Chapitre 14. Situation de Leopold Sacher-Masoch
p. 167-176
Note de l’éditeur
Première parution dans Traversées du miroir. Mélanges offerts à Erika Turner (sous la direction d’A. Cozic et J. Lajarrige), Paris, l’Harmattan, 2005 (synthèse de la contribution à l’émission « Les chemins de la connaissance », dirigée par Lionel Richard, diffusée sur France-Culture, septembre 2001).
Texte intégral
1Après avoir été longtemps figée dans une catégorie freudienne, l’œuvre de Sacher-Masoch a offert, à la fin des années soixante, un terrain privilégié d’analyse « essayistique ». L’on pense évidemment à Gilles Deleuze (Présentation de Sacher-Masoch)1, à Pascal Quignard (L’Être du balbutiement)2. Ces études, chacune dans la singularité de leur approche, ont en commun de présenter le « masochisme » comme une constellation beaucoup plus complexe que le simple envers du sadisme ; mais elles négligent nécessairement, de leur point de vue, la dimension historique de l’œuvre elle-même, entendons la place qui lui reviendrait, en sa qualité d’œuvre littéraire, dans l’histoire des lettres allemandes. On notera d’ailleurs que la germanistique, au sens étroit, reste elle aussi pratiquement muette sur le sujet3. Essayons de rompre ce silence et d’esquisser quelques pistes de réflexion.
2On peut repartir de Mario Praz qui, dans son ouvrage-référence La Chair, la mort et le diable, inscrit Sacher-Masoch dans la tradition du « romantisme noir »4. De fait, les textes majeurs de Sacher-Masoch ressortissent à ce que l’on peut appeler « le genre cruel » (l’expression est utilisée, revendiquée par Masoch lui-même, dans Souvenir d’enfance et réflexion sur le roman)5. Mais il faut distinguer typologie et périodisation. Le genre cruel ne recouvre pas une littérature uniforme, même si les textes qu’il rassemble procèdent toujours, fondamentalement, d’une même stratégie narrative, fondée sur la mise en scène d’infractions au code de bienséance en vigueur qui, pour chaque époque, définit une « normalité ». Un code donc historiquement et culturellement relatif, induisant des modes d’infraction eux-mêmes relatifs. Le genre va du roman noir, ou terrifiant, ou encore « frénétique » du XVIIIe siècle en passant par le « conte noir » romantique jusqu’aux contes cruels décadents d’un Villiers de l’Isle-Adam ou Barbey d’Aurévilly pour aboutir, si l’on veut, au « gore » moderne. Chaque époque investit les lois du genre de ses propres enjeux, idéologiques et/ ou esthétiques, chaque écrivain, selon son talent, les reproduit simplement ou les colore de son originalité. Relier Sacher-Masoch à cette tradition est sans doute pertinent. Reste, évidemment, à définir la place qu’il y occupe.
3Regardons d’abord la chronologie. Léopold von Sacher-Masoch (1836- 1895) publie son premier ouvrage (une étude historique, L’insurrection de Gand sous Charles Quint) en 1857, sa première œuvre de fiction (Une histoire galicienne) en 1858 ; ses grands romans sont tous postérieurs à 1870 La Vénus à la fourrure (Venus im Pelz, 1870) La Mère de Dieu (Die Mutter Gottes, 1883), La Pêcheuse d’âmes (Die Seelenfängerin, 1886)6. La génération des romantiques d’Iéna et de Heidelberg est depuis longtemps éteinte. L’heure est plutôt au « réalisme », voire au « naturalisme », cependant que Nietzsche commence d’ébranler la philosophie. Ce sont T. Storm, T. Fontane et, bientôt, G. Hauptmann qui, en ces années, focalisent l’intérêt, dans les lettres allemandes.
1.
4S’il faut donc convoquer le concept de « romantisme » à propos de l’œuvre de Sacher-Masoch7, cela ne peut avoir de sens que dans un rapport de contiguïté à la littérature dite parfois « postromantique » qui s’est déployée dans la période 1830-1848. Pour tous les écrivains de cette génération, l’enjeu est de se situer, comme on sait, par rapport à l’héritage de l’idéalisme, de confronter les valeurs de celui-ci avec la réalité des temps nouveaux. Ils entretiennent avec cet héritage une relation complexe, contradictoire, qui va de la continuité lucide (E. Mörike, A. Stifter), à la distanciation ironique (Heinrich Heine), jusqu’à la contestation radicale (G. Büchner).
5Or, rappelons que le point de départ de La Vénus à la fourrure est une songerie dans laquelle le narrateur plonge après qu’un livre de Hegel lui est tombé des mains ! « Une véritable honte ! » s’exclame le domestique en ramassant l’ouvrage. En un procès humoristique, l’aventure masochiste répond fondamentalement à une aspiration vers l’idéal (La Femme divorcée a d’ailleurs pour sous-titre Le Calvaire d’un idéaliste). Comme l’expose la Vénus entrevue en songe, tout le problème est celui de la transposition de l’idéal grec dans « les brouillards nordiques ». Dans ces conditions, la fourrure, avant de constituer un accessoire de l’érotisme, sert prioritairement à éviter que la déesse ne s’enrhume ! « Vénus est obligée de s’enfouir dans une vaste fourrure pour ne pas prendre froid dans nos pays abstraits du nord » (125). Toutes choses égales, c’est la même préoccupation et le même ton que celui de Heinrich Heine dans son poème sur Les Dieux de la Grèce (Die Götter Griechenlands, 1826), qui ironise sur « Les Dieux de l’Hellade/, Eux qui furent jadis les joyeux maîtres du monde/Et qui, maintenant, déchus et trépassés/Errent là-haut, fantômes gigantesques/Au ciel de minuit ».
6Comme pour nombre d’écrivains de la génération « post-romantique », la révolution manquée joue un rôle déterminant dans la prise de conscience, par Sacher-Masoch, de la distance qui sépare l’idéal de la réalité. Il a vécu de près les événements. En 1848, son père, fonctionnaire impérial, est muté à Prague. Le jeune Léopold fréquente les cercles panslavistes, agités par Bakounine, l’auteur du Catéchisme révolutionnaire, et dans la journée du 12 juin, connaît le baptême du feu au milieu des insurgés. Dans L’Amazone de Prague, il relate l’impression laissée par la réunion, peu avant « la semaine sanglante », du congrès panslaviste qui avait rassemblé dans la ville des députés de toutes les tribus slaves, et dont certains s’étaient installés dans les chambres encore inoccupées de la maison familiale de la Krakauergasse :
Quand éclatèrent les révoltes de 1848, les Tchèques qui étaient à peu près germanisés retrouvèrent facilement leur langue... mais, en dehors de la littérature, tout ce qui constitue une nationalité avait disparu... De sorte que l’on se trouva fort embarrassé pour rétablir le costume national... On tâcha d’y suppléer en empruntant les costumes des autres tribus de la grande famille slave, ou en se reportant aux modes historiques... De là cette sorte de Babel des costumes qui donnait à Prague, en 1848, l’aspect d’un immense bal masqué. Parmi les femmes, les unes portaient la kazabaïka polonaise, les autres le costume de la cour du temps de la reine Elischka de Bohême...8
7Il y a bien un humour de Sacher- Masoch en rapport avec les événements de 1848 et le panslavisme (que G. Deleuze met en miroir avec l’ironie de Sade par rapport à la révolution de 1789). Ce que l’on appelle le « folklorisme » de Sacher-Masoch – importance des costumes plus que des corps, allant de pair avec la reproduction de tous les idéologèmes ethniques sur les minorités de l’Empire – n’est pas simplement la matière d’un fantasme, mais d’abord le produit de ce rapport humoristique à une utopie politique d’émancipation et d’harmonie des nationalités.
8Si Sacher-Masoch partage avec la génération postromantique la conscience d’une tension entre l’idéal et la réalité qui lui résiste, il prête à celle-ci un contenu, une expression qui préfigure déjà l’esthétisme « fin de siècle ». Le récit de La Vénus à la fourrure s’enclenche à partir du face-à-face de deux tableaux, une peinture à l’huile, « aux tons vigoureux dans la manière de l’école flamande » représentant, justement, une Vénus nue dans une fourrure sombre, et une copie de la célèbre Vénus au miroir du Titien, dans la galerie de Dresde. Tout, en effet, commence avec l’œuvre d’art, pour aboutir à l’œuvre d’art, à la scène figée qui signe le triomphe de l’artifice sur le vécu. L’apprentissage se fait avec des femmes de pierre. « Les femmes ne sont troublantes que par la confusion avec des statues froides sous la clarté de la lune ou des tableaux dans l’ombre. Toute la Vénus est sous le signe du Titien... Les scènes masochistes ont besoin de se figer comme des sculptures ou des tableaux, de doubler elles-mêmes des sculptures ou des tableaux, de se dédoubler dans un miroir ou un reflet »9. Un infini et vertigineux renvoi d’images de l’Art qui composent un décor à la manière de la Venise de H. von Hofmannsthal.
9Et si l’aventure masochiste joue sur la toute-puissance de l’imaginaire (tandis que l’univers sadien célèbre le pouvoir de la raison), elle recourt davantage au fantasme qu’au rêve romantique. Le fantasme qui n’est pas l’abolition, l’effacement de la réalité, mais sa dénégation, son suspens, sa « mise en attente », puisque le contrat qui lie Vénus à son esclave tend toujours à produire une image arrêtée, figée ou réfléchie (« Vous avez une manière bien à vous d’échauffer l’imagination, d’exciter les nerfs et d’accélérer le pouls de qui vous écoute », 152).
10La mise en parallèle de La Vénus à la fourrure avec La Statue de marbre (Das Mamorbild, 1819), de Joseph von Eichendorff permet, sur un même thème (la passion qui anime la déesse de pierre), de prendre la mesure de ce qui sépare le rêve romantique du « phantasme » selon Sacher-Masoch.
11 Au cours d’un voyage en Italie, Florin, le néophyte romantique, est soumis à la tentation de l’Eros païen – une Vénus de marbre entrevue au fond d’un parc, au bord d’un étang aux « vagues troubles », qui occupe toutes ses pensées et qu’il croit bientôt reconnaître dans une « dame aux tresses d’or » qui lui donne rendez-vous au crépuscule, dans un palais antique. Monde de sortilèges, de voluptés auquel il va néanmoins finalement s’arracher, au moment où le jardin des délices se transforme en infernale fantasmagorie, pour retrouver la douce Blanca... Soit le moment où la réalité bascule dans l’imaginaire :
Florin demeura comme figé dans une contemplation immobile ; car cette statue lui semblait une bien-aimée longtemps cherchée et tout à coup reconnue, et comme une fleur merveilleuse éclose de l’aube printanière et du silence rêveur de sa première jeunesse... Plus ilia regardait, plus il croyait voir ses yeux s’ouvrir et s’animer, ses lèvres remuer et parler, enfin le feu divin de la vie s’éveiller dans son corps superbe... Il tint longtemps les yeux fermés, comme ébloui et envahi à la fois d’une souffrance et d’un ravissement inconnus [...] Soudain, sous le berceau silencieux, il vit une dame d’une taille haute et svelte, et d’une beauté merveilleuse, s’avancer lentement sans lever les yeux [...] Florin tressaillit involontairement – c’était, à s’y méprendre, les traits et tout l’aspect de la belle statue de Vénus qu’il avait vue la nuit dernière près de l’étang ; sans remarquer la présence de l’étranger, elle se mit à chanter...10
12Soit la scène parallèle dans La Vénus à la fourrure :
Au milieu du jardin s’élève une statue de Vénus... Cette Vénus est la plus belle femme que j’ai jamais vue. Souvent, la nuit, je rends visite à ma bien-aimée froide et cruelle, et je reste à ses genoux, le visage pressé contre la pierre glacée où sont posés ses pieds, et je l’adore [...] Un jour que je revenais d’un de ces moments d’adoration, alors que je remontais une des allées qui mènent à la maison, j’aperçus soudain, séparée de moi par une galerie de verdure, une forme féminine blanche comme la pierre et brillante dans la lumière de la lune. Ce fut comme si la belle créature de marbre m’avait pris en pitié et s’était animée pour me suivre [...] La matinée est orageuse. Un bruissement dans les branches et dans les herbes la robe d’une femme. C’est elle... Vénus. Non, cette fois c’est la veuve... Et pourtant, c’est Vénus... Oh ! Quelle femme ! (129)
13La figure de Vénus ne prend vie, aux yeux du héros romantique, qu’au travers du regard « transitif » qui vient animer la statue (comme d’ailleurs, en d’autres contextes, l’automate). Elle appartient tout entière à la subjectivité de celui qui la regarde. Elle s’impose, investit le Moi dans la dimension du rêve. Un rêve qui, en l’occurrence, tourne bientôt au cauchemar (à cette Vénus s’applique ainsi, de manière prospective, la désillusion prêtée par Sacher-Masoch à la déesse : « De nous, Dieux riants de la Grèce, vous avez fait des démons et, de moi, une créature diabolique. », 121)
14À la différence de Florin, Séverin ne garde pas les yeux fermés. Pour lui, la figure de Vénus n’appartient pas au rêve, mais au fantasme, c’est-à-dire qu’elle est construite lucidement, délibérément, par les protagonistes eux-mêmes. C’est Wanda elle-même qui se pense en tant que déesse antique : « La sensualité sereine des Grecs est pour moi une joie exempte de douleurs, un idéal que j’essaie de réaliser dans ma vie » (135). C’est Séverin qui, dès lors, la baptise Vénus et elle-même qui, en retour, accepte le jeu « malicieusement » (138).
15L’effet de « déréalisation » induit par l’écriture romanesque fantasmatique de Sacher-Masoch explique l’absence remarquable de véritables descriptions. Une attitude antinaturaliste qui rejoint toute la critique de la Mimesis développée par le Décadentisme.
2.
16Dans le même horizon, on ne peut manquer de confronter l’œuvre de Masoch à ce qu’il est convenu de désigner, au sein de la Modernité viennoise, comme « la crise de l’identité masculine »11 à travers ses textes-repères Le conte de la 672e nuit (1895), Andréas (1907-1927) de H. v. Hofmannstahl, Mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber (1909) et, peut-être surtout, Sexe et caractère d’Otto Weininger (1909), dont l’invite à « spiritualiser la chair », à se rebeller contre les données « naturelles » de la sexualité peut faire écho à la doctrine du « suprasensualisme » prônée par Séverin, le héros de La Vénus à la fourrure.
17Il faut prendre garde, cependant, aux rapprochements hâtifs. Chez Sacher-Masoch il n’y a pas, à vrai dire, d’ambiguïté sexuelle (et, donc, de féminisation du masculin ou, inversement, virilisation du féminin). Ce n’est pas le règne de la confusion sentiments (et des identités), mais du renversement des rôles, d’un théâtre consenti.
18Les mythologies respectivement convoquées sont à cet égard éclairantes. On sait que la figure de Salomé hante toute la littérature « Fin-de-siècle ». Sacher-Masoch lui préfère une figure la fois parente et différente, associée elle aussi à la décollation, Judith, qui sert d’exergue à La Vénus à la fourrure (« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme. » Livre de Judith, XVI, 7.)
Holopheme, ce païen, pour sa fin sanglante et pour la royale créature qui fit tomber sa tête... Je pris mon petit-déjeuner sous la tonnelle en lisant le Livre de Judith ; j’enviais un peu le violent, Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme..., la phrase me frappait. Allons, que faut-il que je fasse pour qu’il me punisse ? (La Vénus à la fourrure, 232) Il est un type de femme qui, dès ma jeunesse, n’a cessé de me séduire... C’est la femme au corps de tigresse, adorée de l’homme, qu’elle le tourmente ou l’humilie. Que, revêtue de la robe antique, elle partage la couche d’Holopheme, que sous la cuirasse étincelante, elle assiste au supplice de son séducteur, ou que parée du manteau d’hermine de la Sultane, elle fasse précipiter son amant dans les flots du Bosphore, cette femme reste toujours elle-même (Lola)12
19Judith et Salomé : deux mythes de la beauté terrifiante, du combat mortel entre la femme et l’homme, la chair et l’esprit, la beauté et la pensée, où l’amour et la mort échangent leurs attributs.
20Mais Salomé intègre en quelque sorte la tête du supplicié à sa danse, au déploiement de sa sensualité ; elle personnifie le mystère menaçant d’une sensualité débordante, incontrôlable – « résumé dans la sifflante initiale de son nom, qui est la courbe de l’Art Nouveau et le Serpent du péché » (Mireille Dottin) ; Judith, au contraire, se comporte en soldat ; sa victoire n’est pas une danse, mais une ruse de guerre – l’exhibition de la tête (sur les remparts de la ville de Béthulie, qui force les Assyriens à lever le siège de la ville) correspond à une démonstration de pouvoir et non pas une spectacularisation de puberté lascive.
3.
21Au-delà du Décadentisme, l’œuvre de Sacher-Masoch, particulièrement en sa production tardive, jette à l’évidence un pont vers la littérature fantastique du début du XXe siècle. Non seulement G. Deleuze13, mais également Jean-Paul Corsetti14 renvoient, à propos de La Mère de Dieu et de La Pêcheuse d’âmes, à L’Apprenti sorcier (Der Zauberlehrling), de H.H. Ewers (1909).
22Trois récits sur la frénésie collective d’une secte religieuse avec, en point d’orgue, une terrifiante scène de crucifixion. Derrière les analogies dans la représentation de l’intensité du supplice, la philosophie dont procède celle-ci mérite d’être différenciée. Frank Braun, le héros ewersien, « l’apprenti sorcier », est un esthète nietzschéen qui, en quête de sensations fortes pour fouetter ses sens fatigués, se contente de « prêter une pensée » aux esprits frustes d’une communauté villageoise dans une vallée reculée du Tyrol, attise le fanatisme pour provoquer de furieuses « batailles contre le diable » où « religion, volupté et cruauté se confondent », jusqu’au moment paroxystique où celle qu’ils appellent la « Sainte », Térésa, après avoir ordonné le sacrifice d’un enfant, se fait crucifier au milieu d’une foule ivre... Jusqu’à la scène finale, il n’est jamais personnellement impliqué dans la frénésie. Il jouit au contraire de la distance – de « cette pièce à grand spectacle » qu’il met en scène. Chez Sacher-Masoch, au contraire, le héros est partie intégrante de la constellation qu’il met en place. Il n’est jamais simple spectateur de la cruauté. Le frénétique nourrit une pédagogie, une maïeutique qui est encore fondée sur une forme de sentimentalité. La froideur de l’idéal masochiste n’entraîne pas une négation du sentiment, mais une dénégation de la sensualité.
23Encore faut-il faire la part, sur ce point, de l’évolution de l’œuvre de Sacher-Masoch, depuis La Vénus à la fourrure jusqu’à La Mère de Dieu et La Pêcheuse d’âmes. Dans chacun de ces romans, conformément au postulat du fantasme masochiste, « les choses sont toujours prononcées avant d’être accomplies ». Mais dans les deux derniers, le discours mystique supplante effectivement la réflexion esthétique15. À la tête de la secte des Duchobarzen, Mardona, la Mère de Dieu, a encore une fonction rédemptrice, son sacrifice s’inscrit dans une pédagogie de l’élévation pour le néophyte, Sabadil, pour l’aider « à mortifier la chair, à transformer son amour charnel en affection divine » (195) et lui offrir ainsi « une seconde naissance » (149). Tandis que Dragomira, « La pêcheuse d’âmes » au sein de la secte des « Dispensateurs du Ciel », n’est que la cruelle prêtresse d’un culte de la mort dont l’Apôtre est d’ailleurs une figure masculine démoniaque sortie tout droit du gothic novel, genre dont on retrouve ici tous les décors et accessoires – le château de la subversion avec ses souterrains, ses passages secrets, etc. – ainsi que le conformisme, avec le partage manichéen entre le Bien et le Mal (en face de Dragomira se dresse Anitta, qui finalement sauvera « de façon si merveilleuse », le jeune et bel officier qui fournit à l’histoire son héros et sa victime).
24 La Mère de Dieu est encore, d’une certaine façon, un roman de l’ambiguïté. Tandis que La Pêcheuse d’âmes se plaît à dépeindre l’existence comme un « perpétuel martyre », « un temps d’expiation », où « tout n’est que souffrance, sang et anéantissement » (84). Cependant, cette idéologie, en même temps qu’elle est appuyée par le texte et abondamment illustrée, est paradoxalement dénoncée comme « une épouvantable superstition », une « supercherie sauvage ». C’est par cet aspect que le roman préfigure L’Apprenti sorcier de H.H. Ewers. Simplement, Sacher-Masoch ne pouvait inventer, comme personnage de la fiction elle-même, le rôle du démiurge-esthète, finalement vaincu. Rappelons le sort réservé à Frank Braun. Comprenant qu’il a perdu la maîtrise des événements, il veut fuir « avant que le rideau se lève sur le dernier acte ». Mais sur l’ordre de Térésa, il est retenu prisonnier par la foule, contraint d’assister à l’ultime sacrifice, où la Sainte souffre le martyre du Christ. Plus encore : sur un mot de la suppliciée, les pénitents l’empoignent et l’obligent à être lui-même acteur de la scène sauvage, à jouer le rôle du soldat romain qui perce de sa lance le flanc du Rédempteur. Frank Braun se débat farouchement qui, voyant le corps dénudé de la jeune fille sur la croix, comprend qu’elle porte un enfant de lui. Mais en vain. On le bâillonne, on lui ferme la main sur le manche d’une fourche, on appuie les dents de l’outil sur le ventre de la femme et on lui donne une violente secousse. « Il était leur marionnette ! Il tombe inanimé. »
25Déchéance impensable pour le héros de Sacher-Masoch qui ne saurait être « rattrapé » par un débordement passionnel des acteurs de la scène cruelle dans la mesure où il s’y trouve dès l’origine intimement impliqué et où celle-ci correspond en tout état de cause, pour lui, à un exercice de dépassement de soi. Si faillite il doit y avoir – par une invasion, un retour de la sensualité –, celle-ci ne ferait pas de lui, pour autant, une marionnette de l’Histoire. « C’est comme si je me réveillais d’un long rêve [...] Je songeai un instant à me venger, à le tuer. Mais j’étais lié par ce misérable contrat ; je ne pouvais rien faire d’autre que tenir ma parole et serrer les dents » (246), confessera Séverin en subissant l’ultime torture de Wanda, qui le fait fouetter par son nouvel amant – le Grec ! –, avant de la quitter définitivement. En d’autres termes Sacher-Masoch ne sacrifie pas une vision humaniste de l’individu, contrairement à H.H. Ewers.
26Dans le même esprit, et en dépit des apparences, il convient de ne pas assimiler purement et simplement la lignée des grandes figures féminines romanesques de Masoch – Wanda, Mardona, Dragomira – au type de la « femme fatale », tel qu’il s’incarne, par exemple, dans le personnage de Mandragore (Alraune. 1911) du même H.H. Ewers. Aucune des femmes de Sacher-Masoch n’exerce de cruauté malgré elle, en vertu d’un mauvais œil qu’elle porterait ou encore d’une génétique douteuse16. Même Dragomira, dont l’âme est envoûtée par un prêtre illuminé démoniaque, retrouve dans le duel final avec Anitta, où elle laisse finalement Dieu décider entre elle et « l’ange salvateur », une forme d’autonomie, confirmée par l’épilogue dans les dernières lignes du roman :
Aujourd’hui, à Kasinka Mala, à la place où était jadis le cabaret et où Dragomia mourut, s’élève une chapelle dédiée à la Vierge. Tous les ans, au jour anniversaire de celui où Zésim fut sauvé par Anitta d’une façon si merveilleuse, un prêtre y dit une messe basse pour l’âme de la malheureuse, victime d’une épouvantable supercherie. (366)
27 Enfin, sur les marges de la littérature fantastique proprement dite du début du XXe siècle, l’œuvre de Sacher-Masoch « appelle » immanquablement la référence à Franz Kafka. L’aventure masochiste et La Colonie pénitentiaire (In der Strafkolonie, 1919) mettent en scène une expérience de la Loi comme forme vide, telle qu’on ne sait pas ce qu’elle est, nécessité contraignante mais au contenu indéterminé, abstraction pure appréhendée seulement dans l’épreuve de sa rigueur, comme le décrit G. Deleuze : « Celui qui obéit ainsi à la loi n’est pas et ne se sent pas juste pour autant. Au contraire, il se sent coupable, il est d’avance coupable, et d’autant plus coupable qu’il obéit plus strictement. C’est par la même opération que la loi se manifeste en tant que loi pure et nous constitue comme coupables »17. Sacher-Masoch et Kafka, chacun à sa manière, nous disent ce qu’il advient lorsque la loi ne se fonde plus sur un Bien préalable et supérieur. Il y a dès lors, chez tous les deux, une dérision dans la soumission, une manière d’humour dans la docilité qui se révèle dans une lecture attentive. « Malgré moi, je souris, je ris même tout haut en écrivant mes aventures », confesse Séverin en introduction de son manuscrit, qu’il intitule « Confession d’un suprasensuel » (127). Un sourire parent de celui d’Odradek, « qui fait penser au bruit que fait le vent dans les feuilles mortes » (Le Souci du père de famille – Die Sorge des Hausvaters, 1919).
28Ces quelques remarques rapides devraient convaincre que Sacher-Masoch ne saurait demeurer seulement un nom attaché à la définition d’une perversion sexuelle, mais mérite d’être regardé comme un écrivain à part entière, dans le contexte des lettres allemandes. Les intertextualités repérées, du romantisme à Kafka en passant par la Modernité viennoise et le fantastique début-de-siècle, dessinent un territoire littéraire longtemps ignoré en ses ramifications et sa cohérence souterraine.
Notes de bas de page
1 Paris, Éditions de Minuit, 1967.
2 Paris, Mercure de France, 1969.
3 Le nom de Sacher-Masoch n’est mentionné dans aucune des Histoires de la littérature allemande qui ont cours aujourd’hui, même les plus complètes. A notre connaissance, il faut remonter, pour le rencontrer, à Albert Soergel, Dichtung und Dichter der Zeit, Leipzig, 1911, p. 68 et 71.
4 Première parution Florence, 1930. Notons d’ailleurs – cela est caractéristique –, que le texte de Mario Praz appelle moins l’œuvre de Sacher-Masoch elle-même que la notion de « masochisme ».
5 « Déjà, tout enfant, j’avais pour le genre cruel une préférence parquée, accompagnée de frissons merveilleux et de volupté ». Texte de 1888, reproduit en annexe du volume Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 251.
6 Nous citons La Vénus à la fourrure d’après la traduction précédée de l’essai de Gilles Deleuze ; La Mère de Dieu d’après l’édition présentée et commentée par J.-P. Corsetti, Seyssel, Champ Vallon, 1991 ; La Pêcheuse d’âmes d’après l’édition présentée et commentée par J.-P. Corsetti, Seyssel, Champ Vallon, 1991.
7 G. Deleuze prononce péremptoirement l’appartenance de Sacher-Masoch au romantisme (cf. Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 22). Mais les philosophes, comme on sait, ont tendance à déclarer tout le XIXe « siècle du romantisme » (ce qui a certainement une pertinence, du point de vue de l’histoire des idées). J.-P. Corsetti est à la fois plus circonspect et littérairement plus précis, qui parle de « post-romantisme ». Cf. le dossier qui accompagne l’édition de la Pêcheuse d’âmes (op. cit., p. 364-393), les préfaces à La Mère de Dieu (op. cit. p. 7-23), Confessions de ma vie, de Wanda de Sacher-Masoch, Paris, Gallimard, 1989, p. 7-28.
8 Cité d’après Fouets et fourrures, Le Castor Astral, 1995, p. 75.
9 Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 61.
10 Cité d’après J. v. Eichendorff, Das Marmorbild, Stuttgart, Reclam, p. 42.
11 Cf. Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, PUF, 1990.
12 Cité d’après Fouets et fourrures, op. cit., p. 25.
13 Op. cit., p. 85.
14 Préface à La Pêcheuse d’âmes, op. cit., p. 9
15 La Pêcheuse d’âmes ne contient pratiquement plus aucune référence à la sculpture ou à la peinture, si ce n’est sous forme allusive, comme simple clause de style, métaphore du discours amoureux. Lorsque, par exemple, Zésim déclare sa flamme à Dragomira : « pour moi, tu es la bien-aimée de mes charmants rêves de jeunesse, la plus adorable femme qui respire ici-bas ; il n’y a que les déesses de marbre des Grecs, les figures idéales du Titien et de Véronèse qui pourraient être tes rivales ! » (Op. cit., p. 34).
16 H.H. Ewers traduit en termes biologiques les données de la légende de Mandragore : à défaut de larmes d’un pendu, on recueillera le liquide séminal d’un condamné à mort qui sera inoculé, à défaut de terre fécondante, dans le corps d’une prostituée.
17 Op. cit., p. 74.
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