Chapitre 12. Le mythe apocalyptique dans la littérature fantastique allemande entre Décadence et fascisme
p. 143-155
Note de l’éditeur
Première parution dans Uranie, Presses Universitaires de Lille 2/1992.
Texte intégral
1L’Apocalypse devrait-elle recevoir une place à part dans le questionnement soulevé par la rencontre du mythe et de la littérature ?
2Voici en effet un pan de l’imaginaire collectif qui non seulement constitue une sorte de « bassin sémantique »– pour reprendre une formulation de Gilbert Durand – qui recueille et agence un « essaim » d’images archétypales – la prolifération, le déluge, le feu purificateur etc. –, une représentation qui non seulement infiltre, sous forme plus ou moins édulcorée, un certain nombre de systèmes conceptuels censés dire l’Histoire, mais qui a engendré finalement, dans le judaïsme tardif et le christianisme, un genre, une forme littéraire à part entière – les « apocalypses »– qui a été relayée, semble-t-il, à l’époque moderne par les récits dits de « fin de monde ».
3Cette insistance, cette pérennité, cette diffusion prêtent certainement à l’Apocalypse les qualités de ce que Mircea Eliade appelle un « Mythe vivant »1, c’est-à-dire au fond un mythe qui, dans la culture occidentale, continue de « fonctionner » en tant que tel, avec le même enjeu, toutes choses égales, que celui du mythe dans les sociétés archaïques et traditionnelles.
4Nous voulons ici repérer et décrire le fonctionnement de ce mythe à l’intérieur de ce qu’il est convenu d’appeler « la littérature fantastique allemande entre Décadence et fascisme »– un courant qui naît au tournant du siècle, dans le sillage des traductions d’E.A. Poe, de Villiers de l’Isle-Adam, des rééditions d’E.T.A. Hoffmann, qui s’épanouit dans la décennie du conflit mondial et s’éteint à l’aube du fascisme, soit que ses représentants prêtent provisoirement allégeance à l’ordre nouveau, tels H.H. Ewers ou K.H. Strobl, ou qu’ils soient au contraire voués aux gémonies par celui-ci, tels G. Meyrink ou A.M. Frey.
5Le mythe apocalyptique, à l’époque, déborde bien entendu cette limite étroite. Lionel Richard en repère les traces dans l’ensemble de l’Expressionnisme2. Sa fortune s’explique en vertu des conditions historiques. Au temps du malheur, du commencement de la fin, il est consolant de recevoir et d’entretenir une fable qui enseigne que la fin est un commencement, qui persuade que la destruction du monde a un sens et qui promet, en plus, l’espoir d’une régénération. Nous resterons ici délibérément sur le versant littéraire de la problématique : nous intéresse prioritairement la manière dont le mythe apocalyptique, à cette époque donnée, informe une littérature spécifique. Avant d’aborder les textes eux-mêmes, il convient, nous semble-t-il, de nous interroger d’une manière générale sur les conditions de possibilité de cette rencontre.
1. Quelle catastrophe ?
6Le genre fantastique aurait-il, par lui-même, certaines qualités qui le rendraient plus propice que d’autres à l’Apocalypse ? Relèverait-il d’une poétique qui le rendrait plus propre que d’autres à accueillir le mythe ?
7Il faut aller, ici, au-delà des signes superficiels de parenté – le genre apocalyptique et le genre fantastique ressortiraient tous deux à une littérature « visionnaire-terrifiante » – et des accointances thématiques : l’un et l’autre sont éventuellement habités par un bestiaire tératologique analogue, mais qui porte une signification différente ; le même monstre ne fait pas le même effet suivant qu’il surgit dans une apocalypse, un conte, un récit de science-fiction, une histoire fantastique ; une épidémie, suivant qu’elle se déclare en chacun de ces différents territoires, ne correspond pas à la même maladie... Il faut remonter, pour saisir ces distinctions, aux lois du genre.
8Revenons à la définition canonique du genre fantastique selon Roger Caillois, définition communément admise, sous des gloses variées, par l’essentiel de la critique : « Tout le fantastique est rupture de l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne »3.
9Cette formulation, à l’évidence, fonde une proximité avec l’Apocalypse. Nous avons effectivement affaire, dans les deux cas, au récit d’une catastrophe. À y regarder de plus près cependant, la catastrophe fantastique ne saurait se confondre avec le cataclysme apocalyptique.
10L’aventure fantastique est catastrophique dans la mesure où elle confronte le sujet de l’histoire avec un événement (ou une série d’événements) qui vient ruiner l’image que celui-ci se faisait de la réalité. À partir de cette irrévocable déchirure se produit ce que L. Vax décrit comme une « contamination » :
Il s’agit de savoir si oui ou non quelque chose s’est brisé en moi et du même coup dans le monde, si quelque maladie mystérieuse et mortelle n’a pas frappé simultanément mon for intérieur et l’architecture du cosmos.4
11« Il s’agit de savoir si... » : la contamination fantastique, effectivement, demeure un questionnement. Ce qui est en cause, c’est le statut même des événements qui, en même temps qu’ils sont narrés, sont assortis d’une interrogation sur leur légitimité. Chaque situation devient une question : comment tout cela est-il possible5 ? Dans l’apocalyptisme, au contraire, l’événement fait scandale non pas en ce qu’il ouvre une question, mais en ce qu’il est affirmation d’un sens inouï.
12« Il s’agit de savoir si oui ou non quelque chose s’est brisé en moi et du même coup dans le monde... » : L. Vax, ici, fixe très exactement la priorité. L’aventure fantastique est fondamentalement une aventure personnelle, ce qui implique une narration dite « focalisée » : il est exclu que les faits soient présentés foncièrement en dehors de la conscience particulière qu’ils ont affectée ou troublée. Que certains récits fantastiques, le cas échéant, opèrent une dissociation entre d’un côté un témoin-rapporteur et de l’autre un acteur de l’aventure ne change pas les données : tous deux ne sont en réalité que des hypostases d’une seule et même figure, le narrateur-protagoniste. Le « point de vue » du récit fantastique demeure, dans tous les cas, éminemment personnel. L’Apocalypse, évidemment, ne connaît pas cette privatisation (narratologique et idéologique). Elle est, par définition, totalisante. Elle n’autorise, de la part du lecteur, aucune mise à distance, aucun repli confortable sur le quant-à-soi. On ne peut pas être simple témoin de l’Apocalypse !
13Si le fantastique ne connaît pas de catastrophe à la mesure de l’apocalyptisme, pourrait-on dire, au moins, un peu à la manière de S. Freud lorsqu’il définit le sentiment d’inquiétante étrangeté comme une névrose inoffensive, qu’il déploie chaque fois comme une apocalypse en miniature ?
14En vérité, accointance et dissemblance entre littérature fantastique et littérature apocalyptique se jouent autant sur la question de la valeur que sur celle de l’ampleur de la catastrophe.
15L’Apocalypse, comme on sait, a double figure. Elle est à la fois destruction radicale du monde tel que nous le connaissons et révélation d’un monde à venir purifié. Or le fantastique, admet-on généralement, ne connaîtrait pas le dévoilement – « apocalypto »–, mais seulement la déchirure. Il reposerait, fondamentalement, sur une expérience négative, un vertige du vide, aux antipodes de l’éblouissement du sens apocalyptique.
16C’est en tout cas l’opinion commune, qui circule implicitement dans les définitions du genre les mieux partagées, adossées au fameux principe de l’« hésitation » selon T. Todorov ou à celui de la « contradiction » selon I. Bessière6. Peu importe, ici, le débat technique sur la pertinence comparée des deux concepts. L’un et l’autre, chacun à sa manière, dit un manque. S’il semble effectivement que ce soit là la pierre de touche du genre, il faut cependant convenir que ce manque, suivant les époques, les auteurs, reçoit des évaluations variées – on peut même tenir ici le critère qui permettrait, dans les études sur le genre, de récupérer la dimension diachronique et d’établir des distinctions entre les littératures fantastiques. Le fantastique romantique allemand pratiqué par Tieck ou Achim von Arnim, par exemple, endosse un caractère utopique – un Âge d’or est promis aux âmes simples ouvertes au mystère –, qui se perd en partie dans la génération suivante, contemporaine de la Restauration, qui produit les Nachtstücke d’E.T.A. Hoffmann. Le fantastique décadent, quant à lui, prend un parti esthétique : le manque fournit une expérience des limites – intellectuelles et/ou nerveuses –, qui permet de relever la banalité de la vie. Ces diverses évaluations, ici esquissées, invitent en tout cas à la prudence en ce qui concerne la négativité fantastique.
17Un rayon particulier, dans la bibliothèque fantastique, est peut-être dans un voisinage plus évident que d’autres avec la littérature apocalyptique : celui du fantastique dit « occultiste ». Car la mise en scène de la déchirure, ici, s’inscrit dans une aventure qui est une initiation et correspond bien à un dévoilement. Prenons garde, cependant, à ne pas confondre « l’invisible » ou le « suprasensible », au sens où l’entend le vocabulaire occultiste, avec l’au-delà : les premiers ne réfèrent aucune transcendance. Ajoutons le paradoxe esthétique sur lequel achoppe invariablement cette forme de fantastique, et que H. Esswein résume en ces termes :
Il faudrait abandonner une fois pour toutes l’idée saugrenue et mesquine qui veut que le suprasensible ne se manifeste que pour faire bouger les tables et trembler la vaisselle...7
18Formulation tout à fait révélatrice : il faudrait, au fond, inventer un événement esthétiquement digne du suprasensible, quelque chose comme une apocalypse par exemple ; mais l’événement, alors, ressortirait moins à l’invisible qu’à l’au-delà... Le fantastique occultiste, finalement, se voit condamné aux événements « mesquins ».
19Les affinités, les antipathies repérées entre littérature fantastique et littérature apocalyptique quant à l’ampleur et à la valeur de la catastrophe mise en scène remontent certainement à une différence fondamentale de type de narration.
20Par rapport au récit dit « mimétique » qui fait comme si le monde fictionnel pouvait appartenir à la réalité empirique – c’est-à-dire qui soumet celui-ci au code de vraisemblance –, se dégagent deux catégories de récits aux frontières encore aisément repérables : le récit dit « antimimétique », tel le conte merveilleux, qui se situe délibérément en dehors du code de vraisemblance, dans un ailleurs temporel et spatial où tout est possible ; le récit que l’on dira « non-mimétique », telle la science-fiction, qui entend substituer un modèle inédit de réalité au modèle en vigueur, qui s’écarte donc du vraisemblable sans pour autant verser dans l’irresponsabilité d’un ailleurs, qui se meut dans l’univers du probable.
21On peut assigner un lieu, dans cette typologie, au récit fantastique. Il doit être conçu comme une fiction qui déconstruit de l’intérieur un certain code de vraisemblance, qui feint d’en respecter les règles pour mieux ouvrir, insidieusement ou brutalement, une brèche irréparable en son sein.
22Quelle place assigner, en revanche, au récit apocalyptique ? Il n’entre bien évidemment ni dans la catégorie du récit mimétique (non seulement l’Apocalypse n’a pas – pas encore – eu lieu, mais sa « réalité » n’est pas telle qu’elle puisse être, de toute façon, théoriquement vérifiable), ni dans celle du récit antimimétique (l’Écriture n’est pas un conte de fées, le Christ identifiable au prince charmant). Une idée reçue voudrait qu’elle soit plus particulièrement à sa place en territoire non-mimétique. J. Chambon, dans le Magazine littéraire consacré aux « écrivains de la fin du monde » nous rappelle que « la science-fiction excelle à imaginer des fins de monde »– prédilection thématique vérifiée par l’Encyclopédie de l’Utopie des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction de P. Versins8 ainsi que par les anthologies composées par J. Goimard9. Certes. Mais qui dit récit de fin de monde, quelle que soit l’origine de la destruction – entropie du cosmos ou catastrophes dont l’homme est responsable – ne dit pas exactement Apocalypse. Dans le schéma de celle-ci il n’y a pas, comme le suppose le fonctionnement de la SF, simple substitution d’un certain modèle de réalité à un autre, échange du vraisemblable contre le probable. On entre en vérité dans un autre ordre, défini par un nouvel espace-temps et caractérisé, pour reprendre la formule de P. Ricœur, par « un dessaisissement de la conscience ». Il ne faut surtout pas confondre les Justes avec les simples « survivants » !
23Tout ceci confirme que le mythe apocalyptique, lorsqu’il traverse ou s’approprie une écriture profane, se gauchit nécessairement, même s’il en est, a priori, de plus propices que d’autres à son accueil. En s’ouvrant à lui, la littérature fantastique, en même temps qu’elle obéit à une affinité, outrepasse son propre registre narratologique/idéologique. Cela dit, il y a des fraudes douteuses et d’autres qui sont fructueuses.
2. L’Apocalypse à l’œuvre
24Le premier roman que nous lirons, exemplaire – disons le tout de suite – d’un détournement suspect du mythe apocalyptique, est publié en 1920 par K.H. Strobl sous le titre Révolution dans l’au-delà (Umsturz im Jenseits)10. Les premières pages d’introduction livrent l’idée – construction et sens – du roman :
Le monde a été le théâtre, au cours de l’été et de l’automne derniers, d’une série d’événements extraordinaires, défiant toute explication rationnelle, et qui semblaient de nature à faire prendre définitivement en horreur à l’humanité, à peine sortie de la Grande Guerre, son séjour terrestre... (79)
25Des événements, donc, « qui semblaient de nature à... » : l’Apocalyse, en d’autres termes, ne sera jamais ici qu’une métaphore, une manière de parler. C’est certainement le pire danger auquel s’expose le mythe. Développons, en effet, toutes les implications de cette récupération. La catastrophe, au moment où l’on vous parle, a été surmontée (comment pourrait-on, sinon, vous en parler ?). L’ordre actuellement restauré (nous sommes en 1920, après l’écrasement de l’insurrection à Berlin, Munich, Vienne), nous suggère-t-on, correspond ainsi aux temps meilleurs promis par l’Apocalypse, à la perfection des commencements. On assiste à un renversement complet de l’apocalyptisme, qui transforme le mythe révolutionnaire en mythe conservateur, qui veut nous faire prendre une simple restauration pour une régénération, entretenant ainsi une sacralisation de l’Ordre. K.H. Strobl, d’ailleurs, ne nous cache pas son propos politique : au nombre de « ces dérèglements qui se sont produits un peu partout dans le monde, dans l’enchaînement des causes et des effets », il compte l’agitation révolutionnaire provoquée, dans divers pays, par « la rébellion des masses opprimées et des peuples indolents » :
On entend parler de troubles en Inde, de révoltes au Congo et au Soudan, d’insurrections en Amazonie, chez les Papous et les Kabyles, l’immense empire chinois semble sur le point de se soulever pour fondre sur l’Occident. Aucun pays ne semble épargné par cet étrange vertige où se libère tout ce que l’homme cache en lui de haine et d’instinct destructeur... (118)
26Pour achever de vider le mythe apocalyptique de son sens et n’en garder que l’enveloppe – une façon de parler –, il faut encore gommer la Providence qui fait de la catastrophe la nécessaire destruction d’un monde impur – position évidemment inconciliable avec une sacralisation inconditionnelle de l’Ordre ! Pour se sortir (?) de la contradiction, K.H. Strobl glisse vers une autre mythologie. Son roman, prévient-il, « ne raconte rien moins qu’une révolution, une révolte d’esclaves dans l’univers surnaturel où les esprits les plus bas, les démons les plus vils se sont emparés du pouvoir pour plonger l’humanité entière dans le désordre et le chaos et même abolir les lois de la causalité »11. On aperçoit immédiatement la rentabilité de cette vague mythologie de puissances occultes. En déplaçant l’origine de la confusion, elle laisse intacte la valeur de l’ordre mondain. Dieu et le monde sont indemnes. Reste une histoire de diablotins.
27Sur le plan narratif, le roman de K.H. Strobl va simplement enchaîner, chapitre par chapitre, quelques-uns des « dérèglements » repérés de par le monde : l’apparition, dans la cordillère des Andes, d’une curieuse lumière qui interdit à tous ceux qu’elle a frappés de fermer à jamais les paupières pour trouver le sommeil – version triviale de la Révélation ? Un aéroplane, en Europe, qui s’abîme dans les eaux, mais parvient à redécoller en utilisant une mystérieuse énergie – version grotesque de l’Ascension ? Une révolte sanglante d’indigènes, à Canton, où « l’Orient crache ses essaims grouillants contre l’Europe »– version colonialiste des plaies d’Égypte ? Le roman accumule comme des parodies de thèmes apocalyptiques. La disparité des aventures, leur dispersion géographique sont censées donner la mesure de l’ampleur cosmique du phénomène. Une structure qui, en vérité, ignore complètement la figure essentielle du discours apocalyptique que constitue la gradation, la succession de signes de plus en plus spectaculaires qui manifestent l’approche, l’imminence.
28Une dernière difficulté, évidemment, tient à l’explication de la restauration de l’ordre. K.H. Strobl, ici, ne s’embarrasse guère de scrupules, qui avoue tout simplement son ignorance (et, par là même, la faiblesse de son écriture romanesque) :
Partout dans le monde, à la même heure et de la même manière, l’humanité, juste au moment où l’on pouvait croire qu’elle était promise – et avec elle la terre entière – à une destruction imminente, fut sauvée... La nature de cette puissance salvatrice nous échappe complètement. Serait-ce, comme certains l’affirment, parce qu’à cet instant, les forces invisibles les plus élevées ont repris le dessus ? Ou bien faut-il voir là l’intervention directe d’une instance encore plus haute, la plus haute qui soit, que l’on désigne communément sous le nom de Dieu, et donc la main de la Providence ? Cela, de toute façon, revient au même... (273)
29Nous savons, justement, que cela ne revient pas tout à fait à la même chose, ni idéologiquement, ni poétiquement.
30Le roman de G. Meyrink, Le Visage vert (Das grüne Gesicht), qui paraît en 191612, prend l’Apocalypse plus au sérieux. Il est tout entier construit sur le scénario de la légende vérifiée, à l’image, d’ailleurs, de tous les romans meyrinkiens, Le Golem (Der Golem, 1915), La Nuit de Walpurgis (Walpurgisnacht, 1917), L’Ange à la fenêtre d’Occident (Der Engel vom westlichen Fenster, 1927). Nous sommes au sortir de guerre – donc dans une anticipation par rapport au temps de l’énonciation, à Amsterdam. Le héros, un certain Fortunat Hauberisser, naguère encore ingénieur de son état – « Il avait construit des machines aujourd’hui rongées par la rouille, contribuant ainsi à la vanité des choses humaines » – est l’un de ces nombreux étrangers « qui, dès la fin des hostilités, avaient quitté leur ancienne patrie où les luttes intestines prenaient de plus en plus d’ampleur pour venir se réfugier dans les villes hollandaises, soit définitivement, soit pour quelque temps afin de pouvoir jeter un regard autour d’eux et décider tranquillement en quel lieu de cette terre ils pourraient planter leur tente » (31). Hauberrisser vit intimement la crise de la culture occidentale, qui voit « le déluge de toutes les valeurs spirituelles » et dont la guerre n’est qu’une péripétie : « il s’était réconforté en se persuadant que le silence des armes ramènerait également la paix dans les cœurs. C’est tout le contraire qui s’était produit... » (53). C’est dans cette situation de désarroi qu’Hauberrisser entend la légende dite du « Visage vert », de la bouche d’une jeune femme juive prénommée Éva :
Lorsque j’interrogeais mon père – j’étais alors encore une enfant – sur Dieu et la religion, il disait souvent que les temps étaient proches où l’humanité aurait épuisé ses dernières ressources, où un déluge spirituel emporterait tout ce que la main de l’homme a jamais érigé... Seuls seront préservés de l’anéantissement ceux qui portent en eux l’image du Visage vert, de l’initiateur originel, celui qui ne connaît pas la mort. Chaque fois que je le pressais de questions pour savoir quelle était l’apparence de cet Initiateur, si c’était une créature vivante ou un fantôme ou encore le Bon Dieu lui-même, comment je pourrais le reconnaître, il me répondait toujours : sois tranquille, mon enfant ; ce n’est pas un fantôme, et s’il se manifeste à toi sous la forme d’un fantôme, ne crains rien : c’est le seul être sur terre qui, justement, n’a pas une existence spectrale ; il porte sur le front un bandeau noir sous lequel est caché le symbole de la vie étemelle... Tu peux le rencontrer partout, mais probablement là où tu t’y attendras le moins... Il suffit que ton âme soit mûre pour cette rencontre... (78-79)
31Sans nous attarder à la spéculation ésotérique associée – arrimée trop lourdement, disent certains – à cette prophétie qui se présente explicitement comme un avatar de la légende de l’Ahasver, relevons la trace et la manipulation singulière du mythe apocalyptique. On reconnaît bien la vision eschatologique typiquement judéo-chrétienne d’une Fin de monde unique, mais qui n’apparaît pas ici directement liée à l’impureté d’un monde ancien. Sans doute le roman charrie-t-il pêle-mêle des images d’ouragan, de tempête, de flots torrentiels, de déluge ; mais ce déchaînement des éléments, plutôt que de laver un monde impur, vient balayer un monde délabré, décrépit, littéralement usé, héritage de l’esprit fin de siècle. G. Meyrink, en outre, évacue de la catastrophe la rénovation du Cosmos, régénéré et restauré dans sa Moire primordiale, pour ne retenir que le Jugement, la sélection des Élus, le « Visage vert » jouant ici le rôle d’un hiérophante, tel le Saint-Jean de la tradition gnostique.
32Sur le plan narratif, le scénario de la vérification progressive de la légende entendue rapproche bien évidemment le récit fantastique du discours apocalyptique : nous suivons le cheminement, l’incarnation d’une parole qui accumule les signes de plus en plus patents de sa vérité. Hauberrisser, en même temps qu’il va se promener dans un paysage de plus en plus délétère, va croiser et déchiffrer les signes de plus en plus insistants qui lui promettent le salut, à travers des masques de plus en plus transparents du Visage vert. Mais il vient nécessairement un moment où le récit doit basculer, sortir du cadre du « réalisme hypothétique » et privé qui constitue, comme en l’a vu, la règle du jeu de l’écriture fantastique, le moment où la catastrophe ne peut plus simplement être une interrogation angoissante à mettre au compte, éventuellement, d’une conscience trop inquiète, mais où elle se produit en quelque sorte « pour de bon », où elle ravage effectivement le monde, quels que soient les états d’âme du témoin. La fable fantastique, à cet instant, ne se contente plus de miner insidieusement le code de vraisemblance ; parvenue à la limite extrême de ses possibilités, elle le fait éclater ; le fantastique devient visionnaire. Le roman de G. Meyrink repousse ce moment à l’ultime chapitre :
Un tintement de cloches timide, essoufflé, vibra dans le lointain ; tout à coup, il se tut ; un sifflement sourd passa dans l’air et le peuplier s’abaissa vers la terre avec un soupir...
Des rafales balayèrent le sol comme des coups de fouet, peignant l’herbe fanée et arrachant les maigres buissons. En quelques minutes, tout le paysage avait disparu dans un gigantesque nuage de poussière ; puis il en émergea à nouveau, à peine reconnaissable : les digues n’étaient plus qu’une blanche écume [...].
Combien de villes sont-elles encore debout en Europe ? Se demanda-t-il avec un frisson. Amsterdam entièrement rasé... Tout un monde décadent réduit en un tas d’immondices pulvérulents... (313-314)
33On sait que l’écriture fantastique, en général, s’ingénie à brouiller les limites du propre et du figuré. L’on se rappelle la consolation prêtée à la mère de Nathanaël, dans Le Marchand de sable d’E.T.A. Hoffmann :
Quand je dis que le marchand de sable arrive, cela veut simplement dire que vous avez sommeil et que vous ne pouvez plus garder vos yeux ouverts, comme si l’on y avait jeté du sable.
34Or justement, l’aventure fantastique vient interdire à Nathanaël de distinguer entre le littéral et le métaphorique. Le texte meyrinkien entretient une confusion analogue, mais ne procède pas exactement du même mouvement : ce n’est pas ici une métaphore qui, peu à peu, s’épaissit, mais le sens propre qui, par sa violence, sa démesure, finit par « englober » toute lecture métaphorique. L’Apocalypse comme limite poétique du fantastique.
35Le roman d’Alfred Kubin, L’Autre côté (Die andere Seite, 1909)13, à la différence du Visage vert de G. Meyrink, et bien qu’il se donne le sous-titre de « roman fantastique » (Ein phantastischer Roman), s’installe d’entrée de jeu en position oblique par rapport aux conventions du genre. L’argument : le narrateur, « artiste peintre et illustrateur » de son métier, relate à la première personne « les événements étranges » qui, « depuis un après-midi brumeux de novembre » ont bouleversé sa vie ; ce jour-là, il reçut dans son atelier munichois la visite d’un inconnu qui lui remit une invitation de la part d’un de ses anciens camarades du lycée de Salzbourg, un certain Claus Patera ; celui-ci, parvenu à la tête d’une immense fortune, aurait acquis quelque part en Orient un vaste territoire où il aurait fondé ce qu’il appelle « l’Empire du Rêve » (Traumreich) ; d’abord incrédule, le narrateur finit par se convaincre que « cette grandiose et dispendieuse lubie » était plausible, « au moins aux yeux d’un artiste comme lui » (17) et accepta l’offre qui lui était faite. Il raconte aujourd’hui son voyage et son séjour « là-bas », qui se sont étalés sur une durée de trois ans environ.
36Le roman va ainsi suivre une ligne de crête entre le modèle narratif du voyage imaginaire et celui du roman exotique (l’Empire du Rêve a bien un lieu géographique – « l’immense Tien-Schan ou Montagnes Célestes, qui font partie de la Chine Centrale », mais cette localisation n’a pas fonction de vraisemblabilisation). L’un et l’autre modèle, à la différence du fantastique « orthodoxe » qui subvertit de l’intérieur une certaine image en vigueur de la réalité, ont en commun de se placer délibérément en marge de celle-ci, non pas (seulement) pour la ruiner, mais pour offrir en principe une alternative face à celle-ci. C’est dans ce territoire singulier, imaginaire-exotique, que va se jouer l’Apocalypse.
37Quelle est la loi qui régit ce monde promis à la destruction ? L’Empire du Rêve est né de l’aversion profonde de Patera à l’égard de « toute idée de progrès, en général ». Cette vocation, dont le voyageur prend conscience, dès son arrivée, à travers le rite d’initiation des formalités douanières – on l’invite à se débarrasser, avant de franchir la lourde porte, de tous ses objets personnels qui ne soient pas usagés ou dont la « modernité » est trop tapageuse –, commande toute l’architecture du pays : toutes les maisons de la ville de Perle, capitale de l’Empire du rêve, sont en vérité importées d’Europe où des agents de Patera repèrent systématiquement les plus vieilles bâtisses qui sont ingénieusement démontées pièce par pièce, transportées et reconstituées soigneusement. Aussi l’impression dominante du voyageur sera-t-elle, au contraire de la curiosité de l’inconnu (moteur du roman exotique « classique »), l’étrange sentiment du « déjà-vu » qui, peu à peu, s’aggravera en une irrépressible angoisse. On retrouve ainsi, apparemment, un trait déjà relevé dans le traitement du mythe apocalyptique chez Meyrink : l’idée que le cataclysme est destiné à balayer un monde trop décrépit. Mais le roman d’A. Kubin ajoute un élément de signification inédit : il enseigne que le monde ancien, en son principe, dès lors que l’on va au bout de sa logique, qu’on l’érige en idéologie comme dans la folle entreprise de Patera, loin de fournir une idylle, dessine au contraire un enfer. Le « déjà-vu » est la porte ouverte aux angoisses secrètes, aux affres de l’inconscient. Chacune des bâtisses importées d’Europe porte en elle le souvenir d’un « passé souillé par le crime, le sang et l’infamie » :
Dans les rues, les maisons plantées de guinguois formaient recoins et saillies qui renvoyaient en écho chaque mot prononcé à haute voix. De l’intérieur de la ville montaient des cris stridents qui se répondaient avec plus ou moins de véhémence et dont on ignorait l’origine. Puis tout retombait dans le silence jusqu’à ce que retentisse, très distinctement, un ricanement. Se promener dans les rues de Perle la nuit était un supplice... Des fenêtres et des soupiraux à barreaux filtraient plaintes et soupirs. Derrière des portes entrouvertes, des gémissements étouffés faisaient involontairement penser qu’on était en train d’étrangler ou d’assassiner quelqu’un... (89)
38La catastrophe apocalyptique, dans ces conditions, recueille un sens original. À l’inverse de la vision eschatologique judéo-chrétienne, elle signifie non pas l’abolition, mais au contraire le triomphe de l’Histoire. La chute de l’Empire du Rêve coïncide avec l’apparition d’un apostat, en la personne d’un milliardaire américain du nom d’Hercule Bell, qui incarne toutes les valeurs récusées par le Maître Patera et exhorte bientôt, par une habile propagande menée au nom du « progrès » et de la « civilisation », tous les citoyens de l’Empire à se révolter, c’est-à-dire, littéralement, à se réveiller. L’agonie commence avec l’invasion animale : carnassiers, oiseaux de proie, insectes et reptiles prolifèrent tandis que chiens et chats retournent à la vie sauvage ; puis vient « un mystérieux phénomène de décomposition », comme « une maladie de la matière » qui désagrège, effrite la pierre et transforme ainsi lentement, inexorablement les habitations en un amas de ruines et de gravats ; puis la décadence des mœurs : les habitants sont saisis d’une frénésie sexuelle et meurtrière « qui ne respecte ni les liens de parenté, ni la fragilité de la jeunesse ou de la maladie ». Des émeutiers, enfin, pillent les quartiers résidentiels, dressent des barricades autour du palais gouvernemental et périssent confondus en une effroyable mêlée avec la garde de Patera, sous les sabots de chevaux fous qui ont désarçonné leur cavalier... L’incendie fait rage. La ville entière se transforme en « un gigantesque cloaque » :
Descendant du quartier français, une masse d’immondices, d’ordures, de sang coagulé, de viscères, de cadavres d’hommes et d’animaux se répandait lentement comme une coulée de lave. Dans ce magma qui chatoyait de toutes les couleurs de la putréfaction pataugeaient les derniers Rêveurs... Bras et jambes disloqués, doigts distendus, poings serrés, panses boursouflées, crânes de chevaux à la langue blanche et gonflée pendant entre de grandes dents jaunâtres – la phalange de la destruction progressait irrésistiblement. (89)
39L’Empire du Rêve, ainsi, va « s’abolir dans le néant ».
40L’Apocalypse signe donc, paradoxalement, la fin du Rêve, à la fois sur le plan idéologique – elle entérine la victoire du principe de réalité – et sur le plan narratif – elle prépare, dans l’économie du roman, le retour du voyageur, dans le dernier chapitre, à la réalité : il est le seul rescapé du cataclysme, avec Mister Bell : « l’Américain vit encore de nos jours et le monde entier le connaît » (260). L’épilogue du roman ouvre une possible lecture allégorique, rapportée à la propre biographie d’A. Kubin : méditant sur sa vie et son œuvre graphique, il confesse qu’après avoir nourri toute sa création de l’idée obsédante de la mort, chéri cette « prestigieuse maîtresse » dont « il guettait avidement les signes sur chaque visage, découvrait les baisers dans les rides et les plis de l’âge » (276), il lui a fallu reconnaître que « cette divinité qu’il vénérait n’était pas toute-puissante, mais partageait sa suprématie dans les circonstances les plus décisives comme les plus banales, avec un rival : le vouloir-vivre » (277). L’Apocalypse devient ainsi une sorte de mythe personnel de la création, pour le peintre Alfred Kubin. L’Autre côté devait rester, nécessairement, sa seule œuvre littéraire.
41Dans un article intitulé Crépuscules germaniques, Lionel Richard évoque ce qu’il appelle « le renversement du mythe apocalyptique » dans les lettres allemandes de la génération des années 20 :
Jusque-là, le recours à ce mythe, à travers le double mouvement de destruction et de régénération, était plutôt l’apanage de courants de gauche et d’extrême-gauche. Ce qu’il est convenu d’appeler l’avant-garde littéraire, artistique était, du reste, dans toute l’Europe, possédée par l’idée de table rase et d’un recommencement à zéro. Et voici que, cette fois, la droite et l’extrême-droite s’emparent du schéma en criant à une mise à bas des institutions démocratiques nouvelles de la République de Weimar. Le mouvement nazi a largement puisé, dans la propagande avant 1933, dans le symbolisme apocalyptique.14
42La littérature fantastique qui nous intéresse a-t-elle contribué à ce renversement du mythe ?
43Les trois romans que nous avons lus invitent, semble-t-il, à une grande circonspection. Si la formulation n’était pas trop triviale, nous dirions qu’il convient à chaque fois, au fond, de se demander : à qui profite l’Apocalypse ? Si elle bénéficie sans aucun doute, chez K.H. Strobl, au défenseur inconditionnel de l’ordre (ce n’est pas un hasard si lui-même, plus tard, s’est commis avec les hordes brunes), elle conforte en revanche, chez G. Meyrink, la conviction de l’initié et, chez A. Kubin, la vocation de l’artiste. Le mythe apocalyptique, en tout état de cause, semble bien remplir, pour ces écrivains, la fonction assignée par Mircéa Éliade à ce qu’il appelle un « mythe vivant » : une manière de dire le monde en même temps que d’exister au monde.
Notes de bas de page
1 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 9-12.
2 Lionel Richard, « Crépuscules germaniques », in Magazine littéraire n° 232, 1986. (Les écrivains de la fin du monde). Voir également D’une Apocalypse à l’autre, Paris, Bourgois, 1976.
3 Roger Caillois, Au cœur du fantastique, op. cit., p. 191.
4 Louis Vax, La séduction de l’étrange, op. cit., p. 125
5 Cf. Jean Bellemin-Noël, « Des formes fantastiques aux thèmes fantastiques », op. cit., p. 105.
6 « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel » (T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit.) « Alvare (du Diable amoureux) et Alphonse (Le Manuscrit trouvé à Saragosse) connaissent les lois naturelles comme ils admetttent les lois surnaturelles – le problème est pour eux de donner une assiette à l’événement, qui semble échapper aux deux légalités à la fois... Il échappe à Todorov que le surnaturel introduit dans le récit fantastique un second ordre possible, mais aussi inadéquat que le naturel. Le fantastique ne résulte pas de l’hésitation entre ces deux ordres, mais de leur contradiction et de leur récusation mutuelle et implicite » (Irène Bessière, Le récit fantastique, op. cit., p. 56-57).
7 H. Esswein, Megander, München, 1912, p. 231. Esswein lui-même appartient à la génération des fantastiqueurs allemands début de siècle, à la fois curieux et défiants devant la mode de l’occultisme.
8 Lausanne, 1972.
9 Histoires de fin de monde, présentation de Jacques Goimard, Le Livre de Poche ; Histoires de catastrophes, présentation de Jacques Goimard, Le Livre de poche.
10 K.H. Strobl, Umsturz im Jenseits, München, 1920 (nous citons d’après cette édition).
11 K.H. Strobl, préface de Geschichten um Mitternacht, Leipzig, 1923, p. 6-7.
12 Cité d’après la réédition München, Hermann Bauer, 1963.
13 Nous citons s’après la réédition A. Kubin, Die Andere Seite, München, Spangenberg, 1975.
14 Op. cit. p. 35.
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