistants à ciel ouvert, comme Blaisot, et aussi des combattants de la lutte clandestine, agents des réseaux secrets de la France libre, membres des mouvements de résistance, mais ils ne constituaient pas, tant s’en fallait, la plus grande part de ceux que les nazis avaient parqués là, comme des bêtes de bétail dans le vestibule de je ne sais quel monstrueux abattoir.
7Il y avait aussi les otages, les notables, ceux qu’on avait ramassés au petit bonheur (si j’ose dire) au cours d’une rafle à la suite de représailles. Parmi ceux-là, beaucoup n’hésitaient pas à se réclamer du vieux Maréchal, qui symbolisait à leurs yeux, plus encore qu’une morne résignation à l’inévitable, une force d’inertie devant les exigences de l’occupant. Il y avait aussi, parmi nous, en dehors du lot compact des droits communs et des mauvais garçons (pas toujours si mauvais que ça dans le fond), ceux avec lesquels la Gestapo avait un compte spécial à régler : équivoques agents doubles, que nous appelions les « moutons ».
8Il y avait enfin tous ceux qui avaient cru, un moment, aux promesses de la Propagandastaffel, soit ici, soit dans les camps de prisonniers. Ils s’étaient mis au service de l’industrie de guerre allemande et, dans bien des cas, s’étaient vite rendu compte de leur erreur ou de leur faute : ce qui avait eu pour résultat de les conduire où ils se trouvaient, en ces jours qui suivaient ceux du débarquement.
9Au milieu de cette Cour des miracles, l’arrivée d’un député, je le répète, provoquait plutôt des sarcasmes désobligeants, voire même une hostilité à peine déguisée. Je parle ici de choses dont j’ai été le témoin. Et je n’évoque que pour mémoire les abominables vexations, les injures, les humiliations dont étaient victimes au block 19, de préférence aux autres, et de la part d’un féroce chef de block oriental, les notables de notre pays et Camille Blaisot en particulier, lui dont une blessure ancienne rendait malhabile la démarche et lentes les allées et venues.
10Et c’est ici que commence l’exemplaire histoire : par sa tenue, sa dignité, sa bonne humeur, son cran indomptable, Blaisot s’imposa aussitôt à ses compatriotes. L’univers concentrationnaire était dur aux adultes, impitoyable aux vieillards, qui souvent se laissaient glisser sur la pente de la désespérance, de l’abandon et du découragement. À soixante-trois ans, notre nouveau camarade fit front avec la vaillance juvénile du lieutenant de chasseurs qu’il était toujours resté.
11Images de Camille Blaisot : le voici au Revier pour la visite rituelle des « Tzougangues » comme nous disions dans notre langage emprunté à celui de nos gardes-chiourmes. Il est déjà très amaigri et surtout traîne douloureusement sa hanche blessée qui ne peut plus s’appuyer sur la canne qu’on lui a arrachée des mains, la veille. Je revois son visage aux traits accentués, j’entends sa parole au ton grave nous annoncer, avec une assurance imperturbable, l’écrasement de ceux, qui pour l’instant, nous tiennent si cruellement à leur merci.
12Dans les jours qui suivirent, nous eûmes la chance de pouvoir lui procurer – lui « organiser », pour continuer à parler dans le langage d’alors – un bâton de secours. Il en eut une gratitude dont je ne puis me souvenir sans émotion. Peu à peu, la vie, si l’on peut dire, s’organisait. L’âge de Blaisot l’avait dispensé des kommandos extérieurs où il n’aurait pas gagné son brotzeit. Il fut vite dirigé sur le block redoutable des vieillards, des infirmes, misérable capharnaüm où l’on crevait, plus encore qu’ailleurs, de faim et de misère physiologique.
13C’est là qu’allaient lui rendre visite ses compatriotes pour atténuer un peu la rigueur de ce block 30 qu’il avait choisi délibérément pour ne pas risquer de travailler, si peu que ce fût, pour l’ennemi. Je m’en voudrais de ne pas rappeler ici, au passage, devant les survivants, l’admirable exemple de dévouement que manifesta alors celui que nous appelions là-bas « le boulanger de Caen ». Avec une sollicitude touchante il organisait tout ce qu’il pouvait pour son député : fonds de gamelle de soupe supplémentaire, vieille harde qui réchaufferait un peu mieux ses membres transis.
14Je me souviens qu’un jour il vint réclamer pour Blaisot un chandail au block de la désinfection où travaillaient un certain nombre de camarades français. Je me souviens surtout, et avec précision, de la manière dont fut accueilli ce précieux lainage par celui auquel il était destiné et dont ce monument reproduit les traits de grand seigneur : il faisait froid ce jour-là, Blaisot conversait de sa voix profonde et grave avec un autre élu français, notre camarade Peupion, maire de Montigny-les-Metz. Tous deux grelottaient dans la cour intérieure de ce block 30 d’où l’on apercevait les fumées du four crématoire contigu. Oui, je revois la scène : Blaisot refusa le vêtement. « Donnez-le plutôt à Peupion, dit-il, il en a plus besoin que moi. Je n’ai que soixante-trois ans : il en a soixante et onze ».
15Quand l’épidémie de typhus s’abattit sur le camp, le block des vieillards eut à subir, un soir, la séance dite de désinfection. Je rappelle ces choses non pas pour entretenir la haine mais pour garder vivant le souvenir. Ces vieux corps épuisés, déjà squelettiques, eurent à se dépouiller des guenilles qu’ils traînaient. Dans une nudité qui rappelait celle d’une dernière station du chemin de croix, ils séjournèrent une nuit tout entière dans cette sinistre salle des douches où se déroulaient aussi naguère les séances de pendaison et l’administration des célèbres « vingt-cinq coups ».
16Quand vint le petit matin glacial, après un jet d’eau bouillante, on renvoya dans leur block, à cinq cents mètres de là, ces corps dénudés, tremblants de fièvre et de misère. Beaucoup, on s’en doute, ne résistèrent pas à cette performance.
17Si grande pourtant était la volonté de résistance de Blaisot qu’il attendit six semaines pour venir, exténué, demander asile à ce qu’on appelait l’infirmerie. Je ne décrirai pas les derniers moments du matricule 74.305 ; j’en ai pourtant été le témoin, mais j’aurais trop peur de faire souffrir inutilement ses intimes, ses proches qui sont là, tous ceux qui ne peuvent savoir ce que représentait cette fin sordide, sans panache et sans gloire, sur une paillasse pouilleuse dans une salle empuantie de camp de concentration.
18Qu’ils sachent néanmoins, tous ceux qui le pleurent, tous ceux qui gardent pieusement sa mémoire que, fidèle jusqu’à la dernière heure à l’idéal de sa vie, Blaisot réclama les secours d’un prêtre – déporté comme lui – qui n’eut pas de peine, j’imagine, à murmurer à son oreille attentive que l’ombre de la mort n’avait pas encore tout à fait assourdie, la parole des Béatitudes : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la Justice ».
19Et c’est la leçon de cette vie exemplaire, de cette mort héroïque que je voudrais maintenant brièvement tirer pour achever de rendre à notre camarade Blaisot l’hommage qui lui est dû par ses anciens compagnons de misère.
20Ils connaissent bien mal les déportés ceux qui se les représentent comme assoiffés de vengeance et ne rêvant que de carnages « épurateurs ».
21Les épaules des déportés ont supporté hier un fardeau trop lourd de misères pour être capables de porter aujourd’hui le poids plus lourd encore de haines inutiles et de vains ressentiments. Si l’expérience concentrationnaire nous a montré jusqu’à quels inimaginables bas-fonds pouvait conduire le mépris de l’homme, elle nous a surtout enseigné le prix inestimable de ces valeurs spirituelles auxquelles Blaisot avait consacré sa vie d’homme politique français.
22Une géographie cordiale de l’Europe… Nous l’avons connue aussi – et les premiers. L’idée qu’un Blaisot se faisait de la France, en Europe et dans le monde, c’est elle que nous devons avoir constamment à la pensée, nous qui avons à transmettre le message de ceux qui ne sont plus, c’est elle qui doit animer notre action quel que soit le chantier où elle s’exerce.
23Cette idée, je ne saurais mieux l’exprimer qu’en empruntant une fois de plus à un autre camarade de combat de Blaisot, à ce Charles Peguy, soldat de l’autre guerre comme lui, cette formule que je voudrais voir adopter comme un mot d’ordre par les Français d’aujourd’hui, inquiets et parfois découragés : « Il est hors de doute que la France a deux vocations à remplir dans le monde et que si elle semble parfois fatiguée au spirituel, et même au temporel, eh bien ! c’est qu’elle a à faire face à deux tâches, c’est qu’elle a à assumer deux vocations, sa vocation de chrétienté et sa vocation de liberté ».
24Vocation de chrétienté : où pourrait-on mieux l’évoquer que dans cette ville de Caen, aux dures pierres de calcaire fin et régulier à l’image de l’âme de Blaisot, qui servirent à construire en Europe de si nobles édifices consacrés au culte d’un Dieu fraternel et humain ? Canterbury en Angleterre, Cologne sur les bords du Rhin et, ici, ces joyaux qui nous enserrent comme de silencieux, graves et bienveillants témoins des siècles de foi : l’Abbaye aux Hommes, Saint-Pierre, Saint-Nicolas, Saint-Jean, Saint-Sauveur, vieux noms, toujours jeunes symboles.
25Vocation de liberté, enfin : le parti qui s’honorait de compter Blaisot dans ses rangs, s’il appartenait à cette famille spirituelle (comme on dit aujourd’hui) qui, mettant en avant les bienfaits de la tradition, ne négligeait pas pour autant, que je sache, le progrès qu’avait apporté au monde cette notion, nouvelle quand elle fut proclamée, de « liberté ».
26C’est après tout – avant tout, devrais-je dire – pour la défense de cette liberté qu’en fin de compte est mort à Dachau Camille Blaisot.
27Dans ce square reconstruit sur des ruines, les petits enfants qui bientôt y viendront jouer n’auront sans doute qu’un regard distrait pour l’effigie que voilà. C’est dans l’ordre des choses. Mais il faut espérer que, devenus un peu plus grands, ceux qui auront la responsabilité d’en faire des hommes, n’oublieront pas de leur enseigner que c’est grâce au sacrifice d’anciens comme celui-ci qu’ils peuvent continuer à parler en français, à propager, à vivre la civilisation française. Et si, ce que je souhaite, il se trouve parmi eux quelque poète pour continuer la grande tradition, il murmurera avec tendresse en l’appliquant à Camille Blaisot, ces vers de notre Malherbe qu’il nous récitait jadis sur la Freiheitstrasse :
Tout ce que la grandeur a de vains équipages,
D’habillements de pourpre et de suite de pages,
Quand le terme est échu, n’allonge point nos jours ;
Il faut aller tout nu où le destin commande
Et de toutes douleurs, la douleur la plus grande
C’est qu’il faut laisser nos amours.
28Blaisot a laissé les siennes. Continuons, Mesdames et Messieurs, mes chers camarades, à les aimer, à les servir ! C’est ainsi, comme eût dit encore Peguy, que « France et Chrétienté continueront ».
2918 juillet 1954
Brive, CEM, 3 EM 156 (D166/4)
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