Chapitre 9. Bal macabre Réflexions sur le fantastique grotesque « début de siècle »
p. 107-117
Texte intégral
Première parution dans Fantastique, grotesque et image de la société à la fin du 18e et au début du 20e siècle en Allemagne, Université de Toulouse Le Mirail, 1993.
1Mise au point, précaution théorique : il va de soi que la question de la relation entre fantastique et grotesque ne se pose pas dans les mêmes termes selon que l’on conçoit le premier comme un genre, comme une structure indépendante du texte dans laquelle elle se rencontre ou, plus généralement encore, comme une catégorie esthétique à part entière (sur le même plan que le tragique, le comique, l’élégiaque, etc.)
2Dans la première perspective, longtemps prioritaire au sein des études « modernes » sur le fantastique, ceci dans le souci légitime de délimiter un champ de recherche homogène, le grotesque est globalement mis hors jeu : T. Todorov présentant E.A. Poe distingue nettement les récits fantastiques dits « sérieux » des « contes grotesques » tels Le Roi Peste, Le Diable dans le beffroi, Lionnerie1.
3On peut admettre une extension du concept de fantastique venant désigner une structure narrative élémentaire – quelque chose se produit qui, en principe, ne peut pas, ne doit pas se produire. À côté du genre fantastique proprement dit, qui qualifie les textes où cette structure est dominante, on reconnaît dès lors que le fantastique, dans le domaine littéraire, peut éventuellement investir d’autres formes que le roman ou la nouvelle (la ballade, par exemple) et qu’il peut même excéder les frontières littéraires pour qualifier une certaine écriture cinématographique. Mais la terre d’accueil est, à chaque fois, un genre narratif. On s’arrête à cet intangible postulat : le fantastique, fondamentalement, raconte une histoire. Ce qui l’inscrit nécessairement dans une sémiologie de la succession – « l’événement » ne pouvant être pensé que sous le rapport d’un « avant » et d’un « après ». Il ne saurait à partir de là se situer sur le même plan que le grotesque qui, conformément à son étymologie picturale, ressortit – pour suivre la leçon de Lessing – à une sémiologie de la simultanéité. Celui-ci peut à la rigueur se concevoir comme un style singulier du premier : raconter ce qui en principe ne peut pas, ne doit pas se produire d’une manière qui associe, mélange des éléments qui en principe ne peuvent pas, ne doivent pas cohabiter.
4Ériger maintenant le fantastique en catégorie esthétique à part entière implique de lui conférer, le cas échéant, une pertinence au-delà des formes narratives, jusque dans les arts plastiques. Rares sont les critiques qui franchissent le pas. Louis Vax, dans L’Art et la littérature fantastiques2, consacre quelques mots à la sculpture et un chapitre complet à la peinture, de Jérôme Bosch à Paul Delvaux ; mais il néglige la question de savoir si le concept de fantastique qui est ici à l’œuvre peut être saisi dans les mêmes termes que pour la littérature du même nom. Celui qui, sur le plan théorique, s’est aventuré le plus loin dans cette direction est à notre connaissance Jean Starobinski, dans son étude intitulée Trois fureurs, avec en particulier le commentaire du tableau de Füssli, Le Cauchemar. Et il est remarquable que Starobinski retrouve en fin de compte, dans son interrogation sur la peinture fantastique, la question du récit :
Nous ne sommes guère enclins à qualifier d’oniriques les peintres de la pure couleur – ni Monet, ni Matisse, ni Bonnard, si éloignés qu’ils soient de la réalité moyenne, ne passent pour des peintres du rêve. Si nous croyons reconnaître les qualités du songe dans les œuvres de Watteau, de Turner, de Redon ou de Gustave Moreau, c’est que, tout coloristes qu’ils sont, ils donnent une importance considérable au sujet, au tracé de l’événement ; ils nous proposent une fable, dont le sens pose une énigme qui ne s’épuise pas.3
5Discuter par le détail ce que Starobinski appelle « l’effet de rêve » en peinture nous entraînerait évidemment hors des limites de notre propos. Retenons que fantastique et grotesque, à partir de ce moment, peuvent désormais traiter d’égal à égal. Avec le risque de la confusion : ce que d’aucuns jugeront fantastique sera évalué par d’autres comme grotesque. Simple différence, parfois, de point de vue : la monstruosité interprétée d’un côté comme un imaginaire informé par la réalité et de l’autre comme une réalité déformée par l’imaginaire.
6Tels sont, schématiquement exposés, les termes dans lesquels se pose, du point de vue théorique, la relation entre fantastique et grotesque. En gardant ceux-ci présents à l’esprit, nous voulons quant à nous, sans a priori, partir de l’observation de la réalité littéraire, à l’époque donnée, en l’occurrence le « début de siècle », jusqu’à la Grande Guerre à peu près.
7Soit l’anthologie publiée en 1914 chez l’éditeur munichois Georg Müller par Félix Lorenz, intitulée Le Livre des grotesques (Das Buch der Grotesken)4. À la table des matières figurent quelques « classiques » de ce que nous appelons aujourd’hui communément littérature fantastique – L’Histoire du reflet perdu (Die Geschichte vom verlorenen Spiegelbilde) d’E.T.A. Hoffmann, Hopp Frosch d’E.A. Poe, Le Convive des dernières fêtes (Der Genosse des letzten Festes) de Villiers de l’Isle-Adam – qui voisinent avec une série d’autres récits, anciens et modernes, d’inspiration tout à fait différente : La Traversée du Styx (Die Fahrt über den Styx) de Lucien, Panurge amoureux d’une grande dame (Wie Panurg in eine hohe Dame verliebt war) de Rabelais, Le Voyage de Schellmujfskys (Schellmujfskys Ausfahrf) de Christian Reuter etc. Il s’agit là de représentants de ce que F. Lorenz désigne explicitement dans sa préface comme le « grotesque satirique-baroque » : avouant l’impossibilité d’arrêter « une définition claire du concept de grotesque »– sinon sous une vague référence à la formule jean-paulienne de « l’envers du sublime »–, il justifie la cohabitation de ces textes avec les récits fantastiques précités au nom d’une même propension à l’extravagance, à la démesure, au foisonnement. Dans la même logique, l’essai de J.E. Poritzky sur La Littérature grotesque (Die groteske Dichtung, 1916)5 prend acte d’une bivalence : après avoir salué en Rabelais « le plus grand des écrivains du grotesque », il convient que « les écrivains modernes ont considérablement élargi le champ du grotesque, ayant reconnu son intime parenté avec l’horreur » ; et de citer, à l’appui de ses dires, E.T.A. Hoffmann, E.A. Poe, Villiers de l’Isle-Adam, Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly, etc.
8Démarche à la fois globalisante – le grotesque annexe ici pratiquement tout le champ des littératures non directement mimétiques – et néanmoins schématiquement dichotomique, en ce qu ’elle juxtapose et oppose, au sein du vaste ensemble flou du grotesque, d’un côté le fantastique ou l’horreur, de l’autre la veine satirique, sans véritablement conceptualiser l’amalgame, l’hétérogénéité, l’hybridité. Le sous-titre donné par F. Lorenz à son anthologie est à cet égard révélateur : « Recueil d’histoires fantastiques et satiriques empruntées à la littérature de tous les pays ». Et c’est dans la première catégorie, baptisée « fantastique-terrifiant » (das Grausig – Phantastische), que sont collectivement rangés les écrivains allemands contemporains regroupés à l’époque autour de l’éditeur munichois G. Müller – G. Meyrink, K.H. Strobl, H.H. Ewers et consorts.
9On reconnaît en germe, dans ces réflexions, ces classifications, toute la théorie de Wofgang Kayser6. Il n’est pas sûr, malgré les apparences, que le concept de grotesque, tel que celui-ci le manipule, soit également véritablement pensé comme hybride. Dominique Iehl relève cette ambiguïté, en concluant que « bien qu’envisageant le grotesque comme un mélange, Kayser le situe surtout au voisinage du tragique »7. Le grotesque, au sens où il l’entend, ne définit pas un mode d’écriture fondamentalement différent de ce que nous appelons le fantastique ; il correspond simplement à une « mise en forme » (Gestaltung) singulière de l’inquiétante étrangeté, qui exclut toute complaisance, ressortit à une volonté de « conjurer » le démoniaque par la conquête d’une distance esthétique8. Autrement dit : le grotesque serait tout simplement un fantastique de qualité. Lorsqu’il range, dès lors, tous les proches de l’éditeur Georg Müller sous l’étiquette globale « d’écrivains de l’horreur », il arrête une typologie en même temps qu’il prononce, incidemment, un jugement de valeur. L’arrêt ainsi que le jugement sont à notre sens trop sommaires. Nous posons l’existence, dans les lettres allemandes « début de siècle », d’un véritable fantastique grotesque, c’est-à-dire d’une variété d’écriture différente à la fois du fantastique au sens propre et du grotesque satirique.
10K.H. Strobl, dans sa préface de l’anthologie Le Livre de l’inquiétante étrangeté (Das unheimliche Buech) parue en 1914, nous fournit un premier ancrage :
Aussi différents, aussi opposés qu’ils puissent paraître au premier abord, humour et horreur sont proches parents... Jérôme Bosch, Brueghel, Holbein, Durer et tant d’autres... Qui peut contester que chez ces maîtres précisément l’envie de se mesurer avec le diable prend sa source dans une plénitude, une vaillance, une exubérance hors du commun ? Que chez eux l’horreur se marie à son parent l’humour ? Un humour qui parfois s’exprime en tant que tel, parfois s’associe à l’horreur pour produire quelque chose de tout à fait original et précieux : le grotesque... Seuls bas-bleus, pécores et concierges de la littérature prétendent qu’humour et horreur sont inconciliables. Les « classiques » de l’horreur sont exactement l’exemple du contraire. E.T.A. Hoffmann fait preuve en de nombreux récits de son sens aigu de l’humour et l’œuvre d’E.A. Poe accorde à l’humour autant de place qu’au sentiment d’inquiétante étrangeté...9
11Dérivé de modèles picturaux, le grotesque « littéraire » est ainsi placé sous le double parrainage d’E.T.A. Hoffmann et d’E.A. Poe, que les lettres allemandes découvrent, redécouvrent alors seulement (une première édition allemande des récits de Poe, en cinq volumes, illustrée par Alfred Kubin, paraît à partir de 1909 chez G. Müller, en même temps que la première réédition d’Hoffmann). On remarquera que l’humour vient ici jouer un rôle régulateur, installer la nécessaire distance sans laquelle l’œuvre fantastique est à proprement parler impossible (K.H. Strobl a retenu la leçon de The Philosophy of Composition, de Poe). Les œuvres produites sont-elles maintenant à la mesure du modèle idéal projeté par K.H. Strobl ? Nous allons essayer de les repérer, de les décrire en démarquant le territoire du fantastique grotesque de ses voisins immédiats, le grotesque satirique d’une part, le fantastique d’autre part.
12Le grotesque satirique, comme l’a mis en évidence M. Bakhtine, remonte à la ménippée10 : ce n’est pas un hasard si un texte de Lucien ouvre le recueil de Félix Lorenz. Or les lettres allemandes, vers 1890, voient un renouveau du genre, dont l’ouvrage de F. Schneegans, Histoire de la satire grotesque (Geschichte der grotesken Satire, 1894) offre une sorte de prise de conscience théorique. Paul Scheerbart ouvre la voie, avec dans son sillage Wilhelm Busch et Christian Morgenstern. L’essor de la presse satirique favorise ce courant. La revue munichoise Simplicissimus, qui faisait une large place, dans sa composition, aux caricatures, semblait toute désignée pour accueillir le genre de la ménippée. Précisément, le premier texte de G. Meyrink, intitulé Le Soldat brûlant (Der heisse Soldat) paraît en 1901 dans le journal munichois et peut servir d’exemple-type pour illustrer les lois du genre :
13L’histoire se déroule en Orient, lors d’une campagne militaire ; blessé au combat, le soldat Wenzel Zavadil, après avoir absorbé un mystérieux breuvage préparé par un fakir, est transporté dans un hôpital militaire : sa fièvre atteint bientôt un tel degré que l’on doit le saisir avec des pinces, que les objets qui l’entourent s’enflamment spontanément, que l’eau dont on l’asperge se transforme en vapeur, avant qu’un père jésuite ne jette sur son corps un vêtement d’amiante, tandis que le médecin militaire qui assiste à la scène, pressé par ses subalternes d’émettre une opinion, se contente d’expliquer le phénomène « par un dérèglement du centre thermique cervical, soumis aux lois de l’hérédité ».
14À la différence des récits fantastiques stricto sensu, qui se doivent de respecter, au moins provisoirement, le vraisemblable afin d’y ouvrir une brèche, celui-ci se situe d’emblée au-delà de ce code, selon ce que M. Bakhtine appelle « l’exceptionnelle liberté d’invention ». Le merveilleux y remplit une fonction précise : susciter, provoquer la parole de quelqu’un, l’obliger à révéler son opinion (Bakhtine nomme anakrisis cette manière de mettre à l’épreuve une vérité). En tant qu’instrument de cette anakrisis, le merveilleux peut prendre les formes les plus diverses : ici, dans la fable de G. Meyrink, l’expérience prodigieuse, chez P. Scheerbart souvent le voyage cosmique, par exemple.
15Au sein de la famille d’écrivains qui nous intéressent, G. Meyrink est effectivement celui qui pratique le plus assidûment le grotesque satirique. Ces textes, écrits pour la plupart au temps de sa collaboration étroite avec le Simplicissimus – jusqu’en 1907 –, réunis plus tard dans le volume Le Cor enchanté du petit-bourgeois allemand (Des deutschen Spiessers Wunderhorn)11et qui prennent pour cible privilégiée de la satire, c’est-à-dire de la dégradation induite par le scénario de l’anakrisis, les figures « exemplaires » de la société wilhelminienne – militaires bornés, médecins positivistes, petits bourgeois chauvins – ont fondé sa première renommée littéraire et lui ont valu l’admiration d’un Kurt Tucholsky. Mais ils ne constituent qu’une part de sa production, même à l’époque. Ce type de récit ne saurait en tout cas se confondre, évidemment, avec ce que nous appelons le fantastique grotesque. Certes, celui-ci peut également, le cas échéant, comme nous le verrons, être en charge d’une portée satirique, mais qui ne constitue pas la finalité première du texte ? L’intrusion de l’inadmissible n’y sert pas de simple prétexte.
16Le fantastique grotesque, comme son nom l’indique, doit être saisi au plus près du fantastique. Quelle que soit la diversité des approches méthodologiques, il est communément admis de voir en celui-ci la relation d’un événement qui apparaît non-compatible avec l’image convenue de la réalité. Ainsi formulée, la définition contient virtuellement les différents détournements grotesques qu’elle peut susciter et qui, tous, vont jouer peu ou prou sur une dissociation entre la lettre et l’esprit.
17Premier détournement, le plus simple : il se révèle en fin de compte que l’incompatibilité de l’événement n’est qu’un leurre, le mystère ou la monstruosité une supercherie qui relève d’une explication banale et trop humaine. Ce mode de récit correspondrait à peu près au fonctionnement « classique » de l’écriture parodique, tel que l’expose Gérard Genette : introduire un sujet vulgaire – on dira plutôt ici « dérisoire »– sans attenter à la noblesse du style (à distinguer, donc, du travestissement burlesque, qui conserve le sujet, mais modifie le style)12. Appartiennent à ce registre les histoires de fantômes imposteurs, dont A.M. Frey livre un exemple avec Jeux de masques (Vermummung)13 :
18Un soir de carnaval, alors que ses parents sont partis au bal, un jeune homme entreprend l’expédition nocturne qu’il s’est vanté d’accomplir devant ses camarades : aller explorer la salle de bibliothèque du château de l’endroit, aujourd’hui transformée en musée, mais dont la rumeur entretient encore la légende. On raconte qu’au retour d’une chasse, le prince aperçut un jour quelqu’un sur le toit du château, qu’il le tira comme un gibier et que l’on ne retrouva jamais le corps ; on dit aussi qu’il y fit décapiter sa maîtresse et ordonna que l’on recueillît son sang dans un flacon précieux. Les victimes du prince pervers hanteraient encore les lieux... Le jeune homme parvient à la salle de bibliothèque, descelle les pierres qui murent l’ancienne cheminée et découvre, obstruant le conduit, un corps momifié. À ce moment pénètre dans la salle « une belle dame blême » en qui le jeune homme reconnaîtra d’ailleurs « quelque ressemblance avec sa propre mère », accompagnée d’un homme vêtu de noir, tenant entre ses mains un flacon d’un rouge chatoyant... Convaincu d’avoir sous les yeux les spectres de la légende, le jeune homme s’enfuit, épouvanté. Les deux personnes dialoguent alors tendrement : il s’agit bien de la mère du jeune homme qui a profité du bal masqué pour s’éclipser et venir rejoindre son amant, le conservateur du musée ; tous deux conversent aimablement autour d’un verre de vin...
19La « belle dame blême », figure obsédante du romantisme noir selon Mario Praz, la décollation, scène-clé de l’imaginaire du Décadentisme, dégénèrent ainsi en un vulgaire adultère petit-bourgeois.
20À côté des mascarades de fantômes imposteurs se rangent les histoires de fatalités inefficaces, à la manière de K.H. Strobl, dans Les Contes d’Hoffmann (Hoffmanns Erzählungeri)14 :
21Un étrange destin pèse sur la famille du narrateur ; on a constaté qu’à chaque fois qu’un parent avait assisté à une représentation de l’opéra d’Offenbach « Les Contes d’Hoffmann », il était quelque temps plus tard victime d’un accident mortel... Aujourd’hui le narrateur est accablé : sa fiancée, Sophie, l’a quitté pour épouser un lointain cousin, riche propriétaire terrien, surnommé « le gros Franz ». Germe alors dans son esprit l’idée d’une vengeance raffinée. Se souvenant de la malédiction familiale, il invite à Vienne les jeunes époux à venir assister à une représentation de l’opéra fatal. Mais rien ne se passe :
Le lendemain, le couple repartit ; « Les Contes d’Hoffmann » n’avaient eu cette fois aucun effet funeste et tous les deux vivent encore aujourd’hui heureux et satisfaits... C’est comme si la puissance des esprits ou, si vous préférez, les ruses du hasard, s’étaient irrémédiablement brisées sur la carapace d’apathie, d’indifférence et de bêtise de ces deux personnes.15
22Le fantastique, ainsi, ne « marcherait » pas avec les philistins. Arrêtons-nous plus précisément sur le fonctionnement de cette variété de récits fantastiques-grotesques. Ceux-ci ne sauraient être assimilés à ce que l’on appelle parfois « le surnaturel expliqué », dans une tradition qui va de Mrs Radcliffe à Gaston Leroux. Dans le cadre de ce dernier, l’explication rationnelle qui est finalement retenue n’abolit pas fondamentalement le caractère extraordinaire de l’événement. Elle invite certes à une réévaluation de celui-ci, mais qui n’entame pas pour autant son prestige. Le fantôme de l’Opéra, même lorsqu’on apprend qu’il n’est pas un fantôme, demeure une figure hors du commun. Le « surnaturel expliqué » mobilise d’ailleurs, le plus souvent, une rationalité très sophistiquée, avec un goût prononcé pour les machineries de toutes sortes. Rien de tel dans nos récits. La raison n’y fournit pas un savoir au second degré. L’explication est délibérément triviale. À la limite, il ne s’est rien passé ; comme chez K.H. Strobl, nous avons affaire à un simulacre d’histoire.
23Second détournement grotesque possible de la structure fantastique, plus retors que le mode parodique précédent : il y a bien relation d’un événement incompatible, intellectuellement inconcevable si l’on s’en tient à l’image convenue de la réalité, mais cette incompatibilité se double d’un autre caractère : elle est, en même temps, une incongruité. Il faut en effet concevoir que le fantastique « sérieux » suppose, de manière implicite, une sorte de « bienséance » du surnaturel. Celui-ci peut distribuer des signes monstrueux, mais qui n’en restent pas moins imposants, impressionnants. Le grotesque, dès lors, sera comme une faute de goût du surnaturel, une manifestation inconvenante de l’invisible. Il pourrait se présenter, sous cet aspect, comme l’expression la plus adéquate, la plus immédiate de l’imaginaire, dans la mesure où, à la différence du fantastique, il n’opérerait quant à lui aucun « tri » préalable parmi les représentations.
24G. Meyrink livre une illustration de cette manière de raconter avec un récit tel que Le Cerveau (Das Gehirn)16 :
25Martin Schleiden est rentré d’un voyage en Afrique et habite chez son frère, pasteur de son état. Un souvenir obsédant le poursuit : le grand sorcier d’une tribu qui le retenait prisonnier posa un jour devant lui un cerveau humain encore sanguinolent... Martin essaie aujourd’hui d’expliquer et de dominer sa terreur qui remonte peut-être à une scène de sa petite enfance, lorsqu’il découvrit un jour sur la table de cuisine une cervelle de veau toute fraîche. Le pasteur s’inquiète du comportement de son frère, qui tombe à chaque fois évanoui dès que le boucher entre dans la maison pour livrer sa marchandise. En désespoir de cause, on adresse le malade à un psychiatre de renom. Mais en face de la clinique où est maintenant soigné Martin, se dresse le palais sombre, étrangement silencieux de la comtesse Zahradka, dont la lourde porte ne s’entrouvre quotidiennement que pour laisser passer un mystérieux vieillard transportant de curieux bustes de plâtre. Martin le heurte un jour dans la rue. Le plâtre se brise sur le sol et libère, au milieu d’éclats blanchâtres, un cerveau humain rouge sang. Martin succombe sous le choc. « Il n’a pas voulu suivre mes prescriptions, dira le psychiatre en annonçant la triste nouvelle au pasteur, je le lui avais pourtant bien dit : pas d’émotion ! »
26L’incongruité grotesque, au sens où nous l’entendons, ne tient pas au fait que tel ou tel lecteur, selon des critères qui lui sont propres, juge l’histoire de mauvais goût. Ce qui est après tout son droit, mais ne change rien à la nature du récit. Il faut que la « malséance » soit inscrite, signalée en tant que telle dans le texte lui-même. Association inconvenante, ici, du thème de la malédiction, relayé par le topos du château gothique du roman noir, avec l’image d’une cervelle sanguinolente. Notons que la fable récupère, en l’occurrence, une charge satirique qui la situe au plus près de la ménippée, avec une anakrisis finale qui tourne en dérision le discours psychiatrique positiviste.
27Enfin, un dernier détournement grotesque de la structure narrative fantastique pourra être conquis à travers ce que G. Genette, dans sa typologie des pratiques dites « hypertextuelles », baptise « travestissement burlesque » : on conserve le sujet – la relation d’un événement authentiquement incompatible avec l’image convenue de la réalité, sans qu’il s’agisse cette fois d’un leurre ou encore d’une incongruité –, en transposant simplement le style. Le décalage peut être minimal – un simple nom propre risible suffit à faire basculer la lecture, par exemple le docteur pragois Sacroboso Haselmayer, chez G. Meyrink – ou au contraire plus lourdement appuyé. Ce type de détournement grotesque affecte avec prédilection les histoires terrifiantes (là où le fantastique dans sa relation de l’événement qui ne peut pas, ne doit pas se produire, mise davantage sur le scandale « éthique » que sur l’énigme intellectuelle). Bouffonneries macabres, avec des enterrés vivants qui se réveillent à point nommé (Obsèques en novembre – Das Begrâbnis im November – de H. Heimann17, L’Inhumation – Das Begrâbnis – de K.H. Strobl18, Mon Enterrement – Mein Begräbnis – de H.H. Ewers19, Dénégation – Verneinung – de A.M. Frey20) ; proliférations extravagantes, comme cette invasion de petits lapins mécaniques échappés d’une fabrique de jouets dans Le Triomphe de la mécanique (Der Triumph der Mechanik) de K.H. Strobl21 ; cruautés anodines comme dans L’Examen probatoire (Das Probestück), de Paul Busson22, où nous assistons, à la manière d’un roman noir ou d’E.A. Poe dans Le Puits et le Pendule, à une scène de supplice sous l’inquisition, avec étalage et description minutieuse des différentes techniques de torture, mais avec cette différence que celle-ci est vue ici dans la perspective d’un apprenti bourreau qui subit ce jour-là son examen de passage dans la profession ! Au même registre appartiennent les farces anatomiques d’Oskar Panizza, utilisées comme pamphlet antisémite dans Le Juif opéré (Der operierte Judef23. Au terme de ces lectures, gardons-nous cependant de simplifications. Les différentes variétés de fantastique grotesque que nous avons distinguées – fondées respectivement sur la parodie, l’incongruité et le travestissement burlesque – ne définissent pas des catégories nécessairement étanches. Elles peuvent, le cas échéant, se combiner, s’imbriquer pour produire par exemple un récit tel que Bal macabre de G. Meyrink24, auquel nous avons fait référence dans notre titre. Voici une histoire qui adopte d’emblée le ton du travestissement burlesque en prêtant aux personnages des patronymes risibles – Lord Hopeless, le docteur Zitterbein –, qui joue sur l’incongruité en se permettant des impertinences avec le thème vampirique – les morts vivants sont ainsi conservés ici dans des tiroirs, appartiennent à « un club aux règles d’admission très strictes »– et bascule enfin dans la parodie lorsque la contamination vampirique se trouve réduite à une intoxication provoquée par un plat de champignons en sauce !
28On remarquera que n’ont été évoquées, jusqu’à présent, que des nouvelles. Il semble effectivement difficile que la stratégie de détournement grotesque d’une fable fantastique puisse être poursuivie conséquemment dans un texte aux dimensions d’un roman. Il n’est évidemment cependant pas exclu de trouver, dans tel ou tel épisode romanesque, trace du grotesque. On pense immédiatement à l’ultime chapitre du Golem, où toute l’histoire de Pernath débouche sur une substitution de chapeau, échangé par mégarde par le narrateur quelques heures auparavant, à la cathédrale du Hradschin. Ou encore à la fin de La Nuit de Walpurgis (Walpurgisnacht) où le héros, le médecin de Cour Thaddée Flugbeil, tandis que la fureur destructrice, la frénésie embrasent le monde autour de lui, cherche désespérément son pantalon. Resterait également la question de l’évaluation du roman d’Alfred Kubin L’Autre côté (Die andere Seite) qui, en raison de sa double vocation littéraire et picturale, paraît effectivement désigné pour être au centre de la réflexion sur le fantastique grotesque début de siècle. C’est un trop vaste chapitre pour être abordé ici, mais il nous semble a priori que la catégorie dite du grotesque d’incongruité devrait ouvrir quelques pistes.
29Quelles que soient les nuances entre les uns et les autres et, il faut bien le dire également, leurs réussites diverses, il nous paraît en tout cas difficile de passer sous silence, au sein de cette famille d’écrivains, leur préoccupation d’une écriture originale, différente à la fois du fantastique au sens strict et de la ménippée carnavalesque. On peut mesurer l’enjeu qu’elle représente pour eux à travers la préface de l’anthologie intitulée Histoires de fantômes drolatiques (Das lustige Gespensterbuch) publiée en 1915 par Félix Schloemp chez G. Müller. Dans sa préface, G. Meyrink, toujours méfiant à l’égard des professions de foi littéraires, choisit le ton badin de l’anecdote pour illustrer la poétique qui préside à la conception de l’ouvrage. Voici quelques années que sous le porche d’une demeure délabrée il s’était lié d’amitié avec un fantôme fort convenable, « linceul gris élimé et parfum de moisissure » ; or naguère, une entreprise de publicité peu scrupuleuse fit apposer en cet endroit une affiche vantant les mérites d’un produit capable « de rendre l’éclat de la blancheur aux dents les plus verdâtres : il va de soi que mon fantôme y vit une allusion personnelle tout à fait déplacée et se garda à l’avenir de revenir hanter les lieux ». Et G. Meyrink de se joindre donc aujourd’hui à ses collègues écrivains pour dire « leur amère déception devant la décadence du royaume des fantômes ».
30Faire semblant, donc, de croire aux fantômes pour relever la banalité, la platitude de la réalité moderne. Toutes choses égales, le grotesque est ici au fantastique ce que l’ironie est au Märchen romantique : la prise de conscience, l’aveu du procédé.
31Quelle est en effet la nature de l’illusion fantastique ? Voici typiquement un texte qui fonctionne sur le mode de ce que Octave Mannoni décrit comme le « Je sais bien, mais quand même »25, qui nous renvoie au célèbre mot de Mme du Deffand cité par R. Caillois et L. Vax, « je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur ». Henry James, dans son commentaire The Turn of the Screw, appelle cela « la crédulité consciemment cultivée ». Bien sûr, je ne suis pas assez crédule pour croire encore aux fantômes, mais « on y croyait autrefois ». « Autrefois », cela signifie bien évidemment, aussi, « dans l’enfance » : « c’est que quelque chose en nous, quelque chose comme l’enfant que nous avons été et qui doit bien subsister sous quelque forme, à une certaine place dans le Moi, du côté de ce que Freud, après Fechner, appelle justement la scène du rêve, serait cette partie comme en retrait de nous-mêmes qui serait le lieu de l’illusion »26. Il faut d’ailleurs que je sache que ce n’est pas vrai pour que les images de l’inconscient soient vraiment libres. C’est parce que je sais que les fantômes n’existent pas qu’ils sont si « signifiants », qu’ils font si peur. Par rapport à cette illusion fantastique, ici simplement esquissée, on pourrait dire que le grotesque fonctionne comme une sorte d’effet de distanciation : il s’agit non pas d’abolir, mais d’afficher l’illusion.
Notes de bas de page
1 T. Todorov, préface des Nouvelles histoires extraordinaires d’E.A. Poe, Paris, Gallimard, 1974.
2 Paris, PUF, 1960.
3 J. Starobinski, Trois Fureurs, Paris, Gallimard, 1974, p. 149. On notera que Michel Guiomar, dans son étude sur les Principes d’une esthétique de la Mort (Paris, Corti, 1967) achoppe exactement sur le même problème. Soucieux d’inclure toutes les formes d’expression artistique dans sa réflexion, y compris la musique, il range sous la catégorie du Fantastique la représentation, l’évocation de ce qu’il appelle « les événements du seuil ».
4 Das Buch der Grotesken. Eine Sammlungphantastischer und satirischer Erzählungen aus der Weltliteratur, hrsg. v. Félix Lorenz, München, Georg Müller, 1914.
5 In Berliner Tageblatt, 13. 4. 1916.
6 W. Kayser, Das Groteske. Seine Gestalung in Malerei und Dichtung, Oldenburg/ Hamburg, 1957.
7 D. lehl, « Grotesque ou réduction » in : Études germaniques, mars 1988, p. 97.
8 « Wo aber die künstlerische Gestaltung gelungen ist, da spüren wir etwas von dem spielerischen Mutwillen des capricio. Bei allen Grauen über die dunklen Mächte, die hinter unserer Welt lauern, wirkt die künstlerische Gestaltung als heimliche Befreiung... Die Gestaltung des Grotesken ist der Versuch, das Dämonische in der Welt zu bannen und zu beschwören » W. Kayser, op. cit.
9 Das unheimliche Buch, hrsg. v. F. Schloemp, München, G. Müller, p. 11.
10 Cf. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, 1970 ; Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’Age d’Homme, 1970.
11 Op. cit.
12 Cf. G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.
13 In Spuk des Alltags, München, 1920.
14 In Die knöcherne Hand, op. cit.
15 Ibid, p. 198.
16 Première parution dans le Simplicissimus, 3. 02. 1902. Repris dans Des deutschen Spiessers Wunderhorn, op. cit. Traduction française dans G. Meyrink, Histoires fantastiques pragoises, op. cit.
17 In Wintergespinst, Berlin, 1911.
18 In Beelzebubs Meerschaumkopf, 1924.
19 In Mein Begräbnis und andere seltsame Geschichten, op. cit.
20 In Spuk des Alltags, op. cit.
21 In Lemuria, op. cit.
22 In Arme Gespenster, München, 1909.
23 In Visionen der Dâmmerung, op. cit.
24 Première parution dans le Simplicissimus, 12. 6. 1905 ; repris dans Des deutschen Spiessers Wunderhorn, op. cit.
25 Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969.
26 Ibid., p. 164.
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