Chapitre 18. Le roman initiatique meyrinkien : lecture du Golem
p. 219-227
Note de l’éditeur
Première parution dans l’ouvrage collectif (sous la direction de J.-M. Paul) Images de l’homme dans le roman de formation, Nancy, 1995.
Texte intégral
1Rien n’est a priori plus étranger, avouons-le, au Bildungsroman, au roman d’éducation, que la littérature fantastique allemande qui se déploie dans la décennie de la Grande Guerre.
2L’incompatibilité tient, d’abord, à la vision de l’Histoire qui est ici engagée. « Les journaux d’aujourd’hui sont pleins d’événements que l’on raconte d’habitude dans les livres » : ces mots d’H. Eulenberg, dans la préface de l’anthologie La Guerre des spectres (Der Gespensterkrieg) parue en 1915, signent la reconnaissance de la guerre comme phénomène qui, par ses origines profondes, son ampleur, serait en lui-même déjà « fantastique », en ce sens où il vient confirmer que le cours des choses obéit à des lois qui défient la logique, échappent à toute explication rationnelle. Et nos écrivains de convoquer le mythe, pour dire cette « fantasticité » de l’Histoire : fortune de l’Apocalyse, avec toutes ses images archétypales – essaims grouillants, déluge et incendie cosmiques – et, concurremment, de tous les mythes cycliques, sur fond de Nuit de Walpurgis. Quelle que soit la figure choisie, cette appréhension de l’Histoire implique en tout cas en principe une dévaluation de l’autonomie du sujet, réduit au rang d’agent inconscient – la leçon de la psychanalyse se trouvant ainsi subsumée sous l’expérience historique – de forces obscures qui le dépassent. Exemplaire de cette dégradation, le roman de H.H. Ewers, Vampire, qui explique « la folie meurtrière qui ravage aujourd’hui le monde » par « l’obsession du sang » qui, de manière itérative dans l’histoire de la culture occidentale, s’empare des foules « sans qu’elles en aient conscience »1. Il est peu de dire que nous sommes ici à l’antipode de la vision goethéenne de l’Histoire et de l’Homme qui fonde la structure du Bildungsroman.
3Gardons-nous, cependant, de généraliser. Il revient, croyons-nous, une place à part à l’œuvre de Gustav Meyrink dans la mesure où, sur les mêmes bases que toute la littérature fantastique de son temps, elle installe une relation originale du sujet face à l’Histoire qui autorise celui-ci, même s’il ne peut se soustraire à l’inconcevable nécessité de l’heure, à espérer sauver encore son identité. Comme ses congénères H.H. Ewers ou K.H. Strobl, G. Meyrink a « l’impression que la catastrophe est due à l’influence de forces occultes chargées de haine et qui se servent des hommes comme de marionnettes »2, mais il ne se résout pas quant à lui à désespérer totalement de la personne. Il tire cette conviction de sa fréquentation à la fois assidue et critique de l’occultisme. Loin d’abriter un obscurantisme, voici pour lui un discours qui, pourvu que l’on comprenne la double contestation qu’il comporte, à l’endroit du matérialisme et du mysticisme, s’avère émancipateur : « L’occultisme, note-il, se nourrit de l’instinct de liberté qui est au cœur de l’homme ». Doctrine ouverte, subversive, qui en même temps qu’elle prête en quelque sorte consistance, avec la notion de « suprasensible », à l’irrationnel, invite fondamentalement « à se libérer des démons ».
4Nous voudrions relever ici à travers une lecture du Golem les implications narratologiques de cette vision paradoxale du monde, montrer comment G. Meyrink avec ce premier roman paru en 1915 invente une forme romanesque originale, en charge de concilier l’inconciliable, vision fantastique de l’Histoire et émancipation du sujet, et retrouver ainsi, en territoire a priori complètement étranger, résurgences, métamorphoses, détournements du modèle narratif du Bildungsroman.
1.
5La comparaison entre le texte de 1915 et l’ébauche parue dès 1911 dans la revue Pan sous le titre Profondeurs minérales (Der Stein der Tiefe) fait apparaître clairement quelle fut la clef qui permit à l’écrivain de surmonter ses hésitations stériles : le roman prit véritablement corps du jour où G. Meyrink, changeant de titre et de perspective, conçut d’articuler tout son récit autour de la légende elle-même, d’en faire, non plus un accessoire, mais le moteur essentiel de l’histoire.
6Épiloguer sur les sources, sur la lettre de la légende que recueille le romancier nous entraînerait trop loin de notre propos. Disons simplement que G. Meyrink se réfère ici à la version dite pragoise que concurrence, dans la tradition, une version dite polonaise, qui sert par exemple de toile de fond à Isabelle d’Égypte (Isabella von Ägypteri) d’Achim von Arnim. Quant à la fonction narrative qui lui échoit, elle tient à la superstition greffée sur la légende elle-même et qu’est chargé de rapporter, dans le roman, Zwakh, le montreur de marionnettes :
À peu près tous les trente-trois ans se reproduit dans nos ruelles un événement qui, en soi, n’est pas de nature à susciter l’émotion mais qui pourtant sème une peur panique, pour laquelle il n’y a ni explication, ni motivation. Chaque fois, un homme totalement inconnu, avec un visage glabre, jaunâtre, de type mongol, venant de la direction de la Altschulgasse, drapé dans des vêtements démodés et passés de ton, marchant d’un pas égal et curieusement hésitant, comme s’il allait trébucher d’un instant à l’autre, traverse le quartier juif, puis s’évanouit brusquement... On dit qu’il est revenu une fois à son point de départ : une très vieille maison près de la synagogue... Il y a soixante-six ans, l’impression qu’il a produite a dû être particulièrement profonde, car je me souviens que l’on a fouillé la maison de la Altschulgasse de la cave au grenier. On y a découvert une pièce avec une fenêtre grillagée, sans issue.3 (45)
7Sur le thème de l’irruption de la violence dans la culture, la légende se présente très exactement comme ce que M. Eliade appelle une « survivance de la pensée mythique »», en ce qu’elle livre une explication du monde fondamentalement a-historique, reposant sur l’abolition du temps chronologique, la négation du devenir, pour voir dans l’événement l’accomplissement d’un modèle. On retiendra ici que la menace de la fureur destructrice est envisagée comme un phénomène cyclique – légende d’un Eternel retour –, qui correspond à l’émergence soudaine d’un élément apparemment étranger (autre race, autre temps : type mongol, vêtements démodés), mais qui ne représente peut-être que ce que la société cache en son propre sein sans pouvoir en percer le secret (la très vieille maison à la pièce interdite). Cette émergence est peut-être liée à une lointaine faute, le péché d’orgueil du rabbin qui, au XVIIe siècle, joua au démiurge en animant, grâce à des formules magiques de la Kabbale, une figurine de terre glaise afin qu’elle lui servît de domestique. Quoi qu’il en soit, notons que la fureur destructrice est ici encore relativement inoffensive. Le roman a été commencé alors que la guerre menaçait, publié alors qu’elle venait seulement d’éclater : on pouvait encore effectivement penser (ou espérer) que la violence ne serait en vérité qu’un fantôme « à la démarche hésitante », qui disparaîtrait bientôt aussi inexplicablement qu’il était apparu.
8Ceci pour le sémantisme de la légende requise. Le roman lui-même s’ouvre au fantastique à partir du moment où cette légende ne reste pas lettre morte, mais devient au contraire une parole fatale qui va se vérifier, s’incarner dans les événements. Un héros – narrateur, un certain Athanasius Pernath, va effectivement vivre, à l’heure dite, la réapparition du fantôme du ghetto. Cela dit, le scénario de la légende vérifiée qui, comme nous l’avons vu, répond ici à une manière de penser, de dire la violence dans l’Histoire, en lui-même, n’est pas nouveau en littérature fantastique. Theodor Storm, entre autres, en a donné avec Le Cavalier blanc (Der Schimmelreiter) une exploitation magistrale. La question est pour nous de savoir sous quelles conditions le scénario de la légende vérifiée, dans le roman de G. Meyrink, peut intégrer la relation d’une promotion du sujet.
2.
9Tout se décide sur un complexe procès de personnalisation, de « privatisation » auquel le roman soumet la légende. Le fantôme du ghetto, en effet, réapparaît aux yeux de quelqu’un, et ce quelqu’un n’est pas n’importe qui. Il y a une prédestination du héros, mise en scène dès le début du roman : Pernath est seul dans sa chambre, il entend soudain quelqu’un monter l’escalier à tâtons, il se plante au milieu de la pièce, voit entrer un étranger qui fait quelques pas dans sa direction et sans mot dire, « comme s’il était chez lui », lui remet un livre ; Pernath s’absorbe aussitôt dans la lecture de celui-ci, qu’il comprend à la fois comme une révélation sur lui-même – il croit reconnaître « tout ce qu’il portait en lui depuis longtemps, mais qui était resté enfoui, oublié, caché à sa conscience »– et un mystérieux appel – « ce n’était plus un livre qui me parlait, c’était une voix, une voix qui voulait de moi quelque chose que je ne saisissais pas » (17).
10Moment clé du Bildungsroman, la remise d’un livre, du Livre, prend ici une signification singulière dans la mesure où elle ne vient pas exactement couronner, nourrir une prédisposition – Wilhelm Meister recevant Shakespeare –, mais figure, par elle-même, en tant que geste, l’élection du héros. Une élection parfaitement autarcique : c’est par lui-même que Pernath est « appelé ».
11Le postulat de cette autarcie relativise par avance, comme dans tout Bildungsroman, le discours pédagogique. Le vieil archiviste Hillel sera effectivement le dépositaire d’une sagesse – on a beaucoup glosé sur les préceptes de celle-ci, mélange hétérodoxe, trop hétéroclite pour certains, de Kabbale et de diverses traditions ésotériques –, mais il ne lui revient d’autre fonction, dans l’économie de la narration, que de discourir, de métaphoriser l’aventure de Pernath, dont l’âme aurait été « fécondée » par la lecture du livre premier et conduite ainsi sur le chemin de l’Éveil.
12Par la prédestination du héros, appelé à reconnaître et réaliser sa nature profonde, à suivre sa voix/voie véritable – le récit de G. Meyrink épouse la structure téléologique caractéristique du roman de formation classique. Cependant le manque, le déficit, que le sujet est invité à combler par sa recherche ne se définissent pas exactement dans les mêmes termes que dans le modèle goethéen. L’identité du moi de Wilhelm, si elle n’est pas acquise d’emblée, est du moins supposée et garantie (de manière minimale) par la parole du narrateur ; ce qui lui fait simplement (encore) défaut, ce sont les conditions de possibilité, entre autres sociales, de réalisation de son entéléchie personnelle. Le doute d’Athanasius Pernath est plus radical : avant d’hésiter sur une carrière à venir, il lui faut trouver une réponse à la question première : qui suis-je ? De lui-même, il ne connaît au début du roman (et son lecteur avec lui, en vertu du récit à la première personne grammaticale) qu’un nom propre, Athanasius Pernath, ainsi que les circonstances de son arrivée dans le ghetto : un médecin bienveillant, après l’avoir recueilli à sa sortie de l’asile psychiatrique, l’a installé dans une chambre de ce quartier pour le soustraire à tout ce qui pourrait réveiller en lui des souvenirs douloureux de son passé. Cette lacune, au-delà de sa fonction narratologique comme « excuse » du fantastique – le fragile équilibre mental du héros-narrateur peut justifier le désordre de ses pensées, où les songes éveillés, les tentatives de mémorisation, les associations d’images se mêlent aux perceptions du monde extérieur – traduit toute l’évolution du concept de la personne, par rapport à la vision goethéenne : l’identité n’est plus donnée, mais à conquérir et cette conquête passe par l’obligation d’assumer la part inconsciente de soi-même.
13C’est très exactement ici qu’intervient, pour Pernath, le fantôme du golem. Il sort de la lecture du livre mystérieux et cherche à se rappeler, mais en vain, l’apparence de son mystérieux visiteur ; il a alors l’idée « d’essayer d’imiter la démarche et l’attitude de l’inconnu », ce qui provoque en lui une étrange sensation :
Ma peau, mes muscles, mon corps se souvinrent tout à coup, sans que mon cerveau intervînt. Ils se mirent à faire des mouvements que je ne souhaitais ni ne prévoyais, comme si mes membres ne m’appartenaient plus ! En faisant quelques pas dans la pièce, je me rendis compte que ma démarche était devenue tout à coup hésitante et bizarre. Comme celle de quelqu’un sur le point de tomber en avant, me dis-je. J’avais un visage qui m’était étranger : glabre, les pommettes saillantes, avec des yeux obliques. Saisi d’effroi, je voulus crier que ce n’était pas le mien, je voulus passer ma main dessus, mais elle n’obéit pas à ma volonté, plongea dans ma poche et en sortit un livre. (19-20)
14Expérience physique douloureuse de la dépossession de soi. Le fantôme du golem va désormais incarner pour Pernath l’étranger qui habite en lui. Développons tous les attendus de cette traduction de la légende. Elle repose d’abord sur un procès de transposition symbolique, du collectif au particulier : Pernath recueille le récit du montreur de marionnettes comme une allégorie pouvant s’appliquer à sa personne :
L’histoire du golem, que Zwakh m’avait racontée une heure auparavant, me revint en mémoire et je reconnus soudain un lien profond et mystérieux entre la pièce légendaire sans issue, là où séjournait l’inconnu, et mon rêve lourd de sens... (54)
15Ce rapport analogique entre le texte de la légende et la psyché du héros, au terme duquel la part inconsciente de lui-même serait comme la pièce interdite où demeure le golem (« Nous avons eu beaucoup de peine, si je puis dire, à emmurer sa maladie », 53) ne reste cependant pas seulement d’ordre métaphorique. C’est une des marques du fantastique, comme on sait, de jouer sur la perméabilité entre le propre et le figuré : le golem va s’installer dans le roman comme une sorte d’hypostase – à la fois symbole et réalité, plus exactement symbole dont la pertinence se vérifie dans et par sa présence au monde comme entité4.
3.
16À partir de là sont données les conditions de possibilité de la promotion du sujet : Pernath, au fil de ses rencontres avec la figure légendaire, qui vont ponctuer ses errances, ses erreurs (représentées, suivant le modèle du Bildungsroman, par ses hésitations entre différentes figures féminines, repoussées successivement comme inadéquates jusqu’au choix de la partenaire idéale – Angelina, Rosina et enfin Mirjam), va apprendre à apprivoiser, à maîtriser, à exorciser son démon intérieur qui a pris les traits du golem. Jusqu’à la révélation finale, au chapitre IX : Pernath a remarqué, dans la pièce voisine de sa chambre, une mystérieuse trappe ; poussé par la curiosité, il soulève un soir la plaque et découvre « un escalier raide et étroit, s’enfonçant dans l’épaisseur des ténèbres », qui le conduit dans l’un des innombrables souterrains qui serpentent sous le ghetto ; après avoir longtemps erré dans ce labyrinthe, il parvient enfin dans une petite pièce sans issue, avec une simple fenêtre munie de barreaux ; la pièce est complètement vide, à l’exception de quelques vieux vêtements entassés dans un coin ; tremblant de froid, Pernath s’empare « d’une veste déchirée, taillée dans un épais drap sombre » qu’il jette sur ses épaules, il s’accroupit dans un angle de la pièce pour attendre le lever du jour lorsqu’à partir d’une vieille carte d’un jeu de tarot (le fou, précisément) gisant sur le sol, lui apparaît, une nouvelle fois, le fantôme étranger ; mais Pernath, cette fois-ci, soutient le face-à-face et finit par se reconnaître lui-même dans son vis-à-vis :
Un soupçon s’éveilla confusément en moi : le visage de ce personnage ne ressemblait-il pas étrangement au mien ? Il est là accroupi face à moi et c’est avec mes propres yeux qu’il me regarde... Je restais là des heures et des heures, sans bouger dans mon coin, squelette engourdi de froid sous des guenilles moisies. Avec Lui, en vis-à-vis : moi-même ! (110)
17Pernath, alors, « se défend comme un forcené », « lutte pied à pied pour sa vie », jusqu’à ce que l’Autre, reconnu comme son propre double, « devienne de plus en plus petit et se recroqueville finalement dans la carte à jouer » : « Alors je me levai, j’allai vers lui et le remis dans ma poche » (111).
18Mesurons bien toute la portée de ce geste, quant à l’image de l’Homme qu’elle implique. L’Autre, l’Étranger ne constitue plus une menace dès lors qu’il est reconnu, accepté, assumé comme une partie intégrante du sujet (à la différence de la première apparition, où le fantôme investit la personne de Pernath, c’est lui qui, maintenant, endosse littéralement l’Autre). L’originalité du scénario du roman de Meyrink, c’est de référer la part inconsciente que le sujet porte en lui et avec laquelle il doit se réconcilier, non pas seulement à une histoire individuelle occultée (on dira éventuellement : un inconscient freudien), mais à la dépendance du sujet dans l’Histoire. La conclusion de l’épisode de la pièce sans issue explicite précisément cette jonction entre l’individu et le collectif. Au petit matin, Pernath cherche à regagner l’air libre, il reprend le même chemin que la veille et débouche dans une ruelle du ghetto ; un attroupement se forme bientôt derrière lui, « une armée de visages livides comme des cadavres, tordus par la peur » et qui se rue à ses trousses, il baisse les yeux sur lui et comprend la méprise, en constatant qu’il porte encore sur le dos les guenilles trouvées dans la pièce sans issue ; il s’engouffre sous une porte cochère et arrache « ces loques moisies », tandis que la meute le dépasse, au milieu de vociférations. Dans la perspective de la population du ghetto s’accomplit ainsi très exactement la superstition : le fantôme réapparaît à l’heure dite, au lieu dit. Elle s’est vérifiée également pour le héros, mais il est le seul, en la circonstance, à ne pas en être dupe ou victime. Au lieu d’aliéner sa personne, la réalisation de la légende lui offre, au contraire, une libération – la possibilité de regarder passer la foule déchaînée.
19La même leçon est redoublée au niveau de l’histoire-cadre qui, dans la chronologie du roman, introduit et conclut l’aventure de Pernath. Le narrateur qui s’était endormi à la fin du chapitre premier et que le lecteur avait identifié par la suite comme Pernath lui-même se réveille, aux premières lignes de l’ultime chapitre, dans une chambre d’hôtel où il s’est assoupi durant une heure à peine ; il ne s’est jamais appelé Pernath, ce nom n’est que celui porté sur l’étiquette du chapeau qu’il a échangé par mégarde contre le sien, à la cathédrale du Hradschin. Tout ce qu’il a vécu, tout ce que nous avons lu, ne serait donc peut-être qu’un rêve.
20Pour en avoir le cœur net, il se rend aussitôt dans le quartier du ghetto et peut vérifier que certains des lieux qu’il a fréquentés, des personnages qu’il a côtoyés soi-disant « en rêve » existent encore ou ont existé réellement ; il y a même une légende qui dit qu’un certain Athanasius Pernath ne serait pas vraiment mort, mais habiterait une demeure mythique, dans la ruelle dite des Alchimistes. Et l’écrivain, à son tour, de suivre un chemin à la fois mystérieux et étrangement familier pour rencontrer finalement l’étranger qui n’est autre que lui-même :
Athanasius Pernath se retourne lentement vers moi et mon cœur cesse de battre : c’est comme si je me voyais dans un miroir, tant son visage ressemble au mien. (229)
21Nous confirmons, au terme de notre lecture, notre hypothèse : une exploitation originale du thème de la légende vérifiée permet à G. Meyrink de concilier une vision, un discours « fantastique » sur l’Histoire – étemel retour d’une obscure menace – avec la relation d’une émancipation, d’une promotion de la personne. Il faut d’ailleurs voir ici la raison de l’énorme succès remporté par le roman : voici très exactement, pour le public de l’époque, une fable consolante, qui donne encore des raisons d’espérer, en dépit de l’explication fataliste du monde qu’elle livre. Reste un problème d’appellation. Comment désigner cette structure romanesque qui imite et déforme à la fois le modèle du Bildungsroman ? Certains, hier et aujourd’hui, parlent de « cheminement mystique » (mystischer Entwicklungsweg). La formule nous paraît inadéquate pour la simple raison déjà que G. Meyrink lui-même, nous l’avons vu, rejette explicitement, de son point de vue occultiste, toute confusion avec le mysticisme, évalué comme le pendant du matérialisme. Nous préférons, sous réserve de précisions et d’aménagements de la définition, parler de « roman initiatique ». On peut schématiser ce qu’il est convenu d’appeler le scénario initiatique par une succession de trois phases5 : d’abord la préparation, qui met le novice dans une disposition d’angoisse et comporte l’établissement d’un lieu sacré, éloigné des regards profanes, puis le voyage, ponctué d’épreuves, avec perte de connaissance, réelle ou simulée, dessinant le regressus ad uterum (tombes, cavernes, grottes, labyrinthes, etc.), enfin la nouvelle naissance, plus ou moins dramatique, sortie heureuse ou périlleuse, souvent signée par un changement de nom. Le Golem reproduit très exactement les différentes séquences de ce scénario initiatique, de surcroît identifié et évalué explicitement comme tel, dans le texte, à travers le commentaire du vieil archiviste Hillel. Mais tout en respectant ce schéma, le roman modifie le sémantisme même de l’initiation qui au lieu d’un « devenir autre » correspond ici à un « devenir soi-même ». La structure narrative du roman illustre la conviction occultiste optimiste de G. Meyrink : le « démon intérieur » que le héros est appelé à assumer ne représente pas seulement son propre passé refoulé ou même « l’âme collective » dont il participe – C.G. Jung fut, on le comprend, un lecteur attentif du Golem. Il incarne, en même temps, une part secrète de lui-même qui constitue son individualité propre et qui fait de lui un élu, pourvu qu’il réponde à l’appel. Autrement dit, le moi profond ici mis en scène déborde la définition freudienne ou même jungienne de l’inconscient, Meyrink veut croire en un « secret », une « essence » de la personne, qui, au-delà des déterminismes psychiques ou sociaux, fonde sa reconnaissance comme individualité autonome. Le fantastique, dès lors, n’est plus (seulement) catastrophique, mais porte une utopie du sujet.
22Cette euphémisation fait du Golem un texte unique, autant dans l’ensemble de la littérature fantastique de l’époque que dans l’œuvre de G. Meyrink elle-même. Ses prochains romans contemporains de la Grande Guerre, Le Visage vert et La Nuit de Walpurgis se construisent encore sur une légende vérifiée. Mais la fatalité- installée par la mythification de l’Histoire rend plus précaire l’accomplissement de la personne comme sujet autonome. Le vieux médecin Flugbeil, le héros de La Nuit de Walpurgis, apprend sans doute à se reconnaître lui-même dans l’acteur illuminé, réincarnation du chef hussite Jan Zizka, qui déchaîne la frénésie dans Prague ; mais la fureur, aujourd’hui, est contagieuse et Flugbeil n’a d’autre issue que d’essayer de fuir cette ville qui lui inspire « fascination et répulsion » ; il marche droit devant lui, sur une voie de chemin de fer, vers le point d’intersection des rails à l’horizon, mais une seconde après, « la machine l’avait happé et broyé ». La violence de l’Histoire emporte le roman d’initiation.
Notes de bas de page
1 H.H. Ewers, Vampir.Ein verwildeter Roman in Fetzen und Farben, op. cit., p. 222.
2 Fledermäuse, op. cit., p. 222.
3 Nous citons d’après la réédition Rascher Verlag, Zürich, 1946.
4 Voir J.C. Meister, Hypostasierung. Die Logik mythischen Denkens im Werk G. Meyrinks nach 1907, op. cit.
5 5 Cf. Simone Vierne, Rite. Roman. Initiation, Presses Universitaires de Grenoble, 1973.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Poison et antidote dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
Sarah Voinier et Guillaume Winter (dir.)
2011
Les Protestants et la création artistique et littéraire
(Des Réformateurs aux Romantiques)
Alain Joblin et Jacques Sys (dir.)
2008
Écritures franco-allemandes de la Grande Guerre
Jean-Jacques Pollet et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
1996
Rémy Colombat. Les Avatars d’Orphée
Poésie allemande de la modernité
Jean-Marie Valentin et Frédérique Colombat
2017