Chapitre 21. La reconnaissance de Judas : Lecture du Judas de Léonard
p. 253-268
Note de l’éditeur
Première parution dans l’ouvrage collectif (édit. : J.-J. Pollet et J. Sys), Figures du traître. Les représentations de la trahiuson dans l’imaginaire des lettres européennes et des cultures occidentales, Arras, Artois Presses Université, 2007.
Texte intégral
1De tous les romans de Léo Perutz, le dernier, Le Judas de Léonard (Der Judas des Leonardo), publié en 19591, deux années après la mort de l’écrivain et grâce aux soins d’Alexander Lemet-Holenia, a été pratiquement ignoré par la critique lors de sa parution et n’a pas jusqu’à présent véritablement retenu l’attention des spécialistes.
2Outre la suspicion qui peut peser sur une œuvre posthume, la raison de ce manque d’intérêt tient à ce que le roman, apparemment, obéirait à la construction la plus classique, dépouillée de tout élément de fantasticité, et redoublée par une organisation sémantique fondée sur une identification sans ambiguïté des figures du bien et du mal : nous serions loin des vertiges fictionnels et des ambivalences thématiques prisés par les lecteurs de Perutz !
3Nous nous proposons de contester, sinon de renverser cette lecture simpliste. Avec l’idée que cet ultime roman, autour de la question de la reconnaissance de Judas, livre en vérité une clef de l’univers fictionnel pérutzien.
1. Mettre un nom, prêter un visage
4Nous sommes en 1498, dans le duché de Milan – à une époque où la fortune et le prestige du duc Ludovic Sforza, dit le More, commencent de décliner. Dans cette atmosphère de fin de règne encore pleine de splendeurs, messire Léonard de Vinci, dont le duc est le protecteur, est mandé au château pour justifier le retard pris dans l’achèvement du grand tableau de la Cène que lui ont commandé les moines dominicains du couvent de Santa Maria delle Grazie. Et le peintre d’expliquer qu’il n’a pas encore trouvé « l’homme le plus vil de tout Milan afin de donner ses traits à Judas... Donnez-moi Judas, noble seigneur, et vous jugerez de mon zèle ! » (31) S’ensuit un dialogue sur la vraie nature du péché de Judas qui, selon messire Léonard, dépasse la mesure humaine de la cupidité, de l’envie ou de la perfidie, et ne consiste en rien moins que « l’orgueil qui le conduisit à trahir l’amour qu’il éprouvait » (35).
5Point de départ du roman, ce dialogue sur le péché de Judas reprend et conceptualise une thématique qui court tout au long de l’œuvre de Perutz, autour de la trahison et de la figure du traître. Celle-ci s’imprime, sous des formes variées et plus ou moins appuyées, pratiquement en chaque fiction. Déjà avec le premier roman, La Troisième Balle (Die drille Kugel, 1915) : le soldat Garcia Novarro, l’agent de la fatalité (tout au moins celui qui prononce la parole fatale au moment de son exécution) est pendu pour trahison (une vraie-fausse trahison, comme on sait, puisqu’il a été berné par Grumbach). Le Marquis de Bolibar (Der Marques de Bolibar, 1920), également, se lit comme l’histoire d’une trahison, au sens premier du terme (tradere) dans la mesure où il raconte comment une ville est livrée à l’ennemi avec la complicité des assiégés (même si ces derniers agissent en quelque sorte à leur corps défendant). Quant à Demba, le héros du Tour du Cadran (Zwischen neun und neun, 1918), il (se) donne comme raison de son errance suicidaire et provocatrice un amour trahi – c’est Sonia qui, de fait, livre son adresse à ses poursuivants. Le jeune émigré russe assassiné avec la complicité involontaire du narrateur dans Pour avoir bien servi avait livré l’un de ses amis et rival à la police secrète, etc. On pourrait multiplier les exemples.
6Le nom de Judas ponctue cette thématique. Dans l’étude de toutes les occurrences onomastiques, il convient naturellement de faire la part du « réalisme linguistique » de l’écriture pérutzienne, en particulier dans les romans historiques, qui déclinent toute une série d’expressions populaires imagées, construites sur le nom de l’Iscariote pour désigner un discours peu crédible (« chanter la chanson du pauvre Judas »)2, une âme vénale (« Vous croyez donc que tout s’achète ? Pour trente pièces d’argent, vous seriez prêt à faire pire que Judas ! »)3 une satisfaction perverse (« – l’enfant est mort, dit lentement Gunther et dans ses yeux brillait la joie triomphale d’un Judas Iscariote »)4, une invite à la méfiance (« restons vigilants car les deux compères ont l’air de méditer quelque coup. Ils s’entendent comme les pignons d’une même pomme de pin et si l’un ressemble à Judas, l’autre a nom Iscariote... »), etc. Au-delà de ces emplois à valeur métaphorique, le nom de Judas s’énonce par ailleurs à certains moments-clefs de l’action narrée.
7Ainsi, dans La Troisième Balle, le nom intervient dans l’épisode de la première réalisation de la parole fatale de Garcia Novarro, qui prophétise la destination des trois balles de l’arquebuse dérobée (« Que la première balle soit pour ton souverain impie, la seconde pour ta putain diabolique et la troisième... pour toi-même ! »)5. Pour secouer l’apathie des Indiens qui assistent sans broncher à l’exécution d’un de leurs chefs par les soldats de Cortez, « vint à l’esprit de Grumbach un projet aussi terrifiant que fut le geste de Judas, si cruel qu’on l’eût cru surgi du cerveau d’un chien enragé, si barbare que lui-même en trembla, mais d’une habileté consommée » : Grumbach se saisit de l’arquebuse, se dissimule dans les rangs espagnols et tire sur le roi Montezuma lui-même ; alors, les Indiens ivres de colère et de vengeance, se rebellent enfin et se ruent sur l’ennemi. La référence à Judas, outre sa valeur hyperbolique pour désigner l’acte à la fois le plus retors et le plus cruel que l’on puisse imaginer, connote également, dans ce contexte, ce que l’on peut appeler avec M. Martinez « la congruence des motivations causale et finale »6 : Grumbach croit mettre son geste au seul compte de son génie de stratège, sans concevoir qu’il puisse être, à cet instant, « agi » : « personne n’avait eu le temps de se souvenir du soldat Garcia Novarro et de penser que la première malédiction s’était ainsi tragiquement accomplie ». La ruse imaginée par le héros guerrier ne serait encore que l’instrument d’une ruse du destin.
8Dans Le Marquis de Bolibar, l’épisode du couvent de Saint-Daniel prête à la citation du nom de Judas une signification comparable. Pour troubler le tête-à-tête amoureux entre la belle Monjita et leur colonel, les officiers des régiments allemands de la ligue du Rhin se précipitent sur l’orgue pour entonner bruyamment un chant de leur composition qui brocarde leur supérieur et dont l’ultime strophe dit : « Et une fois les thalers en poche/Le courage alors lui revient/Pour voler et pour piller/Il retrouve ses esprits/Ô Judas, ô infâme/Au casque roux... ». Ce faisant ils déclenchent ainsi, alors qu’ils sont parfaitement avertis du code de la guérilla espagnole pour communiquer avec les assiégeants et les aider à prendre la ville (d’abord une fumée noire qui sortira de la maison du Marquis, puis les orgues qui retentiront, enfin le messager qui apportera le poignard du colonel) le second signal qui commande à l’ennemi de mettre son artillerie en position. Ils mesurent d’ailleurs immédiatement, sans pouvoir les effacer, toutes les conséquences de leur geste : « Je repris d’un coup mes sens, une sueur froide coulait sur mon visage, mes genoux tremblaient et tandis que l’orgue ne cessait de gronder : “Ô Judas, ô infâme”. Je me demandai avec angoisse ce que nous venions de faire là... » Comme pour l’épisode de Montezuma dans La Troisième balle, la mention de Judas (ici une métaphore, là une citation) commente l’enchaînement des événements narrés ; elle pointe une action qui fait de l’acteur, objectivement, un traître (Grumbach assassin du roi dont il a épousé la cause ; les officiers allemands livrant la ville qu’ils défendent à l’ennemi), mais en un accomplissement dont il est à la fois l’artisan et le jouet.
9Après une allusion au début du Maître du Jugement dernier (Der Meister des Jüngsten Tages, 1923), dans le cadre d’une vision infernale suscitée par le deuxième mouvement du trio en si majeur de Schubert (« tout pouvoir est donné aux forces infernales, le jour s’est levé, le dernier jour, le jour du Jugement dernier, Satan triomphe des âmes pécheresses, et la plaintive voix humaine retombe des hauteurs, et se brise en un rire désespéré de Judas »)7, le nom de Judas réapparaît dans la La Nuit sous le pont de pierre (Nachts unter der steinernen Brücke, 1953), au sein de la nouvelle intitulée « l’alchimiste oublié ». L’épisode se déroule au château impérial de Prague et présente un dialogue entre l’empereur Rodolphe II de Habsbourg et son bouffon Brouza. Tous deux commentent un tableau, « un Parmesan représentant la Cène, avec le Sauveur et ses apôtres »– ce qui nous amène ainsi, au plan thématique, dans la proximité immédiate du Judas de Léonard. Brouza feint de ne compter, sur la toile, que les douze fils du patriarche Jacob et l’empereur le reprend :
– Ils sont treize, et non pas douze, lui fit remarquer l’empereur,
ne reconnais-tu pas le Christ ?
– Maintenant que tu me le montres, petit seigneur, je le reconnais, répondit Brouza. Dieu soit avec Toi, Christ ! (Puis il ajouta d’un ton fâché, comme s’il estimait que le Christ devait toujours chanceler sous le poids de sa croix : ) Il est à table et fait bonne chère !
– Il parle avec Judas, qui l’a vendu et trahi, expliqua l’empereur.
– Que m’importe ? Il peut bien l’avoir trahi, grogna Brouza. Je ne me mêle pas des querelles des grands seigneurs. Je laisse chacun agir comme il l’entend, et ne me soucie de personne.
Il pensait qu’en entendant ces propos, qui lui semblaient bien assez sacrilèges, l’empereur saisirait sa canne et le rosserait. Mais son maître se contenta de le rappeler à l’ordre avec des paroles apaisantes.
– Tu dois parler des choses saintes avec respect, dit-il, tu es chrétien, que je sache.
– Et toi ? Es-tu chrétien et considères-tu que vendre le Christ est une sainte action ? rétorqua Brouza. Tu fais même commerce du Christ ? – Tu prétends que je fais commerce du Christ ? dit l’empereur étonné. Brouza fit mine de lui demander des comptes :
– Quel est le Judas qui t’a vendu ce Christ, et combien l’as-tu payé ?
– Ce n’est pas un Judas, c’est Granvella, le neveu du cardinal, qui m’a vendu ce beau tableau, et je l’ai payé quarante ducats et maintenant va, laisse-moi en paix ! répondit l’empereur.
– Quarante ducats ? s’exclama Brouza. Tu vois bien, petit seigneur, que j’ai raison quand je te dis que tu administres tes affaires comme un véritable sot. Tu as payé quarante ducats pour ce Christ peint, alors que le Christ vivant ne vaut guère plus que trente sous.
– Tu me traites de sot ? Attends un peu, je vais t’inculquer les bonnes manières...8
10À la fin de cette scène, Brouza obtient effectivement ce qu’il était venu chercher : il se fait rosser par l’empereur et reçoit aussitôt après, pour ses plaintes et gémissements, un dédommagement de trois florins.
11Pour la première fois – et, en cela, l’épisode préfigure très exactement notre roman –, le problème de Judas est posé, explicitement, comme celui de la représentation de Judas, à la jointure entre le questionnement théologico-éthique et l’esthétique. Avec, sur le mode burlesque, tous les paradoxes de la dialectique entre l’art et la réalité, constituant ici les différents degrés d’une provocation bouffonne : « compter » le Christ (le reconnaître) sur le tableau implique nécessairement « compter » Judas ; les mettre ainsi l’un à côté de l’autre signifie-t-il pour autant que « vendre le Christ est une sainte action » ? Le tableau dans lequel tous deux s’inscrivent possède en tout état de cause une valeur vénale et se laisse donc lui aussi acheter...
12Tout ceci pour convaincre que Le Judas de Léonard ne doit pas être considéré comme un roman épigonal par rapport à l’ensemble de l’œuvre pérutzienne, qui multiplie les variations sur le nom, l’image de Judas.
2. Une fatalité ordinaire
13Revenons à la lettre du roman.
14Après l’épisode, en forme de préambule, à la cour du duc de Milan, nous suivons à travers un récit conduit auctorialement les aventures d’un certain Joachim Behaim, que messire Léonard a croisé furtivement dans la cour du château, « sans lui accorder un regard », au moment où il quittait la résidence ducale.
15Celui-ci est un maquignon originaire Bohême, où il vit habituellement. « même s’il préfère se dire allemand »9. Comme tous les héros pérutziens, Joachim Behaim poursuit avec obstination une idée fixe, une raison qu’il se donne : il est venu à Milan certes pour négocier auprès des écuries du duc la vente d’une paire de chevaux, mais surtout afin de recouvrer auprès d’un usurier du nom de Boccetta une ancienne dette de dix-sept ducats.
16Cette obstination à faire valoir son droit établit une parenté avec le Michael Kohlhass de Heinrich Kleist10, lui aussi maquignon de son état : « après tant d’années de sommation et de vaine attente, il n’allait tout de même pas laisser passer l’occasion de percevoir son argent, personne ne pouvait exiger de lui qu’il renonçât à une revendication plus que légitime, il n’était pas homme à s’avouer vaincu, et puis le droit devait rester le droit... » (28).
17Le hasard de ses déambulations dans la ville lui fait croiser le chemin d’une jeune fille, Niccola, dont il tombe aussitôt éperdument amoureux, qu’il réussit finalement à approcher et avec qui il va nouer de tendres liens. Jusqu’au jour où il apprend qu’elle n’est autre que la fille de l’usurier Boccetta. Cette révélation, qu’il doit bien finir par accepter, est alors pour lui « comme un coup de poignard dans son cœur ».
18Jusqu’à ce moment du roman, nous avons affaire à un récit homogène, porté par un narrateur hétérodiégétique (c’est-à-dire extérieur à la fiction qu’il raconte) adoptant comme perspective, le plus souvent, une focalisation interne sur le personnage de Behaim. C’est en revanche à travers une narration diffractée que nous lisons la fin de l’histoire. Le chapitre XI est narré en partie du point de vue d’un certain Mancino, chanteur des rues et rimailleur, ami de tous les artistes de Milan – les peintres d’Oggiono et Léonard, le compositeur Martegli, le sculpteur Simoni –, compagnon d’auberge de Behaim grâce à qui il a d’ailleurs pu retrouver Niccola après l’avoir entrevue, la première fois, sur la place du marché. Le chapitre suivant offre la confession de ce même Mancino, agonisant sur un lit d’hôpital, au milieu de ses amis : devant eux se présente ensuite Behaim lui-même pour relater sa version des faits, avant de quitter la ville (chapitre XIII). On peut les recomposer ainsi :
19Dès qu’il s’est définitivement convaincu que Niccola est la fille de l’usurier, Joachim ourdit un sombre stratagème. Il promet à la jeune fille de l’emmener vivre avec lui en Vénétie, à condition de trouver les quarante ducats nécessaires au voyage ; lorsque Niccola, dans sa naïveté, vient le rejoindre avec la somme qu’elle a dérobée à son père, il feint de réprouver son geste, la repousse avec mépris et lui enjoint de restituer cet argent, non sans avoir au préalable prélevé pour lui-même les dix-sept ducats qui lui reviennent au titre de son ancienne créance. Niccola est au désespoir. Pour ne pas mourir de honte, elle supplie Mancino de rapporter clandestinement l’argent dérobé à son père. Mais Mancino se fait surprendre, au moment où il tente de franchir la fenêtre, par Boccetta qui, croyant avoir affaire au maquignon allemand venu le voler, lui fend le crâne.
20Ironie du sort et aléas d’une fatalité ordinaire, comme Perutz en réserve à nombre de ses personnages. Cependant l’idée fixe de Behaim, celle qui nourrit son « obstination dérisoire », a ceci de singulier qu’elle ne procède pas, comme souvent chez ses pairs, d’une volonté d’intervenir présomptueusement dans le cours des choses pour le modifier, à quelque niveau que cela soit, petite ou grande histoire. Sa motivation ne fait de lui ni un rebelle, ni un révolutionnaire, ni même un marginal. Puisqu’il s’agit simplement, dans son esprit, de faire reconnaître son droit, cela pourrait lui valoir, en principe, des circonstances atténuantes (de même, pourrait-on ajouter, le fait que ce n’est pas directement Niccola qui se trouve livrée à l’ennemi par sa trahison, mais un substitut volontaire en la personne du poète !). Comment comprendre qu’au contraire, Behaim puisse être jugé comme le plus coupable de tous les héros pérutziens ?
21Il faut concevoir qu’à la différence, par exemple, de Grumbach dans La Troisième Balle ou des officiers allemands dans Le Marquis de Bolibar, Behaim ne trahit pas à son corps défendant. Tandis que les premiers donnent le sentiment d’être « agis » en la circonstance (l’idée de la ruse « vient » à Grumbach sans que personne – et donc lui-même – ait le temps de se « souvenir » de la malédiction ; les officiers se rendent compte aussitôt après, mais trop tard, de ce qu’ils viennent de faire), Behaim semble quant à lui lucide de part en part. C’est avec une minutie quasi bureaucratique qu’il conçoit le stratagème de sa trahison, grâce à un effort de « volonté » qu’il assassine son amour, ainsi « trahi par son orgueil » (161) – le narrateur reprenant ici à son compte, littéralement, la définition du péché de Judas. Le corollaire de cette lucidité raisonnante, de ce volontarisme de Behaim est son absolue bonne conscience : « Voyez comme le sort malmène quelquefois l’honnête homme ! », s’écrie-t-il devant les artistes réunis dans la mansarde de d’Oggiono, « j’ai restitué à un père désespéré son argent et sa fille. M’en blâmerez-vous ? » (190), ce qui fait dire à l’un de ceux-ci : « Judas l’Iscariote se disait-il aussi honnête homme ? » (193).
22On touche ici le cœur du péché de Behaim-Judas : cet orgueil qui lui fait non seulement sacrifier son amour, mais qui le ferme à tout sentiment de culpabilité. Le péché de Judas, fondamentalement, ne serait autre chose que l’inaccessibilité au sentiment du péché.
3. Signifiant, signifié du péché
23Le sentiment de culpabilité, on le sait, baigne de manière diffuse toute l’œuvre de Perutz.
24Vaste sujet qui mériterait une étude différenciée, selon chaque fiction11. Rassemblons quelques généralités.
25Quel que soit le degré de gravité de leurs actes, les personnages pérutziens apparaissent rarement en mesure de verbaliser un sentiment de culpabilité. Lorsqu’ils s’avouent confusément une faute, c’est encore un travestissement, comme lorsque Demba, dans Le Tour du cadran, se reproche de n’avoir pas rendu à temps les livres empruntés à la bibliothèque. Il est évident qu’ils jouent leur culpabilité davantage qu’ils ne la disent. Ils signent celle-ci à travers ce que l’on peut appeler leurs actes manqués, au détour de la narration en quelque sorte.
26Or cette traduction est a priori exclue dans notre roman, puisque nous sommes dans le cas tout à fait inouï de l’âme la plus vile qui se puisse imaginer, c’est-à-dire par hypothèse absolument étrangère au sentiment de culpabilité. Il n’arrive d’ailleurs rien de notable à Behaim, au-delà de son aventure milanaise (de là, sans doute, certaine déception des lecteurs de Perutz, habitués aux péripéties les plus surprenantes). Il quitte simplement la ville et poursuit son commerce. Son seul « châtiment », la seule marque de culpabilité qu’il peut recevoir (dans le cadre de la fable), c’est de fournir à Léonard le modèle de son Judas. L’unique manière de signifier, à travers un récit, le cas extrême d’une culpabilité à la fois absolue et absente (absolue parce qu’absente) est de narrer, parallèlement à l’acte irrémissible du péché de Judas lui-même, l’histoire de sa représentation en Judas. Relater non pas seulement comment reconnaître Judas à travers les actes de Behaim, mais comment reconnaître en lui le modèle de Judas. Adopter, en d’autres termes, la perspective de Léonard.
27Arrêtons-nous aux circonstances exactes de l’identification de Behaim avec Judas, aux yeux du peintre (Chapitre XIII).
28La scène se passe dans l’atelier du peintre d’Oggiono, en présence de l’organiste Martegli, du sculpteur Simoni et de messire Léonard. Joachim Behaim, sur le point de quitter la ville, est invité à narrer la fin de son aventure milanaise avec Niccola. Un peu auparavant Mancino, avant d’expirer, a suscité la curiosité de messire Léonard en l’assurant d’avoir trouvé Judas. Mais Léonard veut se convaincre par lui-même (« J’aimerais voir cet Allemand que Mancino nomme Judas. Il devra nous raconter comment il s’est débrouillé pour obtenir son argent de Boccetta » (183 – c’est nous qui soulignons). Léonard ne veut pas se contenter d’une histoire rapportée, ni se satisfaire de simplement découvrir le visage de Behaim : il veut en même temps le voir et l’entendre raconter lui-même son histoire. C’est la conjonction du récit et du visage qui est décisive.
29Cette « méthode » de création de Léonard rappelle très exactement celle du peintre Brabanzio dans La Nuit sous le pont de pierre :
Si je dois faire le portrait d’un homme, dit-il en s’adressant plus à lui-même qu’à son voisin, il ne me suffit pas de contempler son visage, qui est changeant, qui est ainsi aujourd’hui, autrement demain. Je lui pose des questions et je n’ai de cesse que j’aie plongé mon regard au fond de son cœur. Car je ne connais pas d’autre moyen de mener quelque chose à bonne fin.12
30Flatté de l’intérêt qu’on lui porte, Behaim va donc reprendre avec complaisance tout le détail de son histoire. Lorsqu’il a achevé son récit, Léonard sort son cahier d’esquisses et croque sur-le-champ le visage de son modèle – « le visage d’un homme tel que vous mérite qu’on le dessine et le transmette à ceux qui viendront après nous... », commente-t-il non sans ironie (193).
31Le peintre a donc, grâce à la « prestation » de Behaim, résolu son problème de création, surmonté sa « panne » d’inspiration. Mais à regarder les choses de près, cela ne signifie pas pour autant que Léonard assimile purement et simplement le maquignon à Judas, contrairement à ce que l’interprétation hâtive du roman laisse généralement à penser. La relativité de cette identification se lit dans le détail du texte.
32Lorsque Behaim rapporte la manière dont il a recouvré ses 17 ducats, il est précisément écrit :
Je l’ai [Niccola] beaucoup trop aimée, mon orgueil, mon honneur ne le permettaient pas.
– Oui, fit Léonard qui pensait à quelqu un d’autre. Son orgueil, son honneur ne le permettaient pas. (191 – c’est nous qui soulignons)
33Léonard reste parfaitement conscient d’une dualité. Il relève simplement une coïncidence linguistique avec sa propre définition du péché de Judas, lors de l’audience chez le duc (« il a pressenti qu’il ne pourrait s’empêcher de trop l’aimer et son orgueil le lui a interdit... le péché de Judas fut cet orgueil qui le conduisit à trahir l’amour qu’il éprouvait... » 24). À la fin de la scène, lorsqu’il replie son cahier d’esquisses, il s’exclame : « À présent, j’ai ce dont j’ai besoin ! » (Nun habe ich, was ich brauche ! – 196), et non pas « celui » dont j’ai besoin... Léonard a trouvé l’image, non la personne convenable. Même distinction subtile dans les mots exacts qu’emploie Mancino pour qualifier Behaim de Judas aux yeux de Léonard : « Si tu es en quête de Judas, mon Léonard, je pourrais te montrer quelqu’un qui est tel que tu le vois. Ne cherche plus ! Je pense que j’ai trouvé Judas ! » (so wüsst ich einen, der so ist, wie du ihn siehst-182). Avec une ambiguïté sur le sens propre et le sens métaphorique de l’expression : « tel que tu le vois » peut signifier à la fois « il paraît bien ce qu’il est » ou « il correspond bien à l’image que tu t’en fais ».
34Ces subtilités stylistiques invitent, fondamentalement, à bien distinguer la reconnaissance de Behaim comme Judas et sa reconnaissance comme modèle de Judas. La seconde, elle-même, n’est pas exempte, du point de vue du créateur, d’une forme de trahison.
4. Traître et créateur
35Revenons en effet sur le processus de la création artistique selon messire Léonard. La genèse du tableau de la Cène, aboutie grâce à Behaim, doit être mise en parallèle avec celle, inachevée, d’un autre tableau, l’Adoration des bergers, commandé à Léonard par les moines de San Donato et qui est évoquée au chapitre 1, dans la discussion à la cour du duc de Milan à propos de la paresse du peintre. Et celui-ci d’expliquer, alors, l’inachèvement du tableau par la difficulté de représentation de la figure du sourd recevant la Bonne Nouvelle – problème classique de la succession et/ou de la simultanéité des signes : « il m’est apparu très important d’observer et de suivre le changement d’expression de son visage, de traduire comment, sur ses traits, la profonde indifférence à l’égard de tout événement ne le touchant pas de près laisse d’abord la place à l’inquiétude [...], puis au tourment né de l’incompréhension [...] Voici qu’il pressent, plus qu’il le comprend, que la Bonne Nouvelle s’adresse également à lui [...] Pour consigner tout ceci, il me fallait fréquenter un sourd pendant quelque temps... Cependant, je n’ai pas trouvé de sourd à Florence. Il semblait qu’il n’y eût pas un seul homme dans toute la ville qui eût suffisamment perdu l’ouïe pour servir mon étude... » (18-19). Dans l’espoir d’accélérer le travail de Léonard et de lui être agréable. Laurent le Magnifique, son protecteur, fit alors arrêter un banni et le priva de l’ouïe. Ce qui eut pour effet de définitivement inhiber l’artiste : « Comprenez que je n’ai point eu le cœur de continuer de peindre ce tableau et de séjourner plus longtemps dans une ville où pareille faveur m’était échue » (19). Ainsi, c’est un sentiment de culpabilité qui interdit la réussite du précieux travail de conversion des signes successifs dans la simultanéité d’un tableau –, mais, inversement, l’échec du peintre produit un récit qui narre le tableau, reconvertit heureusement la simultanéité en succession :
– Messire Léonard, dit le duc après un court silence, c’est avec une rare pénétration que vous venez d’évoquer cette merveilleuse Adoration telle que vous la conceviez et il est regrettable que tous les efforts que vous avez déployés jadis n’aient eu d’autre résultat que cette anecdote qui, pour être triste, n’en est pas moins belle, contée par vous... (20)
36Quoi qu’il en soit, s’il est admis que l’œuvre, dans les deux cas, se joue sur une relation entre le récit et l’image, comment expliquer d’un côté, l’échec de l’Adoration des Bergers et, de l’autre, la réussite de la Cène ?
37On peut faire l’hypothèse que Léonard a retenu la leçon de son premier échec où un sentiment de culpabilité avait alors encore paralysé son élan créatif, à une « époque où il était encore trop lié à la vie pour créer l’œuvre parfaite ». Aujourd’hui, en revanche, il n’hésite plus à prendre la posture de l’Élu (« À cette œuvre on reconnaîtra que le ciel et la terre, que dis-je, Dieu lui-même m’ont assisté en m’envoyant cet homme. Et maintenant, je veux montrer à ceux qui viendront après moi que, moi aussi, j’ai vécu sur cette terre »– 196) ; il devient par là l’artiste immortel en même temps qu’une sorte de traître, puisqu’il n’hésite pas, dans son rêve de gloire, à stigmatiser Behaim en le faisant entrer dans son tableau sous les traits de Judas, le livrant ainsi sans aucun état d’âme, pour le reste de ses jours, à la vindicte publique (c’est le sujet du prochain chapitre dans lequel Behaim, huit années plus tard, revient à Milan).
38Notons que le personnage de Mancino, second « héros » du roman (sur qui, nous l’avons vu, est focalisée en partie la fin de l’histoire), fait exactement le chemin inverse. Il commet lui aussi une trahison, mais c’est l’art qu’il trahit au profit de la vie, de l’humanité. Amoureux en secret de Niccola, qui est pour lui une sorte de muse, il sublime ce sentiment à travers sa poésie (« n’as-tu pas juré de ne plus t’approcher d’elle avec ce sentiment pitoyable et affadi que tu nommes amour ? » 154) ; mais c’est finalement par jalousie, cédant à « un chagrin d’amour », qu’il va d’abord prévenir Bocetta que le maquignon en veut à sa vie et « pour quémander un lambeau d’amour » que, plus tard, il risque sa vie en tentant de remettre l’argent à sa place, ce qui lui vaut d’avoir le crâne fendu par l’usurier.
5. Digression : Léonard et Lorenzo
39Un rapprochement s’impose entre Le Judas de Léonard et la nouvelle La Mort de Messer Lorenzo Bardi (Der Tod des Messer Lorenzo Bardi, 1907) : voici également une histoire de peintre, de traître (au sens plein et premier du terme : celui qui livre à l’ennemi), située à la même époque, la Renaissance italienne, et où l’on croise le duc noir, dit le More. Avec cette particularité que l’artiste, ici, n’est autre que le traître lui-même : la nouvelle raconte comment le peintre Lorenzo Bardi livra la place forte de Piave di Cadore à ses assiégeants, les armées du duc noir. L’énigme du récit tient à la motivation de cette trahison, de la part de « ce grand artiste qui avait de bons yeux sans malice, comme ceux d’un enfant »13.
40La raison qu’il se donne (et que le narrateur semble, dans un premier temps, reprendre à son compte) est qu’il a juré de se venger d’un certain Jacopo Andréa qui s’est réfugié dans la ville et qui est l’assassin de son père. Les circonstances de ce meurtre originel sont les suivantes : « mon père venait souvent voir Bianca, la jeune épouse de Jacopo Andréa, qui l’aimait beaucoup ; il s’esquivait toujours avant le point du jour. Mais une fois, il trébucha dans le petit escalier dérobé qui conduisait dans le jardin et il se brisa la jambe. Il resta là durant des heures, sans pouvoir bouger. Lorsque le jour se leva, les serviteurs le trouvèrent et appelèrent leur maître Jacopo qui vint l’achever d’un coup d’épée ». Voici une raison qui ne laisse pas d’étonner, à plus d’un titre.
41D’abord par le décalage qu’elle implique entre la sphère privée, la petite histoire, et l’ampleur de l’action au plan des événements que retient la grande Histoire (un décalage sur lequel aime à jouer Perutz, comme on sait : voir Turlupin. L’oiseau solitaire, etc.) Ensuite parce qu’il n’y a là, de manière évidente, que prétexte. Lorenzo pouvait parfaitement imaginer d’autres moyens, pour assouvir sa vengeance personnelle, que de livrer la ville entière à la destruction. Pourquoi n’avoir pas, tout simplement, tué Jacopo de ses propres mains ou par l’intermédiaire de sbires à sa solde ? Un élément de réponse partielle suggéré par le texte est un argument esthétique : Lorenzo confie qu’il n’aime pas voir la réalité de trop près (« c’est une chose d’abattre un ennemi au beau milieu d’une féroce bataille, c’en est une autre que de tuer des gens lorsque tu as caressé les cheveux de leurs tendres enfants... »)14, que les choses, « même le mal, la chose ennemie », révèlent leur beauté à une certaine distance. À la belle Giovannina, qui se plaint de ne plus supporter les sanglots des enfants et les lamentations des blessés, il rétorque en lui montrant le camp du duc noir depuis les remparts de Piave :
Même le mal, la chose ennemie a sa beauté. Regarde la tente de soie pourpre du More, plantée au milieu des autres comme une goutte de sang rouge sur un grand drap blanc ! Et les bombardes tonnantes qui s’illuminent sous le soleil comme les flammes d’un grand feu ! Tout cela est beau et n’est là sous nos yeux qu’en raison de sa beauté.15
42Pour Lorenzo comme pour Léonard, l’artiste est au fond déjà coupable en ce qu’il met à distance la réalité, s’abstient de jugement moral devant celle-ci. Simplement, Lorenzo franchit un pas de plus que Léonard en ce qu’il va jusqu’au bout de cette culpabilité et assume personnellement, dans toutes ses conséquences, le rôle du traître. Pourquoi ce radicalisme ?
43La mort du père de Lorenzo peut apparaître, après tout, comme un châtiment légitime (qu’il se brise une jambe dans l’escalier constitue, déjà, un signe du destin...). Et en vérité, Lorenzo, en livrant la place à l’ennemi et en refusant de s’enfuir, comme il en a la possibilité, avant l’assaut final, ne souhaite rien d’autre que la mort pour lui-même. Il confesse d’ailleurs ouvertement vouloir partager, métaphoriquement, le sort de son père. À l’émissaire du duc venu tenter de le persuader de quitter la ville, il répond : « Dis-lui que que je partage la triste destinée de mon père. Je suis lourdement tombé et j’ai la jambe broyée. Je ne peux fuir la maison de l’ennemi, je suis paralysé » (40). Sa trahison est autant une vengeance qu’un sacrifice expiatoire. Non pas simplement par rapport au meurtre du père. La culpabilité imprègne sa propre relation avec la jeune Giovannina « qu’il aime tant », la propre fille de Jacopo dont il a commencé le portrait en Madone. Bien qu’elle fût « très bonne envers lui », il n’hésitera pas à la sacrifier elle aussi, comme Behaim l’innocente Niccola. Cependant le destin lui réserve, auparavant, un châtiment œdipien : Lorenzo est touché par l’éclat d’un boulet craché par une bombarde ennemie et perd la vue. Il n’achèvera pas le portrait de Giovannina en Madone. Bien que traître, Lorenzo n’est pas fondamentalement coupable du péché de Judas (ce n’est pas l’orgueil qui dicte sa conduite) et c’est la raison pour laquelle le destin (et le récit) peut encore signifier sa culpabilité à travers un « hasard », « une péripétie » à valeur de châtiment.
44L’épilogue lui offre même une forme de rédemption. Pour ne pas ajouter à la souffrance du peintre. Giovannina lui fait croire qu’il fait nuit noire. Elle lui prend la main et l’accompagne dans la chapelle. Se croyant seul alors que la foule silencieuse l’entoure, Lorenzo sort de dessous ses vêtements un drapeau noir pour l’accrocher à la corniche et donner ainsi le dernier signal aux armées du duc (cf. la scène du Marquis de Bolibar) :
– Lorenzo ! Que fais-tu ? s’écria Giovaninna. Et Lorenzo répondit doucement, à voix basse : « Je prie. Giovannina. je prie ! » C’est elle-même qui. alors, lui plante dans le cœur son long poignard brillant.16
45En confondant, dans le même personnage, le peintre et le traître, Perutz se donnait la possibilité, par rapport au Judas de Léonard, de rédimer le second au prix de l’échec du premier (le portrait de la Madone ne sera jamais achevé). Une issue inverse à celle du Judas de Léonard, où le péché irrémissible a pour corollaire l’accomplissement du chef-d’œuvre.
6. Épilogue : écrire Judas
46Revenons à notre roman et à la double pirouette par laquelle il se conclut.
47Premier épilogue, chapitre 14. Nous sommes huit ans plus tard, au cours de l’automne 1506. Joachim Behaim revient à Milan. La situation politique a évolué : les Français ont envahi le Milanais et le duc est condamné à la captivité, loin de ses terres. Léonard a achevé son œuvre. Partout où il passe, Jochaim voit aujourd’hui les gens se détourner inexplicablement de lui. Il se rend au couvent de Santa Maria delle Grazie où la célèbre Cène est exposée et reste frappé de stupeur en découvrant le tableau : « Judas regardant Judas ! », s’écrient les spectateurs présents dans le réfectoire du couvent. Behaim s’éloigne en maudissant le peintre : « Quelle ignominie ! Peut-on imaginer pire facétie ? » (202).
48Brouillage des repères éthiques, une fois de plus. Tandis que Léonard a satisfait son ambition de créateur divin, Behaim peut effectivement passer pour sa victime sacrificielle, couverte d’opprobre. D’autant qu’il apparaît comme un marchand instruit par ses voyages et porteur d’un discours de tolérance, en particulier à l’égard de l’empire turc. Ce brouillage est le prix de « l’émancipation de l’œuvre d’art par rapport aux conditions de sa genèse ». Avec l’accomplissement de l’œuvre, Behaim voit son identité abolie. C’est lui qui porte désormais les traits de celui qui est représenté sur le tableau. Une inversion du rapport entre l’art et la réalité qui se trouve confirmée dans les dernières paroles prêtées à Niccola, qui croise fortuitement Behaim en traversant la place de la Cathédrale au bras du sculpteur Simoni – une image qui évoque le destin de Clara, dans Le Marchand de sable d’E.T.A. Hoffmann, Niccola faisant comme Clara le choix du petit bonheur :
– Tu l’as vu ? Oui, répondit Niccola, je l’ai vu. – Et tu... tu l’aimes encore ? demanda le sculpteur d’une voix inquiète. – Quelle question stupide ! fit Niccola, qui mit son bras autour de ses épaules. Crois-moi, je ne l’aurais jamais aimé si j’avais su qu’il avait le visage de Judas. (204)
49Devant ce pouvoir absolu de l’œuvre, on peut ajouter que ce n’est pas seulement le modèle qui s’efface, mais également le créateur : s’ils admirent le tableau, les habitants de Milan, nous dit-on, connaissent encore à peine le nom de Léonard, qui a dû prendre le chemin de l’exil (« Il y a déjà longtemps qu’il ne vit plus dans notre ville, on dit qu’il est en voyage, répondit l’aubergiste » 201).
50Un ultime retournement est réservé au lecteur dans le second épilogue, intitulé « Remarque finale de l’auteur ».
51Prenant directement la parole en son nom propre, voici l’auteur avouant qu’il s’est arrogé le droit de placer dans la bouche du personnage de Mancino des vers de François Villon et, davantage encore, qu’il a « pris la liberté » de faire apparaître clairement que Mancino n’est autre que ce François Villon dont on perd la trace vers 1464 et qui ressurgirait ainsi à Milan, sous une autre identité :
Je reconnais que les vers que je place dans la bouche de Mancino témoignent d’une étroite parenté, tant formelle que substantielle, avec les poèmes de François Villon, aussi ne doit-on pas m’accuser d’avoir commis un plagiat. Car j’ai pris la liberté – peut-être est-ce de la témérité – non seulement de suggérer, mais de faire apparaître clairement dans ce livre que Mancino n’est autre que ce François Villon, étudiant, poète, vagant et membre d’une bande de voleurs, lequel, oublié en France, ressurgit en la cité de Milan vers la fin du siècle, parmi les artistes-peintres, sculpteurs, couleurs de bronze et maîtres-carriers qui vivent dans le quartier de la cathédrale. C’est là qu’il mène sa vie agitée puis trouve une fin sans gloire certes, mais, selon moi, non dénuée d’esprit chevaleresque... S’il est François Villon donc, il a pleinement le droit de revendiquer les vers de ce dernier. Mais peut-être que tel ou tel lecteur ne me suivra pas sur cette voie, refusant de se laisser convaincre que Mancino et le poète français oublié ne font qu’un... (206)
52Ce dévoilement délibéré et revendiqué de la fabrication du roman procède à un ultime brouillage entre fiction et réalité : la référence au réel (la vie de François Villon) est encore une référence littéraire, qui se construit à partir d’un blanc. L’auteur peut laisser son lecteur libre de le croire ou non, dans la mesure où la question, à vrai dire, n’a pas vraiment de sens. Soit Mancino est bien François Villon, et il chante ses poèmes en toute légitimité, soit il est un imposteur et l’on considérera qu’il ajoute simplement le plagiat à la liste de ses forfaits... Dans les deux cas, la question ne saurait donc concerner l’écrivain lui-même, qui déplace ainsi, en la manipulant, la question de l’authenticité du texte.17
53De même que l’histoire de Behaim aboutit au tableau de La Cène, le roman aboutit à un extrait librement traduit d’Épitaphe et Rondeau, emprunté au célèbre Testament du poète maudit :
Repos éternel donne à cil
Sire, et clarté perpétuelle
Qui vaillant plat ni écuelle
N’ot oncques, n ’un brun de persil (205)
54L’épitaphe, nous dit l’auteur, vaut autant pour le poète que pour son double (sa réincarnation ? son prolongement ?) romanesque. On peut y inscrire également le destin de Léonard aussi bien que celui de Perutz dans son exil palestinien. Dans le dénuement final ne subsiste que l’œuvre, seule raison du vécu.
55Récapitulons, en forme de conclusion, le faisceau de significations concentré dans la formule de « la reconnaissance de Judas », que nous avons choisie comme fil directeur de notre lecture du roman. La reconnaissance de Judas, c’est évidemment, d’abord, celle de l’individu qui est coupable de la trahison de Judas, selon Léonard. C ’est aussi, parallèlement et indissolublement, la reconnaissance de celui-ci comme modèle de Judas dans l’œuvre de Léonard, accomplie elle aussi au prix d’une forme de trahison. C’est enfin reconnaître Le Judas de Léonard, le roman, comme la juste représentation du Judas de Léonard. Poussons en effet jusqu’au bout le raisonnement pérutzien sur la création : si l’œuvre d’art naît d’une providentielle conjugaison d’un récit et d’une réalité, si l’on considère que le tableau de Vinci, relativement au travail de Perutz, constitue une réalité, alors c’est son propre art du texte que Perutz célèbre à travers son roman sur l’œuvre de Vinci.
56L’interrogation sur la reconnaissance de Judas, ainsi, rassemble ce qui nous paraît constituer la préoccupation fondamentale de Léo Perutz : élaborer une poétique à partir de l’imbrication d’une réflexion éthique et esthétique.
57Le Judas de Léonard étant son dernier texte, bouclons la boucle en faisant retour sur le premier, la courte nouvelle publiée dès 1906 intitulée Pauvre Guignol ! (Armes Kasperl !)18. Guignol, dans sa volonté présomptueuse de changer le cours de la farce, avait compté, d’une certaine manière, sans Judas : ces enfants du public qui, contrairement à toute attente, encouragent au sacrifice du petit lapin. Triomphe de Satan ou perversité foncière de la nature humaine ? Nul ne peut donner vraiment la raison de cette trahison qui prive Guignol de son effet. Mais la mésaventure de Guignol coïncide précisément avec la réussite de celui qui raconte l’aventure de Guignol : l’échec du premier fournit au second la chute de son récit. Judas est, dès l’origine, indispensable au texte.
Notes de bas de page
1 Nous citons d’après l’édition Wien, Paul Zsolnay, 1994 (postface de H.-H. Müller). Traduction française, Paris, édit. 10/18, 1988 (Trad. : M. Keyser).
2 Die dritte Kugel, cité d’après la réédition Wien/Hamburg, Pauls Zolnay Verlag, 1978, p. 18.
3 Der Marques de Bolibar, München, Albert Langen, 1920, p. 106.
4 Ibid, p. 132
5 Op. cit., p. 91.
6 Cf. M. Martinez, Doppelte Welten. Struktur und Sinn zweideutigen Erzählens, op. cit.
7 Op. cit., p. 14.
8 Op. cit., cité d’après la réédition München, dtv, p. 131-132.
9 D’aucuns s’autorisent de cette origine pour suggérer une proximité du personnage avec l’horizon du national-socialisme cf. Dietrich Neuhaus : « Im Hinterhof der Geschichte. Beobachtungen zum Werk Léo Perutz », in R.A. Zondergeld (Hrsg.) Phaïcon 5. Almanach der phantastischer Literatur, Frankfurt a. Main, 1982.
10 Parenté également dans l’incipit très « kleistien » du roman, longue phrase savamment équilibrée qui rappelle, entre autres, l’ouverture du Tremblement de terre au Chili (Erdbeben in Chili), cf. R. Lüth, op. cit., p. 125.
11 Cf. J.C. Meister, « “Der schwedische Reiter”. Von der Schuld der Identität », in B. Forster, H.H. Müller (Hrsg.), Unruhige Träume, op. cit.
12 Op. cit., p. 145.
13 Traduction française dans Nuit de mai à Vienne, op. cit.
14 Ibid, p. 39.
15 Ibid., ?. 41.
16 Ibid., p. 44.
17 Op. cit., p. 205.
18 Cf. chapitre 20.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Poison et antidote dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
Sarah Voinier et Guillaume Winter (dir.)
2011
Les Protestants et la création artistique et littéraire
(Des Réformateurs aux Romantiques)
Alain Joblin et Jacques Sys (dir.)
2008
Écritures franco-allemandes de la Grande Guerre
Jean-Jacques Pollet et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
1996
Rémy Colombat. Les Avatars d’Orphée
Poésie allemande de la modernité
Jean-Marie Valentin et Frédérique Colombat
2017