Chapitre 22. Leo Perutz, Gustav Meyrink : Éléments de réflexion sur la littérature fantastique « pragoise »
p. 269-279
Note de l’éditeur
Première parution dans le volume Allemands, Juifs et Tchèques à Prague 1880-1924 (sous la direction de M. Godé, J. Le Rider et F. Mayer), Université Paul Valéry de Montpellier, 1996.
Texte intégral
1En 1951, de Tel-Aviv où il vit en exil, Léo Perutz, alors presque totalement oublié, publie un dernier livre commencé voici trente années à peu près, La Nuit sous le pont de pierre (Nachts unter der steinernene Brücke)1, auquel il donne le sous-titre de « Roman fantastique » et qu’il conçoit comme « une sorte d’hommage rendu au vieux Prague, théâtre aujourd’hui disparu de son enfance perdue ».
2Il veut croire qu’il s’agit là d’un livre « réussi » et il est seulement dommage, dit-il, « qu’il ne l’ait pas publié plus tôt. Kisch et Werfel l’auraient apprécié – mais où sont-ils à cette heure ? »2. Il n’y a pas simplement dans ces mots, à notre sens, de la nostalgie. C’est la réflexion lucide d’un écrivain averti, conscient de pratiquer ici un type d’écriture qui peut paraître éventuellement anachronique.
3La littérature fantastique dite « pragoise » a en effet une sorte de modèle daté, avec en particulier les romans de Gustav Meyrink, Le Golem (1915), La Nuit de Walpurgis (1916), et on n’a pas manqué d’inscrire le texte de Perutz dans cet horizon. Certaines données biographiques éclairent ce rapprochement. L. Perutz est né à Prague en 1882 ; il y vit jusqu’à l’âge de dix-sept ans, date à laquelle sa famille s’installe à Vienne (1899). G. Meyrink, lui, fait en quelque sorte le chemin inverse : né à Vienne en 1868, il s’établit à Prague en 1881, qu’il quitte contraint en 1902, à la suite d’un scandale mémorable. Pour l’un et l’autre, donc, Prague, au moment où elle devient un sujet littéraire, est un souvenir que chacun construit, entretient à sa manière. Quarante-cinq ans après, G. Meyrink garde très exactement en mémoire le jour de son arrivée dans la ville :
Lorsque je franchis le séculaire pont de pierre qui enjambe le cours paisible de la Moldau et conduit au Hradschin avec son château respirant la sombre arrogance des vieilles lignées des Habsbourg, je fus saisi d’un effroi profond dont je ne saurais dire la raison. Cette impression ne s’est jamais totalement effacée depuis ce jour. Elle m’envahit encore aujourd’hui lorsque je repense ou que je rêve la nuit à Prague [...] Son image est si nette en moi qu’elle m’apparaît plus fantomatique que réelle. Chaque personne que j’ai connue là-bas se mue en fantôme, habitant d’un royaume au-delà de la mort...3
4Dans les premières lignes de l’épilogue de La Nuit sous le pont de pierre, le double de l’auteur se souvient lui aussi très précisément :
Vers le début du siècle, alors que j’avais quinze ans et que je fréquentais le lycée [...], je vis la cité juive de Prague pour la dernière fois [...] Bien sûr, elle ne portait plus ce nom depuis longtemps on l’appelait Josefstadt. Elle reste dans mon souvenir telle que je la vis alors [...]. Oui, je connaissais bien la vieille cité juive. J’y passais trois fois par semaine pour me rendre dans la rue des Tsiganes qui, depuis la « Rue large », la rue principale de l’ancien ghetto, menait jusqu’aux berges de la Moldau [...] Je la vois encore aujourd’hui – un demi-siècle n’est pas parvenu à effacer son image de ma mémoire... (196)
5Remarquable analogie : pour L. Perutz autant que pour G. Meyrink, Prague signifie avant toute chose une présence intacte du passé, un souvenir vivant défiant l’érosion du temps et de l’oubli.
6Cette parenté dans le mode de perception de Prague suffit-elle à générer des affinités d’écriture ? La simple comparaison des titres de leurs romans nous convainc en tout cas que l’un et l’autre voient en Prague, fondamentalement, un lieu de légendes, c’est-à-dire perméable au(x) texte(s) du passé. « Je ne connais aucune ville au monde, confesse G. Meyrink, qui comme Prague invite aussi souvent, par un étrange charme, à rechercher les traces de son passé ; c’est comme si les morts appelaient sans cesse les vivants sur les lieux où ils ont vécu pour leur murmurer que le nom de Prague ne signifie pas pour rien “le seuil” et que nulle part ailleurs la limite entre l’ici-bas et l’au-delà n’est aussi ténue ». Même si ce ne sont évidemment pas toujours les mêmes fables qui concentrent l’intérêt, il y a une sorte de « fonds commun » que l’on retrouve d’un livre à l’autre : dans La Nuit sous le pont de pierre se relit la légende du Golem, avec le personnage du grand rabbin Loew qui « appelle son serviteur silencieux, l’œuvre de ses mains, qui portait le nom de Dieu entre ses lèvres », ainsi que celle de Jan Zizka l’aveugle, héros de la liberté de la Bohême, déjà au centre de Walpurgisnacht. Chez L. Perutz autant que chez G. Meyrink, la légende ne fournit d’ailleurs pas un simple accessoire du décor, un ingrédient de couleur locale. Elle constitue au contraire la matrice même du récit, le socle à partir duquel se bâtit le roman lui-même. Nous savons par les notes de l’écrivain que Le Golem ne dépassa le stade de l’ébauche qu’à partir du moment où G. Meyrink décida de placer la légende du ghetto au cœur de son roman ; et il est remarquable que la première esquisse du chapitre introductif de La Nuit sous le pont de pierre soit un texte publié par L. Perutz en 1925 dans le Neuer Merkur justement sous le titre La légende du ghetto4.
7Il se trouve donc un certain nombre d’éléments qui, tout au moins à première vue, rapprochent le roman de L. Perutz du modèle meyrinkien du fantastique pragois. Faut-il pour autant, sans autre précaution et relativisation, l’inscrire dans cette lignée ? Hilde Spiel, dans son Histoire de la littérature autrichienne contemporaine, n’hésite pas à intégrer L. Perutz au sein du « cercle pragois » :
Kafka et Brod, Meyrink et Perutz... tous avaient vécu le combat avec l’ange... Ils furent toute leur vie profondément liés au mysticisme médiéval de Prague, regardant l’éternité dans les yeux.5
8Hans-Harald Müller, éditeur et spécialiste de L. Perutz, conteste quant à lui tout au moins la « localisation » de l’écrivain dans le champ de la littérature fantastique et surtout sa prétendue proximité avec G. Meyrink, rapportant même un propos selon lequel L. Perutz « se fâchait quand on le comparait à des auteurs tels que G. Meyrink ». Voici cerné l’objet de la présente contribution : lire La Nuit sous le pont de pierre dans son intertextualité avec le roman meyrinkien (ce qui exclut une hiérarchisation, s’écarte d’une problématique posée en termes « d’influences littéraires »), avec l’intuition qu’il s’agit là de deux écritures à la fois très proches et très différentes, que ce qui est ici enjeu, à travers une certaine littérarisation de Prague, n’est rien d’autre, finalement, que la naissance du fantastique dit « moderne ».
9Première différence patente, qui n’est certainement pas de pure forme : le roman de L. Perutz ne livre pas de véritable « peinture » du paysage pragois ; on y cherchera en vain des « descriptions » du pittoresque du ghetto, à la manière de celles qui ont fait la célébrité du Golem, ces longues métaphores filées sur le thème de la monstruosité et du labyrinthe qui, comme on sait, ont directement inspiré l’illustreur Alfred Kubin et nourri sa représentation de Perle dans L’Autre côté. La Nuit sous le pont de pierre n’offre que quelques lignes de ce style :
[...] de vieilles maisons blotties les unes contre les autres, des maisons au dernier stade du délabrement, avec des saillies et des ajouts qui encombraient les ruelles étroites, venelles tortueuses dans le dédale desquelles il m’arrivait de me perdre sans espoir lorsque je n’y prenais pas garde. Des passages obscurs, des cours sombres, des brèches dans les murs, des voûtes, telles des cavernes, où des brocanteurs vendaient leurs marchandises, des puits et des citernes dont l’eau était contaminée par la maladie pragoise, le typhus – et dans les moindres recoins, à tous les carrefours, un tripot où se retrouvait la pègre de Prague... (191)
10Mais justement : ces quelques lignes qui sacrifient au pittoresque et dans lesquelles se retrouvent d’ailleurs les principales connotations du ghetto meyrinkien – comme lieu de perfidie, de dépravation, de perdition, au sens propre et figuré – sont rejetées dans l’épilogue, au plan de l’histoire-cadre qui met en scène le double de l’auteur – adolescent âgé de quinze ans au début du siècle et qui, aujourd’hui, cinquante ans après, se rappelle le temps où il allait prendre des leçons de calcul dans le ghetto chez un étudiant en médecine du nom de Jakob Meisl, qui racontait à son élève, lors de chaque visite, des histoires légendaires liées à la figure de son ancêtre, le riche marchand Mordechai Meisl. Ainsi, la brève et unique description n’appartient pas véritablement au corps du roman, qui obéit strictement au principe du « minimalisme narratif » observé par Jan Christoph Meister, entre autres, dans le remaniement par L. Perutz du Quatre-vingt-treize de Victor Hugo6 : éviter ce qu’il appelle « le superflu » pour ne laisser subsister que les éléments chargés d’une fonction déterminée dans l’économie de la narration. La Nuit sous le pont de pierre se prive délibérément – et ostensiblement – d’une représentation spatiale de l’inquiétante étrangeté. Le fantastique, pourvu que l’on maintienne le terme, s’élabore conséquemment au seul niveau de « la narration pure ».
11Sous ce rapport, le roman présente un récit qui s’érige en quelque sorte en sa propre énigme. Voici en effet, comme l’auteur l’indique, « un roman d’une construction singulière : les différents chapitres ont l’aspect et se lisent comme des nouvelles indépendantes les unes des autres et il faut quelque temps avant que l’on s’aperçoive que l’on a affaire à une intrigue romanesque relativement serrée, mais qui ne suit pas un développement chronologique ». Essayons, dans un premier temps, de jouer le jeu, de renouer, au long des quatorze nouvelles qui constituent autant de chapitres du livre, le fil d’une intrigue romanesque.
12Si l’on veut bien faire abstraction du temps fictif où se déroule l’action – l’époque contemporaine chez G. Meyrink, la fin du XVIe, le début du XVIIe siècle chez L. Perutz –, on peut dire que, comme dans Le Golem et La Nuit de Walpurgis, tout commence, dans La Nuit sous le pont de pierre, avec le passage du pont.
13À l’origine, il y a deux univers bien circonscrits, délimités topographiquement : le château, monumental et menaçant, habité par l’empereur Rodolphe II, roi de Bohême et de Hongrie, sombre et fantasque, plus préoccupé d’art, d’astronomie et d’alchimie que de politique ; et « en bas », sur l’autre rive de la Moldau, la ville grouillante avec ses auberges où se côtoient marchands, valets et saltimbanques, avec le ghetto aux ruelles tortueuses. Deux univers hétérogènes entre lesquels on ne circule pas ou, plus exactement, entre lesquels les échanges sont rigoureusement codifiés. L’empereur ne descend en principe dans la ville qu’en cortège, à date protocolaire ; dans l’autre sens, seuls peuvent monter quotidiennement au château les bouchers qui livrent la viande pour les deux lions, l’aigle et les autres bêtes fauves que le souverain élève dans le Fossé aux Cerfs. Qui veut passer d’un monde à l’autre en dehors de ce code ne peut le faire que sous le masque : Rodolphe doit s’affubler d’un costume d’écrivain public pour visiter un atelier de peinture (chapitre 9), Mordechai Meisl doit se déguiser en boucher pour apercevoir l’empereur (le seul qui traverse la frontière commodément, impunément, c’est-à-dire à visage découvert, est Philipp Lang, « l’âme damnée »).
14Or l’histoire se noue, précisément, à partir du moment où il y a transgression du code qui régit les échanges, et donc menace de confusion, de contamination d’un monde par l’autre. L’empereur, un jour qu’il visitait le quartier juif, aperçut sur son chemin le visage d’une jeune fille qui le captiva ; il s’agissait d’Esther, la jeune épouse du marchand Mordechai Meisl, qui était d’une étrange beauté ; l’empereur amoureux ordonna au grand rabbin qu’il conduisît la jeune femme au château ; celui-ci se récria, invoquant les lois sacrées de Dieu ; devant ce refus, l’empereur menaça de chasser tous les juifs de son royaume et de ses États comme un peuple félon ; usant de son pouvoir magique, le grand rabbin accomplit alors l’inouï :
Le grand rabbin partit et alla planter sur la berge de la Moldau, sous le pont de pierre, un rosier et un romarin. Puis il se pencha sur eux et prononça une formule magique. Une rose rouge fleurit alors sur le rosier. La fleur du romarin s’approcha de la rose et se blottit contre elle. Et toutes les nuits, l’âme de l’empereur traversait les airs pour aller se blottir dans la rose rouge, et l’âme de la juive dans la fleur du romarin. Nuit après nuit, l’empereur rêvait qu’il tenait entre ses bras sa bien-aimée, la belle juive, et nuit après nuit, Esther, la femme de Mordechai Meisl, rêvait qu’elle était dans les bras de l’empereur. (194)
15On notera la singularité, l’ambiguïté de la transgression ici racontée, par rapport à la version meyrinkienne, où il y a effectivement, concrètement, franchissement du pont. Le Golem oppose au sombre labyrinthe du ghetto, de l’autre côté de la Moldau, son antithèse, le quartier du Hradschin, avec son architecture « fière », « hautaine », « aérienne » : arcades de pierre et portes cochères « que l’on traverse » (et non plus où l’on s’engouffre, où l’on s’abîme), palais baroques « avec leurs portails sculptés où des têtes de lion mordent dans des anneaux de bronze » (la bête est ici maîtrisée, domptée, figée), toits et pignons se découpant « sur un ciel plein d’oiseaux », et le héros, Athanasius Pernath, est précisément celui qui passe d’un monde à l’autre, qui, après qu’un médecin lui a loué une chambre dans le ghetto, à sa sortie de l’asile psychiatrique, pour le soustraire à tout ce qui pourrait réveiller en lui des souvenirs douloureux, s’arrête finalement sur le pont, contemple « les flots bouillonnants » et prend conscience « qu’il n’est chez lui sur aucune des deux rives ». La Nuit de Walpurgis accentue encore l’antithèse dans le partage du paysage urbain : d’un côté de la Moldau, le Hradschin, avec ses demeures hors du temps ; de l’autre, « en bas », « la ville », « le Monde », où « la main inexorable de la guerre a laissé des traces de sa fureur destructrice » et que l’aristocratie du Hradschin ne veut observer qu’au télescope, rassurée par le fait que « jusqu’à présent, la stupide agitation de la populace n’a jamais franchi la Moldau » ; or cette fois-ci, justement, la frénésie, « la procession de la folie » va se propager au-delà du fleuve et se répandre, avec la complicité des domestiques, dans le quartier des sombres palais. Dans le roman de L. Perutz, en revanche, il y a et il n’y a pas exactement transgression, les amants se rencontrent, certes, mais symboliquement, la frontière entre le château impérial et le quartier juif se trouve simultanément abolie et affirmée par la rencontre sous le pont de pierre. Christianisme et judaïsme ne peuvent se rejoindre qu’en une sorte de non-lieu, une utopie interdite à la fois par la réalité et, comme le prouve la suite de l’histoire, par la loi divine.
16La transgression, fût-elle symbolique, génère en effet comme chez G. Meyrink des conséquences catastrophiques. Ce n’est sans doute pas un déchaînement de violence, de fureur destructrice comme celle que déclenche la réapparition du fantôme du Golem ou celle qui anime les émeutiers conduits par le tambour de Jan Zizka de La Nuit de Walpurgis. C’est une épidémie de peste qui, en 1589, ravage la cité juive et qui est interprétée comme un châtiment divin frappant la communauté qui abrite en son sein une femme qui vit dans le péché d’adultère.
17La catastrophe peut-elle s’effacer ? Les deux romans de G. Meyrink inscrivent le déchaînement de la violence dans le scénario de la légende vérifiée, légende construite, à chaque fois, sur le schéma d’un éternel retour : le fantôme du golem resurgit, dit-on, tous les trente-trois ans, tandis que l’irrépressible passion sanguinaire qui s’empare des émeutiers est liée à une « Nuit de Walpurgis » comme « celle qui revient chaque année le 30 avril et où, selon la croyance populaire, le peuple des fantômes se libère de ses chaînes ». Dans cette vision cyclique-mythique, le phénomène de la fureur destructrice, qui reçoit en tout état de cause une explication, ne disparaît certes pas de l’Histoire, mais s’apaise néanmoins provisoirement, sans que les hommes soient pour quelque chose dans ce processus infini. La Nuit sous le pont de pierre, en revanche, prête apparemment une certaine efficacité au grand rabbin pour écarter le malheur. Devant les ravages de l’épidémie, il descend un soir en secret jusqu’au pont de pierre, trouve le buisson avec le rosier et le romarin étroitement enlacés, arrache celui-ci et le jette dans les eaux :
Cette nuit-là, la peste disparut des rues de la cité juive. Cette nuit-là, la belle Esther, la femme du juif Meisl, mourut dans sa maison de la place des trois Fontaines. Cette nuit-là, dans son château de Prague, Rodolphe II empereur du Saint-Empire romain, s’éveilla de son rêve en poussant un cri. (15)
18Il y a donc bien conjuration du mal, avec ce paradoxe que nous voyons ici la destruction du symbole venir en quelque sorte attester la « réalité » de celui-ci. Mais la restauration de l’ordre est cependant relativisée si l’on prend en compte l’épilogue, qui montre comment l’aventure « putative » entre l’empereur et la femme juive a eu des conséquences jusque dans l’histoire récente : après la mort d’Esther en effet, Mordechai Meisl, qui avait conclu un pacte avec l’empereur – en échange de sa protection, il le pourvoyait en or, en faisait même son héritier – finit par soupçonner son infortune et décida de se venger en dilapidant ses immenses richesses au profit de la communauté, en faisant par exemple éclairer et paver les ruelles du ghetto ; le lendemain de son enterrement, les gens de l’intendance de la cour de Bohême envahirent sa maison pour mettre la main sur son argent ; ne trouvant rien, le fisc entreprit une action en justice contre l’ensemble de la communauté juive ; « le procès dura cent quatre-vingts ans et l’affaire ne fut classée que sous le règne de l’empereur François Joseph II ». La catastrophe engendrée par la rencontre réelle/rêvée sous le pont de pierre se confond, finalement, avec la persécution du peuple juif qui ne s’arrête pas, d’ailleurs, avec l’extinction de l’action judiciaire, dans la mesure où l’épilogue, le temps de la narration, se joue précisément durant la destruction du ghetto qui voit « la fortune de Meisl se transformer en un monceau de gravats et de débris, s’élever dans l’air en un épais nuage de poussière rougeâtre »7.
19 Mais nous avons lu jusqu’ici le roman de L. Perutz en quelque sorte « contre nature », c’est-à-dire en reconstituant linéairement une action principale que la structure narrative, justement, s’ingénie à briser. En réalité, le point de départ chronologique de l’action – le jour où l’empereur aperçut pour la première fois Esther, où le rabbin, cédant aux menaces du souverain, accomplit le miracle de la rose et du romarin – est situé au quatorzième et ultime chapitre, quant à l’acte magique du rabbin censé écarter le malheur de la communauté, c’est avec lui que s’ouvre le roman. Entre ces bornes du récit, les différents chapitres se croisent, se complètent, éclairent sous des angles différents les figures de l’empereur, de la belle juive et du riche marchand. Il convient de mesurer toutes les implications de cette manière « anachronique » de raconter, en particulier dans la perspective du fantastique.
20L’anachronie – la rupture de l’homologie entre la succession des événements et l’ordre dans lequel ils sont narrés – constitue un procédé romanesque tout à fait banal, mais qui est en principe beaucoup plus difficile à manier dans le cas de l’écriture fantastique « classique » qui, à partir du moment où elle se définit comme la mise en scène d’une rupture, d’une déchirure, doit clairement laisser reconnaître un « avant » et un « après ». Or le roman de L. Perutz pousse ici le paradoxe jusqu’à l’extrême limite : ce n’est pas seulement que l’épisode initial se trouve rejeté dans les dernières lignes et que le dénouement fournisse l’incipit – nous ne croyons certainement pas, de la part du romancier, à une simple coquetterie stylistique. C’est le sens même de l’écriture fantastique que modifie cette manière de raconter. J.-F. Demet décrit très bien l’effet de chiasme de cette structure narrative : « la destruction des symboles d’un fait irréel permet la disparition des conséquences réelles de ce même fait irréel ». Autrement dit : le roman de L. Perutz pose la question de savoir comment un symbole peut être vrai. Le vrai mystère, au plan du texte, est celui de la métaphore filée de la rose et du romarin, posée au cœur du récit, au chapitre 7 :
Quand le vent du soir soufflait sur les ondes du fleuve, la fleur du romarin se blottissait un peu plus contre la rose rouge, et l’empereur qui rêvait sentait sur ses lèvres le baiser de l’amante de ses songes...– Tu pleures, dit la rose rouge. Tes yeux sont humides et les larmes coulent sur tes joues telles des gouttes de rosée. – Je pleure, dit le romarin parce que je dois te quitter alors que je voudrais rester encore. (73)
21L’ultime chapitre, sans doute, crédite le grand rabbin de pouvoirs magiques : transmission de pensées, manipulation des rêves, locomotion dans l’espace seraient après tout imaginables. Mais cette révélation, évidemment, n’en est pas une. Nous ne saurons jamais si Rodophe et Esther se sont rencontrés en rêve ou en réalité. Là n’est pas la question et peu importe, nous dit finalement tout le roman. Il n’y a que le texte lui-même pour apporter la preuve de l’efficacité du symbole.
22 L. Perutz efface, dépasse ainsi un moment essentiel de la narratologie fantastique traditionnelle – dont relève (encore) le roman meyrinkien –, c’est-à-dire l’interrogation sur le statut de l’événement, l’hésitation sur la question de savoir si celui-ci ressortit à l’ordre du naturel ou du surnaturel. Les différentes nouvelles qui composent chacun des chapitres de La Nuit sous le pont de pierre reprennent un certain nombre de thèmes appartenant au catalogue du fantastique : la réapparition des trépassés, le don de divination, la malédiction réalisée, etc. Mais aucun d’entre eux ne fournit l’occasion d’un questionnement culturel sur les limites du vraisemblable. Lorsque le pauvre violoneux Jäckele-Bär et son compère de misère voient apparaître, la nuit, dans le cimetière, les fantômes des enfants défunts, ils doutent bien un moment de leurs sens, mais se persuadent très vite « que c’est effectivement l’autre monde qui s’offre à leurs yeux ». L’effroi qui les saisit ne tient pas à la nature de l’événement lui-même (leur vision du monde intègre parfaitement l’existence de manifestations surnaturelles de ce genre), mais sur le sens qu’il convient de lui attribuer. Il s’agit de savoir « interpréter les signes terribles de Dieu » (10). Le fantastique reste bien lié à un questionnement, un mystère à déchiffrer ; celui-ci, cependant, ne se construit plus sur le statut de l’événement lui-même, mais sur sa valeur en tant que signe, sur sa fin au regard de Dieu.
23Et c’est précisément cette question du sens – c’est-à-dire de la nécessité dans laquelle tel ou tel événement, tel ou tel acte s’inscrit –, qui est relayée dans le retour à l’histoire-cadre, au temps de la narration, à travers le bref dialogue entre le récitant et son élève qui conclut certains épisodes (chapitre 2,4, 8 et 9). Le commentaire est toujours le même : chaque anecdote est interprétée comme une illustration de ce que l’on pourrait appeler l’ironie de l’histoire. Que Pierre Zaruba, un petit noble de Bohême, ait en 1598 imprudemment goûté dans une auberge de la ville aux restes d’un repas servi au château, enfreignant ainsi la prophétie de Jan Zizka qui lui promettait « de rétablir la sainte liberté de la Bohême pourvu qu’il ne mangeât jamais à la table de l’empereur », voilà qui expliquerait, selon le récitant, « pourquoi la Bohême a perdu sa liberté et comment elle est devenue autrichienne », ce qui démontre une fois de plus « l’ignorance et l’incompétence de ceux qui rédigent les manuels d’histoire » (25). De la même façon, le chapitre 8 nous enseigne que « c’est un chien qui aboyait et un coq qui chantait qui ont été à l’origine de la fortune de Wallenstein » (107) : celui qui n’était encore qu’une jeune et beau capitaine ambitieux, mais désargenté, et qui s’est laissé conduire, les yeux bandés, en un lieu secret pour, croit-il, participer à un complot, reconnaît grâce à ces deux indices qu’il se trouve en réalité dans la demeure voisine d’une riche veuve, Lucrezia Landeck, qui a jeté son dévolu sur lui ; l’intrigue politique n’était qu’une aventure galante ; mais une fois dévoilée l’identité de la dame masquée, « il n’y avait pas d’autre issue que le mariage » ; la riche héritière mourut très jeune et « sa fortune permit à Wallenstein de constituer deux régiments de dragons et de les mettre à la disposition de l’empereur lorsque la guerre éclata avec Venise. Ce fut là le début d’une ascension vertigineuse » (108).
24Tout cela pour dire qu’une fois que l’Histoire a été écrite, il se trouve toujours de petites histoires (celles que, précisément, retient le romancier) pour expliquer qu’elle ne pouvait s’écrire autrement. C’était déjà, comme on sait, toute la leçon de Turlupin sur la Révolution française. Le romancier peut même s’amuser à nous fournir une contre-preuve : il se fait fort de nous expliquer – c’est-à-dire de nous raconter, les deux choses se confondent justement ici –, pourquoi quelqu’un est resté anonyme, n’est pas entré dans l’Histoire. Le chapitre 9 nous révèle pourquoi le peintre Brabanzio, malgré son talent, n’a jamais connu la célébrité : Mordechai Meisl lui donna un jour huit florins pour le portrait si ressemblant de sa femme défunte, portrait qu’il n’avait pas lui-même composé – il n’avait jamais vu Esther auparavant – mais qui était en vérité de la main de Rodolphe et que « le dilettante impérial » avait abandonné dans l’atelier au cours d’une de ses visites anonymes ; avec les huit florins en poche, Brabanzio ne souffrit pas de rester plus longtemps dans la ville, « il répondit à l’appel des contrées lointaines », partit à Venise « où l’attendait une quelconque pestilence dont il mourut » (120).
25Quel rôle cette conception fataliste-ironique du rapport de l’individu à l’Histoire, à son histoire, joue-t-elle dans l’intrigue principale ? Le dernier chapitre (et chronologiquement le premier), intitulé « L’ange Asaël », explicite le lien entre l’une et l’autre. Tout ce qui est arrivé, nous dit-on, est la conséquence d’une intervention intempestive du rabbin dans le cours des choses, le jour où l’empereur romain traversa la cité juive sur son palefroi blanc et échappa à un attentat fomenté contre lui par l’un de ses proches :
L’un des serviteurs de celui-ci s’était caché sur le toit d’une maison du quartier juif. Il avait descellé une lourde pierre du mur, et lorsqu’avaient retenti les trompettes et que s’étaient élevés les cris d’allégresse de la foule alentour, il l’avait lâchée du haut du toit pour qu’elle tombât sur la tête de l’empereur [...]. Mais le grand rabbin avait vu la pierre tomber et grâce au pouvoir dont il était doté, l’avait métamorphosée en un couple d’hirondelles qui frôla la tête de l’empereur avant de s’élancer vers le ciel et de se perdre dans les airs. (192)
26Asaël, l’ange précepteur qui apparaît au rabbin, lui reproche d’être ainsi intervenu dans « le plan de la Création et, ce faisant, d’avoir troublé l’équilibre du monde ». Et c’est cette première faute du rabbin qui entraîna la seconde, lorsque, pour protéger la communauté juive, il céda à l’empereur qui venait d’apercevoir la belle Esther et réclamait sa présence au château. La faute originelle est donc celle de s’imaginer qu’on peut être libre de modifier le cours des choses. C’est au fond la même faute, la même illusion que celle du baron von Yosch, le héros-narrateur du Maître du Jugement dernier, qui voudrait réécrire son histoire « pour essayer d’apporter la preuve qu’il aurait pu être innocent si le destin ne l’avait décidé autrement » ou encore celle de Stanislas Demba, le héros du Tour du cadran qui s’imagine, au moment de mourir, que si une seconde vie lui était offerte, celle-ci serait fondamentalement différente de la première8.
27Pour saisir ce qui sépare l’écriture fantastique pérutzienne du modèle « classique », on peut faire retour sur l’aventure du chapitre 5, qui raconte comment l’empereur superstitieux s’imaginait poursuivi par les fantômes des morts. Se présente un jour au château l’ambassadeur de l’empire du Maroc ; Rodolphe reconnaît immédiatement en lui un ancien palefrenier des écuries impériales, condamné à être pendu pour un larcin. On se moque de la crédulité de l’empereur. En réalité, il est le seul esprit clairvoyant, car l’ambassadeur du Maroc, nous l’apprenons à la fin, est bien son ancien domestique qui aurait été pendu s’il n’était parvenu à s’échapper au dernier moment de sa prison et dont on a naturellement caché l’évasion au souverain... Fantastique n’est pas le fait que les revenants pourraient exister – nous sommes ici au second degré, face à une sorte de parodie de l’histoire de fantôme. Fantastique est (seulement) le concours de circonstances qui fait que l’on pourrait croire qu’ils existent. La même leçon est offerte par le personnage de l’astronome Johannes Kepler, au centre du chapitre 8, qui ne veut croire qu’en la science et se refuse obstinément à faire des prédictions, à confondre l’astronomie qu’il pratique avec l’astrologie des charlatans : « Quiconque prévoit les choses en se fondant seulement et uniquement sur le ciel se fourvoie, et si d’aventure cela réussit, c’est à la chance qu’il le doit » (82). Et pourtant, c’est lui qui avait annoncé au jeune capitaine Wallenstein venu le consulter avant de se rendre à son mystérieux rendez-vous que Vénus, et non Mars, allait influencer son signe et décider de sa carrière... Le fantastique, encore une fois, s’est déplacé, par rapport à une histoire « classique » de prédiction réalisée. Il ne tient plus à l’hypothèse selon laquelle la destinée humaine pourrait être effectivement influencée par des éléments « surnaturels » ; il réside dans le fait que cette hypothèse pourrait être vérifiée malgré elle, sans qu’il soit besoin, à la limite, d’y croire... Autrement dit : il y a toujours un texte par rapport auquel la réalité peut recevoir un sens, apparaître comme nécessaire.
28« Tout est écrit » : la formule vaut aussi bien pour le roman meyrinkien de la légende réalisée que pour La Nuit sous le pont de pierre. Mais il s’opère avec L. Perutz un décalage, une sécularisation au profit d’un fantastique « textuel ». Nous sommes ici au plus près des fictions labyrinthiques, de la bibliothèque de Babel d’un José Luis Borgès. Il est sans doute hasardeux de parler d’une école pragoise du fantastique, mais il est néanmoins remarquable qu’à travers G. Meyrink et L. Perutz, Prague livre une sorte de paradigme du fantastique moderne9.
Notes de bas de page
1 Le livre paraît en 1959. Nous citons d’après la réédition München, dtv, 1978. Traduction française, Paris, Fayard, 1987 (trad. : J.-C. Capèle).
2 Cf. H.-H. Müller, posface à Herr, ernarme dich meiner !, op. cit., p. 263.
3 G. Meyrink, « Die Stadt mit dem heimlichen Herzschlag », in Das Haus zur letzten Latern, op. cit., traduction française dans Histoires fantastiques pragoises, op. cit.
4 H -H. Müller, Léo Perutz, München, C.H. Beck, 1992, p. 131.
5 Hilde Spiel, in Kindlers Literaturgeschichte der Gegenwart, Zürich, Kindler Verlag, 1976.
6 J.-C. Meister, « Éviter le superflu. À propos du minimalisme narratif chez Léo Perutz », in Léo Perutz ou l’ironie de l’Histoire (J.-J. Pollet édit.), op. cit.
7 Sur l’importance de la thématique juive chez Léo Perutz, voir Michael Mandelartz, Poetik und Historik. Christliche und jüdische Geschichtstheologie in den historischen Romanen von Léo Perutz, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1992
8 Cf. H.-H. Müller, « Structure narrative et interprétation du roman Le Tour du cadran » in J.-J. Pollet (édit.) Léo Perutz ou l’ironie de l’Histoire, op. cit, p. 95-107.
9 Cf. Jens Malte Fischer, « Deutschsprachige Phantastik zwischen Décadence und Faschismus » in Phaïcon 3. Almanach phantastischer Literatur (hrsg. v. R.A. Zondergeld), Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1978, p. 112-116.
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