Chapitre 15. L’image de Gustav Meyrink dans les lettres allemandes
p. 181-190
Note de l’éditeur
Première parution dans Études Germaniques, 1977
Texte intégral
Es ist weder die Phantasie noch die Geschicklichkeit dieses Dichters, die so stark wirkt. Es ist seine Persönlichkeit.1
1Gustav Meyrink sort lentement de l’oubli. L’Allemagne redécouvre à travers les rééditions une œuvre importante qui, avant de tomber en disgrâce, mérita à son auteur une notoriété incontestable dans les années voisines de la Première Guerre.
2La faveur que connaît aujourd’hui G. Meyrink nous paraît pourtant suspecte. C’est moins le talent de l’écrivain méconnu que l’illuminisme du prophète qui semble éveiller l’intérêt des lecteurs. La mode des sciences occultes et de l’ésotérisme assure le succès de G Meyrink2.
3Nous nous garderons cependant de crier à la trahison ; Meyrink lui-même prétendit – tout au moins dans ses dernières années – jeter le masque de l’écrivain pour prendre la pose du « grand initié »3. Il est lui-même responsable de la légende qui l’entoure. Cette attitude ne saurait, néanmoins, lui conférer une sorte d’immunité : en tant qu’elle se compose de romans et de nouvelles, son œuvre n’est encore, en dépit de ses dénégations tardives, que « littérature ». À ce titre, G. Meyrink mérite d’être jugé en tant qu’écrivain. L’analyse de son image dans les lettres allemandes se conçoit comme une contribution à cette entreprise. On ne peut mieux décider de la valeur – ou, plus modestement – de l’« importance » de l’écrivain qu’à travers le jugement de ses pairs.
1. Une personnalité singulière
4L’image qu’a laissée G. Meyrink dans la littérature allemande est inséparable de l’impression qu’a produite sa personnalité singulière sur ceux de ses contemporains qui, artistes ou gens de lettres, l’ont connu de près ou de loin.
5C’est à Prague que le banquier G. Meyer, fils illégitime d’un ministre d’État et d’une actrice, commence d’attirer l’attention sur lui. Membre de presque toutes les sociétés secrètes qui fleurissent dans la capitale de la Bohême – il préside, entre autres, la loge théosophique « Zum blauen Stern » fondée par K. Weinfurter –, habitué des cafés Continental et Ungelt où se retrouvent artistes et intellectuels excentriques, le bourgeois se complaît alors dans le rôle du dandy. Paul Leppin évoque ainsi le personnage :
Tout, chez lui, respirait une atmosphère fantastique. Il possédait un terrarium avec des rongeurs africains, auxquels il avait donné le nom de personnages de Maeterlinck, un authentique confessionnal qu’il avait déniché Dieu sait où, des portraits d’Helena Blavatzky... autant de choses incongrues au domicile d’un banquier. Il fréquentait assidûment tous les hauts lieux de la vie nocturne pragoise..., où se retrouvaient acteurs, écrivains, hommes d’affaires et gens de toutes professions...4
6Lorsque M. Brod entre à l’université et fait la connaissance de F. Kafka (1901-1902), G. Meyrink défraye la chronique dans la bourgeoisie pragoise. Le procès qu’il a intenté, pour une bénigne question d’honneur, à plusieurs officiers de la garnison, a fourni à ses détracteurs le prétexte d’une campagne de calomnies. On l’accuse, dans la presse, d’utiliser des séances de spiritisme pour suborner ses clientes ! C’est dans cette atmosphère de scandale que le banquier devient écrivain. Le nouvelliste O.A.H. Schmitz (le propre beau-frère du peintre A. Kubin) est l’instigateur de cette « conversion » tardive. C’est sur son conseil que G. Meyrink envoie son premier texte, un court récit intitulé Le Soldat brûlant (Der heisse Soldat) à la revue Simplicissimus. Le fait que le banquier ait précisément choisi le journal munichois pour faire ses premières armes d’écrivain apparaît comme une nouvelle provocation5. On calomnie désormais le banquier extravagant comme on suspecte le collaborateur du journal irrévérencieux. Sa brève incarcération (le 18 janvier 1902), bien que sans conséquence juridique, porte le scandale à son comble. Il n’est donc pas étonnant, dans ses conditions, que le « cas » de G. Meyrink passionne les étudiants pragois qui, comme M. Brod et F. Kafka, fréquentent alors le « Hall de lecture et de conférences des étudiants allemands ». Dès le début, M. Brod prend fait et cause pour la personnalité contestée de G. Meyrink6. De cette époque date leur première rencontre. D’emblée, le jeune étudiant est séduit par ce personnage qu’il qualifie de « figure hoffmannesque »7. « Cet homme singulier » exerce sur lui « la plus profonde influence ». G. Meyrink guide même ses lectures : « Meyrink me prêta des livres et des revues, le catalogue des sciences occultes de Kiesewetter, les périodiques Lotus et Luzifer-Gnosis, des œuvres de Flammarion »8.
7Au moment où G. Meyrink commence à publier dans le Simplicissimus, collaborent à la revue des auteurs déjà célèbres, comme Franz Wedekind, ou qui acquièrent leur renom, comme Heinrich et Thomas Mann. S’il est douteux qu’aucun d’entre eux connaisse alors personnellement l’écrivain pragois, du moins peut-on légitimement penser que leur parvient la rumeur qui entoure sa personne. L’exemple de Thomas Mann est à cet égard significatif. Certes, G. Meyrink n’est jamais cité dans les écrits autobiographiques où Thomas Mann évoque avec quelque nostalgie le temps de sa collaboration à la revue satirique. Il semble néanmoins que l’anecdote que relate Tonio Kröger devant Lisaweta ne soit pas sans rapport avec l’étrange destinée de G. Meyrink :
Je connais un banquier, un homme d’affaires grisonnant, qui possède le don d’écrire des nouvelles. Il exploite ce don durant ses moments de loisir et sa production est parfois remarquable. Malgré cela – j’insiste : malgré cette disposition exceptionnelle –, l’homme n’est pas totalement sans reproche ; il a été au contraire condamné à une peine de prison, et ce pour des motifs fondés. Et c’est seulement en prison qu’il a pris conscience de son talent ; son expérience de détenu constituant le thème majeur de tous ses écrits.9
8Que Thomas Mann ait « corrigé » les événements – en exagérant la peine et en oubliant la complète réhabilitation du banquier- s’explique par les besoins de sa démonstration. Une coïncidence plaide en faveur du rapprochement entre le texte et son référent présumé : c’est en juin 1902, donc au moment de la gestation de Tonio Kröger, qu’est parue dans le Simplicissimus la nouvelle de G. Meyrink intitulée L’Effroi (Der Schrecken) qui relate précisément les tourments d’un condamné dans la cellule d’un pénitencier.
9Après que la ruine l’eut contraint de quitter Prague, Meyrink s’installe provisoirement à Vienne, sa ville natale. Il y retrouve quelques collaborateurs du Simplicissimus, comme Roda Roda10, Paul Busson, Ludwig Thoma, Geheeb. Il se consacre surtout à la rédaction de la revue Der Liebe Augustin : il s’assure du concours de P. Leppin, O.A.H. Schmitz, Max Brod, auxquels il associe, comme illustrateurs, Hugo Steiner et A. Kubin11. La qualité de la revue aurait pu asseoir le crédit de G. Meyrink. Mais l’échec commercial de l’entreprise l’oblige bientôt à s’exiler. Lorsqu’il rejoint Munich (en 1907), Meyrink se mêle aux cercles qui animent le célèbre Schwabing : on le retrouve au « café Stefanie » ainsi qu’au « café Luitpold » où il rencontre, entre autres habitués, Fr. Wedekind, Heirich Mann et E. Mühsam. Au milieu de ces intellectuels, G. Meyrink fait encore figure d’original. E. Mühsam raconte :
On débattait de l’actualité à mi-voix, en prenant de la hauteur, selon des points de vue beaucoup plus élevés que dans les conversations bruyantes des tables voisines. Meyrink s’appliquait à donner souvent une touche mystique à nos discussions.12
10Si sa manie des rites secrets n’était auparavant qu’une manière « d’épater le bourgeois », G. Meyrink se tourne désormais délibérément vers les doctrines ésotériques dont le succès semble favorisé par l’imminence du conflit mondial. Cette évolution, contraire à l’esprit du Simplicissimus, l’éloigne de ses amis. Lorsque la réussite de son premier roman, Le Golem (1915), lui assure un certain confort matériel, G. Meyrink se retire à l’écart du monde, dans sa propriété du lac de Starnberg. En dépit de la célébrité que lui valent ses œuvres (en particulier Le Visage vert, 1916, et La Nuit de Walpurgis, 1917), le romancier reste dès lors en dehors de tous les courants qui agitent le monde de la littérature et des arts. L’occultisme vulgaire, avec son cortège de faux prophètes et d’imposteurs, va s’emparer de sa légende.
11Que retenir de cet excursus biographique ? Que G. Meyrink, au cours de ses pérégrinations et au hasard de ses rencontres dans les cafés « littéraires », a côtoyé la plupart des personnages qui ont animé la vie culturelle de l’époque ; que ces relations, à quelques rares exceptions près, n’ont cependant jamais dépassé le stade du commerce mondain. Le dandy pragois et l’ermite de Stamberg reste en marge de ses contemporains. La curiosité et la réserve que suscite sa personne influencent-elles la réception de l’œuvre ?
2. Le nouvelliste décadent
12De 1901 à 1908, le Simplicissimus publie en tout trente-neuf récits de G. Meyrink. Le succès rencontré autorise l’éditeur A. Langen à les réunir en trois volumes séparés sous les titres Le Soldat brûlant (Der heisse Soldat, 1903), Orchidées (Orchideen, 1904) et Le Cabinet des figures de cire (Das Wachsfigurenkabinett, 1917) avant de les regrouper en un seul recueil intitulé Le Cor enchanté du petit-bourgeois allemand (Des deutschen Spiessers Wunderhorn, 1913). C’est précisément cette première partie de l’œuvre de G. Meyrink, aujourd’hui dédaignée par les zélateurs du prophète, qui, à l’époque, mérite à son auteur le plus de louanges de la part de la critique.
13De tous les écrivains de langue allemande, Max Brod est sans aucun doute le plus enthousiaste. Le jeune étudiant ne tarit pas d’éloges sur les nouvelles qu’il découvre dans le Simplicissimus :
Dès leur parution, les histoires singulières publiées par G. Meyrink dans le Simplicissimus ont produit sur moi comme un effet électrisant...13
14Il n’hésite pas à ranger G. Meyrink au rang de ceux qui, comme Erik Ibsen, Franz Wedekind ou Henrich Mann, lui ont révélé « le monde de la littérature ». Il explique ainsi les raisons de son admiration :
(Les nouvelles de Meyrink) représentaient le nec plus ultra de la littérature moderne. Le chatoiement des couleurs, la richesse d’invention, le mordant, la concision du style, l’imagination débordante et originale fusant sans répit dans chaque phrase, chaque association de mots : tout cela me ravissait et m’offrait comme un antidote contre la prose trop fleurie, trop facilement abandonnée à l’insipide pseudoromantisme caractéristique de la génération immédiatement précédente.14
15G. Meyrink fournit le modèle d’une écriture libératrice, provocatrice. C’est de rhétorique, au sens large du terme, qu’il s’agit ici. L’originalité du nouvelliste se manifeste à la fois par « l’invention » et le « style » de ses écrits. Aux yeux de M. Brod, G. Meyrink aurait donc gagné son pari : faire pièce aux platitudes et à la mièvrerie de la « Heimatliteratur » (littérature de terroir), ébranler le prestige de Gustav Frenssen.
16Non content de prêter valeur d’exemple à la manière d’écrire de son auteur favori, M. Brod partage également la « philosophie » implicite de ses récits :
C’est le lot des épigones que de révéler la vérité la plus profonde sur la condition humaine... Ce n’est pas seulement le cours de la vie que Meyrink considère comme fabuleusement absurde, mais également tout ce qui peut signifier l’achèvement ou la dévaluation de celle-ci, telle la mystique... Parodie de crépuscule des Dieux. Combien j’aime ce burlesque !15
17La génération « fin du siècle » se reconnaît dans le scepticisme désabusé qui semble constituer la seule morale des récits de G. Meyrink. Comme M. Brod, Kurt Tucholsky retient l’aspect provocateur des textes parus dans le Simplicissimus :
Chacun avait quelque chose à raconter à propos de Meyrink. Chacun connaissait quelque détail inédit à son sujet et sur le chemin du retour, tard dans la nuit, on éclatait encore de rire à chaque coin de rue – au risque de réveiller les bourgeois –, en pensant à tout ce que pouvait encore nous réserver ce diable d’homme., .16
18Mais le polémiste K. Tucholsky ne donne pas le même sens à cette provocation que l’écrivain M. Brod. Les nouvelles de G. Meyrink l’intéressent moins par l’originalité de l’écriture que par la virulence de la satire. De tous les récits qui composent Le Cor enchanté du petit-bourgeois allemand, K. Tucholsky accorde une attention toute particulière aux fables grotesques, comme Ovinoglobine (Schöpsoglobni), qui tourne en dérision le chauvinisme et le militarisme17. Que la satire sociale n’engage chez G. Meyrink aucun projet politique conséquent, ne diminue en rien son efficacité : il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler les attaques dont il fut l’objet, en 1917, de la part des « nationalistes ».
19Aux côtés des louanges que lui décernent, bien que pour des mobiles différents, M. Brod et K. Tucholsky, le jugement que porte Hermann Hesse sur le nouvelliste du Simplicissimus apparaît plus nuancé. Il écrit à propos du second recueil, Orchidées :
On peut sommairement qualifier tout ceci d’historiettes typiquement décadentes. Ces récits fantastiques relèvent, fondamentalement, d’un scepticisme désabusé. Meyrink fournit ici le pendant des grotesques d’E.A. Poe ; mais la satire culturelle s’efface derrière le goût du bizarre.18
20H. Hesse est le premier à cerner le contexte historique et littéraire dans lequel s’inscrivent les nouvelles de G. Meyrink : le décadentisme. Il est vrai que l’imitation d’E.A. Poe constitue le mot d’ordre de toute la génération d’écrivains qui se regroupent, dès 1905, au sein des éditions Langen et Müller. Il va de soi que la manière d’écrire de G. Meyrink, telle que nous la percevons à travers le jugement de ses contemporains, devait rester entièrement étrangère à un écrivain comme Franz Kafka. Dès 1902, il tempère en effet l’enthousiasme de son ami M. Brod, qui raconte :
Kafka s’inscrivit résolument en faux et argumenta contre mon propos. Il n’avait aucun goût pour Meyrink. Je lui citais de mémoire quelques « beaux passages », dont un extrait de La Mort violette qui compare les pages d’un grimoire avec de grandes ailes de papillon. Kafka fit la moue ; ce genre d’expression lui paraissait trop surfaite et ampoulée ; il rejetait tout ce qui était trop recherché, artificiel et intellectuel.19
21Pour instructive qu‘elle soit, l’anecdote ne trahit qu’une radicale incomptabilité entre l’esthétique de Kafka et le « style » de Meyrink. La voix isolée de Kafka n’est cependant pas entendue à l’époque : l’auteur du Cor enchanté du petit-bourgeois allemand semble unanimement reconnu comme un écrivain certes extravagant, mais au talent incontestable.
3. Le romancier « fantastique »
22Avec la guerre commence pour G. Meyrink la saison des grands romans. L’ancien collaborateur du Simplicissimus publie successivement Le Golem (1915), Le Visage vert (1916) et La Nuit de Walpurgis (1917). Alors que le nouvelliste n’avait été remarqué que par quelques esprits clairvoyants et frondeurs, le romancier remporte immédiatement un immense succès auprès du public. Chacun de ses ouvrages connaît un nombre impressionnant de rééditions.
23Or, c’est précisément au moment où il atteint la gloire et la notoriété que pâlit son image auprès des écrivains allemands. Ceux-là mêmes qui vantaient l’originalité du nouvelliste ne cachent pas leur déception devant les œuvres du romancier.
24Bien que tempéré par le souvenir de l’amitié, le jugement de M. Brod n’en demeure pas moins sévère :
Curieusement, le charme singulier qui émanait autrefois de ses récits s’est aujourd’hui presque totalement évanoui pour moi.20
25K. Tucholsky est plus ironique :
À l’époque où parurent les petites histoires de G. Meyrink, nous n’aurions jamais cru que ce grand contempteur de la société se serait mué en un auteur dont les livres ne manquent désormais sous aucun sapin de Noël, dans les foyers allemands.21
26Pourquoi ce revirement chez ces anciens admirateurs de G. Meyrink ? K. Tucholsky se défend de nourrir le préjugé du « poète maudit » : la réussite commerciale de G. Meyrink ne constitue pas en elle-même un indice de la dégradation de son talent littéraire. La critique se fonde exclusivement sur une analyse immanente des œuvres :
Le Golem et Le Visage vert sont des échecs. Nous ne disons pas cela en raison du succès qu’ils ont remporté. Ils sont un échec, parce que la sagesse conquise par l’écrivain dépasse les capacités créatrices de celui-ci... Il est dommage qu’un grand initié nous coûte un grand artiste.22
27Que le nouvelliste décadent se soit métamorphosé en un auteur « fantastique », ne suffit à le déclasser ; qu’il se soit converti aux dogmes d’une vague sagesse orientale, n’apparaît pas non plus comme un élément dépréciatif, même si K. Tucholsky élève par ailleurs quelques doutes sur la valeur de ces doctrines approximatives23. Ce qui est plus grave aux yeux de K. Tucholsky, c’est que G. Meyrink place le texte au service de la doctrine dont il se réclame. Il fait du « récit fantastique » un roman d’éducation, sans éviter le piège grossier du didactisme.
28L’analyse de K. Tucholsky fait autorité. Il est frappant de constater que R.M. Rilke, par exemple, aussi éloigné des préoccupations de Tucholsky, s’accorde avec lui pour dénoncer, chez G. Meyrink, à peu près les mêmes travers. Marie von Thurn und Taxis devait inciter son correspondant à préciser son opinion sur le romancier en évoquant, dans une de ses lettres, le dernier ouvrage paru en 1917, La Nuit de Walpurgis24. Contre l’avis de son amie, qui prête un certain charme au roman, R.M. Rilke souligne les faiblesses de G. Meyrink :
Il m’est insupportable que quelqu’un qui a véritablement entrevu l’autre côté du réel laisse libre cours à toutes ses mauvaises manières journalistiques en exploitant sans scrupule tous les ressorts de l’occulte et de l’étrange, en jetant sur le marché sous la forme d’un roman chaotique ce qui ne devrait se traiter qu’avec la plus extrême précaution et transfiguré par l’art.25
29On reconnaîtra aisément, dans ces quelques lignes, le souci qui tourmente le poète des Élégies de Duino. Peut-être l’auteur des Cahiers de Malte Laurids Brigge aurait-il été plus indulgent. Quoi qu’il en soit, R.M. Rilke, comme d’ailleurs K. Tucholsky, ne conteste pas à G. Meyrink une certaine profondeur de pensée. Il condamne avant tout l’aspect tapageur de la forme romanesque. Dans cette perspective, le poète accorde néanmoins une place à part au premier roman, Le Golem, qui semble moins que les autres encombré de pesanteur pédagogique.
30Parmi tous les censeurs de G. Meyrink, H. Hesse reconnaît volontiers que la technique romanesque de G. Meyrink peut donner matière à critique :
J’admets qu’un livre tel que Le Visage vert ou La Nuit de Walpurgis, d’un point de vue purement esthétique, puisse être considéré comme de peu de valeur. La technique romanesque de Meyrink exploite beaucoup de recettes éculées..,26
31Pour Hesse, il aurait conservé les qualités essentielles du nouvelliste :
L’audace, la liberté de ton, l’exubérance, la frénésie de l’expression transparaît encore, avec toute sa force, son intensité et sa flamme dans les romans des dernières années.27
32Malgré les apparences, le compliment est mince : c’est encore la première partie de l’œuvre qui sert de référence au critique. H. Hesse propose une lecture « oblique » des romans, qui ferait abstraction de leur contenu initiatique, leur vocation première aux yeux de l’auteur. Il est peut-être possible, ainsi, de sauver l’écrivain malgré lui. Le jugement de H. Hesse constitue, dans les lettres allemandes, l’ultime tentative pour sauvegarder le crédit de G. Meyrink, le soustraire à l’emprise du prosélytisme « occultiste ». Tentative que le romancier ruinera lui-même : ses deux derniers ouvrages, Le Dominicain blanc (Der weisse Dominikaner 1921) et L’Ange à la fenêtre d’Occident (Der Engel vom westlichen Fenster 1927), n’ont suscité, chez les écrivains, qu’indifférence.
33Il ne peut être question, aujourd’hui, d’entreprendre une réhabilitation aveugle de G. Meyrink. Il nous semble que ses contemporains l’ont jugé à sa juste valeur. À travers leurs éloges et leurs reproches se formule le problème essentiel auquel nous confronte son œuvre : à partir de quel moment et en vertu de quels critères peut-on décider qu’un texte littéraire tombe dans le domaine de la « Trivialliteratur » ? Toute la production de G. Meyrink côtoie cette frontière fragile. Les réponses apportées par les écrivains que nous avons cités ouvrent la voie à une recherche qui situerait G. Meyrink à la place qui lui revient dans la littérature allemande.
Notes de bas de page
1 H. Hesse, « Meyrinck » (sic) in Vossische Zeitung, janvier 1918.
2 Il est par exemple significatif que G. Meyrink trouve place dans le panthéon des prophètes inspirés que présente Le Matin des magiciens (Gallimard, 1960). Au nom du « réalisme fantastique », les auteurs, L. Pauwels et J. Bergier, n’hésitent pas à qualifier G. Meyrink de « philosophe allemand dont l’œuvre s’élève aux sommets de l’intuition mystique ».
3 « Stellung zur Literatur und Dichtkunst : keine. Er gibt an, dass seine eigenen Werke damit nichts zu tun haben... Was er schreibt, sei ‘Magie ’... habe also nur sehr wenige Berührungspunkte mit dem, was die Oberlehrer aller Kategorien unter Kunst und Literatur verständen », « Selbstbeschreibung des Autors Gustav Meyrink », in : Der Zwiebelfisch, 1926, p. 25.
4 Paul Leppin, « Der Okkultist Meyrink », in Bohemia, 6-12-1932.
5 Depuis la célèbre satire de Guillaume II écrite par Franz Wedekind (1898), le journal s’attire les foudres de la censure impériale.
6 « Ich schwärmte fur Meyrink », Max Brod, Franz Kafka, New York 1946, p. 59.
7 Max Brod, Streitbares Leben. Autobiographie, München 1960, p. 214.
8 Ibid., p. 302.
9 Thomas Mann, Tonio Kröger, in Novellen, Fischer Verlag, 1925, p. 37.
10 Roda Roda est le seul écrivain avec lequel G. Meyrink a entretenu une correspondance suivie. De leur collaboration sont nées quatre comédies : Der Sanitätsrat, Berlin 1912 ; Die Sklavin aus Rhodus, Berlin 1912 ; Bubi, Berlin 1912 ; Die Uhr, Berlin 1914, qui ne rencontrèrent aucun succès.
11 Les archives Alfred Kubin conservées à Hambourg recèlent six lettres adressées au peintre par G. Meyrink. Il faut noter qu’à l’origine, A. Kubin devait illustrer la première édition du Golem.
12 Erich Mühsam, Namen und Menschen. Unpolitische Erinnerungen, Leipzig, 1949, p. 225.
13 M. Brod, Streitbares Leben, op. cit., p. 205.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 291.
16 K. Tucholsky, Gesammelte Werke, Rowohlt, 1960, T. 1, P- 139.
17 Ibid., p. 834.
18 Hermann Hesse, « Orchideen », in : Neue Zürcher Zeitung, 20 août 1904.
19 Max Brod, Franz Kafka, op. cit., p. 59.
20 Streitbares Leben, op. cit., p. 293.
21 K. Tucholsky, op. cit., p. 239.
22 Ibid., p. 240.
23 K. Tucholsky met le lecteur en garde contre le danger « politique » (au sens large) de cette mode : « Es ist noch nie ein gutes Zeichen gewesen, wenn wertvolle Kräfte eines Landes sich diesen – stets falsch verstandenen – Mysterien hingeben. Dann stimmt etwas nicht » Ibid., p. 241.
24 Il ne semble pas que R.M. Rilke ait eu connaissance des trois premiers recueils de nouvelles publiés par G. Meyrink (il avait d’ailleurs quitté Prague depuis cinq ans lorsque le banquier entama sa carrière d’écrivain). Mais on sait qu’il lut dès sa publication, et à vrai dire sans enthousiasme, le célèbre Golem. cf. Rilke, Maria von Thurn und Taxis, Briefivechsel, Zürich 1951, t. I, p. 475.
25 R.M. Rilke, op. cit., t. II, p. 533.
26 H. Hesse, « Meyrinck » (sic), op. cit.
27 Ibid.
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