Chapitre 20. L’art de la nouvelle selon L. Perutz : « Pauvre Guignol, privé de son effet de scène ! »
p. 245-252
Note de l’éditeur
Première parution dans le volume collectif (dir : B. Forster, H.-H. Millier), Léo Perutz. Unruhige Tràume- Abgründige Konstruktionen, Wien, Sonderzahl, 2002.
Texte intégral
1Depuis Goethe et L. Tieck s’est forgée sous diverses variantes, dans les lettres allemandes, une définition du genre de la nouvelle comme une forme de récit bref et actuel, culminant dans un « retournement » (Wendepunkt) inattendu, voire « inouï » de l’action (unerhörte Begebenheit). Ce dernier caractère ouvre un très large spectre de possibles « excès » par rapport au code de vraisemblance en vigueur – depuis l’inattendu, l’imprévisible jusqu’à l’inexplicable, en passant par l’extraordinaire ou le scandaleux –, ce qui explique la richesse, le renouvellement du genre. Nous voudrions esquisser ici la particularité du retournement inouï, dans les nouvelles de Léo Perutz.
1.
2Le modèle de toutes les nouvelles de L. Perutz est en place dès son premier texte, paru en 1906 dans la revue Der Weg sous le titre Pauvre Guignol !1Ce récit lapidaire d’une cinquantaine de lignes et apparemment anodin, en forme de parabole, recueille à notre sens valeur programmatique. L’histoire de ce Pauvre Guignol ! fournit comme le paradigme de toutes les nouvelles de L. Perutz. Guignol a imaginé « une bonne plaisanterie » en retournant sa vindicte, dans la scène finale de son spectacle, contre la marionnette du démon après avoir fait mine de s’attaquer au petit lapin blanc bien vivant apparu soudain sur la scène. Cela signifie effectivement changer le scénario, corriger l’histoire, introduire un véritable retournement et même, si l’on veut tirer une leçon de la parabole, initier une révolution qui sauve le plus faible et punit le méchant. Mais il va manquer son effet. Le lecteur de la nouvelle était averti, rien que par le titre, que l’entreprise était vaine. La fin lui était connue d’avance. Pour lui, le retournement vient en revanche de la manière dont Guignol connaît la désillusion. Jusqu’à la scène finale, tout le spectacle repose sur la participation des enfants-spectateurs, dont Guignol sollicite l’approbation bruyante pour punir tous les méchants et les monstres qui surgissent face à lui. Il ne doute pas un seul instant qu’à la fin, ils ne prennent une fois encore le parti du redresseur de torts face au démon. Mais à la question « J’y vais ? » qu’il pose au public en levant son bâton sur l’animal tremblant, la salle répond dans un même cri un « oui ! » enthousiaste. Les enfants agissent-ils par perversion, par inconscience ou ignorance (parce qu’ils n’ont pas reconnu qu’il s’agissait non pas d’une marionnette, mais d’un animal vivant) ? La question reste ouverte. Quoi qu’il en soit, Guignol constate à la fin que « le diable se dresse soudain au milieu des enfants, avec un sourire affable » (derniers mots de la nouvelle). Ce sourire diabolique illustre l’enchaînement paradoxal des événements. La pointe finale de la nouvelle correspond précisément à l’effacement ironique de la pointe finale du spectacle de Guignol : « Pauvre Guignol, privé de son effet de scène ! ». Le nouvelliste, quant à lui, est sûr de son effet, à partir du moment où il sape celui de son personnage !
3Ce modèle narratif « matriciel », arrêté dès la première publication de L. Perutz, connaît plusieurs illustrations exemplaires.
2.
4La Lune rit (Der Mond lacht)2 nous confronte à une sorte de guignol à sa manière, c’est-à-dire quelqu’un qui veut se convaincre qu’il est en mesure de changer le cours des choses, non pas simplement par jeu, mais pour essayer de se sauver lui-même, de reprendre la maîtrise de sa propre histoire. Le baron Sarrazin, dernier héritier d’une vieille lignée de noblesse bretonne, croit pouvoir se libérer de l’influence maléfique que la lune exerce sur tous les membres de sa famille, de génération en génération depuis des siècles, symbolisée par le blason familial remontant aux croisades (et qui représente un bras fendant d’un coup de hache le disque lunaire). Pour vaincre l’angoisse inexplicable qui l’étreint durant les nuits de pleine lune, il a installé chez lui un télescope « afin de refouler la représentation mythique qu’il porte en lui grâce à l’observation de la réalité de l’astre ». Ces nuits-là, il garde l’instrument pointé sur « le visage perfide, ravagé par le vice et les turpitudes » jusqu’à ce qu’il parvienne à « chasser » la lune du ciel, qui disparaît d’ailleurs toujours au même endroit, derrière le mur du parc de son voisin, un certain capitaine Zsoltany.
5Le retournement, la pointe finale tient en ceci : tandis qu’un soir, le baron scrute avec son télescope la cime des grands arbres du parc à la recherche de l’astre funeste, il découvre dans l’encadrement d’une fenêtre du château voisin sa jeune épouse dans les bras du capitaine. Le mari trompé se précipite dans la chambre des amants, agresse son rival qui, pour se défendre, l’abat d’un coup de feu.
6Le retournement inouï illustré par ce dénouement est suggéré dans les phrases introductives du récit-cadre qui enchâsse l’histoire du baron Sarazzin et reprend la scène type du cercle de conversation, héritée du Décameron de Boccace. L’exposé recueille tous les critères classiques de la poétique de la nouvelle (intérêt et authenticité de l’anecdote, économie du style, objectivité de la narration) :
Des histoires intéressantes ! fit le vieil avocat. Vous attendez trop de quelqu’un qui vit depuis quarante ans enterré dans ce trou de province. Que voulez-vous entendre, à vrai dire ? Des histoires criminelles ? Des procès compliqués ? Des destins humains ! Ma foi ! Il est vrai qu’on en voit de toutes sortes. Il y a une histoire que je pourrais vous raconter, un cas étrange d’hypocondrie. L’histoire d’un homme dont les hallucinations grotesques se trouvèrent en quelque sorte légitimées par sa propre mort. Avez-vous jamais entendu parler du baron Sarrazin ? Eh bien, écoutez, vous allez l’avoir, votre histoire. Si je me laisse entraîner à trop de digressions, interrompez-moi !
7L’histoire ainsi programmée semble correspondre à ce que M. Martinez décrit comme « le modèle narratif ambivalent », qui entretient la coexistence paradoxale d’une motivation causale et d’une motivation finale des événements narrés, pour culminer dans la congruence de ces deux schémas explicatifs en principe exclusifs l’un de l’autre. Un modèle narratif, comme le note M. Martinez, exploité par les auteurs les plus différents, dans les œuvres les plus diverses3. Chez L. Perutz, il s’incarne, en particulier, dans Le Marquis de Bolibar. Comment se conjugue-t-il, ici, avec le code classique de la nouvelle, dans le cas d’une « pointe finale dérobée » ?
8La différence la plus manifeste avec Le Marquis de Bolibar tient à la construction de la motivation finale. Tandis que cette motivation finale, dans le roman, ressortit clairement à une dimension surnaturelle, la nouvelle se garde de se commettre dans ce registre. La seconde version du texte est d’ailleurs encore plus distanciée, à cet égard, que la première, publiée sous le titre La Chasse à la lune (Die Hatz auf den Mond). L’introduction d’un narrateur qui porte l’histoire au niveau d’un récit-cadre permet en effet (à la différence du récit à focalisation interne de la première version) de souligner objectivement l’aspect pathologique dans le comportement du baron [...]. Les seuls éléments énigmatiques susceptibles d’accréditer une influence maléfique surnaturelle sur la lignée des Sarrazin appartiennent à cette « mystérieuse chronique familiale » que le narrateur qualifie, justement, de « délire fantastique » (irre Phantastik).
9Sans ranimer le débat sur la pertinence de la notion du « fantastique » appliquée à l’œuvre de L. Perutz, et qui nous paraît très largement relever d’une querelle de mots (il est évident, comme le souligne H.-H. Müller, que les fictions pérutziennes ne sauraient se ranger dans la catégorie du fantastique occultiste ; mais il est par ailleurs trop simpliste de prétendre limiter tout le champ du fantastique à sa variante occultiste !), on retiendra qu’en tout état de cause, le retournement inouï est ici très éloigné de l’intrusion brutale d’un mystère suprasensible. Une distance qui côtoie la parodie dans la manière dont le texte investit le thème hoffmannesque de l’instrument d’optique. On sait que celui-ci – comme la lorgnette dans Le Marchand de sable – constitue pour le conteur romantique le support de la « vision transitive », ce processus qui établit une géniale équation (ou, selon le cas, une folle confusion) entre la réalité intérieure et extérieure. Tel un personnage hoffmannien, le baron Sarrazin n’aperçoit à travers son télescope que ce qu’il veut voir. Il obéit à une force destructrice qu’il porte en lui-même ; son combat contre la lune est à l’évidence un combat avec lui-même. La différence avec le Nathanaël du Marchand de sable tient à ce qu’il n’aperçoit pas, à travers l’instrument d’optique, une réalité idéale (la parfaite Olimpia), mais au contraire trop banale. La figure du lunatique, comme on sait, appartient à la tradition fantastique, depuis le romantisme. La Lune rit peut se lire comme une parodie de celui-ci.
10Revenons à l’articulation entre la motivation causale et la motivation finale des événements narrés. Le lecteur sait d’entrée de jeu, par le récit-cadre, comment l’histoire va finir. Il n’y a aucun doute sur le fait que le baron Sarrazin sera la prochaine victime de la lune. « L’intérêt n’est pas de connaître le résultat de l’enchaînement des causes et des effets, mais la manière dont ils s’enchaînent » (M. Martinez)4. À notre sens, le retournement inouï sur lequel se termine la nouvelle – le moment où le baron aperçoit à travers son télescope son épouse dans les bras de son amant –, repose à y regarder de près autant sur une congruence que sur une incongruité entre la logique empirique et la logique téléologique des événements. Les deux modes explicatifs n’appartiennent pas au même niveau « éthique », de sorte que l’on peut presque parler de grotesque. La pointe finale de la nouvelle tient en ce que la destinée emprunte parfois, pour se réaliser, des détours trop humains, telle une banale histoire d’adultère. Cet effet paradoxal de « congruence incongrue », esquissé avec l’épisode de la belle Monjita dans Le Marquis de Bolibar, constitue toute la singularité du retournement inouï de La Lune rit.
11De là le ton si particulier, à la fois ironique et compatissant, des dernières lignes de la nouvelle, comme en écho à l’exclamation à la fois sincère et moqueuse de Pauvre Guignol ! Dans une recension consacrée à Arthur Schnitzler publiée en 1908 à l’occasion de l’attribution du prix Grillparzer, L. Perutz évoque toute la difficulté, pour le nouvelliste, « des trois dernières lignes » :
Rien n’est plus difficile et ingrat, pour un grand artiste, que d’écrire des nouvelles. Les trois dernières lignes de la dernière page, tel est le problème sur lequel butent la plupart des nouvellistes. Il s’agit d’enlever au lecteur définitivement, et après trop peu de temps, des personnages qui lui sont devenus chers, avec lesquels il s’est identifié, dans lesquels il s’est projeté. Très peu d’écrivains y réussissent, il reste la plupart du temps un sentiment d’amertume, de frustration : le lecteur voudrait en savoir plus sur ces gens dont il s’est senti si poche, il est déçu par le silence que garde l’auteur. Mais Schnitzler traite son lecteur avec intelligence et indulgence, comme un médecin un enfant rebelle. Il le conduit par la main, lui désigne soudain quelque chose de joli, de curieux, sans rapport direct avec les événements ; et il lui reprend alors doucement, gentiment, la poupée qu’il a entre ses mains, sans que l’enfant s’en rende compte ; et soudain le lecteur s’aperçoit que l’histoire est finie et qu’il est tout seul. Prenons par exemple la nouvelle La Prophétie. Le lecteur est sous le coup d’un événement étrange et mystérieux, une énigme dont Schnitzler lui-même ne connaît pas la solution ; si le récit s’arrêtait là, on garderait un sentiment d’insatisfaction. Mais Schnitzler commence alors à évoquer un souvenir de jeunesse anodin, que lui a rappelé une simple coïncidence de noms, de sorte que le lecteur en oublie ce qui le tenait en haleine et tend l’oreille ; et soudain l’histoire est terminée, sans qu’il s’en soit aperçu.5
12Une fin qui n’est pas une vraie fin, qui n’offre aucune solution, aucune vérité ultime, une simple pirouette pour détourner l’attention du lecteur, prévenir sa déception devant le sens qui reste ouvert. La transposition de l’action de la Bretagne vers l’Autriche, dans la seconde version, permet à L. Perutz de satisfaire pleinement à cette exigence, de trouver « le juste ton intermédiaire » :
Telle est l’histoire du baron Sarrazin, elle est à vous, faites-en ce que vous voulez. Je ne crois pas que l’on se souvienne encore de lui chez vous, dans la capitale. Il n’a joué aucun rôle, ni sur le plan social, ni dans la vie politique. Son nom ne s’est retrouvé qu’une seule fois dans les journaux. C’était en 1908, lorsqu’il défila à cheval entre un héritier des Harrach et un autre des Ungnad-Weissenwolf à l’occasion de la parade historique offerte par la noblesse d’Autriche pour l’anniversaire de son empereur, âgé de quatre-vingts ans.6
13Le déplacement géographique vers l’Autriche n’est pas un hasard. Comme si le destin de la monarchie habsbourgeoise était scellé dès 1908, dicté, comme celui du baron, par un enchaînement funeste et ironique de causes trop ordinaires.
3.
14La nouvelle Pour avoir bien servi nous paraît structurellement très proche de La Lune rit. Le héros de l’histoire est parent du pauvre Guignol et du baron Sarrazin dans la mesure où lui aussi veut intervenir dans le cours des choses, non pas pour « faire une bonne farce » ou se sauver lui-même, mais avec la folle prétention de réaliser la volonté profonde d’une tierce personne, en aidant celle-ci à mettre un terme à ses souffrances. Comme pour les deux premiers, la témérité et l’aveuglement vont s’exposer à un funeste enchaînement. Une fois encore, le héros va rater son effet.
15Le narrateur, qui raconte à la première personne, est un certain Jonas Schwemmer, ingénieur originaire de Kiev. Voici des années, tandis qu’il vivait à Paris, il était lié avec un couple d’amis d’origine russe comme lui. La femme était paralysée, clouée sur un fauteuil roulant, sans espoir de guérison. Un soir qu’il se retrouvait seul avec elle, il crut interpréter l’attitude de celle-ci comme une invite à lui donner le pistolet caché dans un vase sur la cheminée, hors d’atteinte pour elle, dans l’intention, croyait-il, d’abréger ses souffrances ; mais à peine en possession de l’arme, la jeune femme la pointa sur son mari qui venait d’entrer dans la pièce et l’abattit froidement. « Cela faisait trois ans qu’elle attendait cet instant ! » confia-t-elle.
16Le caractère inouï de ce retournement tient, comme dans La Lune rit, à la coexistence paradoxale d’une motivation à la fois finale et causale de l’événement. Le surnaturel prend d’ailleurs encore moins de part que précédemment à la « fatalisation » de l’histoire. Nul besoin d’une référence, fût-elle parodique, au fantastique occultiste. Le lecteur est averti de l’inévitable issue catastrophique par le bref prologue du récit-cadre, dans la forme classique du cercle de conversation. Un narrateur de premier rang, visiblement un double de l’auteur, y raconte comment il a entendu cette « histoire étrange » de M. Schwemmer, au cours d’une croisière entre Marseille et Alexandrie ; une histoire qui a fait si forte impression sur lui qu’aujourd’hui encore, il lui arrive de voir en rêve cette jeune femme, « fixant presque tendrement, d’un regard empli de désir et d’effroi, le vase vert sur la cheminée », d’entendre en même temps « le cri perçant, à vous glacer le sang » de son époux. L’intérêt de l’histoire est donc moins d’en connaître la fin que la manière dont elle trouve cette fin. Le récit-cadre, même s’il avertit le lecteur de l’issue tragique, laisse planer le doute sur la question de savoir s’il s’agit ou non d’un suicide ; il ne lève pas complètement le voile sur le retournement inouï. À cette dramatisation, qui consiste à dévoiler la fin au lecteur tout en le laissant dans l’incertitude sur la manière dont celle-ci arrive, concourt également la tonalité de la conversation rapportée dans le récit-cadre, dans la mesure où celle-ci tourne autour de la question de savoir si « un médecin a aujourd’hui le droit, et même le devoir, d’abréger les souffrances d’un malade dont le cas est désespéré ». Mais comme s’il en avait déjà trop dit, le narrateur de premier rang ajoute immédiatement que l’histoire à venir « n’a que peu de rapport avec le thème de la discussion ». Schwemmer lui-même, dès ses premiers mots, se révèle un habile conteur, capable de déplacer l’intérêt du « quoi ? » vers le « comment ? ». Il avoue immédiatement « avoir commis un crime », reconnaît « s’être comporté comme un jeune homme écervelé en s’avisant d’intervenir gauchement dans le destin de deux êtres dont il n’a vécu aucun des jours passés, dont il n’a deviné aucune des pensées secrètes, aucun des obscurs désirs ». Mais il n’en dit pas plus. La « fatalisation » n’est plus le fruit, comme dans La Lune rit, d’une référence parodique au fantastique traditionnel, mais simplement d’un artifice délibéré de la poétique du récit.
17La chaîne causale qui produit le retournement final se recompose ainsi : en vérité l’époux a jadis dénoncé à la police secrète son rival, prénommé Sacha, dont sa femme était amoureuse ; depuis lors, seule l’idée de vengeance a pu aider celle-ci à supporter sa maladie ; elle a attendu trois longues années que sonne l’heure.
18Comme dans Pauvre Guignol ! et La Lune rit, cet enchaînement produit un effet de désillusion. De même qu’il est terre-à-terre de constater que des enfants savent se montrer cruels ou qu’une épouse attentionnée peut rejoindre chaque soir son amant, l’image idéale de l’époux fidèle, entièrement dévoué aux soins de sa femme malade, se trouve ici ruinée. Mais si l’inouï, dans les trois nouvelles considérées, a sans conteste une connotation éthique, il faut souligner que le nouvelliste se garde de prononcer un jugement moral. Le comportement des protagonistes n’est pas jugé scandaleux : il révèle simplement la duplicité de la nature humaine.
19Un autre point commun aux trois nouvelles est le fait que l’effet de surprise produit par la pointe finale est conditionné par l’aveuglement du protagoniste, tout au long de l’aventure. De même que le pauvre Guignol ne remarque pas immédiatement la présence sur scène du petit lapin vivant, de même que le baron Sarrazin ne peut suivre, malgré son télescope, le chemin suivi par son épouse à travers la nuit, Jonas Schwemmer demeure aveugle à tous les signes : il ne sait interpréter les photos trouvées au fond du vase, de même qu’il méjuge la révélation d’un de ses compatriotes émigrés selon laquelle son ami serait un agent du gouvernement russe. Jusqu’au dernier moment, il ne veut en croire ses yeux : même lorsque son ami, au lieu de précipiter vers sa femme pour lui enlever l’arme, tombe à genoux, il ne comprend pas ce qui se passe.
20Mais, en fonction du mode narration, il est le seul à pouvoir éventuellement ironiser sur son aveuglement Dans les deux autres nouvelles, le narrateur représenté (La Lune rit) ou non-représenté (Pauvre Guignol !) ironise sur le personnage. Ici, il appartient au héros-narrateur lui-même de prendre conscience de l’issue paradoxale-grotesque de sa propre histoire. Y parvient-il ? L’occasion lui en est donnée, lorsqu’ au moment crucial lui vient à l’esprit la formule gravée au dos d’une médaille française Pour avoir bien servi. Mais il semble bien, à ce moment, la prendre au sérieux. C’est uniquement le narrateur de premier rang (l’auteur ?) qui suggère de prendre celle-ci au second degré, en en faisant le titre de la nouvelle. Un titre qui renvoie directement au principe de « congruence incongrue » du retournement inouï à la Perutz.
21S’il faut mettre en perspective historique, pour conclure, la poétique pérutzienne de la nouvelle, il convient de rappeler que l’aspect « logique-constructiviste » ainsi que le fait de « présenter en général les aléas de la fortune comme l’instrument d’une destinée ou d’une providence », appartient au code premier du genre depuis le romantisme, de Kleist à C.F. Meyer et T. Storm. L’originalité de Perutz tient à ce que la logique traduite dans le retournement inouï, bien que surdéterminée, demeure totalement ouverte. Elle n’est indexée sur aucune métaphysique ou vision du monde arrêtée. Elle est une sorte de « sans domicile idéologique » (ideologische Obdachlosigkeit). De là la tentation, chez certains critiques, de rapprocher L. Perutz du « postmodernisme » (dont personne ne sait ce que cela signifie du point de vue littéraire !). Retenons, quoi qu’il en soit, cette leçon sur le rapport entre la vie et la littérature, à comparer avec celle de Kafka : de même que l’art se construit, pour Le Champion de jeûne, à partir du corps mortifié, le texte n’advient ici qu’à partir du moment où le pauvre Guignol a raté son effet.
Notes de bas de page
1 Le texte est repris dans le recueil Mainacht in Wien, Wien, Paul Zsolnay, 1996 ; traduction française dans le volume Nuit de mai à Vienne, Paris Fayard, 1999 (trad. : J.-J. Pollet).
2 Texte de 1915 repris dans Herr, erbarme dich meiner !, op. cit. ; traduction française dans le volume Nuit de mai à Vienne, op. cit.
3 M. Martinez, Doppelte Welten. Struktur und Sinn zweideutigen Erzählens, Göttingen, 1996.
4 Ibid., p. 181.
5 Léo Perutz 1882-1957. Eine Ausstellung der deutschen Bibliothek, Frankfurt a. Main, 1989, p. 27.
6 Op. cit., p. 148.
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