Chapitre 26. Variations holeniennes de littérature policière
p. 313-320
Note de l’éditeur
Première parution sous le titre « Alexander Lernet-Holenias Neo-Kriminalistik » dans : Alexander Lernet-Holenia. Poesie auf dem Boulevard, (sous la direction de Thomas Eicher, Bettina Gruber), Köln, Böhlau Verlag, 1999, p. 163-176.
Texte intégral
1Qualifier certains romans d’Alexander Lernet-Holenia de fictions policières ou néo-policières n’induit en aucune manière un jugement de valeur, en positif ou en négatif. Cela signifie simplement que le romancier prolixe, dans plusieurs de ses œuvres – et non pas seulement celles qui sont généralement qualifiées de « littérature de divertissement »– recueille certains modèles et ressorts classiques de la littérature policière, en affichant expressément, plus ou moins ironiquement, cette référence. Exemplaire, Le Régiment des Deux-Siciles (Beide Sizilien, 1942)1 : « Moins les gens sont capables de penser, et plus ils nourrissent une propension fatale pour la résolution d’énigmes. Ce faisant, ils s’interdisent de voir la réalité de chaque crime. Il leur paraît très important de connaître l’identité de celui qui a commis un meurtre. Mais dès qu’ils l’apprennent, ils ne savent qu’en faire et à la tension générale succède une infinie monotonie » (511).
2L’objet de la présente contribution est d’esquisser le sens de ces intertextualités, en reprenant la typologie classique du genre policier2.
1.
3La forme la plus représentée et chronologiquement la première est celle du récit de détection. C’est à celle-ci que ressortit, de l’avis général de la critique, Le Régiment des Deux-Siciles. L’intrigue y obéit à la structure ternaire classique : crime inexplicable – enquête – arrestation du coupable. Le point de départ est un meurtre non seulement énigmatique, mais à la limite de l’inconcevable : au cours d’un dîner, un officier du nom de Engelshausen est retrouvé dans la pièce attenante, « le cou tordu ». Commence l’exercice de détection, de la part des différents officiers camarades de régiment de la victime, qui vont endosser les uns après les autres le rôle du détective. Conformément aux lois du genre, cette partie analytique distribue un ensemble complexe d’indices plus ou moins voilés qui permettent au lecteur de se livrer « à une combinatoire parallèle » (R. Lüth)3. La progression de l’enquête devient bientôt, au fil des chapitres, un ressort de l’intrigue criminelle elle-même, dans la mesure où quatre officiers vont successivement trouver la mort au cours de leurs investigations, ce qui suggère l’idée d’un sort fatal qui pèserait sur le régiment. Conformément à la règle, l’épilogue livre la résolution de l’énigme et reconstitue rétrospectivement les faits, en déléguant cette fois le rôle de l’enquêteur à un spécialiste de la fonction, un certain Gordon, chargé officiellement de l’enquête. Celui-ci avoue « avoir trouvé assez facilement la solution », à partir du moment où il a pu établir que tous les officiers qui ont péri avaient en commun de s’être intéressés de près à la comtesse Gabrielle, la fille du colonel et que, par conséquent, le seul qui fût dans ce cas et qui restait encore en vie devait être le coupable, nonobstant son changement de nom. Comme souvent chez Lemet-Holenia, il s’avère rétrospectivement que « l’énigmatisation » est construite sur une substitution d’identité.
4Pour autant, le roman se décale du modèle classique par une subtile relativisation du processus de détection. Le personnage du détective patenté, Gordon, reste dans l’ombre durant tout le cours de l’histoire. Lorsqu’il apparaît au premier plan, dans la scène finale, il s’ingénie non seulement à dévaluer la résolution de l’énigme, qu’il présente comme un cas trop banal et trop simple, mais ironise lui-même sur sa fonction, en tant que personnage : « C’est mon métier de tout savoir » (691). Fondamentalement, il se sent mal à l’aise dans ce rôle, avoue « qu’il exerce son métier de policier comme on jouerait à un jeu de société » et qu’il envisage d’en changer pour « entrer dans l’industrie » : « je ne comprends pas pourquoi je devrais toujours me contenter d’expliquer les choses, au lieu de les faire » (701). La raison profonde de son aversion tient à ce qu’il ne croit pas véritablement à ce que l’on appelle « l’identité » d’une personne, qu’il considère « comme une réalité assez incertaine », un scepticisme difficilement conciliable avec la responsabilité d’enquêteur. Il est par ailleurs convaincu que les mobiles de toutes les actions humaines relèvent tous, plus ou moins, de l’irrationnel : « En fin de compte, vous ne pouvez jamais savoir au nom de quoi quelqu’un accomplit telle ou telle chose ; il les accomplit, c’est tout, et ce que l’on tient pour des raisons ne sont en vérité jamais que des prétextes » (694). Dans le cas présent, il faut dépasser l’explication du geste meurtrier par la jalousie maladive. Selon Gordon, tous les événements singuliers de cette histoire « forment un ensemble » et relèvent d’une lecture symbolique, comme si les officiers du régiment aujourd’hui dissous voulaient en quelque sorte rattraper ce qu’il ne leur a été refusé, à savoir mourir en soldats. En soutenant cette interprétation, Gordon apparaît « comme un détective irrationnel, qui traque le destin » (R. Lüth, 230). C’est la raison pour laquelle il s’excuse presque, devant les protagonistes, de se présenter comme sous l’habit d’un détective « classique » ; par là, le romancier semble également s’excuser devant son lecteur d’emprunter la forme du récit de détection.
5À côté du récit de détection proprement dit (détective story), on distingue, comme autre forme de fiction policière, ce que l’on appelle communément thriller ou « histoire criminelle ». La différence principale avec le type premier tient essentiellement à la démarche (finalité et méthode) du représentant de la loi. L’intérêt est moins dans l’exercice intellectuel de résolution d’une énigme que dans les péripéties de la poursuite et de l’arrestation du criminel, dont l’identité est rapidement dévoilée, si ce n’est établie d’entrée de jeu. Le thriller privilégie l’action à la réflexion. Plusieurs romans de Lernet-Holenia jouent avec ce modèle narratif.
6Le best-seller J’étais Jack Mortimer (Ich war Jack Moritmer, 193 3)4 en est le meilleur exemple. Le point de départ est un meurtre auquel le lecteur assiste en quelque sorte in médias res (l’acte criminel n’est donc pas repoussé, comme dans le récit de détection, dans la pré-histoire). Dans la Vienne des années 30, un chauffeur de taxi du nom de Ferdinand Sponer constate avec effroi que le client qu’il vient de charger à la gare pour le transporter à l’hôtel Bristol gît sur le siège arrière de la voiture, assassiné par balle ; les bruits de la rue ont sans doute couvert les coups de feu, il n’y a pas de témoin et le chauffeur redoute aussitôt de se retrouver impliqué dans une affaire criminelle. Même si le crime comporte sans doute un caractère provisoirement inexpliqué, il reçoit ici une autre fonction que dans un récit.de détection. Ce n’est pas tant un mystère à élucider qu’un événement « contre lequel il s’agit de se défendre ». Pour échapper aux soupçons, Ferdinand Sponer entreprend d’abord de se débarrasser du cadavre, en le jetant dans le Danube. Mais il prend conscience qu’il ne sera pas pour autant sauvé, dans la mesure où son client n’est pas arrivé jusqu’à l’hôtel Bristol, où il est sans doute attendu. Il décide donc de se glisser, durant une nuit, dans l’identité de la victime qui, d’après son passeport, est un citoyen américain du nom de Jack Mortimer. Cette substitution « défensive » suffit-elle à rétablir la situation ? Il y a certes, à la fin, dissipation d’un mystère. La scène finale, qui se joue dans une chambre de l’hôtel, révèle que Jack Mortimer a été assassiné par le mari de la femme dont il était l’amant, alors qu’il venait à un rendez-vous avec celle-ci. Lever le mystère de l’identité n’est cependant pas sans risque : comprenant que son amant n’a pas été tué par le chauffeur de taxi, comme elle l’avait d’abord supposé, mais par son mari, elle tire sur celui-ci. Ultime dérision : ignorant ce dernier geste meurtrier, Ferdinand Sponer se rend aux policiers, qui le rabrouent vertement : « Attendez donc que l’on vous interroge ! »
7L’emprunt d’identité, s’il ajoute à la confusion plutôt qu’il ne restaure l’ordre, comporte néanmoins un bénéfice, pour le « héros » (mérite-t-il encore ce nom ?). Sous le masque de l’Américain, le chauffeur de taxi s’offre en effet une nuit d’amour avec une belle aristocrate, Marisabelle von Raschnitz, qu’il n’eût jamais espéré approcher, en d’autres circonstances. Ce n’est que parce qu’elle croit avoir affaire à un meurtrier qu’elle lui accorde ses faveurs ; ce n’est que parce qu’il s’identifie totalement au personnage de Jack Mortimer qu’il ose obéir à sa passion : « Il était perdu. Mais lorsqu’il se rendit compte qu’il était perdu, il agit non pas comme il l’aurait fait s’il était encore Sponer, c’est-à-dire se rendre à la police. Il agit comme si Jack Mortimer avait été à sa place : il alla retrouver Marisabelle » (439).
8L’aventure de Ferdinand Sponer illustre la conviction de Lernet-Holenia d’une prédestination liée au nom : « On ne se glisse pas dans la peau de quelqu’un, même celle d’un défunt, sans devoir vivre jusqu’au bout la vie de celui-ci. Sponer était désormais Jack Mortimer ; il fallait qu’il le demeure jusqu’à la mort de celui-ci ». Mais ce n’est justement pour lui qu’un jeu de rôles, ce qui lui permet, finalement, de s’absoudre de toute faute : « Je suis innocent... J’étais Jack Mortimer » (465). L’épilogue le voit congédié par l’arrogante Marisabelle (« Tu n’es plus le même et nous ne sommes plus la nuit ! », – 462) et retourner vers la fidèle Marie, à l’image de Stanislas Demba dans Le Tour du cadran qui, à la fin de son errance dans Vienne, rejoint Steffi, l’amie trop sage. Ferdinand Sponer n’est pas l’étoffe d’un héros de thriller, capable de forcer le destin afin de pourchasser le crime ; ce n’est qu’une figure trop humaine, jouet d’une fatalité moqueuse.
9Le roman Riviera (Riviera, 1937)5 offre une caricature encore plus appuyée du personnage qui prétend s’arroger le rôle d’agent de la destinée. Un employé de la compagnie du gaz chargé de recouvrer les quittances, un certain Don Luis Holena de Alma, se présente chez une jeune comédienne désœuvrée pour recouvrir une facture impayée et va vivre « une aventure tellement abominable qu’elle compense l’absence d’événements de tout le reste de sa vie, et davantage encore » (11). La dimension ironique est installée dès les premières lignes, dans la perspective d’un narrateur omniscient :
Lorsque, un jour, le destin se souvint de lui, lorsqu’il frappa effectivement à sa porte pour l’impliquer dans une histoire tragique à peu près digne de ce nom et faire de lui le personnage central de celle-ci, cela lui fit perdre la tête. (15)
10Auto-parodie holénienne, sur le thème du sentiment de prédestination dictée par la généalogie (le nom de famille du « héros » recueillant bien évidemment un écho autobiographique). Devant la détresse de la jeune femme gisant à demi morte dans sa cuisine, Don Luis Holena, obéissant à la légende familiale, se projette dans le rôle du « défenseur de la veuve et de l’orphelin ». S’ensuit une rocambolesque histoire de gangster (la jeune femme est sous l’emprise d’un bellâtre malfrat, dont la bande veut l’enlever et l’éliminer, parce qu’elle en sait trop sur leurs menées criminelles), histoire qui trouve son épilogue dans une scène d’affrontement à bord d’un bateau, au cours de laquelle Lena est finalement délivrée et ses agresseurs sont mis hors de combat. Don Luis, cependant, n’a pas véritablement le meilleur rôle dans cet heureux dénouement. Il souffre du mal de mer durant toute la traversée, s’avère incapable de piloter le bateau après l’élimination de l’équipage (« Je ne suis qu’un employé du gaz chargé d’encaisser les quittances, je refuse de prendre la barre... 133) et laisse l’initiative à un autre passager qui – signe des temps – est industriel de son état. La scène finale qui, conformément à la loi du genre, rapporte l’élimination des criminels, fournit au romancier le prétexte pour tourner en dérision ce qui constitue un moment-clef de nombre de ses fictions, celui de l’intrusion de l’Histoire dans la vie privée des personnages. En raison de la crise qui, en cette année 1936, oppose l’Italie et l’Abyssinie, deux destroyers, Le Terrible et le Tonnerre, croisent en effet dans le golfe de Gênes pour contrôler le trafic maritime. Contraint de reprendre la barre, Don Luis, “à qui n’avait pas été transmise en héritage toute l’expérience accumulée par ses ancêtres dans les grandes batailles navales” (136) manœuvre si maladroitement que les navires de guerre ouvrent le feu sur le remorqueur, qui sombre dans les flots, laissant à peine le temps à Don Luis et Lena de jeter à la mer un canot de sauvetage. Ce naufrage permet au narrateur d’escamoter avec désinvolture le moment de la restauration de l’ordre : « Le naufrage du remorqueur permet d’enfouir dans les profondeurs tous les événements qui se sont produits » (138).
11De l’aventure de Don Luis, le narrateur tire une leçon que l’on peut élargir à la pertinence du genre du Thriller, à l’époque d’aujourd’hui :
Durant des siècles, peut-être des millénaires, la fière lignée des Holenas avait survécu à d’innombrables mésaventures... Il avait suffi d’une seule journée et d’une seule nuit pour achever son dernier descendant, transformer un personnage de héros en une figure comique et secondaire [...] Mais peut-être ne sommes-nous pas à la hauteur des événements que nous aspirons à vivre pour la simple raison que nous leur faisons trop d’honneur en y aspirant [...] Le cours du monde, apparemment, a changé ; le destin n’appartient plus aux audacieux, mais aux orgueilleux [...] Tout le passé glorieux des Holenas n’est peut-être d’ailleurs, en réalité, pas si glorieux que nous pouvons l’imaginer, avec le recul du temps [...] En définitive, que nous descendions d’une lignée de héros ou de pauvres muletiers, ce qui reste, c’est que nous sommes tous des hommes ordinaires, des êtres de poussière dont la destinée tient à ce que les uns et les autres ont un peu plus ou un peu moins de personnalité. Voilà tout. (139)
12Le narrateur (doit-on le confondre, ici, avec l’auteur Lernet lui-même ?) ne se contente pas de présenter la fiction policière comme une sorte de succédané grotesque de l’épopée, seule forme qui soit à la mesure de l’époque moderne ; il franchit un pas supplémentaire en se demandant si le gonflement épique du passé ne correspond pas une reconstruction-illusion du moi.
13Tout aussi ambiguë, bien que moins caricaturale, est l’image du héros de thriller dans le dernier roman La Dame blanche (Die weisse Dame, 1965)6, où le rôle est endossé par le narrateur lui-même, dans un récit à la première personne. Celui-ci est sollicité par un ancien camarade de régiment, du nom de Henricy, pour débrouiller une affaire complexe de revendication d’héritage, au sein d’une famille de banquiers viennois, les Strobach, émaillée de morts mystérieuses et même d’une histoire de fantôme : peu de temps avant la mort des quatre derniers héritiers, le spectre d’une dame blanche serait en effet à chaque fois apparu au palais Breuner, résidence de la famille ; Henricy est personnellement impliqué dans cette affaire dans la mesure où il est lié depuis le régiment avec le dernier des Strohbach, le cinquième dans la liste des héritiers, avec lequel il a imprudemment échangé ses papiers, afin de permettre à son ami de se présenter au palais Breuner sous l’identité d’un simple domestique, ceci pour « tâter le terrain » avant de revendiquer un héritage apparemment aussi funeste. Le narrateur se montre d’abord indifférent, se contentant de conseiller à Henricy de continuer à jouer le rôle qu’il a accepté d’endosser ; mais il sera finalement contraint d’intervenir lui-même directement dans l’affaire. Il va en effet se révéler que le cinquième Strohbach est un dangereux chevalier d’industrie qui a éliminé tous les autres prétendants à l’héritage avant lui, dans l’ordre de la succession ; quant au fantôme de la dame blanche, il n’est que l’habit que la soubrette de la maison endosse pour aller rejoindre son amant. Henricy, en possession des papiers d’identité au nom de Strohbach, décide alors de jouer son rôle jusqu’au bout, de revendiquer l’héritage et même d’épouser la veuve de Strohbach n° 4..., ce qui lui vaut de recevoir tous les vœux de bonheur du narrateur. Cette fable désinvolte, dont l’amoralisme confine à l’humour noir, apparaît encore plus sarcastique que Riviera, et présente explicitement la fiction criminelle comme un succédané parodique de l’épopée :
Ma propre existence était peut-être devenue aussi absurde que celle d’Ulysse revenu à Ithaque, car j’avais commencé depuis longtemps à m’ennuyer et j’avais la nostalgie d’un destin, n’importe lequel, depuis que celui-ci avait apparemment commencé à m’oublier... (94)
14Nous sommes loin du personnage de l’intrépide redresseur de torts pourchassant le crime. Son intervention correspond seulement à une tentative pour croire encore à la possibilité d’un destin personnel, fut-ce au prix d’une grotesque illusion.
15Un dernier mode de fiction criminelle nous est donné par les récits qui adoptent le point de vue de la victime (récits dits parfois de « suspense », tels qu’illustrés par P. Boileau et T. Narcejac). Avec Les Îles sous le vent (Die Inseln unterdem Winde, 1952, op, cit), A. Lemet-Holenia épouse ce schéma, en l’adaptant à la thématique qui lui est chère de l’emprunt d’identité.
16La situation de départ est celle d’une une jeune femme descendue dans un hôtel parisien pour y attendre l’arrivée de son futur époux, un certain Spangenberg ; elle fait la connaissance, dans les salons de l’hôtel, d’un étranger, dont le nom, la date et le lieu de naissance correspondent curieusement à ceux de Spangenberg, ce qui laisse supposer l’existence de « quelque abominable secret entre les deux hommes ». Cette rencontre conduit Madeleine à douter de l’innocence de son époux, à interroger l’étranger sur son passé. Dans un long monologue, qui « fait éclater le cadre étroit d’une conversation d’après-midi et s’apparente à un roman tout entier », celui-ci raconte comment il a été, durant toute sa vie, poursuivi, persécuté par un ancien camarade de classe du nom de Gabriel Clamm qui, à travers multiples ruses et manigances, s’est acharné à le ruiner, à lui voler son existence, au propre et au figuré.
17Le retour à l’histoire-cadre introduit un retournement. Il s’avère en effet que le narrateur du récit encadré n’est autre que Clamm lui-même, qui s’est glissé si parfaitement dans le rôle de sa victime, Spangenberg, qu’il est en mesure de raconter l’histoire de celui-ci comme s’il s’agissait de la sienne propre. Ce que nous venons de lire n’était pas le roman de la victime, mais celui du criminel. Quant au « vrai » Spangenberg, après avoir échappé à une ultime tentative de meurtre de la part du démon qui le poursuit inexorablement, il commente en ces termes :
N’est-ce pas incroyable que cet homme ait été capable de te raconter toute mon histoire jusque dans ses moindres détails, comme si c’était la sienne ? Voilà ce qui est véritablement diabolique : ce retournement, ce renversement radical de toutes les choses... (314)
18L’échange des rôles entre le criminel et la victime constitue pour Lernet le point d’orgue, l’illustration parfaite de l’ambiguïté qui, dans l’époque moderne, caractérise désormais la personne humaine.
19 Bien avant Dürrenmatt, Robbe-Grillet ou encore Handke, A. Lernet-Holenia, à travers tout un pan de sa production qui côtoie la littérature dite « populaire » ou de « consommation », s’ingénie ainsi à subvertir les codes de la littérature policière, dans toutes ses variantes. Le pseudo-récit policier lui offre une sorte d’avatar ironique, de succédané désabusé du fantastique. Si tous les grands romans de Lernet qui relèvent de ce genre, depuis L’Étendard jusqu’au Comte Luna, peuvent se lire comme une tentative pour recomposer, refonder, au moins au niveau de l’individu, une unité mythique entre le cours de l’Histoire et la sphère privée, croire encore à la possibilité d’un destin personnel, le récit néo-policier, tel qu’il le pratique, parodie en quelque sorte cette utopie, entérine définitivement la désillusion.
Notes de bas de page
1 Nous citons d’après la réédition Wien/Hamburg, 1984.
2 Cf. Peter Nusser, Der Kriminalroman, Stuttgart/Weimar, 1992.
3 R. Lüth, Drommetenrot und Azurblau, op. cit., p. 222-229.
4 Nous citons d’après l’édition Wien/Hamburg, 1984.
5 Cité d’après la réédition dans le volume Der Wendekreis der Galionen, Wien/ Hamburg, 1977.
6 6 Cité d’après Der Wendekreis der Galionen, op. cit.
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