Chapitre 16. le satiriste et l’ésotériste : Gustav Meyrink, interprète de la grande guerre
p. 191-201
Note de l’éditeur
Première parution dans Écritures et langages satiriques en Autriche (1914-1938), ouvrage collectif sous la direction de J. Benay et G. Ravy, Berne, Peter Lang, 1999.
Texte intégral
1Le satiriste, l’ésotériste : telles sont les deux faces de l’écrivain Gustav Meyrink. La première manière, qui correspond à l’époque de sa collaboration intensive avec la revue munichoise Simplicissimus (1901- 1907), lui a valu l’estime de la critique ; la seconde, qui embrasse la production romanesque (depuis Le Golem, 1915, jusqu’à L’Ange à la fenêtre d’Occident, 1927) lui a valu le succès public et, pour une part, a entamé sa réputation littéraire. Un jugement de valeur d’où n’est souvent pas absent, comme le montre le revirement de K. Tucholsky, le critère idéologique : le nouvelliste impertinent et corrosif se serait mué en prosélyte de l’occulte, résigné et figé dans la pose du grand initié1.
2Faut-il entériner sans réserve cette duplicité de l’œuvre meyrinkienne, avec toutes ses simplifications ? Afin de contribuer à réviser, ici, quelques idées reçues, nous voulons regarder de près la transition entre les deux manières « reconnues » de G. Meyrink, en partant de l’hypothèse que celle-ci est étroitement liée à l’enjeu de l’interprétation, de l’écriture de la Grande Guerre. Notre analyse s’appuie sur la lecture de quatre textes publiés par G. Meyrink entre 1915 et 1916 et qui traitent du déclenchement du conflit mondial : Comment le Dr Hiob Paupersum offrit des roses rouges à sa fille (Wie Dr. Hiob Paupersum seiner Tochter rote Rosen brachte), Amadeus Knödelseder, l’incorrigible vautour (Amadeus Knödelseder, der unverbesserliche Lämmergeier), Le Jeu des grillons (Das Grillenspiel), Les quatre Frères de la Lune (Die vier Mondbrüder).
3 G. Meyrink a fait ses premières armes d’écrivain (il inaugure sa carrière en 1901 avec une contribution au Simplicissimus intitulée Le Soldat brûlant) dans le genre dit du « grotesque satirique »2. Ce genre à la mode « au tournant de siècle » prend ses origines dans la ménippée carnavalesque et utilise, selon la description qu’en donne M. Bakhtine, « une exceptionnelle liberté d’invention », jouant sur tous les registres de transgression (du mélange des styles à l’extravagance, la monstruosité, etc.) comme instrument de mise à l’épreuve (anakrisis, selon Bakhtine) d’une opinion, d’une vérité, d’une attitude, etc. Les principales cibles du grotesque satirique meyrinkien, au temps de sa collaboration assidue avec le Simplicissimus (jusqu’en 1907) et qui lui ont valu la réputation de caricaturiste féroce, sont les savants, les médecins, les policiers, les militaires, en qui G. Meyrink voit des représentants typiques de l’esprit étroit, borné, positiviste, avatars de la figure traditionnelle du philistin (de là le titre du recueil réunissant l’essentiel de ces textes, en 1913 : Le Cor enchanté du petit bourgeois allemand-Des deutschen Spiessers Wunderhorn). En 1915, après plusieurs années de silence3, G. Meyrink renoue apparemment, pour traiter de la guerre, avec le genre de ses débuts (les quatre premiers textes que nous considérons ont d’ailleurs trouvé place dans les pages du Simplicissimus, avant de constituer le cœur du volume Chauve-souris, Fledermäuse, 19164), qu’il adapte à l’actualité. Mais cette accommodation ne peut masquer longtemps une inadaptation de fond, de plus en plus manifeste. Ce sont ces gauchissements progressifs du grotesque satirique, face à l’événement inouï de la Grande Guerre, que nous voulons décrire.
1.
4 Comment le Dr Hiob Paupersum offrit des roses rouges à sa fille (première parution : 7. 8. 1915) joue sur un « classique » du grotesque satirique, le cabinet de monstres. L’histoire met en scène une conversation imaginaire, dans le célèbre café munichois Stefanie, entre un savant désargenté – le Dr. Hiob Paupersum – et un certain Zenon Sawaniewski, imprésario d’un cabinet de monstres. Ce dernier suggère d’abord en vain à son interlocuteur différentes solutions pour le sortir d’affaire : traducteur dans un camp de prisonniers, correspondant de guerre, etc. Finalement, il lui propose une association. Il encourage le savant à expérimenter sur sa propre personne ses théories sur l’apparition de difformités physiques et à venir ensuite se produire à Paris, dans un tableau intitulé « Professeur allemand, garanti d’origine », dont « son ami D’Annunzio » rédigera le prospectus publicitaire. À la question de Paupersum qui s’inquiète de savoir ce qu’il adviendra de lui si la guerre se termine, l’imprésario de répondre en souriant : « N’ayez aucune crainte, nous ne sommes pas près de voir l’époque où les Français cesseront de croire tout ce qu’on leur raconte au sujet des Allemands ! » Cette dénonciation de l’aveuglement de la propagande patriotique est une allusion directe à la campagne d’opinion internationale alimentée, entre autres, par Romain Rolland, dénonçant les atrocités commises par les troupes allemandes lors de l’invasion de la Belgique et à laquelle les intellectuels allemands répondirent par un « Appel à la dignité » (Aufruf zur Würdé), que signa G. Meyrink, présentant l’offensive de Belgique comme « une dure nécessité de l’état de guerre »5. L’auteur de Comment le Dr Hiob Paupersum [...] enfonce le clou lorsqu’il prête à son imprésario le projet de recruter un vieillard sans bras ni jambe pour le présenter à la reine d’Italie comme « un nourrisson belge mutilé par les généraux allemands, vieilli prématurément par le souvenir de sa mère dévorée vivante par un uhlan prussien ».
2.
5Dans le même esprit, mais de manière plus simpliste, Amadeus Knödelseder (première parution : 26.10.1915) exploite une autre forme usuelle du grotesque satirique, la fable animale. Un vautour évadé du jardin zoologique s’installe dans une colonie de marmottes, où il ouvre un commerce de cravates. D’abord inquiète, la population est bientôt rassurée par les bonnes manières du nouveau venu. Les années s’écoulent paisiblement, troublées seulement par le nombre croissant de mystérieuses disparitions dans la colonie. Jusqu’au jour où la police découvre dans la boutique du petit commerçant apparemment sans histoire un monceau d’ossements. « Tel un second Cardillac dans le roman de Mademoiselle de Scudéry, il dévorait ses clients après leur avoir repris ce qu’il venait de leur vendre ! » Moralité : l’on ne peut jamais contrarier longtemps sa nature profonde ! L’historiette n’aurait aucun rapport avec l’actualité sans l’épilogue. Un couple de touristes allemands arrive à proximité de la colonie et la jeune femme « au nez pointu et aux vues idéalistes », appuyée sur son alpenstock, s’exclame devant le spectacle grandiose de la chaîne alpestre : « Vous verrez, quand la guerre sera finie, les Italiens seront les premiers à venir nous tendre la main, à nous demander pardon et à nous dire qu’ils se sont amendés ! » (93). Allusion directe à l’entrée dans le conflit de l’Italie scellée par la déclaration de guerre à l’Autriche-Hongrie du 23. 5. 1915.
6À travers ces deux premiers récits, G. Meyrink exprime sans doute sa solidarité avec la cause allemande, mais sans pour autant faire chorus à la propagande nationaliste qui se déchaîne autour de lui. On remarquera qu’il se garde de se prononcer véritablement sur le fond pour observer avec distance les ethnophobies que charrient les discours bellicistes et qui ont cette caractéristique de dévaluer finalement à la fois ceux qu’elles sont censées dégrader et ceux qui les propagent naïvement (si l’opportunisme italien est brocardé, la bonhomie bavaroise qui le révèle n’en est pas moins ridicule ; si la germanophobie française est incurable, le savant allemand qui la met à jour n’en demeure pas moins un monstre de foire !). L’esthétique grotesque repose fondamentalement sur le mélange, l’ambiguïté, l’équivalence. On comprend qu’elle se laisse difficilement exploiter comme instrument de propagande nationaliste, par définition univoque. Le genre de la satire grotesque, utilisé comme « fiction d’actualité » de la guerre, induit presque naturellement, en dépit des apparences – la caricature facile de l’ennemi qu’elle donne éventuellement à lire – une conviction, si ce n’est déjà « pacifiste », du moins étrangère à tout chauvinisme aveugle ou fanatisme patriotique.
3.
7Le prochain récit, Le Jeu des grillons (première parution : 7. 9. 1915) marque un tournant dans la mesure où il se situe à un autre niveau que les précédents, dans le rapport à l’actualité de la guerre. G. Meyrink s’abstient désormais de prendre position à propos de tel ou tel événement, dans le déroulement du conflit. Ainsi qu’il le rapportera plus tard dans ses souvenirs, Le Jeu des grillons est né d’une « méditation sur l’origine occulte de la guerre »6.
8La nouvelle est construite selon une structure enchâssée. Le récit central est constitué par une lettre dans laquelle un naturaliste allemand, Johannes Skoper, raconte une aventure vécue au cours de sa mission au Tibet, au mois de juillet 1914. Il y rapporte comment, après beaucoup d’hésitations, son guide accepta finalement de lui faire rencontrer un de ces chamanes tibétains – appelés « Dugpa »–, réputés et redoutés pour leurs pouvoirs magiques. Celui-ci refusa d’abord de faire devant Skoper une démonstration de ses pouvoirs, le mettant en garde contre toute intervention intempestive « dans le royaume des causes », mais finalement, « sous réserve que l’Européen prît sur lui l’entière responsabilité de l’entreprise », consentit à lui présenter « le jeu des grillons ». Pour réaliser l’expérience, il demanda au savant de lui prêter un mouchoir blanc, mais Skoper ne trouva dans ses poches qu’une vieille carte d’Europe. Le chamane étala la carte sur le sol, émit « un petit sifflement métallique » qui fit surgir de toutes parts une foule innombrable de grillons d’une espèce inconnue, qui se rassembla au centre de la carte :
À peine avaient-ils foulé la carte qu’ils se mirent d’abord à tourner dans tous les sens, avant de former des groupes qui semblaient se défier l’un l’autre ; soudain, un petit carré de lumière irisée tomba au centre de la carte (provenant, comme je m’en rendis compte immédiatement, d’un prisme de verre que le Dugpa avait placé dans le soleil) et quelques secondes après, la foule jusqu’alors pacifique des insectes s’était muée en une masse informe s’entredéchirant de la plus horrible manière. Un spectacle trop écœurant, au-delà de toute expression. Le battement de milliers et de milliers d’élytres produisait un son strident, stridulent qui me perçait jusqu’à la mœlle, un son effroyablement aigu mêlant les cris de haine et les cris d’agonie, que je ne pourrai jamais oublier. (63)
9Skoper demeure hanté par la vision d’horreur de cette sauvage mêlée qu’il associe à « des millions de soldats agonisants ». Il garde l’image « de nuées rouges montant depuis l’amas des corps et roulant dans le ciel en direction de l’ouest ».
10Explicite est donc le rapport métaphorique entre « le jeu des grillons » et le déclenchement de la Grande Guerre. Quelles en sont les implications, le tertium comparationis ? L’analogie signifie d’abord, évidemment, que les acteurs du conflit ne sont que le jouet de forces qui les dépassent, dont ils ne peuvent comprendre la finalité, qui les précipitent aveuglément les uns contre les autres. Il faut cependant également concevoir que si ces forces obscures sont présentées comme exogènes par rapport aux nations en guerre, elles ne se déchaînent que par la faute de l’Européen (Johannes Skoper perd, dans la fable, sa qualité d’Allemand, il est celui qui porte sur soi une « vieille carte d’Europe aux couleurs passées ») coupable de présomption intellectuelle, face à une civilisation qu’il refuse de comprendre et visite seulement en curieux. Avec Le Jeu des grillons, G. Meyrink va bien au-delà de la dénonciation de l’aveuglement de la propagande antiallemande, comme dans Comment le Dr Hiob Paupersum [...]. Il y abandonne, pour la première fois, le point de vue étroitement national et pose le problème général de l’émergence de toutes ces hystéries collectives, à quelque nation qu’elles appartiennent, et qu’il met au compte, entre autres, d’une faillite de la culture européenne.
11Sur le plan de l’écriture, cette lettre qui constitue le cœur de la nouvelle est également d’une tonalité différente de la première manière de G. Meyrink. Bien sûr, on y retrouve un ressort habituel du grotesque satirique, avec le thème de l’expérience prodigieuse comme base de l’anakrisis (associé à l’image typiquement grotesque du grouillement animal). Mais celle-ci n’est pas l’instrument d’une complète dégradation du personnage qui l’afironte. Sans doute, Johannes Skoper est coupable de présomption. Mais il ne sombre pas pour autant dans le ridicule. Son aventure prend même une dimension tragique : le sentiment de culpabilité qui le ronge – « telle une plante vénéneuse qu’il ne peut extirper de son esprit »– le submerge encore au moment même où il rédige sa lettre en forme de confession et lui interdit de l’achever... On apprend d’ailleurs qu’il a trouvé la mort peu après, comme si le destin l’avait puni de sa prétention intellectuelle.
12 C’est davantage avec l’histoire-cadre que Le Jeu des grillons s’inscrit dans la continuité du grotesque satirique. La lettre de Johannes Skoper, après avoir mis plus d’une année pour arriver à destination, est lue par ses collègues dans une salle du Museum d’histoire naturelle. La scène fournit à G. Meyrink l’occasion d’une description insolite – des dindons pendus au plafond au bout d’une ficelle comme « des têtes tranchées de spectateurs fantomatiques », un paresseux empaillé qui sert de portemanteau, un crocodile naturalisé que l’on vient de vernir à neuf sur instruction du ministre de l’Éducation, etc. – et d’une caricature des savants entomologistes, dont le portrait, par contiguïté avec le décor dans lequel ils évoluent, exhibe des caractères zoomorphes. Ce cadre n’a apparemment rien à voir avec le récit central. On peut penser, comme le suggère H. Abret7, qu’il s’agit en fait d’un habillage destiné à rendre la nouvelle encore acceptable pour le Simplicissimus. Dans ce cas, la structure enchâssée du Jeu des grillons, avec ses deux niveaux narratifs, traduirait très exactement le hiatus entre les deux « manières » de G. Meyrink, le satiriste et l’ésotériste.
13À regarder de près, il faut cependant convenir que s’il y a effectivement décalage, l’écrivain s’efforce de le gommer. L’intrigue du récit central trouve en effet un épilogue au plan du récit-cadre. Les vieux savants réunis au Museum d’histoire naturelle ont reçu, en même temps que la lettre de leur collègue décédé entre-temps, un flacon contenant exemplaire de l’espère inconnue de grillons mentionnée dans celle-ci. À la suite d’une manipulation malheureuse, l’un d’eux laisse échapper l’insecte qui, par la fenêtre ouverte, s’envole dans le parc, avec à ses trousses les distingués entomologistes munis de filets à papillons. Le vénérable professeur Goclenius lève alors les yeux au ciel et prononce ce commentaire, qui sert de mot de la fin :
En ces temps de guerre, les nuages prennent décidément des formes bien singulières ! On dirait comme une silhouette d’homme, avec un visage vert et une coiffe rouge. Si les yeux n’étaient pas aussi écartés l’un de l’autre, ce serait presque un visage humain. Il y aurait de quoi devenir superstitieux, sur ses vieux jours ! (67)
14La docte assemblée se révèle non seulement ridicule dans son enfantillage, mais fait preuve de coupable imprudence. Son comportement redouble la responsabilité « européenne » dans l’explication de l’origine de la guerre. À la présomption intellectuelle (celle de Johannes Skoper face au chamane tibétain) s’ajoute la légèreté (celle du savant ouvrant le flacon), celle-ci offrant le pendant de celle-là. Le personnage du professeur Goclenius participe sans doute du ridicule qui frappe tous ses collègues. Mais en même temps, ses derniers mots – « on deviendrait presque superstitieux, sur ses vieux jours ! »– peuvent être lus comme l’esquisse d’une prise de conscience. Le personnage est au bord d’une compréhension profonde de l’événement de la guerre comme moment où l’humanité se trouve confrontée à ce qui est à la fois son visage et le visage de l’Autre (le nuage qui dessine un visage qui, « si les yeux n’étaient pas si écartés, serait presque celui d’un homme »). C’est déjà, en filigrane, toute l’aventure d’Athanasius Pemath, le héros-narrateur du Golem, dont le roman d’éducation initiatique commence par l’expérience d’une confrontation avec un Double au visage inconnu – symbolisant l’étranger qui habite en lui – et dans lequel il va devoir apprendre, petit à petit, à se reconnaître lui-même afin de s’en libérer. Par leur ambivalence, leur ton mi-sérieux, mi-ironique, les derniers mots de Goclenius (qui peuvent d’ailleurs avoir une résonance autobiographique) nous semblent très exactement marquer, dans l’œuvre de G. Meyrink, la jointure entre le satiriste et l’ésotériste. Le second, à cet instant, est peut-être plus intempestif que le premier8.
4.
15Proche du Jeu des grillons, Les quatre Frères de la Lune (première parution au sein du recueil Fledermäuse, 1916) présente une autre version de la réflexion sur ce que G. Meyrink appelle « l’origine occulte » de la guerre. Nous lisons un récit à la première personne, les souvenirs d’un vieux valet de chambre, « un enfant trouvé qui porte le nom patronymique de Meyrink ». Après nous avoir assuré de la « sincérité » de son propos, il relate comment, voici quelques années, il se rendit compte que les deux maîtres qu’il avait successivement servis, faisaient partie, avec deux autres compagnons, du cercle dit des « Quatre Frères de la Lune », une sorte de société secrète « pleine de bizarreries » qui se réunissait régulièrement pour vénérer l’astre nocturne. Lors d’une de ces assemblées tenues dans le parc du château de l’un des adeptes, il surprit un jour d’étranges propos. Il y était question d’une prophétie selon laquelle l’humanité entière serait vouée à périr prochainement tandis que les Frères de la Lune, justement, seraient les Elus, les seuls à être sauvés, à devenir « les héritiers de l’Etre éternel ». Lorsque, quelques années plus tard, « éclata comme un coup de tonnerre la terrifiante guerre mondiale », le narrateur ne put s’empêcher de se souvenir de cette scène et d’établir un lien avec la prophétie qu’il avait entendue, d’autant que celle-ci prévoyait la catastrophe, justement, pour le mois d’août 1914 :
Je me souvins immédiatement de ce que j’avais entendu dire, voici des années, dans le parc de M. le comte du Chazal, à propos d’une catastrophe imminente pour l’humanité. C’est la raison pour laquelle je ne parvenais pas tout à fait à faire chorus avec toutes les imprécations que la population du village lançait à l’endroit des nations ennemies. Il me semblait en effet qu’il y avait derrière tout cela, comme origine, l’influence occulte de certaines forces naturelles chargées de haine, et qui se servaient des hommes comme de marionnettes. (131)
16G. Meyrink formule ici explicitement l’articulation, sous-jacente dans Le Jeu des grillons, entre une lecture « occultiste » de la Grande Guerre et une conviction désormais ouvertement « pacifiste ». L’originalité des Quatre Frères de la Lune tient au mythe – plus exactement : la combinaison de mythèmes hétéroclites –, requis pour formuler l’interprétation occultiste de l’Histoire. La prophétie entendue par le narrateur se présente d’abord, typiquement, comme un discours d’Apocalypse, dont l’hypotexte est clairement désigné :
Maître Wirtzigh se lança soudain dans un discours apocalyptique [...] Surgissent tout autour quatre bêtes, avec des yeux partout, devant et derrière. Voici un cavalier sur sa monture pâle : son nom est Mort, et l’enfer est à ses trousses ; il est appelé à éradiquer la paix sur cette terre. Une grande épée lui est donnée... (133)
17Le bestiaire de l’Apocalypse met ici en image une destruction de l’humanité par les machines qu’elle a enfantées et qui se retournent, se révoltent contre elle : « vautours géants tournoyant dans le ciel », « monstres de bronze ouvrant une large gueule », « projecteurs guettant leur proie de leurs yeux brillants de rapaces », « vipères électriques tressaillant dans le sol », « requins d’acier filant sournoisement le long des rivages » etc. Pour expliquer cette Apocalypse intervient curieusement une libre variante du mythe de l’influence lunaire (qui, comme on sait, inspire dans la tradition fantastique nombreuses histoires de somnambules « lunatiques ») : la lune aurait « fécondé » le cerveau des hommes de son « souffle empoisonné », produisant « ces idées dont les machines sont le résultat visible » ; « sous son éclat trompeur » les hommes, égarés par « une fausse représentation », ont en effet cherché « à transposer dans le domaine du tangible ce qu’ils auraient dû contempler en eux-mêmes », de telle sorte que « les machines sont devenues comme des corps de Titans enfantés par des cerveaux dégénérés ». La machine, donc, serait le symbole de l’intelligence humaine dévoyée, aliénée par une fallacieuse prééminence accordée au tangible, au palpable, au « visible » (on retrouve la critique de l’esprit occidental déjà suggérée dans Le Jeu des grillons). Sur l’idée d’une catastrophe apocalyptique engendrée par la révolte de « l’armée des machines dont les hommes ont perdu le contrôle » se greffe enfin la vision d’une sorte de « Nuit de Walpurgis », de résurrection des fantômes :
Est-ce que nous n’assistons pas à une résurrection des fantômes ? Tout ce qui a sédimenté depuis longtemps, transformé en pétrole, dans le centre de la terre – la chair et le sang des dragons antédiluviens – resurgit et veut reprendre vie. Une fois raffiné et distillé dans des chaudières ventrues, il irrigue maintenant sous forme d’essence le cœur de nouveaux monstres aériens et nourrit leur halètement. Essence ou sang de dragon, qui voit encore la différence ? Voici le prélude fantastique au Jugement dernier ! (136)
18Nous sommes évidemment bien éloignés, ici, de l’esprit du Simplicissimus. La monstruosité, même si elle se rencontre à la fois dans le genre du grotesque satirique et dans celui de l’apocalyptisme, n’a pas la même valeur dans l’un et l’autre. Dans l’esthétique du premier, elle n’est que l’instrument d’une dégradation partielle et délibérément partiale ; dans celle du second, elle est la marque de la négativité radicale du monde. Il reste sans doute quelques éléments qui, dans ce début des Quatre Frères de la Lune, rappellent la première manière de G. Meyrink : les patronymes insolites de deux protagonistes – les docteurs Sacrobosco Haselmayer et Chrysophon Zagraus –, reliquats de la satire des vieux savants et intellectuels, ainsi que certains détails curieux de la mise en scène du rituel – l’un des Frères de la Lune se penchant sur le crâne chauve couronné de pavots de son collègue, déposant un baiser sur son front en l’appelant « sa chère épouse » etc. En dépit de ces détails, cependant, la scène ne joue pas le rôle de l’anakrisis dans la grotesque satirique. Les acteurs ne se trouvent pas véritablement dévalués par la bizarrerie de leur comportement, qui s’intégre dans le dérèglement général du monde, aux yeux d’un narrateur homodiégétique (présent, comme personnage, à l’intérieur de la fiction) et qui, loin d’avoir un regard moqueur, amusé ou même seulement distant, ne peut se départir, devant la scène, « d’un sentiment d’oppression ».
19Si le « grand maître » qui porte l’interprétation occultiste de la guerre n’est pas dévalué, son discours apocalyptique subit néanmoins, dans la suite du récit, une révision, Il se produit en effet un retournement au cours du rituel du 4 septembre 1914, qui devait en principe sceller le triomphe des Frères de la Lune9. Soudain le grand maître s’interrompt et ne paraît plus du tout sûr du sens de la catastrophe – une apocalypse des machines qui doit lui permettre, à lui ainsi qu’aux autres adeptes, de s’affirmer comme les héritiers de « l’Être éternel ». Il craint que ne se produise quelque chose qui les frustre de leur victoire :
Je crains, je crains que quelque chose d’inattendu se produise sous peu et ne nous prive de notre victoire... En d’autres termes, pour autant que je puisse le deviner : il y a peut-être encore un sens secret à découvrir dans cette guerre ; l’esprit de l’Histoire veut peut-être séparer les peuples les uns des autres, les démembrer pour reconstituer un autre corps, dans le futur. À quoi cela me sert-il, moi qui ne connais pas l’intention finale ? Les influences que l’on aperçoit mal sont les plus déterminantes. Je vous le dis : l’invisible grandit chaque jour... (136)
20Au-delà de tous les mythèmes hétéroclites du catastrophisme, la guerre est désormais comprise comme une possible catharsis de l’humanité, avec, à l’horizon, un espoir messianique : « Nous entendons partout le bruissement des ailes de l’Ange de la Mort. Mais êtes-vous certains qu’il ne s’agit pas d’un autre Ange que celui de la Mort ? Un de ceux qui peuvent dire “Je”, au cœur de chaque pierre, chaque fleur, chaque animal ? » (137).
Ce Messie annoncé, cet Autre capable de dire « Je » n’est pas une personne « de chair et de sang » ; il adviendra « sans prendre forme », car il est à découvrir en chacun : « Il s’allumera en chaque homme tel une flamme ». (138)
21On trouve en germe, dans ces formules, toute la doctrine ésotérique qui sous-tend les grands romans meyrinkiens, depuis Le Golem jusqu’à L’Ange à la fenêtre d’Occident. On retiendra qu’en tout état de cause l’occultisme meyrinkien, directement « appliqué » à la situation de la guerre mondiale, ne saurait se confondre avec un quelconque irrationalisme promettant à la nation une régénération collective en se débarrassant d’influences étrangères. Sa perspective est rigoureusement individuelle et spirituelle. Ajoutons également qu’elle ne manque pas, non plus, de distance humoristique. Les quatre Frères de la Lune ne se termine pas, en effet, sur le prêche du grand maître. L’épilogue nous ramène dans la situation du narrateur qui se réveille peu à peu comme d’un rêve, s’entend appeler « maître Wirtzigh » par la gouvernante du château, qui lui explique qu’il est tombé du toit dans un accès de somnambulisme et qu’il s’est imaginé être son propre valet de chambre... (Un dédoublement de personnalité qui rappelle l’échange des chapeaux dans le dernier chapitre du Golem). Il n’est pas très convaincu, mais quoi qu’il en soit, pour dissiper la nuit son angoisse de la lune et se divertir, « il écoute avec attention les cris sauvages qui proviennent d’un château des environs, un repaire de brigands appartenant au terrible peintre Kubin qui, entouré de ses sept fils, célèbre en ces lieux de furieuses orgies qui se prolongent à l’aube ».
22Le recueil Chauve-souris embarrasse, en général, la critique meyrinkienne. Les gardiens des belles lettres y voient une œuvre déjà suspecte, en décalage par rapport au talent véritable du collaborateur du Simplicissimus. Les zélateurs de l’ésotérisme, quant à eux, considèrent qu’il s’agit là de textes « limités », dans la dimension de l’occulte10. En vérité, nous avons affaire ici – croyons-nous – au meilleur Meyrink. L’écrivain développe dans ces récits une écriture originale qui, face à l’événement inouï de la Grande Guerre, relativise nécessairement la portée du grotesque satirique tout en conservant, en accentuant même la force corrosive de la critique, qui intègre l’occultisme non pas comme une doctrine justificative d’un irrationalisme collectif, mais comme argument d’une possible émancipation du sujet dans un processus de dévoilement, de reconnaissance de soi à travers la violence de l’Histoire qui n’est pas dépourvu d’auto-dérision.
Notes de bas de page
1 Cf. chapitre précédent.
2 Cf. Chapitre 9.
3 Voir, sur cette question, H. Abret, « Meyrink et le Simplicissimus » in Cahiers de l’Herne Gustav Meyrink, 1976, p. 76-80.
4 Nous citons d’après la réédition Ullstein, Frankfurt a. M, Berlin 1992.
5 Cf. J.C. Meister, Hypostasierung – Die Logik mythischen Denkens Gustav Meyrinks nach 1907, Frankfurt a. M., Peter Lang 1987, en particulier le chapitre Die Deutung des Ersten Weltkrieges in den Erzählungen 1914-1916, p. 176-187.
6 G. Meyrink, « Meine merkwürdigste Vision », in Chemnitzer Allgemeine Zeitung, 15. 1. 1928 (repris dans le volume Das Haus zur letzten Latern, op. cit.).
7 H. Abret, op. cit., p. 79.
8 On peut mesurer l’évolution de l’écrivain en superposant Das Grillenspiel avec le texte autobiographique qui, dix ans plus tard, est censé en relater la genèse, Meine merwürdigste Vision (Op. cit.). G. Meyrink ne s’emploie pas seulement, rétrospectivement, à mettre son inspiration au compte d’une « vision » (le visage d’un homme d’une race inconnue, aux yeux obliques, extraordinairement écartés) provoquée au cours d’un exercice de méditation. Il voudrait que la nouvelle Das Grillenspiel, qu’il a composée à partir de cette expérience, ne soit pas lue simplement sur le mode qu’il appelle lui-même « symbolique ». Il distingue, dans son texte, le cœur de la nouvelle, qui repose sur « l’expérience visionnaire » (Vision) et « le cadre de l’histoire, fruit de ma libre imagination » (freie Phantasie). C’est dans cette distinction que l’ésotériste prend le pas sur l’écrivain. La vérité littéraire ne lui suffit plus. Il lui faut convaincre d’une authenticité supérieure et, pour ce faire, construire une sorte de référent « spirituel » transcendant que le texte se contenterait de « consigner », au deuxième degré. On notera que la caution qu’il apporte ici, la coïncidence des visions, – un lecteur du Simplicissimus lui a écrit pour lui confirmer qu’avant même d’ouvrir le numéro dans lequel était paru Das Grillenspiel, il avait eu une expérience tout à fait analogue –, est encore un procédé littéraire, qui appartient à la narratologie tout à fait classique du récit fantastique.
9 Selon J.C. Meister (Op. cit., p. 184), cette date n’est pas fortuite. Elle correspond exactement au moment où le général en chef von Moltke décide d’arrêter les troupes sur le front de l’ouest, marquant ainsi le début de la guerre de position – une désillusion par rapport à l’emphase nationaliste qui promettait une guerre éclair.
10 « In den Fledermäusen werden von Meyrink die unterschiedlichsten Akkorde angeschlagen. Begrenzt im unheimlichen Kosmos des Magischen ist Das Grillenspiel [...] Die anderen Erzählungen greifen unterschiedlich tief in psychische Grenzbereiche » in : E. Frank, postface à Fledermäuse, Op. cit., p. 405.
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