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Chapitre 25. Le Comte Luna, fiction héraldique autrichienne

p. 305-312

Note de l’éditeur

Première publication sous le titre « Phantastik und Heraldik. Überlegungen zu Alexander Lernet-Holenias Roman “Der Graf Luna” » dans : Der Demiurg ist ein Zwitter. Alfred Kubin und die deutschsprachige Phantastik, (sous la direction de Winfried Freund, Johann Lachinger, Clemens Ruthner), München, Wilhelm Fink Verlag, 1999, p. 209-218.


Texte intégral

1.

1De par les repères temporels, Le Comte Lima (Der Graf Luna)1, le dernier roman fantastique de Alexander Lemet-Holenia, appartient certainement à ce que l’on désigne comme « littérature d’actualité ». Publié en 1955, il raconte en effet une histoire qui commence vers 1940, à Vienne, et qui trouve sa conclusion en mai 1954, à Rome. Ce cadre temporel permet au romancier de revenir sur ce qu’il appelle « l’occupation du pays par les Allemands » (36). Le jugement qu’il porte sur cette période se situe dans la droite ligne de son précédent roman, Le Comte de Saint-Germain (Der Graf von Saint-Germain, 1948). Celui-ci met en parallèle la destinée de son héros – Philippe Branis – avec celle du fils de marchand dans le Conte de la 672e nuit (Das Märchen der 672. Nacht) de Hofmannsthal, dont le texte est littéralement repris par le romancier. La réalité nazie joue pour Branis le même rôle que la ville étrangère et perfide pour le jeune esthète, en ce qu’elle lui offre une expérience fatale de la laideur du monde. C’est la même leçon que tire le personnage principal du Comte Luna, un certain Alexandre Jessiersky, qui, à l’image de Branis, se trouve être d’ailleurs lui aussi un industriel peu accaparé par ses affaires, dans la mesure où l’entreprise familiale qu’il a héritée de sa mère « marche à vrai dire toute seule » (36). Confronté au quotidien de l’occupation nazie, il confesse « qu’il éprouva ainsi, pour la première fois, le pressentiment de ce que pouvait être la véritable laideur de la vie » (42).

2Tandis que l’histoire de Philippe Branis s’achève en 1938, celle d’Alexander Jessiersky embrasse les années suivantes, celles de l’Autriche nazie, de la défaite, de la « libération » et de l’occupation par les Alliés, des débuts de la guerre froide et de la reconstruction économique sous l’égide du Plan Marshall. Notons que, du point de vue de Jessiersky – qui se confond ici, sans aucun doute, avec celui du romancier –, l’ordre nouveau des années d’après-guerre n’abolit pas la laideur du monde, bien au contraire. Il ne nourrit pas la moindre illusion et relève que l’occupant américain s’est très vite détourné de la situation intérieure et des difficultés vécues par la population pour ne défendre que ses propres intérêts, à la fois économiques et politiques, face aux puissances de l’Est, ses prétendus « alliés » de naguère, laissant clairement entendre que « dans la stratégie qui était la sienne, le combat contre le Troisième Reich n’était qu’une phase transitoire dont on exagérait l’importance » (60). Cette constatation le confirme dans la conviction que « le monde d’aujourd’hui est devenu un monde de marchands qui de temps en temps se font la guerre » (55). Il ironise avec un profond mépris sur les capacités d’adaptation de ses compatriotes qui ont pris rapidement conscience que « les choses, en matière politique, étaient en train de se retourner pour reprendre leur cours d’antan » (69) et qui vont même jusqu’à « regretter ouvertement le bon vieux temps », l’époque « où tout était bien organisé » (77). Le processus de décadence qui, selon Lemet-Holenia, s’est installé avec la fin de la Monarchie danubienne – cet « hier » qui forme comme le point de fuite de tous ses romans –, et dont le régime hitlérien, la défaite et le chaos de l’après-guerre ne constituent que des étapes successives, ce processus semble irréversible. Mais le jugement, si on le compare avec celui porté dans L’Étendard (Die Standarte, 1934) par exemple, est ici prononcé sans nostalgie et non plus dans la perspective d’un aristocrate « réactionnaire », étranger à son temps, mais d’un industriel qui participe à l’évolution de la société moderne et, nonobstant ses scrupules, en tire même profit avec un certain cynisme. Le héros holénien se situe désormais dans un rapport paradoxal, et non plus dans une relation d’étrangeté, avec l’actualité.

3Face à la laideur du monde incarnée dans la réalité du fascisme, Alexander Jessiersky apparaît en tout état de cause beaucoup plus gravement compromis que Philippe Branis. Voici les faits : après l’intégration de l’Autriche au sein du Troisième Reich, même cet « oisif obstiné » ne put longtemps résister à la tendance générale qui invitait à se montrer « actif ». En 1940, ses administrateurs le persuadèrent d’acquérir des terrains destinés à la construction de nouveaux entrepôts. Ces terrains étaient la propriété d’un certain comte Luna. Devant le refus de celui-ci de céder ces biens hérités de sa mère, les administrateurs de Jessiersky se dirent convaincus d’avoir les moyens de l’y contraindre : « que pèse en effet la volonté d’un individu face au besoin d’expansion d’une grande entreprise ? » (38). Bien que Jessiersky lui-même désapprouvât le procédé, il laissa faire ses gens. Lorsqu’il apprit que le comte Luna avait été non seulement exproprié, mais déporté par la Gestapo au camp de Mauthausen, il sortit enfin, mais trop tard, de son indifférence. Il mit tout en œuvre pour tenter d’obtenir la libération de Luna. Sans succès. Aussitôt après la défaite, la première chose que fit Jessiersky fut d’essayer de savoir si Luna était encore en vie. Vaine tentative : Luna n’était pas parmi « les cadavres vivants » ; « il ne restait donc plus qu’à en conclure qu’il était mort de faim ou qu’il avait été tué dans le chaos général des dernières semaines de la guerre et que son corps avait été brûlé ou peut-être enterré on ne sait où, sans qu’on enregistrât son décès » (59).

4Jessiersky partage donc pleinement la culpabilité collective ; il se reconnaît coupable au moins « par indolence » (aus Indolenz, 38) : « Il se disait que, bien qu’il n’eût rien fait personnellement, ou justement à cause de cela, il avait négligé de réagir comme il aurait dû » (39). Le détachement qui, dans une conception esthétisante de la vie et du monde, aurait pu éventuellement passer pour une qualité dans la mesure où il induit une relation distanciée avec la réalité et permet de « ne pas s’engluer dans les questions matérielles » (26) devient ici suspect. L’indolence, chez Alexander Jessiersky, n’est pas le signe d’une supériorité intellectuelle, mais au contraire d’un manque, dont l’origine remonte peut-être à la petite enfance : « On pouvait se demander si cet enfant était attaché à quelqu’un. Il n’aimait en vérité personne. Il faisait partie de ces enfants qui se sont très vite aperçus qu’ils ne doivent vivre que pour eux-mêmes. Sans être des rêveurs, ils n’ont que peu, ou presque pas, de relations avec le monde tel qu’il est – davantage, plutôt, avec le monde tel qu’il a été » (23). Comme si Lernet-Holenia, avec le cas de Jessiersky, voulait mettre en garde contre une possible méprise sur le sens de l’attitude aristocratique-esthétisante face à l’Histoire : la distance intérieure ne doit pas être confondue avec l’irresponsabilité !

5À partir du moment où Luna est considéré comme « disparu »– c’est-à-dire où il ne se trouve plus parmi les vivants sans pour autant compter officiellement au nombre des morts – va s’immiscer le fantastique. Alexander Jessiersky sera littéralement hanté par la figure de celui qui incarne son sentiment de culpabilité.

2.

6Le thème du revenant traverse plusieurs romans d’Alexander Lernet-Holenia. Dans Mars en Bélier, une mystérieuse défùnte réapparaît à la fin de l’histoire ; Le Comte de Saint-Germain, comme on sait, prétend s’être incarné sous différents masques au cours des siècles et L’Homme au chapeau (Der Mann im Huf) serait apparemment un avatar de la figure mythique de Hagen...

7Le roman du revenant Luna obéit-il au modèle classique de l’histoire de fantôme ? Si la sémantique du thème est conforme à la tradition – les histoires de fantômes racontent toutes, peu ou prou, « une vengeance depuis l’au-delà »–, son traitement est singulier.

8Pratiquement toutes les histoires de fantôme, comme le relève Brittnacher2, sont des récits à la première personne, pour la raison que ce mode narratif fonde commodément la véracité du propos, offre une « voie royale parmi les stratégies de “vraisemblabilisation” nécessaires au fantastique ». Le Comte Luna adopte effectivement cette focalisation interne – le lecteur perçoit les événements dans la perspective, à travers les pensées d’Alexander Jessiersky. Mais cette focalisation interne n’est pas exempte d’interventions auctoriales qui ne laissent aucun doute sur le fait que nous avons affaire, à l’évidence, à un délire de persécution nourri par un sentiment de culpabilité. Incises et commentaires en marge qui, sous des formes variées, disent tous l’aveuglement du héros – tels que : « sans avoir conscience de l’absurdité de telles pensées... » (118) ou encore : « il ne lui venait pas à l’esprit que toute cette histoire n’avait éventuellement rien à voir avec Luna, qu’elle pouvait s’expliquer par d’autres raisons ou même, d’ailleurs, être simplement due au hasard » (127) – émaillent le récit. Par ces indices, qui relativisent le point de vue subjectif du héros-narrateur, le roman échappe à la définition canonique du fantastique selon Todorov, comme une « hésitation » entretenue par le texte entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements narrés. Alexander Jessiersky lui-même conquiert d’ailleurs certains moments de lucidité où il prend conscience de sa paranoïa et s’avoue que ce fantôme dont il se dit victime n’est qu’un fantasme, un double de son propre moi : perdu dans ses conjectures sur la généalogie de l’Autre, il finit par confondre les ancêtres de celui-ci avec les siens propres – « non seulement les personnes et les lieux, mais également la vie de Luna et la sienne propre commencèrent à se mélanger dans son esprit » (85) – ce qui le conforte dans « l’impression étrange de ne faire qu’un avec son ennemi mortel » (89). La spéculation généalogique – une obsession de Lernet que l’on retrouve dans tous ses romans, mais qui est ici plus présente qu’ailleurs – doit être comprise comme un travail de l’imaginaire, où la chronologie s’abolit dans l’étymologie, la mythologie : en dernière analyse, Luna signifie tout simplement « lune » et renvoie à « la face nocturne de la réalité ».

9C’est non seulement la manière de raconter, mais la fable racontée qui ironise sur le thème du revenant. Il s’avère en effet que chaque prétendue réapparition du fantôme repose en définitive sur une méprise, à la limite du grotesque. Exemplaires sont ici les chapitres 5 et 6, qui parodient explicitement le modèle de l’histoire spectrale. Un soir, tandis qu’Alexander Jessiersky « s’occupe de Luna au plan généalogique » (86) dans sa bibliothèque du palais Strattmann, il entend distinctement des pas au grenier ; il se lève « pour aller faire cesser tout ce bruit et mettre un peu d’ordre là-haut », mais à peine a-t-il franchi la porte qu’il aperçoit un individu qui dévale l’escalier et s’enfuit ; le lendemain, il interroge tout son personnel de maison sur cette visite nocturne, sans résultat. Après plusieurs semaines, il entend à nouveau des pas, cette fois-ci accompagnés d’un cliquetis métallique, « comme s’il s’agissait de quelqu’un en armes qui déambulait. Et c’était d’ailleurs bien quelqu’un armé de mauvaises intentions qui marchait là-haut, il ne pouvait s’agir que de Luna ! » (118). Jessiersky ne trouve rien de mieux, en guise de dague, qu’une paire de ciseaux sur la table de toilette. Il se précipite dans l’obscurité à la poursuite de son ennemi mortel, le suit jusque dans la rue, le rattrape et lui plante les ciseaux dans la nuque. Lorsqu’il retourne le corps inanimé, il s’aperçoit que l’homme qu’il vient d’assassiner est un certain baron Spinette, cousin éloigné de sa femme Elisabeth, dont il est devenu l’amant et qu’il retrouve la nuit dans les combles du palais...

10Semblable méprise tragi-comique est à l’origine de la prochaine « apparition » de Luna. Pour échapper aux recherches après le meurtre de Spinette, Alexander Jessiersky se retire avec sa famille dans son domaine alpestre de Zinkeneck. Il apprend un jour de la bouche de son régisseur que des chasseurs invités sur le domaine voisin ont pris l’habitude, faute de gibier sur leur territoire, de venir sur ses terres et qu’à sa connaissance, un certain comte Luna se trouverait parmi ceux-ci. Jessiersky s’équipe aussitôt de son fusil et de ses jumelles, part dans la montagne et se poste à l’affût ; au petit matin, il croit reconnaître « à une distance de mille pas environ » Luna au sein d’un petit groupe. Il presse sur la détente, l’homme s’écroule. Erreur funeste, à nouveau : la victime est un simple villageois du nom de Eisl, « père de cinq enfants encore mineurs » (169) !

11Jessiersky ne se contente pas d’assassiner en quelque sorte deux fois de suite un faux Luna ; pour essayer d’échapper aux conséquences de ses crimes, il va même commettre à la fin un troisième meurtre, sur la personne du commissaire Achtner, qui est sur le point de découvrir la vérité sur la mort de Spinette et de Eisl.

12L’histoire de fantôme se mue ainsi en fiction policière. Selon la classification commune de ce genre en trois types de récit – « detective-story », « thriller » et « suspense », selon que le récit est focalisé sur l’enquêteur, le criminel ou la victime –, nous aurions affaire ici à une sorte de mixte humoristique entre le « triller » et le « suspense » : la prétendue victime devient un véritable meurtrier pour conjurer le prétendu danger qu’elle croit courir... Le premier et l’avant-dernier chapitre du roman, qui enchâssent tout le récit focalisé sur Jessiersky, offrent, quant à eux, le point de vue de l’enquêteur, à travers la personne d’un certain Dr Julius Gambs, conseiller au second département du ministère de l’intérieur, chargé de l’enquête sur la disparition de Alexander Jessiersky. Non sans que ce personnage ne soit, à son tour, frappé d’un éclairage ironique, dans la mesure où il nous est présenté comme quelqu’un essentiellement intéressé par la littérature érotique... Le roman semble s’ingénier à contrefaire tous les modes de littérature policière, comme si ce genre constituait en quelque sorte l’envers trivial, l’ultime et risible reste d’une improbable histoire de fantôme. Que l’on songe à d’autres romans de Lernet-Holenia, plus anciens, J’étais Jack Mortimer (Ich war Jack Mortimer, 1933) ou encore Le Régiment des Deux-Siciles (Beide Sizilien, 1942).

13Cela signifie-t-il pour autant que le fantastique soit ici désavoué ? Nous ne le croyons pas. Il faut simplement considérer que, dans cette pseudo-histoire de revenant, le moment de « déstabilisation » ou « décentrement » (Verunsicherung), constitutif du genre, est indépendant du statut d’existence (réelle et/ou imaginaire) prêté à cette même figure de revenant.

3.

14Relevons en premier lieu que le fait que Luna, dans la réalité, soit mort depuis longtemps et ne survive que dans le délire de persécution du personnage principal, ne lui ôte en aucune manière son caractère menaçant.

15Alexandre Jessiersky devient meurtrier pour échapper à la poursuite dont il s’imagine victime, de la part de Luna ; mais ce faisant, il se retrouve réellement poursuivi par la police. La question du statut d’existence de Luna est donc secondaire, dans la mesure où la menace qu’il incarne, de toute façon, devient réalité : « il avait le sentiment que ce n’était pas la police, mais Luna qui était à ses trousses. La police, décidément, était trop bête. Seul Luna pouvait réellement provoquer sa perte » (186). Un chiasme qui rappelle le paradoxe du meurtre commis par Philippe Branis, dans Le Comte de Saint-Germain, sur la personne de Charles des Esseintes. La charge menaçante du passé – ici sous la forme de la prophétie lancée par le comte – n’est pas désamorcée par l’acte criminel, mais au contraire, justement, accomplie par celui-ci. Dans les deux cas, le meurtre ne représente qu’un ultime sursaut dérisoire pour tenter de se soustraire au poids du passé, se prouver à soi-même la souveraineté de son moi.

16Le dernier chapitre jette du reste un éclairage nouveau sur l’absurdité des faits et gestes de Jessiersky, « l’incongruité de son caractère » (17). Il a pour théâtre les catacombes de Rome et fournit d’abord l’épilogue de l’intrigue criminelle. Alexandre Jessiersky, qui est maintenant recherché activement par la police, veut disparaître sans laisser de trace dans le labyrinthe romain ; il espère qu’on le tiendra pour mort et qu’il pourra ainsi chercher refuge en Amérique du Sud sous une autre identité. Mais, une fois de plus, le simulacre devient réalité : Alexandre Jessiersky va effectivement se perdre dans le dédale des souterrains et ne reverra jamais le jour...

17On suit pas à pas « les dernières stations de son chemin » qui le conduit au royaume des morts. Avant de perdre définitivement conscience, il lui est donné une ultime vision où repasse toute sa vie, depuis les années de solitude de l’enfance, marquées par le conflit avec le père. Il avait toujours eu l’impression de ne pas véritablement faire partie de cette famille de réputation douteuse, jugeant même « absolument dégoûtante l’attitude de son père » (22) ; et pourtant : « il avait beau se répéter sans cesse qu’il s’agissait d’une lignée d’individus douteux, leurs agissements, leurs intrigues, leurs menées de coureurs de dot ne compensaient pas sa déception et sa peine de sentir, comme il en était convaincu, qu’ils le rejetaient » (29). À la mort de son père, l’enfant de quatorze ans eut l’impression que le corbillard qui emmenait le corps ne le conduisait pas vers l’un des cimetières de la ville, mais le ramenait vers la Pologne, « un pays fantastique où les âmes défuntes des Jessiersky séjournaient dans une sorte d’au-delà d’où était venu le chercher le traîneau des morts ». Aujourd’hui, parvenu lui-même au seuil de la mort au fond des catacombes romaines, Jessiersky a l’impression d’être également emporté par un traîneau à travers un paysage enneigé, pour aller retrouver ses ancêtres sur le domaine familial, qui l’accueillent avec bienveillance : « vous avez en fin de compte également bien mérité le ciel des Jessiersky, grâce à vos histoires avec Spinette, Eisl et Achtner, même si vous n’y pensiez certainement pas... » (225).

18Comment interpréter cette parabole de la « régression » ? Quel que soit le chemin suivi, il ramène invariablement à l’origine. Le cours d’une vie, même chaotique, est toujours pré-destiné. Cette prédestination n’a rien à voir avec un quelconque déterminisme : Alexander Jessiersky n’est pas devenu criminel parce qu’il porterait en lui le poids d’une hérédité douteuse. La vision du monde de Lernet-Holenia ne doit rien au naturalisme ! Ce n’est pas la génétique qui importe, mais la généalogie, plus exactement l’image que l’on s’en donne, une sorte de lecture héraldique que l’on se construit de son propre passé. Tout ce que Jessiersky a commis dans sa vie, sa pseudo-histoire de revenant avec Luna, apparaît rétrospectivement comme une manière de venir « correspondre », sans le savoir et par multiples détours, à cette héraldique personnelle.

19La parenté d’Alexander Lernet-Holenia avec son ami Léo Perutz est ici évidente. Les fictions de Perutz, elles aussi, recueillent un certain nombre de thèmes du répertoire fantastique classique qu’elles varient et détournent au profit de la mise en scène d’une fatalité privée, expression d’un tourment de culpabilité. Chez les deux romanciers, l’histoire naît à chaque fois de la menace virtuelle que représente le passé ; mais chacun d’eux traduit évidemment celle-ci à sa manière. Globalement – pour reprendre la formule de Stephan Berg –, le héros pérutzien souffre d’une « trop peu », son parent holénien d’un « trop-plein » de souvenirs3. Dans cette exposition à une fatalité privée, l’individu n’a pas exactement le même espace. Tandis que Perutz enchaîne irrémédiablement son personnage – la structure narrative circulaire du Tour du cadran illustre l’idée que s’il était donné à l’individu une seconde vie, celle-ci ne serait pas différente de la première4 –, Lernet-Holenia, déjà dans Le Comte de Saint-Germain, mais surtout dans Le Comte Luna, accorde une ultime responsabilité morale à l’individu face à l’Histoire. Même si le remords de Jessiersky à l’égard de Luna n’est qu’une pièce dans son blason personnel, ce n’est pas un acte politique indifférent. « Il y a une frontière entre le licite et l’illicite, qui pourrait le contester ? Mais en définitive, il se peut que ce soit sinon par chance ou malchance, du moins en vertu d’une destinée que nous commettions l’un ou l’autre... Mais le fait que nous ne soyons pas responsables, ou pas totalement responsables de nos actes, n’empêche pas que nous en soyons responsables devant les autres... » (Les Îles sous le vent, 1952).

20De cette lecture du Comte Luna, on peut conclure que Lernet-Holenia ne saurait être regardé comme un simple épigone tardif de la littérature fantastique « début de siècle ». Avec lui, comme avec Perutz, le fantastique s’est sécularisé, c’est-à-dire dégagé de la problématique et des effets de surnaturel. Il ne verse pas pour autant dans les exercices de style d’un Artmann, par exemple, qui joue simplement avec les bribes des grands mythes saccagés, Dracula ou Frankenstein. Le code fantastique, chez lui, conserve sa pertinence, mais au second degré, comme mode d’interrogation sur l’inscription de l’individu dans l’Histoire.

Notes de bas de page

1 Nous citons d’après la réédition Wien, Hamburg, Paul Zsolnay, 1981 ; traduction française : Le Comte Luna, Paris, C. Bourgois, 1999 (trad. J.-J. Pollet).

2 2 H.G. Brittnacher, Ästhetik des Horrors, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1994.

3 S. Berg, Schlimme Zeiten, böse Räume, op. cit., p. 199.

4 H.-H. Müller, « Structure narrative et interprétation du roman le Tour du Cadran », op. cit.

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