Chapitre 27. L’inquiétante étrangeté dans les nouvelles de Friedrich Georg Jünger
p. 321-332
Note de l’éditeur
Première parution dans Les carnets Ernst Jünger. n° 3 – 1998.
Texte intégral
1Le point de départ de ces réflexions est constitué par la reconnaissance d’une relation d’intertextualité entre quelques-unes des premières nouvelles de F.G. Jünger – appartenant aux trois premiers recueils, Nuit dalmatienne (Dalmatinische Nacht, 1950), Les Paons (Die Pfauen und andere Erzählungen, 1952), Le Lièvre blanc (Der weisse Hase, 1955)1 – et le champ de la littérature dite « fantastique ». Une relation qui n’est pas hasardeuse si l’on considère la familiarité de F.G. Jünger avec l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann, concrétisée dans l’essai qu’il lui consacre dès 19342. Le propos n’est évidemment pas d’annexer les nouvelles de F.G. Jünger au territoire de la littérature fantastique (les textes considérés sont à la fois trop minoritaires et trop hétérodoxes pour autoriser cette taxinomie simpliste), mais de tenter de saisir l’originalité d’une écriture nouvellestique à travers sa référenciation ponctuelle (à la fois emprunt et distanciation) à un genre constitué.
1.
2L’enjeu de l’intertextualité fantastique, pour F.G. Jünger, ne peut à notre sens véritablement se mesurer qu’en faisant retour à un texte premier, la nouvelle intitulée Laura, publiée séparément dès 19393, qui non seulement inaugure chronologiquement l’ensemble de l’œuvre du nouvelliste, mais prend également valeur exemplaire par rapport à celle-ci, sur le plan narratologique. Le récit (homodiégétique) s’ouvre sur une confession du narrateur qui décrit le sentiment d’inquiétante étrangeté (unheimlich) lié pour lui, depuis l’enfance, à certains lieux :
Les moulins à vent, les moulins à eau, les carrières et les briqueteries faisaient sur moi, lorsque j’étais enfant, une curieuse impression. Un sentiment d’inquiétante étrangeté me saisissait à leur approche, un effroi que je n’arrivais pas à dominer. Ils m’apparaissaient comme quelque chose de radicalement étranger, d’absolument inconnu. Je préférais faire un détour pour les éviter. Mais en même temps, ils occupaient mon imagination et exerçaient sur moi une mystérieuse attirance. Cette sensation d’inquiétante étrangeté s’était développée et ancrée en moi sans que personne n’y fût pour rien et je mis longtemps à pouvoir m’en défaire. Je ne m’en libérai d’ailleurs jamais tout à fait. Quelque chose vint me la rappeler. (7)
3Ici commence le récit proprement dit, avec la relation d’une aventure arrivée au héros-narrateur à l’âge de dix-huit ans. Cet incipit ne peut manquer d’évoquer le célèbre essai de S. Freud sur Das Unheimliche. En vérité, il en inverse exactement la démarche. La démonstration freudienne, comme on sait, fait du sentiment d’inquiétante étrangeté une sorte de « névrose en miniature », explicable comme résurgence, en une circonstance donnée, de complexes – désirs et angoisses – refoulés, liés à la vie psychique infantile. Le texte de F.G. Jünger, au contraire, part du sentiment d’inquiétante étrangeté comme d’une donnée première, irréductible, ancrée dans l’enfance, liée à la singularité de la personne et que des circonstances viennent, le cas échéant, réveiller plus tard. Autrement dit : le récit ainsi introduit n’a pas vocation d’« expliquer », de diluer, de rabattre l’étrangeté de la sensation première. Il en renforce au contraire l’authenticité tout en lui gardant son mystère, son épaisseur. Il se présente comme une sorte d’approfondissement narratologique, de métaphore fictionnelle d’une sensation vraie. Toute l’interprétation tient à la reconstruction du tertium comparationis, de la relation analogique sur laquelle est fondée cette métaphore.
4Quel rapport entre l’aventure vécue à dix-huit ans par le héros-narrateur et son sentiment originel d’inquiétante étrangeté lié à certains lieux ? Voici l’histoire d’une rencontre avec une jeune fille italienne de seize ans, prénommée Laura, dont le père travaille comme ouvrier dans la briqueterie du village. « Une silhouette brune, svelte et souple qui lui semble aussi gracieuse et délicate qu’un chevreuil », une sorte de Mignon dont il comprend immédiatement le langage, ceci parce que « sa mère, qui avait vécu longtemps en Italie, aimait à converser en italien ». Ils se donnent rendez-vous, un soir d’automne, à la briqueterie, entre les hangars de séchage – un endroit désolé, traversé de courants d’air, qui exposent les deux amoureux plus qu’il ne les protège. Il lui construit alors, avec son manteau, une sorte d’abri de fortune sous lequel ils se réfugient, écoutant serrés l’un contre l’autre le vent mugir autour d’eux. Ils sont bientôt surpris par un rival jaloux qui se lance à la poursuite de Laura. Celle-ci, familière des lieux, parvient finalement à échapper à ce denier dans le labyrinthe des bâtiments. Mais « peut-être Laura est-elle allée trop loin », car le narrateur, lorsqu’elle revient à ses côtés après sa course dans la nuit, entend trop distinctement à travers l’obscurité, une longue et étrange plainte poussée par le rival. Ils se séparent sans un mot et ne se reverront plus.
5L’aventure réunit effectivement un certain nombre d’éléments qui, par contiguïté, connotent l’espace où elle se déroule comme étrangement inquiétant : la briqueterie est un lieu à la fois clos et exposé, lieu d’intimité et d’extériorité, de désir et de mort, de l’impossible recroquevillement, où le repli dans le cocon originel est brouillé par la course cruelle dans le labyrinthe. Le texte de F.G. Jünger, notons-le, ne vient pas contredire, sur le fond, l’analyse freudienne du sentiment d’inquiétante étrangeté. Il en reprend même le principe directeur selon lequel l’unheimlich n’est pas autre chose que l’envers de l’intimité, de la familiarité du foyer (heimlich). Mais le texte de F.G. Jünger se refuse à réduire ce sentiment à autre chose qu’à lui-même. L’aventure vécue à dix-huit ans par le héros-narrateur vient confirmer, illustrer, fonder – en un mot : répéter – le sentiment premier qu’il nourrissait depuis l’enfance à l’égard des mêmes lieux. Autrement dit : la réalité (l’histoire) vient s’inscrire dans le sentiment originel. C’est là très exactement le propre de la vision mythique, résumée par F.G. Jünger dans la formule selon laquelle « la plupart de nos désirs ne sont que des répétitions et des habitudes » (29). On peut relever ici, bien évidemment, l’écho de sa lecture attentive de Nietzsche, en particulier de son interprétation de l’Étemel retour4. Tant par le thème que par la manière de le traiter, Laura recueille une fonction programmatique, en regard de nombre des premières nouvelles de F.G. Jünger. Nous voulons nous arrêter plus particulièrement à celles qui, dans la mise en scène du sentiment d’inquiétante étrangeté, empruntent (détournent ?) manifestement certains codes ou lieux communs de la littérature fantastique.
2.
6Felizitasjoue sur le thème de la femme à la fenêtre de la maison inhabitée, illustré, dans la tradition fantastique, depuis E.T.A. Hoffmann (La Maison déserte – Das öde Haus) jusqu’à H.H. Ewers (L’Araignée – Die Spinne).
7Le héros-narrateur relate un souvenir, au temps de son séjour à Leipzig. La chambre où il habite seul, occupé à préparer ses examens, donne sur un parc ; dans la maison d’en face, qui lui paraît inhabitée depuis longtemps, une lumière brille au premier étage ; à la fenêtre est assise une jeune fille en train de se limer les ongles avec une petite lime d’argent. Il est d’abord charmé par ce visage très pâle, encadré de cheveux bruns. Mais à mesure qu’il le regarde, il se sent gagné par une sourde inquiétude : « Il y avait quelque chose dans ce visage qui m’angoissait, sans que je puisse dire pourquoi »– sorte d’immobilité marmoréenne, qui contraste avec la merveilleuse agilité des doigts occupés à un jeu presque « cruel ». Elle remarque l’étranger qui l’observe, l’invite à venir la rejoindre. Bien qu’il pressente un danger, il obéit sans hésiter, traverse la rue, monte au premier étage, s’enfonce dans un couloir sombre et trouve une porte avec une plaque indiquant le nom « Felizitas ». Il pénètre dans l’appartement plongé dans le noir, pousse la porte d’une chambre qui paraît vide depuis longtemps ; la fenêtre est ouverte : il s’en approche et aperçoit son propre double, à la maison d’en face, assoupi dans le fauteuil et qui lève vers lui « des yeux vides, fixes, absents et tristes » – « une vision insupportable, si effroyable que je me réveillai ».
8La situation, la description des personnages et leur relation ne sont pas sans analogie avec la nouvelle de H.H. Ewers. Le héros de L’Araignée5, Richard Bracquemont, est aussi un étudiant qui se cloître dans sa chambre pour travailler et se laisse « distraire » par l’apparition féminine à la fenêtre d’en face. Celle-ci, qu’il baptise Clarimonde, s’adonne à une activité proche de celle de Felizitas, puisqu’« elle reste là, à filer avec une quenouille ancienne – un petit bijou précieux, de couleur blanche, probablement en ivoire, duquel elle dévide des fils incroyablement ténus » ; dans les deux nouvelles s’installe entre les protagonistes d’abord un dialogue, puis un rapport de soumission au terme duquel le héros obéit à la volonté de la femme fatale. Le texte de F.G. Jünger se sépare clairement de celui de H.H. Ewers dans la conclusion de l’histoire. Tandis que Clarimonde conduit Bracquemont au suicide en le forçant finalement, par suggestion mimétique, à se pendre à la crémone de la fenêtre, le héros-narrateur de Felizitas, même s’il a conscience, en obéissant à la volonté étrangère, de se lancer « dans une aventure dangereuse », ne rencontre finalement que lui-même, sous le visage de la mort. Il se révèle ici une figure beaucoup plus hoffmannienne – le face-à-face avec le double, l’automate aux yeux fixes constituant, comme on sait, une scène-clef à la fois de La Maison déserte et Le Marchand de sable6.
9En vérité, l’intertextualité fantastique fournit ici à F.G. Jünger « l’habillage » d’un sentiment originel d’inquiétante étrangeté, proche de celui évoqué dans Laura. Il n’est pas indifférent que la fenêtre de la maison inhabitée soit située de l’autre côté d’un parc. Le narrateur aperçoit en effet la fenêtre fatale à travers les branchages d’un grand érable, par une trouée juste à l’endroit où niche un couple de verdiers, dont il observe le manège durant des heures. L’image de la jeune femme à la lime d’argent qui scintille comme une lame se découvre, littéralement, au fond du nid. Sans s’arrêter à l’exercice d’application de psychanalyse freudienne (la peur de la castration associée à la crainte pour les yeux), on retiendra la même duplicité des signes que dans Laura : le nid troué, le nid coupant incarne la même inquiétante étrangeté que le refuge ouvert et labyrinthique de la briqueterie.
10Major Dobsa est un récit de guerre sur le thème de la vision spectrale prémonitoire, comme il s’en est d’ailleurs publié bon nombre au moment de la Grande Guerre – voir les anthologies La Guerre des spectres (Der Gespensterkrieg) ou encore La Victoire de la mort (Der Sieg des Todes)7.
11L’histoire de F.G. Jünger se passe quant à elle au début de la Seconde Guerre, au cours de la campagne de Russie. Un officier de cavalerie de l’ancienne armée hongroise qui, après un long séjour en Amérique, est revenu prendre du service dans une division de blindés, Stefan von Jenczy, est chargé d’une dangereuse mission de reconnaissance. Il doit traverser une gigantesque forêt – « aussi grande que le territoire de Hongrie », note-t-il – où l’on suppose que se cachent des partisans. Il emmène dans sa mission un de ses amis, le commandant Dobsa. Sur le chemin, tandis que le véhicule traverse l’épaisse forêt sombre, tous deux conversent à l’arrière du véhicule. Dobsa confie à Jenczy son impression étrange d’être déjà mort, comme si la voiture était « un vaisseau fantôme »« une sorte de Hollandais volant », conduite par un spectre. Jenczy, troublé, se sent effectivement saisi de torpeur, incapable d’avancer la main de quelques centimètres pour vérifier que le chauffeur est bien vivant. Ils rentrent finalement sains et saufs, se donnent des raisons pour ne plus penser à leur aventure – Dobsa a dormi durant tout le voyage et Jenczy a par conséquent rêvé. Mais une semaine plus tard, Dobsa trouvera la mort en mission de reconnaissance, exactement dans les mêmes conditions.
12C’est évidemment la description de la forêt qui prend en charge, ici, l’impression d’inquiétante étrangeté, comme lieu natal (elle est liée explicitement à l’image de la Hongrie) à la fois lieu protecteur et funeste. Ambiguïté relevée textuellement, dans le dialogue entre Dobsa et Jenczy :
– Je n’aime pas la forêt, dit Dobsa qui avait grandi dans une plaine sans arbre. Trop d’ombre, trop de ténèbres, d’obscurité [...].
– Qu’as-tu contre cette forêt ? Elle est belle, il y fait frais. Elle ne cache pas seulement les partisans, elle nous cache nous aussi. (137)
13La singularité de Major Dobsa est de dater l’expérience de l’inquiétante étrangeté. Celle-ci est prêtée, précisément, à l’ancien combattant de la Première Guerre qui prétend, en 1939, répéter l’Histoire.
14Le Chien (Der Hund) recueille le thème de la métamorphose animale, en écho, entre autres, à La Métamorphose (Die Verwandlung) de F. Kafka.
15Dans l’appartement qu’il partage avec sa sœur Ina, Winslo croit voir, en rentrant un soir dans sa chambre, « un gros chien couché en travers de la porte de la pièce voisine ». Mais il se ressaisit immédiatement et réalise que ce qu’il prend pour un chien n’est rien d’autre que le dosseret du sofa recouvert d’une indienne, vu sous un certain éclairage. Néanmoins, il ne parvient pas à se défaire de l’impression première qui, peu à peu, devient pour lui une obsession. Il décide, pour tenter de se libérer de celle-ci, d’acheter un « vrai » chien. Il choisit une bête énorme, un dogue tigré à l’exacte ressemblance de sa vision. Le frère et la sœur doivent s’habituer à la présence de ce « monstre » dans le petit appartement, « qui change complètement leur vie ». Winslo va promener quotidiennement l’animal dans la campagne environnante. Jusqu’à un jour d’hiver où il se fait agresser par deux maraudeurs et où le chien lui sauve la vie, avant de disparaître mystérieusement. « Comme s’il était rentré dans le sofa », conclut Winslo.
16L’image du chien concentre l’inquiétante étrangeté de la nouvelle. À la fois animal domestique et bête féroce, il protège en même temps qu’il expose au danger (Winslo convient à la fin que, même s’il lui doit la vie, « il ne serait cependant jamais allé se promener dans ce chemin creux s’il n’avait pas acheté ce chien »). L’animal s’inscrit à l’évidence dans la relation ambiguë entre le frère et la sœur. Etant donné la configuration de l’appartement – nous apprenons que la sœur « tient le ménage » de son frère –, c’est devant la porte ouverte de la chambre d’Ina que se produit la première apparition. L’animal barre littéralement l’entrée en même temps qu’il figure un désir obsédant que Winslo n’a de cesse de vouloir convertir en réalité. La première fois qu’il ramène le vrai chien à la maison, il parle d’ailleurs de « notre chien » et c’est Ina qui qualifie celui-ci de « monstre ». Qu’à la fin, il rentre dans le sofa – une pièce de mobilier, notons-le, qui, même si elle connote une certaine intimité, n’appartient pas à la chambre – pourrait signifier le refoulement (fragile) du fantasme de l’inceste.
17Dans l’horizon du bestiaire fantastique, Le Lièvre blanc (Der weisse Hase) glisse vers une histoire de revenant.
18L’histoire se passe en 1814. L’arrière-grand-père du narrateur, par une glaciale nuit d’hiver, tandis qu’il guette à sa fenêtre les lièvres qui s’approchent jusque dans les jardins pour trouver quelques restes de nourriture, voit soudain apparaître un lièvre blanc et, aussitôt derrière lui, un voisin parti depuis deux années combattre en Russie – un certain Konrad Mewes –, dont plus personne au village, depuis longtemps, n’a reçu de nouvelles. Le lendemain, il se rend chez ce voisin, demande à lui parler. L’épouse le regarde « avec un air étonné, incrédule ». Elle jure n’avoir plus revu son mari depuis son départ pour la guerre. Le vieil homme, qui a par ailleurs remarqué une certaine familiarité entre la femme et son valet de ferme, « commence à douter de sa raison ». D’autant qu’il apprend bientôt par un courrier que le sous-officier de dragon Konrad Mewes a été porté disparu depuis la bataille de Smolensk, en août 1812... Il persiste néanmoins à croire à ce qu’il a vu de ses propres yeux et décide d’en tirer toutes les conséquences. Il se présente à la gendarmerie, dépose une plainte pour meurtre. On perquisitionne la ferme voisine et l’on retrouve effectivement, dissimulé sous le tas de fumier, le cadavre de Konrad Mewes, le crâne fendu par la hache du valet de ferme. Longtemps après, l’arrière-grand-père du narrateur verra réapparaître une nuit dans son jardin, pour une unique et dernière fois, l’étrange animal. « Mais il avait perdu toute envie de tirer le lièvre... ».
19L’histoire du revenant se trouve ainsi encadrée par les deux apparitions du lièvre blanc, animal à la fois ordinaire (« il n’était pas plus maigre que les autres et ressemblait à un robuste bouquin, de taille adulte, capable de résister à un hiver rigoureux... » 249) et légendaire (le narrateur insiste sur le fait qu’à la différence d’un lièvre des neiges, race bien spécifique dont les sujets portent encore quelques traces brunes à la pointe des oreilles, celui-ci est entièrement « immaculé »). Il se charge d’inquiétante étrangeté surtout dans les conditions dans lesquelles il apparaît à l’arrière-grand-père. Celui-ci pratique en effet ce qu’il appelle lui-même « la chasse en chambre » qui lui offre le sentiment particulier d’éprouver en même temps l’immensité de la nuit glacée et la chaude intimité d’un intérieur douillet (symbolisée par les bouvreuils qu’il élève avec passion et qui, à cette heure, « dorment paisiblement dans leur cage, sous une couverture »). L’apparition du lièvre blanc est en outre directement liée à celle du revenant (il y a, littéralement, substitution de l’une par l’autre – Konrad Mewes fait s’enfuir l’animal en approchant de la fenêtre). Il représente, comme lui, celui qui vient (ou revient) d’ailleurs et qui, en même temps, est (ou voudrait être) ici chez soi.
20Petit accident (Ein kleiner Unfall) se présente comme une variation sur le thème de la toute-puissance des pensées (évoqué, comme on sait, par S. Freud dans Das Unheimliché).
21Une gouvernante nommée Félicité (voir la nouvelle du même nom !) entre dans une boucherie. Le soleil inonde la boutique, fait miroiter les carreaux de faïence, les instruments rangés avec soin. Elle a l’impression de plonger dans un bain de lumière. Mais le sentiment de « profond bien-être » fait bientôt place à une véritable terreur à la vue des crochets de boucherie : « Elle n’aurait su dire pourquoi ces crochets la troublaient, mais il émanait d’eux quelque chose de menaçant, de terrifiant et en même temps de très doux. Ils semblaient sortir du mur comme des doigts... » (268). Derrière son comptoir se dresse la silhouette robuste et imposante du boucher, avec ses cheveux blonds frisés sur les tempes, dont « les boucles, curieusement, rappellent à Félicité les crochets fixés sur le mur ». Elle sent peser sur elle son regard trop insistant et familier, mais elle se convainc qu’elle est capable de l’affronter, « rien qu’avec le petit doigt ». Et elle replie celui-ci pour former « comme le chas d’une aiguille à travers lequel on aurait pu passer un fil », désigne un morceau de viande sur l’étal, afin qu’on le lui coupe. Le boucherpousse un cri de douleur : « la dernière phalange du petit doigt avait été sectionnée si proprement, si nettement par le hachoir que c’est à peine si une petite goutte de sang perlait du doigt mutilé ».
22La dimension sexuelle du symbole ambivalent de l’inquiétante étrangeté – à la fois crochet et chas d’aiguille – est ici (trop ?) manifeste et la clef de son interprétation livrée dès le début, lorsqu’il est dit de Félicité, au moment où elle pénètre dans la boucherie, « qu’elle ne put s’empêcher de penser à son père, qui était mort depuis longtemps ».
23La superposition des quelques nouvelles que nous avons retenues révèlent une remarquable cohérence des images de l’inquiétante étrangeté conquises par Friedrich Georg Jünger dans l’intertextualité fantastique. Dans la logique de l’image de la briqueterie labyrinthique ouverte à tous les vents (Laura), les représentations de la jeune fille à la lime au fond du nid (Felizitas), de la forêt natale comme berceau et sépulcre (Major Dobsd), du chien-molosse (Le Chien), de la chambre transformée en hutte de chasse (Le Lièvre blanc), du crochet de boucherie comme boucle de cheveux et chas d’aiguille (Petit accident) disent toutes la même angoisse du refuge impossible, de l’inversion ou de la confusion des symboles de l’intimité en ou avec des figures de mort et de violence8 – un sentiment qui semble absolument dominant dans toute l’œuvre de Friedrich Georg Jünger et que l’on peut (aussi) relier à l’expérience historique décisive de l’Heimatlosigkeit du soldat du front.
3.
24La littérature fantastique offre ainsi à F.G. Jünger un registre de lieux communs dans lequel il puise pour mettre en scène un sentiment obsédant d’inquiétante étrangeté. Il ne s’agit là que d’emprunt, car tous ces récits n’ont cure, manifestement, des règles narratologiques du genre. Le récit fantastique, au moins sous sa forme traditionnelle – c’est-à-dire dans la version hoffmannienne des Contes Nocturnes, qui s’impose comme modèle depuis le Romantisme – repose fondamentalement sur une stratégie de problématisation des événements narrés. Ce qui est raconté appartient-il à la réalité ou relève-t-il de l’imaginaire ? Avons-nous à faire à un délire interprétatif ou au dévoilement de la réalité « démoniaque » du monde ? C’est dans ce questionnement que culmine le récit. Or le texte de F.G. Jünger, d’une manière générale, élude cette interrogation. Et quand exceptionnellement il s’y arrête dans ses marges, c’est pour la traiter sous l’angle du paradoxe, comme dans Le Lièvre blanc. De son arrière-grand-père, le narrateur nous dit bien qu’à un moment, après sa visite infructueuse dans la ferme voisine – « il se mit à douter de sa raison » :
Voilà une bien étrange histoire, se dit mon arrière-grand-père. Tout commença à tourner dans sa tête et il se mit à douter de sa raison. Le lièvre blanc se transforma en obsession [...]. Était-il devenu un rêveur lunatique qui voyait se promener partout des lièvres blancs et des fantômes ? (254)
25Dans un récit fantastique à la Hoffmann, cette interrogation serait au cœur du récit et engagerait toute une réflexion sur l’articulation entre la réalité et le surnaturel. Elle n’est ici évoquée que pour être aussitôt dépassée dans une formule qui rappelle le célèbre mot de Mme Du Deffand (« Croyez-vous aux fantômes ? – Non, mais j’en ai peur ! »9) :
[...] ce n’est pas que mon arrière-grand-père croyait ou ne croyait pas aux fantômes. Il voulait tout simplement ne rien avoir à faire avec eux. (257)
26Peu importe, en définitive, le statut de l’événement (réalité ou onirisme). Il y a dissociation entre la croyance et le sentiment. On retiendra d’ailleurs ici le paradoxe qui veut que ce soit précisément la croyance au merveilleux (la certitude de l’arrière-grand-père d’avoir aperçu l’animal légendaire) qui conduise à l’explication « naturelle » de la figure du revenant. De sorte que la nouvelle, en dépit de sa parenté avec une intrigue policière, ne peut en aucun cas se confondre avec une simple histoire de « surnaturel expliqué ».
27Une même pirouette, où l’on reconnaîtra une autre variation sur le mot de Mme Du Deffand, est offerte dans l’épilogue du récit Le Chien, à travers un bref dialogue où le héros (Winslo) commente devant le narrateur l’histoire de la mystérieuse disparition de l‘animal :
Il n’est jamais revenu [...]. C’est comme s’il n’avait jamais existé.
– Il est rentré dans le sofa, me dit Winslo avec un sourire, en racontant son histoire.
– Crois-tu aux présages ? lui demandai-je.
– J’y prends garde ! (197)
28Peu importe, une fois encore, le statut de l’événement. Seul compte le sens que lui prête celui qui le vit (c’est Winslo lui-même qui associe le chien au sofa, qui insère l’aventure avec l’animal dans son expérience « visionnaire »).
29Quel que soit le lieu commun fantastique qu’ils empruntent, les récits que nous avons lus obéissent tous, fondamentalement, à la structure de la répétition. Ce qui arrive – et peu importe si c’est en rêve ou en réalité – est toujours préfiguré par le sentiment (il faut voir certainement ici l’origine de l’affinité revendiquée avec Kleist10). Et cette coïncidence – qui nous semble constituer la clef de toutes les fictions de F.G. Jünger- n’est pas traitée, dans le texte, sur le mode du fantastique. C’est-à-dire qu’elle ne fournit pas le moment de l’inouï, où bascule toute une vision du monde. Elle n’effraye pas, fondamentalement, celui qui la vit. Winslo (Le Chien), l’arrière-grand-père (Le Lièvre blanc), Jenczy (Major Dobsa), Felizitas (Petit accident) partagent, finalement, la même impression paradoxale. Certes, l’aventure qu’ils vivent réactive le sentiment originel d’inquiétante étrangeté. Mais en même temps, en prouvant qu’il est impossible de s’en libérer, elle démontre que celui-ci correspond bien à une « vérité ». La répétition n’est pas, comme chez S. Freud, nécessairement pathologique. Son caractère positif est plus ou moins appuyé ou affiché : cela va du « réveil » du héros-narrateur de Felizitas, au petit sourire affecté par Winslo après que le chien est rentré dans le sofa, à la satisfaction sereine de l’arrière-grand-père en voyant réapparaître une dernière fois le lièvre blanc (« – Mange tranquillement à ta faim ! Il me suffit de t’avoir vu ! ») Jusqu’à l’ironique gaieté de la gouvernante Félicité en sortant de la boucherie (« Rien que le petit doigt, le petit doigt suffit. Cette pensée la remplit de joie et c’est d’humeur joyeuse qu’elle descendit la rue d’une démarche fière et ondulante » 272). La répétition du négatif, la vérification de l’inquiétante étrangeté originelle n’est pas, par elle-même, négative ou étrangement inquiétante. Voici ce que l’on pourrait appeler un détournement du récit fantastique au profit d’une écriture fictionnelle « mythique ». Même si elle reste en partie analysable en termes freudiens, l’inquiétante étrangeté, chez F.G. Jünger, cesse d’être « névrose en miniature » pour devenir mythe personnel.
Notes de bas de page
1 Nous citons d’après la réédition F.G. Jünger, Erzahlungen 1, Stuttgart, Klett-Cotta, 1978.
2 « E.T.A. Hoffmann », in Widerstand. Zeitschrift für national-revolutionäre Politik, Dresden, heft 11, 1934.
3 In Die neue Rundschau, Berlin, Fischer ; texte repris dans Dalmatinische Nacht, op. cit.
4 Cf. l’article de D. Beltran-Vidal, « Le Nietzsche de F.G. Jünger », in Allemagne d’aujourd’hui, 1996, n° 137.
5 Traduction française dans le volume La Fiancée du Diable, op.cit. (trad. : J.-J. Pollet).
6 Cf. Peter von Matt, Die Augen der Automaten..., op. cit.
7 Op. cit. Cf. chapitre 11.
8 Cf. G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 225 sq.
9 Cité par R. Caillois, préface à l’Anthologiie du fantastique, op. cit., p. 10.
10 Voir l’essai que lui consacre F.G. Jünger dans Orient und Okzident, Frankfurt a. M., Klostermann, 1966.
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