Chapitre 8. Contrepoint : le mystère de la peau dans les « fictions martiennes » de Gustave Le Rouge
p. 95-105
Note de l’éditeur
Première parution : Études inter-ethniques 9, 1988-1989.
Texte intégral
1Est-il question d’Eux que tout commence communément, naïvement, par l’énigme de la pigmentation : seraient-ils jaunes, roses, violets, ou encore translucides ? – pour citer quelques dominantes du chromatisme martien attestées dans les romans (et où le vert, contrairement à une idée reçue, n’apparaît que rarement1). Question ni secondaire, ni futile. Car l’aventure martienne, pensons-nous, est fondamentalement une histoire de peau. En tant que telle, elle concentre en elle un double enjeu. Idéologique – avec évidemment, à travers l’évaluation de l’Autre, une réflexion sur l’image de soi – et en même temps poétique : comment imaginer, se représenter et, donc, décrire des êtres d’une autre peau ? La littérature dite de « science-fiction » semblerait inviter de manière générale – ce serait là, peut-être, l’une de ses caractéristiques – à interpréter la poétique comme une idéologie, et réciproquement2.
2Le mythe martien – convenons d’appeler ainsi les productions imaginaires construites à partir d’une relation métaphorique entre Mars et la Terre, au nom de laquelle les deux planètes entretiendraient des analogies – est relativement récent. Il naît dans la seconde moitié du XIXe siècle, à la faveur de conditions intellectuelles, politiques et économiques précises : les recherches astronomiques (illustrées par Asaph Hall, G. Virginio Schiaparelli, William Pickering, Percival Lowell, etc.) qui permettent de dresser une véritable topographie de la planète rouge, avec ses canaux, ses mers et péninsules, invitant à spéculer, pour reprendre un célèbre titre de Camille Flammarion, sur « les conditions d’habitabilité » de cette planète ; en liaison directe avec ces spéculations, la propagation de la doctrine évolutionniste darwiniste accréditant l’idée de mutations biologiques sur l’échelle des êtres vivants ; enfin, la politique expansionniste des puissances européennes, à l’affût de nouvelles terres à coloniser, fussent-elles imaginaires...
3Parmi les fictions martiennes d’avant-guerre, les deux romans de Gustave Le Rouge Le Prisonnier de la planète Mars (1908) et La Guerre des vampires (1909)3 occupent une place à part. Ce sont en effet, au dire des connaisseurs, les textes les plus riches, les plus inventifs au niveau du peuplement de la planète inconnue (et, par là, les plus précieux pour nous révéler le mystère martien de la peau). Ils se distinguent, par ce trait, des romans d’anticipation scientifique produits, à la même époque, dans les lettres allemandes par exemple, où l’aventure est presque toujours entièrement sacrifiée au profit du didactisme (Oskar Hoffmann, Parmi les Martiens – Unter Marsmenschen – 1905 –, Albert Daiber, Trois années sur Mars – Drei Jahre auf dem Mars – 1913).
4S’il faut parler du genre dont relèvent les deux romans de Gustave Le Rouge, admettons qu’il s’agisse à peu près de ce que l’on appelle aujourd’hui « science-fiction ». Rappelons la définition efficace de Kingsley Amis4 :
Science fiction is that class of prose narrative treating of a situation that could not arise in the world we know, but which is hypothesized on the basic of some innovation in science or technology, or pseudo-science or pseudotechnology, whether human or extraterritorial in origin. (18)
5Une définition qui peut s’appliquer globalement au récit de Le Rouge, sous réserve d’un aménagement ou d’une précision. Il convient en effet – comme le souligne avec vigueur J. Gattégno5 – de garder à l’esprit cette évidence : « il ne peut y avoir science-fiction tant qu’il n’y a pas de science, et même de science appliquée ». La référence scientifique est essentielle au genre, c’est elle qui fonde l’originalité du dépaysement offert par la fiction, qui en fait un monde possible (et non pas, comme dans la féerie, invraisemblable), raisonnablement concevable, plausible, à partir d’hypothèses que l’on peut formuler en l’état actuel des connaissances. Or, justement, il peut apparaître que Le Rouge traite à la légère, dans son cycle martien, la science. Sans doute le héros, Robert Darvel, qui sera le premier homme à visiter l’astre rouge, est-il ingénieur de son état. Sans doute fait-il confiance au « développement scientifique », au « progrès » (786) et tire-t-il certaine fierté de quelques-unes de ses inventions, comme « le moteur à poids léger pour les aérostats et la chaudière à alcool pour les paquebots à grande vitesse » (785). Néanmoins, pour se propulser sur la planète inconnue, Darvel ne va pas recourir à une machine volante ; il se projettera dans l’espace grâce à la force psychique dégagée par un « condensateur » de la pensée de centaines de fakirs rassemblés dans la cour d’un monastère, dans les montagnes des Indes. Certes, les brahmes ne versent pas dans l’obscurantisme. Bien au contraire, leur supériorité vient de leur encyclopédisme, « d’une formidable érudition » (809) qui leur permet d’embrasser « toutes les spécialités » de la connaissance contemporaine. L’occultisme serait une science supérieure, synthétique. Il n’empêche : au niveau de l’imaginaire, le monastère indien, « qui dressait dans l’azur implacable du ciel ses coupoles ventrues, ses pyramides de dieux et les sveltes colonnes de ses minarets » (811) ne se confond pas avec un laboratoire empli de cornues ou de machineries. Le roman de Le Rouge est bien à la limite de ce que le genre dit de « science-fiction » peut tolérer – pour reprendre la définition de K. Amis – comme « pseudoscience ». Le voyage sur Mars part de « l’Inde mystérieuse, le seul pays qui, au lieu de notre civilisation pratique, soit encore demeuré le royaume de la féerie et des prestiges » (809 : c’est nous qui soulignons).
6Quelles sont les conséquences sur le plan du statut de la description de la population martienne ? Celle-ci ne fonctionnera pas sur le mode d’une fiction dite « mimétique », c’est-à-dire d’une description dont l’objet est supposé « réel » en ce sens où son existence serait immédiatement et à tout moment vérifiable par le lecteur (à son initiative ou par l’intermédiaire de témoignages absolument dignes de foi, comme par exemple les livres d’histoire). Or le voyage sur Mars, par définition, n’est pas à la portée de tout le monde... Mais on ne versera pas pour autant dans une description sur le modèle du conte merveilleux, ouverte par la formule magique « Il était une fois... », c’est-à-dire dont l’objet est posé comme délibérément imaginaire, non réel. La description obéira ici à un statut ambigu : il s’agit à la fois de souligner le caractère extraordinaire, inédit, inouï du spectacle offert aux yeux du héros-narrateur et, en même temps, d’en faire accepter la « réalité » (et non plus, comme dans la Mimesis d’un discours affiché comme « réaliste », de supposer celle-ci). Dans un récit de science-fiction orthodoxe, c’est-à-dire scientiste, la « réalité » du spectacle découvert est assumée par la croyance au progrès : tout ce que vous voyez là, suggère-t-on, sera bientôt scientifiquement attesté, univers non pas invraisemblable, mais probable. Gustave Le Rouge, nous l’avons dit, ne professe pas exactement le scientisme. Ce qui signifie que la « réalité » de sa description correspond davantage, chez lui, à une sorte de choix poétique qu’à un credo technologique :
Robert avait toujours pensé que, par le seul fait que notre cerveau peut les former, toutes les conceptions de notre intellect, même les plus folles, existent quelque part. Toute création de notre imagination, toute affirmation de notre raison répondent à une réalité. (851)
7C’est le poids, l’ampleur de la description qui, en elle-même, va servir de caution à la « réalité » martienne. Les lieux, les êtres seront perpétuellement à caractériser (différence maximale, donc, avec le merveilleux, où tout peut rester indéfini6). Les Martiens existent du seul fait qu’ils sont décrits. « Je crois, moi, qu’il n’y a pas de surnaturel », confie Robert Darvel. Il ne peut le prouver qu’en décrivant tout ce qu’il voit.
8Instrument poétique d’un paradoxal « effet de réel » fantastique, la description ethnographique martienne, bien entendu, n’est pas pour autant innocente, idéologiquement neutre. Elle véhicule immanquablement une évaluation, en faisant entrer son objet dans une hiérarchie. Une hiérarchisation qui s’établit, d’abord, par rapport à « l’humanité » en général, référence inscrite dans le texte à travers la seule présence du témoin-narrateur. Robert Darvel, d’emblée, résume bien l’enjeu de son voyage :
Les récits qu’il avait lus autrefois sur les habitants étranges des planètes l’assaillaient en foule. Mars n’était-il peuplé que de brutes anthropophages aux formes monstrueuses ou d’êtres d’une culture supérieure, disposant des ressources merveilleuses d’une science inconnue ? (832)
9Mais Darvel n’est pas n’importe quel représentant de l’humanité. Il est signé, dès les premières lignes du récit, comme l’Européen-type : « un jeune homme d’une trentaine d’années, aux cheveux et à la barbe blonds et frisés, au profil fin, aux yeux bleus clairs... » (783). La morphologie de la population martienne sera donc évaluée, mesurée dans le détail par rapport à l’échantillonnage des différentes races humaines-échantillonnage installé dans le texte de Le Rouge par tous les épisodes qui se déroulent sur terre, avant et après le voyage interplanétaire, et qui visitent l’Europe, l’Extrême-Orient et l’Afrique. Une seconde dimension hiérarchique est fournie par un classement des habitants de Mars non plus par rapport à l’humanité, mais directement entre eux. Il y a plusieurs races martiennes comme il y a plusieurs races humaines et Darvel, à chaque fois qu’il découvre un nouveau spécimen martien, se pose toujours dans les mêmes termes le problème de « l’explication de l’inconcevable créature » : « comment je la rattache à la chaîne des autres êtres ? » (1036). Tout récit de science-fiction mettant en scène une population extra-terrestre est susceptible de passer par ce double code de hiérarchisation. Une vision simpliste fera se superposer les deux échelles : telle race « inférieure » de l’humanité trouvera son exact pendant sur la planète-sœur. Plus intéressante sera évidemment la perception d’une contradiction entre les deux ordres...
10J. Gattégno dessine en ces termes la problématique générale des récits de rencontres extra-terrestres : « Les problèmes qui se posent, dès lors que l’écrivain fait surgir cette forme nouvelle de vie, vont pouvoir se résumer à ces deux-ci : ces extra-terrestres, quels sont-ils ? Comment les situer par rapport à nous, et inversement ? »7. Cela correspond, en d’autres termes, à ce que nous entendons par l’enjeu poétique (autour de la limite entre le réel et l’imaginaire) et l’enjeu idéologique (autour de la limite entre le même et l’autre) de la description. Mais nous précisons que les deux problèmes sont, dans le texte, indissociables, qu’ils sont posés d’un même geste. Et c’est cette duplicité, précisément, qu’assume l’image de la Peau.
11Suivons, maintenant, Robert Darvel dans son exploration.
1. Monstres martiens
12Au bas de l’échelle des êtres vivants, grouillent sur la planète rouge des créatures « monstrueuses » (évaluées comme telles, explicitement, par le héros-narrateur). La première que rencontre Darvel est la « bête blanche » :
Soudain, avec une rapidité déconcertante, une forme bondit et sautela sur le sable.
Robert demeura frappé d’épouvante.
Le monstre qu’il apercevait dépassait en horreur les plus extravagants cauchemars. Que l’on se figure l’apparence grossière d’un visage humain qu’on eût façonné dans une gélatine transparente et visqueuse. (851)
13La monstruosité est ainsi, avant toute chose, absence de peau. Un manque qui prive la créature « d’intérieur », de forme précise (« une masse informe et gélatineuse, comme un baquet de colle de pâte avariée que l’on eût renversé là... » 852), d’aspect indéfini (« cette masse ondoyante changeait continuellement de couleur », 852). La description de cet « être inanalysable » mobilise les métaphores animales du poulpe, de la pieuvre, de la méduse – qui associe l’image du fourmillement et de la viscosité – et de l’insecte, avec les yeux sans paupières, globuleux et protubérants, bestiaire que l’on retrouve, d’ailleurs, chez nombre d’écrivains de SF anglo-saxons, H.G. Wells, Edmund Hamilton, Jack Williamson, etc.
14Après le monstre aquatique, Robert Darvel, affronte, la même nuit, « un monstre de l’air » :
Il étendit la main, et ce fut avec un sentiment de profonde horreur que ses doigts frôlèrent quelque chose de velouté et de chaud, comme le duvet d’un oiseau, ou de la peau molle et pelucheuse d’une chauve-souris. (855)
15À la différence de la « bête blanche », les « Erloors », ainsi que seront appelées ces créatures, sont bien pourvus d’une peau, mais qui joue simplement une fonction de sac, d’enveloppe qui prête forme, sans faire écran véritablement : c’est une peau qui trahit, exhibe trop l’animalité, à la limite d’un pelage. Le bestiaire métaphorique convoqué par la description des Erloors reprend toute l’imagerie mythique du vampire et de la chauve-souris : créature de la nuit, entre l’oiseau et le mammifère (« les ailes étaient beaucoup moins développées et les phalanges, groupées à l’extrémité de l’avant-bras, formaient une véritable main armée d’ongles acérés », 856), assoiffée de sang (« lèvres pendantes et d’un rouge de sang, les yeux clignotants et bordés d’écarlate... » 856).
16La monstruosité, assimilable à une « non-peau », constitue un signe idéologique parfaitement clair, déchiffrable : elle ne peut renvoyer qu’à une créature évaluée immédiatement comme inférieure. Sur le plan poétique, en revanche, elle n’est peut-être pas aussi rentable : Darvel-narrateur doit bien s’avouer que « tout ce qu’il avait vu jusqu’alors ne s’écartait pas des hypothèses vraisemblables, que tous les êtres qu’il avait rencontrés avaient, à peu de choses près, leur équivalent sur la terre » (996) ; et d’élargir sa réflexion en une considération critique sur la littérature martienne en général : « Tous ceux qui ont écrit sur les habitants des planètes sont partis de données terrestres, qu’ils ont plus ou moins modifiées au gré de leur imagination et, parfois, de leur ironie » (1017). Autrement dit : la monstruosité, sur le plan poétique, correspond à un « déjà vu ». Au mieux, un bricolage d’images (l’insecte et la méduse dans la « bête blanche », la chauve-souris et le bouledogue « au nez retroussé et court » pour les Erloors). Le néologisme a dès lors pour fonction première de venir corriger ce défaut d’originalité. L’invention d’un mot inédit doit convaincre de l’existence de la chose inédite8.
2. Humanoïdes
17Après les « faces fantastiques » (851) de la zoologie martienne, Robert Darvel rencontre bientôt (et la chronologie de la narration est déjà, en elle-même, l’indice d’une progression dans l’échelle des êtres) une autre sorte de créatures, « presque humaines ». C’est à ces dernières, d’ailleurs, qu’il va réserver la dénomination de « Martiens »– la majuscule valant comme signe de reconnaissance. Le problème poétique se déplace : il s’agit, ici, de penser et de décrire des êtres non plus sous l’angle de la monstruosité, mais sous celui de l’altérité (ce sont les Chroniques martiennes de Bradbury qui, selon J. Gattégno, ont inauguré, en science-fiction, « l’humanisation » des extra-terrestres »9). Autrement dit : comment imaginer une peau qui soit à la fois parente et différente de celle des humains ?
18Darvel découvre un village lacustre peuplé d’habitants offrant « un aspect à la fois grotesque et surprenant » (871) :
À peine hauts comme des enfants de dix ans, ils étaient tous d’un extrême embonpoint : la région du ventre présentait chez eux un développement considérable. Avec cela, de rondes figures, roses et fraîches, des chevelures et des barbes très longues, d’un roux désagréable, et surtout un sourire un peu niais, perpétuellement épanoui sur leur physionomie bonasse. Leurs joues étaient si grasses qu’elles cachaient presque le nez et leurs petits yeux bleus un peu éteints remontaient vers le coin des tempes, comme ceux des Chinois. (871)
19Le support métaphorique de toute la description, clef de son décodage par le lecteur, est livré d’emblée, explicitement : voici des créatures « enfantines ». L’embonpoint, la peau grasse et rosée, les yeux plissés renvoient à l’image du fœtus. C’est à partir de celle-ci que Darvel construit toute son évaluation : « si élémentaires... que fussent ces créatures, c’étaient pourtant là des hommes, l’ébauche grossière d’une race d’êtres intelligents » (871). Dans cette manière de penser l’échelle des êtres de l’univers (il n’y a plus, en fait, d’extra-terrestres, mais une seule espèce, à des stades d’évolution différents) à partir de l’histoire biologique de l’être humain singulier affleure évidemment ce néo-darwinisme qui confirme l’Homme dans sa dignité de modèle le plus achevé de la création et qui a nourri nombre d’idéologies racistes. La comparaison finale avec le faciès des Chinois confirme, d’ailleurs, que l’écriture s’avance ici en terrain miné. C’est non seulement l’Homme, mais l’Européen qui est proclamé roi de la création...
20Pour corriger cette dérive, Le Rouge oppose aux « Martiens des lagunes », qui incarnent un stade primitif de l’évolution, des créatures qui, à l’autre bout de l’histoire, sont censées représenter un stade postérieur (et supérieur) de cette évolution. Voici « l’homme marin » (1003) que Darvel observe à travers les parois de verre d’une galerie creusée au fond des mers :
Je contemplais avidement le magnifique panorama... lorsqu’un être qui avait à peu près la forme humaine apparut au tournant d’une prairie de fucus.
Il était de petite taille, ses membres étaient courts et trapus, mais il ne manquait point d’une certaine grâce vigoureuse dans la démarche.
Tout son corps était couvert d’un pelage sombre qui rappelait celui des loutres de mer et des phoques. Seuls, le visage et les mains étaient papelonnés de petites écailles brillantes qui n’empêchaient nullement de distinguer les linéaments des traits et la blancheur de l’épiderme... La bouche était petite et surmontée de moustaches retroussées, qui donnaient à l’être marin la vague apparence d’un seigneur du temps de Louis XIII ; le front bombé, le nez court et dessiné n’offraient aucune apparence bestiale. (1003-1004)
21Le Rouge a beau multiplier les avertissements, les dénégations chargés de désamorcer tout effet d’horreur ou d’inquiétante étrangeté, le paradoxe veut que la description d’un être réputé supérieur (« Tout ce que je voyais portait le signe d’un progrès très avancé... ceux qui avaient créé sous les eaux de la mer ce parc merveilleux ne pouvaient être que des hommes d’une haute intelligence », 1003), cette description, donc, repasse inévitablement par le topos de la monstruosité, avec un bricolage d’images animales, la peau squameuse et pelucheuse à la fois. Pour inverser, corriger la valeur idéologique immanquablement négative que suggère la monstruosité, Le Rouge n’a finalement d’autre ressource que de substituer à la description de la peau un discours sur la peau : « je me rappelai l’étrange assertion d’un médecin danois au Moyen Age, au sujet d’une maladie de peau qui affecte les pêcheurs du nord dont la nourriture se compose exclusivement de poisson salé ; la lèpre, dit-il, n’est peut-être une maladie que parce qu’elle ne passe pas dans un milieu aquatique, c’est simplement un phénomène naturel qui s’accomplit mal, elle indique que dans certaines conditions la face humaine est appelée à se couvrir d’écailles » (1004). Une vague théorie évolutionniste de la peau vient ainsi au secours de la description défaillante, assumer un sens que celle-ci ne peut pas porter par elle-même, c’est-à-dire neutraliser la monstruosité.
3. « Les Invisibles »
22Monstres ou humanoïdes – régressifs ou prospectifs –, les êtres rencontrés jusqu’ici par Robert Darvel demeurent, en quelque sorte, à l’échelle humaine, en ce sens où ils appartiennent encore à l’ordre de la représentation. La description de l’inouï est en même temps toujours une réduction de celui-ci, dans la mesure où elle retombe invariablement dans des catégories « terrestres », comme le déplore Darvel. Le romancier, cependant, n’en reste pas là. Dans les derniers chapitres de La Guerre des vampires, il affiche la prétention poétique « d’entrer véritablement dans le domaine de l’inconnu » (997) : « ce que j’ai à raconter, ce que j ’ai vu, nous avertit Darvel, est tout à fait en dehors – et au-delà – des plus chimériques suppositions » (1017). Or c’est justement encore la peau qui marque la limite de toute représentation. Imaginer des êtres véritablement inconnus revient à évoquer (et non plus « décrire ») des êtres littéralement sans peau : « les Invisibles », comme les baptise Darvel.
23Le voyageur martien a l’impression confuse d’être observé, cerné, touché par quelque présence qui se dérobe à ses regards : petits rires étouffés, frôlements furtifs, sensation d’oppression, d’étouffement (« il me sembla qu’un fardeau opprimait ma poitrine, en même temps quelque chose de souple comme une couleuvre et d’agile comme une main, se nouait autour de mon cou... » (996). On voit ici comment le récit de science-fiction, dans sa prétention à repousser toujours plus loin les limites de sa poétique, finit par emprunter la rhétorique typique du fantastique, de l’histoire de fantôme ou de « l’invisible présence », à la manière du Horla : prestidigitation de la pseudoprétérition, qui consiste à dire la chose en ne voulant pas la nommer, en relevant simplement « les traces métaphoriques qui la dessinent comme en négatif »10.
24Mais cette connivence avec le fantastique, évidemment, n’a qu’un temps. Le récit de science-fiction est obligé, à un moment, de jeter le masque, de signifier la réalité de son objet. Le Rouge, avec une désinvolture qui n’est pas sans rappeler l’ironie romantique, n’est pas en reste d’un nouveau stratagème poétique : il va prêter à son héros un ustensile du conte merveilleux, succédané de la lorgnette magique, « un fatal talisman qui permet de voir l’invisible » (1021). Robert Darvel, dans une crypte du « prodigieux Colysée de verre » sous-marin qu’il visite, découvre un précieux « casque d’opale », se hâte de le coiffer et constate que celui-ci a la propriété « de permettre à la rétine d’être impressionnée par les rayons obscurs du spectre et par les autres radiantes du même ordre » (1020). Grâce à cet accessoire, les « êtres invisibles » livrent leur secret, c’est-à-dire qu’ils sont enfin « vus » :
Une tête énorme, hideuse, entre deux ailes d’un blanc sale. Pas de corps et seulement, en guise de mains, un fouillis de palpes ou de suçoirs qui grouillaient à la base comme un paquet de serpents... Les yeux étaient larges et sans prunelles, le nez manquait et la bouche, à peine esquissée, était très rouge... Quelquefois ils marchaient sur leurs palpes raidies, les ailes étendues, à la façon des papillons ; d’autres fois ils se suspendaient à une voûte, en y faisant adhérer comme des ventouses les suçoirs au nombre de trois, placés à l’extrémité... J’eus grand-peine à m’habituer au hideux spectacle de ces faces de larves, gélatineuses et blêmes, et qu’il eût fallu classer entre l’homme et la pieuvre. (1023)
25La description rassemble des signes connus, déjà repérés à propos des créatures monstrueuses : à la « bête blanche », elle emprunte la viscosité, le grouillement, l’aspect larvaire, aux Erloors les attributs vampiriques. Très peu de choses différencient, extérieurement, les Invisibles (bientôt baptisés « Vampires », avec majuscule !) de ces vampires « inférieurs » que représentent les Erloors – « quant aux ailes, légèrement arrondies, elles n’étaient pas articulées et membraneuses comme celles des Erloors, véritables mammifères, elles étaient composées d’une substance cornée comme celle des insectes, par exemple les libellules » (1023). La « substance cornée » serait une sorte de degré zéro de la peau, faisant des Invisibles des vampires « non-animaux » (ils n’ont d’ailleurs « pas de corps »). Mis à part ce détail, c’est la narration, plus que la description, qui assigne à ces derniers une place supérieure dans la hiérarchie martienne.
4. Le « Grand Cerveau »
26L’ultime défi que peut encore relever l’invention romanesque de Le Rouge consiste à remonter des Vampires à la Puissance à laquelle ils obéissent, à passer du domaine de l’invisible dans la dimension transcendantale. Comment imaginer le dieu de Mars, l’Etre Suprême de l’astre rouge ? Comment le représenter, quelle peau lui prêter ?
27Au commerce des Vampires, Darvel apprend que ceux-ci vivent sous la domination, dans la terreur d’une sorte de « Minotaure antique, de Moloch » qui exige chaque mois son tribut de proies vivantes. À la date fatidique, il suit en secret le convoi des Vampires qui se dirigent vers « l’île de la mort » pour le sacrifice. C’est là, au creux d’une gigantesque montagne de quartz blanc, « haute comme le Mont Blanc », dont les parois dessinent une sorte de « boîte crânienne », qu’il fait sa plus incroyable découverte :
Le dirai-je ? J’avais devant moi un gigantesque, un monstrueux cerveau... J’apercevais distinctement les différents lobes aussi vastes que des collines et des circonvolutions qui me semblaient de profonds ravins... Les géants organes baignaient dans un liquide phosphorescent qui les rendait visibles à mes yeux, et je voyais battre et bondir des artères et des veines avec le mouvement puissant d’une bielle de machine ; il me sembla même qu’une tiède chaleur venait jusqu’à moi, à travers l’épais rempart de pierre translucide !... (1035)
28Paradoxe d’une pure intériorité « extériorisée », mise à nue. Pour qu’elle soit descriptible, une pure faculté, une énergie, une puissance cérébrale doit encore être visible, avoir une forme, occuper un volume ; mais pour qu’elle demeure, littéralement, illimitée, il faut l’écorcher, la priver de peau : restera « la babélique cervelle », « le colossal organisme » offert au regard. Une peau-enveloppe serait sacrilège pour le « Léviathan » (1031). C’est l’univers entier, l’espace et le relief qui se confondent avec l’intériorité nue de l’Etre Suprême martien.
29Que l’Etre Suprême soit assimilé au « Grand Cerveau » vient sans doute confirmer ce que l’on peut appeler la « naïveté » du genre de la science-fiction. C’est effectivement la clef de la manière dont fonctionne, ici, l’imaginaire. Dans la stratégie qui tend à repousser toujours plus loin, sans les outrepasser, les limites de la représentation, il revient à la peau (monstrueuse, absente, embryonnaire, invisible, dissoute, etc.) de concentrer le double enjeu, poétique et idéologique, des rencontres extra-terrestres. Les deux romans de Gustave Le Rouge, Le Prisonnier de la planète Mars et La Guerre des vampires, sont à cet égard véritablement exemplaires : les plus riches de toute la littérature martienne en matière de peuplement de la planète-sœur, ils explorent presque systématiquement toutes les écritures possibles de l’autre peau. Avec les risques que cela comporte : « Gustave Le Rouge pionnier de la science-fiction ou Jules Vernes des midinettes ? » interroge le titre de la préface de F. Lacassin. Une chose est sûre, en tout cas : la question de la peau des Martiens n’est pas, comme on pourrait le croire, secondaire ou négligeable. C’est là, au contraire, que gît tout le mystère.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet l’article de Helga Abret et Lucian Boia, « Die Entstehung des Marsmythos », in heyne Science Fiction Magazin, nr 5, München, 1982, p. 231-232. Article de référence.
2 Voir Jean Gattégno, La Science-fiction, Paris, PUF, 1971, le chapitre « la science-fiction, une idéologie ? » : « la science-fiction, comme toute littérature, véhicule une certaine idéologie... Mais il paraît intéressant, au-delà de ces contenus qui, encore une fois, sont analogues pour la littérature de SF et pour une bonne partie de la littérature tout court, de s’interroger sur le contenu idéologique propre au fait SF lui-même » (p. 121, c’est nous qui soulignons).
3 Nous citons ces deux textes d’après la réédition établie et préfacée par Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, 1986.
4 Kingsley Amis, New Maps of Hell : A Survey of Science Fiction, London, 1961.
5 Op. cit., p. 9.
6 Sur le statut de la description en SF, voir l’article de J. Bellemin-Noêl, « Des formes fantastiques aux thèmes fantasmatiques », in Littérature 2, Paris, Larousse, 1971, p. 103-108.
7 Op. cit., p. 83.
8 Voir Thomas T. Ballmer, « Sprache in Science-Fiction », in Neugier oder Flucht ? Zur Poetik, Ideologie und Wirkung der Science Fiction, Stuttgart, Klett, 1980, p. 82-94.
9 Op. cit., p. 86.
10 J. Bellemin-Noël, 1971, p. 113.
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