Chapitre 23 Mars en bélier : Ce que disent les astres
p. 283-294
Note de l’éditeur
Première parution sous le titre « Prädestination und Phantastizität : Randbemerkungen über Alexander Lemet-Holenias Phantastik in Mars im Widder » dans l’ouvrage collectif (dir. : T. Hübel, M. Müller, G. Sommer) « Bin ich denn wirklich, was ihr einst wart ? » Alexander Lernet-Holenia : Résignation ind Rébellion, Riverside, Ariadne Press, 2005.
Texte intégral
1.
Au début de l’été 1939, le personnage principal (pour ne pas dire le héros) de ce récit véridique, un certain Wallmoden, décida d’effectuer à partir du 15 août la période militaire qu’il avait à accomplir. Il n’aurait cependant pas vraiment su dire pourquoi il avait choisi cette date plutôt qu’une autre. Il lui était loisible (et il eût été plus logique) de choisir le 1er septembre, ce qui eût fait une grande différence, par la suite ; et personne n’eût également élevé d’objection s’il avait arrêté la date du 15 septembre, par exemple, ou même du 1er octobre. Mais, comme nous l’avons dit, Wallmoden se présenta dès le 15 août à son régiment. Plus tard, il devait expliquer qu’il avait mûrement pesé son choix. Mais il était incapable de dire quelles avaient été ses raisons. Il pouvait seulement alléguer qu’il avait eu le sentiment d’être attendu là-bas, ce jour-là. Mais par qui ? (7)1
1Cet incipit nous confronte immédiatement avec ce qui constitue le pivot de toute la narratologie holénienne, à savoir l’idée de prédestination. Tous les héros de ses romans – depuis le lieutenant Menis (L’Étendard) jusqu’au comte Luna (Le Comte Luna) ou Philippe Branis (Le Comte de Saint-Germain), pour ne citer qu’eux – partagent le même sentiment qu’un destin particulier les voue à vivre ce qui leur arrive (et qui constitue, donc, toute l’intrigue romanesque). Ils prétendent voir une nécessité dans la manière dont leur existence privée croise l’Histoire. De sorte que le roman de leur vie se présente à chaque fois comme une tentative pour fonder ce sentiment de prédestination.
2Par cette fonction prêtée au récit, le roman de Lernet correspond à ce que Matias Martinez décrit comme le « modèle narratif ambivalent ». Ambivalent en ce sens où les événements représentés reçoivent paradoxalement une double motivation, à la fois causale (ils s’inscrivent dans une logique empirique de cause à effet) et finale (ils obéissent à un sens téléologique). Les deux motivations sont en principe exclusives l’une de l’autre. L’horizon de l’action romanesque ne saurait être à la fois ouvert et fermé. Le propre du « modèle narratif ambivalent » est justement de jouer sur le paradoxe.
3À l’évidence, Mars en Bélier emprunte cette manière de raconter, dans le cadre d’un récit à « focalisation interne ». Le sens final est ici l’œuvre du héros lui-même (toute l’histoire est racontée à travers ses pensées). C’est Wallmoden qui se forge cette conviction, qui veut croire que tout ce qui lui arrive et tout ce qu’il décide (ou croit décider) obéit à une nécessité profonde. La question reste de savoir si le texte lui-même (et le narrateur) vient lui donner raison ou non dans son interprétation. La focalisation interne n’est pas exempte d’interventions auctoriales.
4À la différence du Comte Luna, par exemple, le narrateur de Mars en Bélier se garde d’ironiser sur le sentiment de prédestination de son héros. Tout au contraire, il le conforte, le reprend à son compte et le traduit dans la forme romanesque elle-même. Le titre choisi, avec sa référence à une certaine constellation astrale, constitue déjà l’envoi du thème de la prédestination. À plusieurs reprises, aux moments-clefs de l’action, il est fait allusion à la carte astrale. Ainsi, lorsque Wallmoden se rend à son premier rendez-vous avec Cuba Pistohlkors : « Lorsque l’on prit le chemin du retour, le jour commençait déjà à poindre. Mais dans le ciel brillait la même étoile rouge que Wallmoden avait aperçue lorsqu’il attendait dans la Strohgasse. Elle déclinait déjà vers l’ouest, tandis qu’une autre montait au zénith, plus pâle et plus froide, comme un œil de verre. » (64).
5Sur la route de Baden, où Wallmoden a obtenu de Cuba la promesse qu’elle attendrait son retour de la guerre, le narrateur note :
Les rues, encore animées au début, se vidèrent peu à peu. Tout le paysage se mit à scintiller discrètement sous l’éclat de la poussière diamantée semée dans le ciel, sur lequel le feuillage des grands arbres des forêts dessinait comme des nuages. Du côté gauche, à travers la vitre, Mars apparut, comme un fer de lance incandescent pointé au zénith. À l’ouest, Saturne, comme un œil au regard fou, monta au-dessus de l’horizon. (112)
6Juste après, dès que le régiment a été mis en alerte et a entamé sa marche nocturne :
Les étoiles commencèrent à disparaître une à une du ciel. Comme un voile qu’on descend, l’obscurité tomba du firmament. Seul Saturne brillait encore. La planète était maintenant au zénith, dans une vapeur bleuâtre. Les visages et les uniformes des hommes assoupis semblaient recouverts d’une fine poussière blanche, comme des corps gelés pris dans la neige. (118)
7Semblables notations, de toute évidence, n’ont pas seulement pour fonction de « faire vrai ». Mais on remarquera que la signification astrologique (le sens que l’on pourrait induire, pour les événements, de la position et du mouvement des astres à cet instant) reste très vague. Mars et Saturne fonctionnent, par leurs connotations métaphoriques, comme signes ou symptômes d’une atmosphère particulière, lourde de menaces ambiguës (le feu, le gel).
8L’idée de prédestination ne s’expose pas seulement dans la symbolique astrale ; elle s’incarne également dans la structure narrative, à travers l’effet d’anticipation. De multiples indices avertissent en effet le lecteur (éventuellement, le héros lui-même) des événements à venir, de sorte que toute l’action romanesque apparaît rétrospectivement comme l’exacte réalisation de ce qui a été pré-dit2.
9Cet effet d’anticipation est produit par les récits parallèles, en particulier l’histoire de Nadja, rapportée par le commandant Dombaste dès le premier chapitre, juste après l’arrivée de Wallmoden à son régiment. Il y est question d’une jeune femme russe qui, apprenant que son amant la trompe, disparaît brutalement, sans laisser de trace ; on la tient pour morte jusqu’à ce qu’elle « réapparaisse » un jour, au cours d’une séance de spiritisme organisée par son ancien amant. Il s’avère que sa présence, à cette occasion, n’est pas seulement spectrale, mais bien de chair et d’os, puis qu’elle revient effectivement de l’étranger avec l’intention de se venger.
10La fonction prospective de l’anecdote se découvre pour le lecteur attentif uniquement à la fin du roman – donc, rétrospectivement –, lorsque Wallmoden rencontre au dernier chapitre la vraie Cuba Pistohlkors ; à l’image de Nadja pour le cousin du commandant Dombaste, on peut dire que Cuba disparaît aux yeux de Wallmoden pour finalement renaître.
11L’effet d’anticipation de l’histoire parallèle ne dépend pas seulement de la sagacité du lecteur, de sa capacité à décrypter la valeur prospective de celle-ci. Car Wallamoden lui-même prend connaissance en même temps que le lecteur de cette histoire, qui l’impressionne fortement. Lors de sa première rencontre avec Cuba (début du chapitre 2), celle-ci lui rappelle immédiatement la figure de la jeune femme russe :
Le commandant, dans son récit, ne l’avait pas décrite, mais Wallmoden aurait juré qu’elle ne pouvait ressembler qu’à cette personne devant lui, et à aucune autre. Il commençait en effet à confondre, de manière étrange, le réel et la fiction. L’impression qu’il ressentit fut si forte que lorsqu’on lui présenta la jeune femme et qu’elle lui sourit un instant, il essaya de découvrir le petit défaut de dentition dont lui avait parlé Dombaste. (18)
12C’est Wallmoden lui-même qui construit l’identification entre les deux femmes, même au prix « d’un petit défaut » ; c’est lui (et pas seulement le narrateur) qui pourrait donc souhaiter un même destin pour l’une et l’autre. On trouve ici l’illustration de toute la réflexion théorique sur l’idée de prédestination qui ouvre le roman et selon laquelle « les deux domaines de la volonté et de la destinée ne se recouvrent jamais tout à fait. Une seule chose est sûre : que ces deux sphères interfèrent parfois, que la destinée peut servir la volonté et que la volonté, en tout état de cause, ne sert jamais que la destinée » (8). À l’histoire de Nadja est prêtée par ailleurs une valeur poétologique exemplaire :
Le dénouement tout à fait raisonnable et rationnel de cette histoire suscita l’approbation générale. C’est alors que Wallmoden prit la parole :
– Peut-être les meilleures histoires sont-elles cependant celles qui ne sont ni tout à fait surnaturelles, ni tout à fait ordinaires.
– Et pourquoi cela ? demanda le capitaine von Sodoma.
– Parce que toute notre existence semble effectivement se jouer dans cet espace intermédiaire, répondit Wallmoden. (14)
13Le lecteur reçoit à travers ce commentaire la clef de l’interprétation de tous les événements à venir. L’histoire parallèle de Nadja joue ainsi le double rôle de prélude et de précédent. En référence à E. Lämmert, il convient encore de distinguer au plan théorique entre les prospectives « certaines »– celles qui sont l’œuvre d’un narrateur en situation auctoriale, qui par définition connaît par avance la fin du récit –, et les prospectives « incertaines », qui font partie de la matière de l’histoire racontée (rêves prémonitoires, pressentiments, prédictions entendues, malédictions lancées, etc.)3.
14C’est à cette dernière catégorie que ressortit la vision prêtée à Wallmoden des deux jeunes filles au bain (chapitre 7). Dans les premiers jours de campagne, Wallmoden prend ses quartiers dans un château isolé ; le soir, il croit voir entrer dans sa chambre deux jeunes filles, l’une blonde et l’autre brune, qui sans se laisser troubler par sa présence s’approchent sans un mot du poêle, s’emparent d’un baquet de bois dissimulé derrière celui-ci, y versent de l’eau et commencent à se déshabiller pour prendre un bain ; au moment où quelqu’un frappe à la porte, toutes deux disparaissent tout à coup. Wallmoden constate alors avec étonnement que tous les objets ont repris leur place ; il ne reste que des traces de pieds mouillés partant de l’endroit où se trouvait le baquet en direction de la porte de la chambre : « le plus curieux était que ces traces étaient celles d’une seule personne. Comment l’autre avait-elle pu quitter la pièce ? » (126). La suite du roman invite à considérer cet épisode onirique comme annonciateur de la double identité de Cuba. Les circonstances dans lesquelles Wallmoden va retrouver réellement celle-ci sont en effet comme le prolongement direct de l’aventure rêvée : au hasard des combats, Wallmoden échoue plus tard dans une riche demeure apparemment abandonnée depuis longtemps par ses habitants ; il découvre cependant sur le sol de traces de pas encore fraîches « dont il aurait pu jurer qu’il les avait déjà vues quelque part » :
C’était la même forme de traces que celles qu’il avait vues en rêve dans sa chambre du château de Jedenspeigen, lorsqu’il avait cru que deux femmes étaient entrées dans la pièce et qu’une seule en était ressortie. Il ne pouvait sans doute pas s’agir des mêmes empreintes de pieds. Comment le rêve aurait-il pu se transposer ici ? Mais c’était en quelque sorte les mêmes pas, qui naguère s’étaient perdus, et qui resurgissaient ici, d’on ne sait où. (240)
15On peut également compter au registre des signes prospectifs du récit les paroles apparemment anodines prêtées à certains personnages. Ainsi, le conseil donné à Wallmoden par son ami von Örtel de se faire fabriquer au plus tôt une seconde paire de bottes, dans la mesure où il n’en aurait peut-être bientôt plus l’occasion, « là où il va ». La tonalité de l’échange interdit de considérer le propos comme une véritable prédiction. Bien que le personnage de von Örtel soit entouré d’un certain mystère (en particulier dans sa relation avec Cuba), il ne présente, à la différence de Hackenberg dans L’Étendard, aucun signe qui le désigne comme un initié, un porte-parole du destin. Mais Wallmoden ne peut s’empêcher de suivre au plus vite le conseil de son ami, comme s’il s’agissait d’un avertissement. Il s’exécute sans tarder et « paraît soulagé, comme s’il avait réglé une affaire qui – il n’aurait su dire pourquoi –, ne pouvait souffrir aucun retard » (102). La fin du roman fait allusion une dernière fois au détail des bottes, après que Wallmoden a été évacué en voiture sanitaire :
Il sentit, en marchant, que son talon droit commençait à lui faire mal. Il s’arrêta un instant et le fit bouger dans sa botte. Il y avait quelque chose à l’intérieur, sans doute la doublure était-elle arrachée, peut-être déchiré [...] Il aurait dû, évidemment, avoir une paire de rechange. Mais à quoi lui aurait-elle servi ? Elle serait maintenant quelque part, Dieu sait où, au fond de sa voiture. Étrange, se dit-il, que cette seconde paire, de toute façon, ne m’eût servi à rien. (246)
16La réflexion de Wallmoden n’efface pas, rétrospectivement, le caractère prémonitoire des paroles de von Örtel. Ce dernier a eu raison, sans aucun doute, de lui conseiller de se commander une seconde paire de bottes. Que celle-ci, si elle avait été prête à temps, lui eût été de toute façon inutile dans sa situation présente, constitue seulement à ses yeux une preuve nouvelle de la singularité de son destin. Autrement dit : l’apparent hiatus entre la parole prémonitoire et la réalité se résout encore, à un niveau supérieur, comme accomplissement d’un pré-dit.
17Il se vérifie ainsi, sous multiples aspects, que le roman Mars en Bélier appartient bien au « modèle narratif ambivalent » tel que le décrit M. Martinez. Le récit met effectivement en scène la coexistence paradoxale d’une motivation causale et d’une motivation finale des événements narrés. Peut-on, pour cette raison uniquement, parler déjà de fantastique ?
2.
18« Le modèle narratif ambivalent » embrasse, fondamentalement, des œuvres très différentes (on peut y ranger à la fois Les Affinités électives et La Mort à Venise !). On dira qu’il côtoie le fantastique dès lors que la motivation finale qu’il sollicite est donnée à interpréter comme une manifestation du surnaturel. Cette dimension a-t-elle place dans Mars en Bélier 1
19Lernet-Holenia prête à ses personnages des réflexions, des anecdotes qui relèvent de ce que l’on pourrait appeler une vulgate occultiste. Le premier jour où Walhnoden arrive à son régiment, il entend parler d’un jeune homme qui s’est noyé en se baignant dans la rivière voisine, dont le corps a disparu ; l’un des officiers propose d’essayer de retrouver le cadavre en convoquant l’esprit du défunt au cours d’une séance de spiritisme. À ce propos, Wallmoden évoque le souvenir de son arrière-grand-père, dont on dit qu’il serait revenu inspecter son régiment après sa mort –, une anecdote qui fait dire au capitaine Sodoma qu’il s’engage désormais, à chaque fois qu’il croisera Wallmoden, à bien lui préciser s’il se présente à lui en chair et en os ou sous forme de fantôme... C’est au cours de cette même conversation mi-légère, mi-sérieuse sur les apparitions spectrales que l’histoire de Nadja est évoquée pour la première fois, sous l’angle de l’authenticité « occultiste ».
20L’épilogue de cette histoire – le retour de l’étranger de la jeune femme que l’on croyait morte – n’accrédite sans doute pas la thèse de l’explication surnaturelle : « ce n’était naturellement pas l’esprit de Nadja, mais Nadja elle-même, en chair et en os, qui avait tiré les coups de feu » (13). Mais cette thèse n’est pas pour autant totalement discréditée, dans la mesure où Nadja réapparaît effectivement au cours d’une séance de spiritisme, ce qui conforte paradoxalement l’efficacité de celle-ci : « Aucune force au monde, évidemment, n’eût été capable de faire apparaître son esprit. Elle avait simplement fait croire qu’elle était morte, pour échapper à cet amour qui la faisait trop souffrir. Mais rien que le fait que mon cousin, pendant la séance de spiritisme, ait concentré sur elle toutes ses pensées avait suffi à la rappeler, non pas en tant qu’esprit, mais comme une personne bien vivante » (14).
21Autrement dit : même s’il n’y a pas d’intervention du surnaturel, il y a néanmoins des circonstances qui pourraient le donner à penser ; il y a des coïncidences, des conjonctions qui dessinent comme en creux la présence du surnaturel : « Les démons, les esprits n’existent pas ; pourtant, le cours naturel des choses semble obéir parfois à une loi tout à fait étrange, de sorte que le quotidien nous paraît soudain suspect »4.
22C’est exactement la même leçon de fantastique qu’illustre l’intrigue entre Wallmoden et Cuba, que l’on peut qualifier de pseudo-histoire de revenant. Sur le front de Pologne, Wallmoden apprend de la bouche du lieutenant Rex que son rendez-vous amoureux, prévu pour le 16 septembre, n’aura pas lieu. Cette femme, qui porte un nom d’emprunt, se trouve impliquée dans des activités douteuses (« Elle fréquente à Vienne des personnes qui appartiennent à un monde qui n’est pas le nôtre, avec de tout autres valeurs morales, si on peut appeler cela ainsi... », 214) ; elle a tenté de s’échapper au moment où on venait l’arrêter et a été tuée par la police. Et pourtant, malgré cela, le rendez-vous avec Wallmoden aura bien lieu à la date et à l’heure dite. La rencontre peut s’expliquer par une logique tout à fait pragmatique, même si elle suppose des circonstances exceptionnelles (la double identité de Cuba, le passeport dérobé). Bien que Wallmoden soit pleinement conscient de cette motivation rationnelle (il interroge Cuba sur la manière dont le passeport lui a été dérobé), il inscrit cette coïncidence dans une autre logique qui lui permet de croire en « l’apparence fantastique d’un amour transcendant les frontières de l’espace et même de la mort » : « c’était peut-être une personne dont l’existence, moins que pour d’autres, n’est pas vraiment arrêtée par cet incident qu’on appelle la mort. » (259).
23Si l’on se réfère à la terminologie de Marianne Wünsch5, on pourrait parler ici d’un « fantastique potentiel », à distinguer du « fantastique factuel » qui se vérifie à partir du moment où le texte, face à l’événement narré, opte pour un schéma explicatif non conforme au code de vraisemblance en vigueur. Il convient, pour ce faire, que l’hypothèse de l’existence de phénomènes occultes soit ouvertement et sérieusement posée, ce qui n’est manifestement pas le cas dans Mars en Bélier. Mais nonobstant cette réserve, le roman remplit toutes les autres conditions du fantastique, en particulier la « non-traductibilité » de l’événement représenté : l’interprétation que Wallmoden donne de sa rencontre avec Cuba n’est pas l’indice selon lequel toute l’aventure relèverait d’une lecture allégorique (à l’image de la formule employée par l’archiviste Lindhorst à propos de « la vie dans la poésie », en conclusion de la dernière veille du Vase d’or). Le statut d’irréductible « réalité » de l’événement n’est pas contesté.
24Un autre élément du récit permettant d’évaluer son appartenance au genre fantastique est constitué par les « états » de Wallmoden, ces moments plusieurs fois répétés au cours desquels il oscille entre rêve et réalité.
25Ces moments oniriques fournissent le prétexte d’une sorte de pastiche hoffmannesque. Comme le Théodore de La Maison déserte, Wallmoden, pour comprendre et surmonter ses « états », interroge le corps médical. Comme chez E.T.A. Hoffmann, la consultation se révèle tout à fait vaine. Le médecin du régiment diagnostique simplement une forme exacerbée d’exaltation, dont il ne faut pas essayer à tout prix de guérir – « autant vouloir, à ce compte, guérir un artiste de créer, un danseur de corde de monter sur sa corde » (133), ce qui fait dire à Wallmoden qu’il n’est justement ni l’un ni l’autre. Que le médecin, à la fin, avoue qu’il ne connaît aucun remède contre cette maladie, « persuade simplement Wallmoden qu’il a affaire, effectivement, à un bon médecin » (134).
26Ce pastiche introduit comme un effet de distanciation sur le thème fantastique classique de l’expérience onirique. Loin de tirer leur sens d’un rapport à la transcendance, « les visions » de Wallmoden – « ou ce que l’on peut appeler comme telles » (43) – présentent un contenu sans doute singulier, mais qui ne contrevient pas aux lois de la nature. Que l’on songe au rêve des deux jeunes filles au bain ou encore à l’épisode au cours duquel Wallmoden, après l’explosion d’une bombe à ses côtés qui lui donne l’impression de perdre connaissance, se laisse glisser au fond du trou creusé dans le sol, passe ses doigts le long des parois piquetées de petits cavités, « comme si la terre entière n’était qu’alvéolés vides d’un rayon de ruche » (225). Toutes les expériences oniriques de Wallmoden ont ceci de commun que « le rêve paraît justement étrange parce qu’il ne se distingue en rien – ou presque rien – de l’état de veille » (122). Si chaque épisode ne s’achevait pas sur la mention d’un réveil du héros, il n’y aurait presque aucune couture, dans le texte, entre le rêve et la réalité, selon une structure magistralement exploitée dans la nouvelle Baron Bagge6. Mars en Bélier joue sur le même effet de chiasme que la nouvelle. La réalité du « fantastique potentiel » convertit finalement ce qui relève du factuel en une simple potentialité. On appellera « fantasticité » cet effet, qui se distingue du fantastique proprement dit en ce qu’il ne repose pas sur une brutale et ravageuse intrusion du mystère, mais désigne davantage une sorte de paradoxe permanent de la relation au monde des personnages.
27Wallmoden, comme tous les héros holéniens, évolue dans une sorte de « domaine de l’entre-deux », où aucune réalité n’est définitivement établie. Cette atmosphère particulière qui fait que le visible peut à chaque instant basculer dans l’invisible, et vice-versa, baigne tout le récit, y compris « le compte-rendu scrupuleux » de toutes les opérations militaires au cours de la campagne de Pologne, pour lequel Lernet-Holenia a utilisé ses propres carnets de guerre. En dépit de l’authenticité des faits rapportés, on a l’impression de flotter dans un univers étrange. Participe à cette impression, entre autres, l’épisode de la migration des écrevisses. « Ce cortège bruissant, crissant et cliquetant, masse mouvante de milliers d’animaux rampants, aux antennes dressées et aux yeux protubérants » que Wallmoden découvre un soir sur une chaussée solitaire lui apparaît d’abord comme un phénomène inexplicable et effrayant (« Au-delà du mystère qui voyait les écrevisses se déplacer sur terre plutôt que dans l’eau, demeurait la question de savoir déjà pourquoi elles changeaient ainsi d’endroit, s’imposaient l’inconfort d’une marche de nuit qui semblait leur être particulièrement pénible », 163). C’est lui qui établit le lien métaphorique avec une armée en marche (à partir de la polysémie du mot panzer, signifiant soit la carapace, soit le char blindé). Dans la suite du texte, la question du tertium comparutions est à la fois formulée et masquée à travers une longue citation latine qui suggère l’imminence d’une catastrophe à l’échelle de l’humanité. Quel est le statut de l’épisode ? Wallmoden constate soudain qu’il n’y a plus d’écrevisses sur la chaussée, s’étonne qu’elles aient pu disparaître si vite et, à la fin, « n’est plus très sûr de n’avoir pas rêvé » (168). L’aventure se révèle ainsi réelle irréelle et signe par là même ce que nous appelons « la fantasticité » de l’histoire.
3.
28Selon Stefan Berg, le héros holénien, de par son existence « somnambulique », conquiert une forme de soulagement, « déleste son moi » (Entlastung), à partir du moment où la vie et la mort deviennent pour lui comme interchangeables7. Il en résulte un scepticisme profond, qui obère pour lui toute possibilité d’intervention efficace dans le monde, dans la mesure où « chaque action peut produire un effet contraire à celui qui était désiré ». Ce jugement global mérite néanmoins d’être nuancé.
29Cela vaut peut-être pour Maltraver, mais apparaît déjà douteux dans le cas de Philippe Branis (Le Comte de Saint-Germain) et, en tout état de cause, contestable pour Alexandre Jessiersky (Le Comte Luna), dont toute l’action tend justement à expier la faute qu’il a commise « par indolence » au temps de la dictature nazie. « Que, face à nous-mêmes, nous ne soyons pas responsables, ou pas totalement, de ce que nous faisons ne signifie pas que nous n’en soyons pas responsables devant les autres ». Wallmoden, quant à lui, se garde d’adhérer au mouvement d’opposants politiques animé par von Örtel et le baron von Drska (bien qu’il soit impliqué dans les menées de celui-ci à son corps défendant), mais donne une image positive de la résistance désespérée des Polonais, bien loin des clichés entretenus par la propagande belliciste : « On assista, de la part des Polonais, à de véritables actes d’héroïsme ; certains, surtout des officiers, se défendirent jusqu’au dernier. Ils ne savaient pas que leur cause était perdue depuis longtemps » (200). L’existence « somnambulique » de Wallmoden ne lui interdit pas de porter un regard lucide et responsable sur les événements.
30On ne mesure le sens politique de la « fantasticité » holénienne qu’en la rapportant à l’idée de prédestination. Quelle leçon Wallmoden tire-t-il des événements des dernières semaines qu’il a vécues ? Son rendez-vous avec Cuba, que non seulement la mort de celle-ci, mais le début de la campagne de Pologne aurait dû empêcher, a quand même lieu. Le cours de l’Histoire se mêle à l’histoire privée, les événements politiques offrant aux yeux de l’individu comme un moyen détourné afin que se réalise son destin personnel. Se trouve ainsi reconstituée, potentiellement, l’unité entre le sujet et le cours du monde caractéristique de la pensée mythique, une unité qui, selon Lernet, s’est définitivement brisée avec la fin de la monarchie.
31Et c’est précisément ce qui constitue l’aspect le plus subversif du roman. Ce n’est pas seulement l’allusion à une opposition intérieure ou la représentation positive de l’ennemi qui ne pouvait convenir à la propagande de guerre ; ce n’est pas non plus la révélation, contraire à la thèse officielle, d’une invasion de la Pologne avant toute déclaration de guerre. Ce que la censure national-socialiste ne pouvait tolérer, c’était fondamentalement la manière singulière du romancier de « privatiser » l’Histoire, à l’heure où le discours des nouveaux maîtres tendait au contraire à fondre l’individu dans le collectif.
32À bien des égards, Mars en Bélier se révèle proche parent de L’Étendard, ancré dans le contexte de la Grande Guerre. Dans les deux romans, l’action se noue à la croisée d’une intrigue amoureuse et de la grande Histoire : les allers et retours de Wallmoden entre Vienne et Baden pour retrouver Cuba rappellent les escapades nocturnes de Menis vers Belgrade, pour rejoindre en secret Resa au Konak –, en une sorte de géographie du désir à la fois exacerbé et contrarié par l’événement. Mais il semble que le fantastique de Mars en Bélier soit plus virtuel que dans L’Étendard. Bien que les dates de publication des deux textes ne soient pas si éloignées l’une de l’autre, il semble bien qu’une césure se soit installée. L’Étendard peut encore être considéré comme une œuvre tardive de la littérature fantastique entre 1890 et 1930, une « floraison » qui, selon la thèse de Marianne Wünsch, s’explique par le fait que l’occultisme, à cette époque, est perçu encore comme une dimension culturelle « pertinente ». Les phénomènes étranges rapportés dans Mars en Bélier, en revanche, ne sont plus adossés à cette conviction. Avec ce roman, Lernet-Holenia apporte la démonstration que le fantastique, même s’il n’est plus porté par un savoir occultiste du point de vue culturel, peut encore se révéler pertinent du point littéraire, comme code séculier permettant de signifier le désarroi du sujet dans l’Histoire moderne.
Notes de bas de page
1 Nous citons d’après la réédition Wien, Paul Zsolnay, 1976 ; traduction française : Mars en Bélier, Paris, Christain Bourgois, 1990 (trad. : J.-J. Pollet).
2 Cf. R. Lüth, Drommetenrot und Azurblau, op. cit., p. 235 sq., 244 sq.
3 E. Lämmert, Bauformen des Erzählens, Stuttgart, Metzler, 1980, p. 176.
4 A. Lemet-Holenia, Die Inseln unrer dem Winde, Wien/Hamburg, Zsolnay, 1972, p. 314.
5 M. Wünsch, Diefantastische literatur der frühen Moderne, op. cit., p. 65-68.
6 Cf. J.-J. Pollet, Introduction à la nouvelle fantastique allemande, Paris, Nathan, 1997, p. 90-94.
7 Stephan Berg, Schlimme Zeiten, base Raume. Zeit- und Raumstrukturen in der phantastischen Literatur des 20. Jahrunderts, Stuttgart, J.B. Metzler, 1991, p. 186.
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