Chapitre 7. Démons et pervers : éthnophobies de la littérature fantastique allemande de 1900
p. 79-94
Note de l’éditeur
Première parution dans Études inter-ethniques 8, Lille, 1988.
Texte intégral
1La littérature dite « fantastique » doit être, à première vue, un terrain propice pour repérer, voir à l’œuvre les préjugés nationaux, ethniques, raciaux. Il n’est pas nécessaire, pour lui concéder cette vertu, de souscrire à l’idée reçue selon laquelle ce genre côtoierait la frontière, sinon verserait dans la Trivialliteratur, plus qu’une autre encline, à ce qu’on dit, à user et abuser de clichés. Il suffit de reconnaître, sans même agiter la question de la hiérarchie des textes littéraires, que la littérature fantastique, en tant qu’elle se conçoit comme la mise en scène d’un questionnement culturel, d’une relativisation, d’une interrogation sur la pertinence du code de vraisemblable en vigueur, ne peut éluder la question du Même et de l’Autre et, par là, doit s’avancer sur le terrain de l’ethnicité1. Non pas que cette dimension lui soit réservée en propre – elle habite évidemment, à des degrés, selon des modes différents, toute production imaginaire – mais elle est ici en quelque sorte essentielle au genre lui-même. De là non seulement la présence, la récurrence, mais surtout l’évidence avec laquelle parlent, passent, à travers le texte fantastique, les stéréotypes ethniques, comme s’il appartenait aux règles du genre d’entretenir, en la matière, une lisibilité maximale, immédiate.
2 Le texte fantastique, dans cette partie, n’invente rien. Il utilise un « prêt-à-porter » idéologique que lui lègue la société, l’époque dans laquelle il s’inscrit. Il recueille et projette, comme on dit, de « l’idéologie dominante ». Encore faut-il se demander comment tel ou tel récit articule ces représentations dont il hérite et qu’il véhicule. En d’autres termes : il n’est pas établi que le récit fantastique, parce qu’il charrie peut-être davantage qu’un autre genre de fiction, ou en tout cas au grand jour, des préjugés de caractère ethnique, se constitue nécessairement en discours raciste.
3Nous circonscrirons le champ de l’analyse à un « moment » précis de l’histoire du genre, la littérature fantastique allemande de 1900 – celle qui naît au tournant du siècle dans le sillage des traductions de Poe, de Villiers de l’Isle-Adam, etc., et s’éteint, à quelques exceptions près, dans l’apocalypse de la Grande Guerre. C’est un ensemble cohérent sur le plan esthétique – il porte le sceau du Décadentisme – qui devrait se révéler particulièrement instructif pour notre propos, dans la mesure où il s’inscrit dans une époque et une société où l’ethnophobie est directement, ouvertement relayée par le politique, impérialisme wilhelminien ou colonialisme de la maison de Habsbourg.
1. Idéologèmes démoniaques
4Il n’y a pas de littérature fantastique sans démon puisqu’on y raconte toujours la même histoire de la rencontre avec les forces du Mal.
5C’est évidemment le Diable en personne qui, longtemps, a tenu le rôle. Mais Satan, lui non plus, n’a pas échappé à la sécularisation. On est passé du Diable en personne (et de ses métamorphoses) au personnage diabolique, à « l’âme noire ». Mais il fallait bien sûr, comme l’écrit M. Milner, « entretenir la confusion », compenser en quelque sorte la perte de prestige que confère la dimension surnaturelle, donc nourrir la métaphore, le « comme si ». Et c’est ici que va s’immiscer l’ethnicité, en faisant du démon l’Autre, l’Étranger. Le personnage incarnant le Mal sera déterminé (et reconnaissable, dans le récit) par son appartenance nationale et/ou raciale.
6Cette appartenance assignée au démon est convenue, c’est-à-dire supposée bien connue, admise, partagée par les protagonistes de l’histoire et le lecteur : elle fonctionne comme signe de reconnaissance, élément d’un code qu’emprunte le récit dans une certaine stratégie (en l’occurrence, l’installation de la typologie fantastique), ce que l’on peut appeler, donc, « idéologème ». Relevons, pour les textes qui nous intéressent, quelques-uns des plus patents, des plus efficaces.
7Le Nègre est une figure attendue du démon, tant il est vrai qu’il est plus facile que « l’âme noire » soit noire de peau. L’image circule bien sûr dans nos textes aussi, avec quelques aménagements. Contrairement à ce que l’on pourrait d’abord imaginer, le Nègre n’incarne pas la primitivité sauvage, animale (ce rôle de « la bête humaine » étant plutôt dévolu, nous le verrons, au Slave). Il est par exemple remarquable de constater que H.H. Ewers le voit d’abord sous l’aspect du fanatisme religieux, avec les indigènes d’Haïti adeptes du culte vaudou (La Mamaloi, Vaudou)2, sur le même plan, pour lui, que la frénésie des rites cathares ou des adorateurs de Shiva3. Le Nègre n’a pas l’intelligence, le génie du mal, qualités réservées à d’autres types ethniques. Quand il est associé à une entreprise diabolique, il reçoit la plupart du temps une fonction subalterne, pour jouer au fond le rôle de « suppôt ». Il n’est pas l’inventeur de la machination démoniaque, mais tout au plus un exécutant, un exécuteur des basses œuvres, serviteur aveugle d’un maître auquel il est dévoué corps et âme : c’est Congo-Brown, « l’âme damnée » (sic) du prince Darascheko dans la nouvelle de G. Meyrink Le Cabinet des figures de cire (Das Wachsfigurenkabinett)4. Quand, exceptionnellement, il arrive au Noir d’endosser directement le rôle du démon pervers, d’autres éléments que sa négritude entrent alors dans son portrait pour expliquer sa dérive : du Dr Kassekanari, dans L’Albinos (Der Albino, 1913) de G. Meyrink, il est dit que « ses ancêtres étaient originaires de Trinidad », mais en même temps qu’il s’était installé depuis très longtemps en Europe, pour mener des études de médecine et de chirurgie ; et c’est cette conjonction, cette double référence qui fait son satanisme, sa capacité à pratiquer de monstrueuses expériences de vivisection pour assouvir sa vengeance :
Seul un esprit comme le sien, unissant la sombre imagination du primitif à l’intelligence aiguë du savant qui a étudié les secrets du psychisme humain, pouvait ourdir un tel plan.5
8À côté de cet arrangement de la généalogie du personnage classique du démon, certaines pages offrent une combinaison inédite entre négritude et féminité. C’est la négresse « corpulente, à la peau d’encre, d’une force herculéenne » qui sert de domestique au démiurge Solneman, dans le roman de A.M. Frey Mon Nom est personne (Solneman der Unsichtbare, 1914) et qui semble être en même temps sa nourrice, lui qui, malgré son âge, « avait encore l’allure d’un adolescent » : « Lui donnait-elle encore le sein ? Était-elle la source de ses pouvoirs mystérieux ?... »6. Un portrait qui, explicitement, dit le fantasme de la mère-ogresse. Aventure fantasmatique, également, que La Femme sans bouche (Die Frau ohne Mund, 1930) de G. Meyrink, dont le héros-narrateur, qui ne peut se délivrer d’un souvenir d’enfance qui le hante – l’image d’un énorme insecte noir et répugnant sortant de la chrysalide délicate d’un papillon qui lui a servi de cocon, dont il s’est nourri pour se développer-, finit par reconnaître dans cette obsession la traduction de son sentiment « d’être lui-même habité, rongé, dévoré intérieurement » par la présence d’une femme qui fut autrefois sa maîtresse et qui est aujourd’hui défunte – une mulâtre de la Jamaïque, adepte du vaudou, dont la passion et la haine le poursuivent : Lilith. Un imaginaire de l’angoisse qui non seulement associe symboles thériomorphes (l’insecte dévorant) et nyctomorphes (la négritude), mais opère une perversion d’une image archétypale de l’intimité, de l’emboîtement, du blottissement maternel – la chrysalide7.
9La conjugaison de la négritude et de la féminité est également à l’œuvre dans le personnage de la créole, incarnation de la femme fatale, de la Belle Dame sans merci, dans la tradition du « Romantisme noir » selon M. Praz8. Parente de Cécily, « cette grande créole à la fois svelte et charnue, à la sensualité brûlante qui ne s’allume qu’aux feux des tropiques », héroïne des Mystères de Paris d’E. Sue, il y a la figure meyrinkienne de Mercedes, dans Larmes bolonaises (Bologneser Tränen) dont le portrait est métaphore de l’orchidée : lèvres rouges sensuelles, grain de peau irisé, chevelure aux sombres reflets cuivrés...
10Sommairement, la négritude semble donc impliquer une familiarité, sinon une complicité, avec les forces du Mal, en même temps, paradoxalement, qu’une certaine innocence. Elle serait, au fond, une nature « vénéneuse ». Sur le thème de l’épidémie, La Mort jaune (Der gelbe Tod)9 de K. Rosner- est l’exacte mise en scène de ce caractère. À l’occasion d’une escale dans une île du Pacifique, deux nouveaux passagers – « un nègre et un Portugais, à l’allure antipathique »– montent à bord du navire sur lequel voyage le narrateur ; le Portugais meurt bientôt de la fièvre jaune et l’épidémie se répand parmi l’équipage en proie à la panique ; seul, le nègre conserve « un sang-froid imperturbable » ; c’est lui qui, bravant les ordres du capitaine qui a fait hisser le pavillon de quarantaine, parvient subrepticement à mettre un canot à la mer et à emmener avec lui (lui sauvant ainsi, apparemment et provisoirement, la vie) le narrateur grièvement blessé dans la mutinerie... Le nègre, donc, pourrait être le sauveur parce qu’il est au fond complice de « la mort invisible » ? L’immunité, autant que la contagion, est suspecte.
11L’Asiatique, l’Oriental ne fournit pas quant à lui, dans nos textes – loin s’en faut –, une image exclusivement négative.
12On lui prête même souvent, au prix d’une assimilation, d’une confusion entre orientalisme et occultisme (nous sommes à l’époque de la mode du blavatzkysme), une dimension supérieure, par rapport au commun des mortels : il est l’initié, le mage, celui qui possède les arcanes du suprasensible, qui dispose donc éventuellement de facultés de voyance dans le temps et l’espace, de pouvoirs de suggestion... Et il y a nombre de récits où ces dispositions sont évaluées positivement, face à l’infirmité, en ce domaine, de l’Européen prisonnier d’un positivisme étroit (voir, exemplairement, Le Mûrier de Hradschi Hussein – Hradschi Husseins Maulbeerbaum – de P. Busson10 ou encore Le Diagramme magique – Das Zauberdiagramm – de G. Meyrink11). Mais il y a des cas où l’Oriental fait un usage démoniaque de ses facultés occultes. Ce n’est jamais, véritablement, par haine aveugle, brutale – il est trop policé pour cela. Son mobile est souvent celui de la vengeance, à l’égard par exemple de l’Européen insolent ou sacrilège qui voudrait s’approprier ses secrets ou ne respecterait pas ses propres valeurs (l’Oriental est jaloux de ses mystères, convaincu quelquefois de sa supériorité culturelle) : Le Cas du Lieutenant Infanger (Der Fall des Leutnants Infanger) de K.H. Strobl12, voit un officier d’une expédition coloniale, en Chine, frappé d’une étrange paralysie au moment où il s’apprête à quitter le pays, après la mise à sac d’une pagode ; avec L’Opale (Der Opal) de G. Meyrink13, ce sont les membres d’une expédition aux Indes qui, pour avoir forcé les portes d’un temple consacré à Shiva, sont retrouvés décapités, avec les yeux pétrifiés, métamorphosés en véritables opales... Il arrive aussi, mais plus rarement, qu’il soit guidé par la passion (ce qui est à proprement parler contradictoire avec sa vocation « extatique »), mettant alors au service d’une implacable entreprise de séduction ses facultés de suggestion hypnotique. Par exemple Le Roi Nurredin (König Nurredin) de P. Busson14, où un domestique indien qui se prétend de sang royal parvient à subjuguer une innocente jeune fille de la bonne société viennoise. Version masculine, en quelque sorte, de la « femme fatale ».
13On relèvera évidemment d’autres textes où l’Oriental n’est pas pourvu, explicitement, de pouvoirs supra-normaux. Sa caractéristique, sa qualité démoniaque, tient alors au raffinement, à l’ingéniosité extraordinaire qu’il déploie dans l’exercice du mal, de la cruauté, souvent à partir du mobile de la jalousie ou de la réparation de l’outrage. La définition du détective Todd Marvel, le héros de Gustave Le Rouge, à propos de Wang-Taï, le Chinois criminel – « les individus de cette espèce accumulent, dans le silence et la solitude, de formidables réserves de ruse, d’énergie et d’intelligence »– se vérifie chez nos écrivains. Mais ils ajoutent parfois à ce portrait un élément original : le sens esthétique. L’imagination débridée, l’invention de machinations et de machineries les plus tortueuses, les plus ingénieuses, en même temps qu’un certain maniérisme, un détachement souverain, font de l’Oriental, en certains cas, un parent de l’artiste décadent. Exemplaire, à cet égard, est le personnage meyrinkien du prince persan Daraschekoh : c’est lui qui, dans L’Homme sur la bonbonne (Der Mann auf der Flasche, 1904), pour se venger d’un séducteur, ourdit de faire jouer une pantomime pendant un bal masqué donné à sa cour, avec un Pierrot gesticulant dans une prison de verre, et qui confie le rôle à son rival après avoir pris soin de boucher les orifices d’aération de la bonbonne pour rendre plus « vrai » le jeu de l’acteur ; c’est lui qui, dans Thanatopraxie (Das Präparat, 1903)15 met au point « une effrayante horloge humaine » construite à partir d’un corps dépecé maintenu artificiellement en vie, avec la trachée, les bronches et les poumons enveloppés dans une écharpe de soie, les veines gonflées pompant le sang dans des vases à long col... ; c’est encore lui l’artisan du cabinet des figures de cire (Das Wachsfigurenkabinett) exhibant dans les foires sa galerie de monstres, avec sa « merveille », des jumeaux créés à partir d’un même corps, par adjonction d’organes animaux... L’Oriental est un esthète de la cruauté.
14Au catalogue des figures démoniaques vient encore le Slave. La littérature fantastique allemande de 1900, sans doute, n’invente pas cette identification, mais il est vrai qu’elle l’utilise avec une certaine insistance. Dracula, comme on sait, est originaire de Transylvanie, mais la géographie dessine chez B. Stoker plutôt un espace mythique (c’est une région qui ne figure sur aucune carte, aucun livre, « une des parties de l’Europe les moins connues, les plus sauvages ») – le lieu du centre, du gouffre, des origines... ; tandis que, dans nos textes, l’identité slave est plus appuyée, plus explicite. En toile de fond de cette insistance, il y a bien sûr la propagande pangermaniste, tournée « vers l’Est » avant toute chose... Image plurielle, contradictoire, d’ailleurs, que celle du Slave.
15Comme pour l’Oriental, il arrive que lui soit concédé un certain commerce avec l’invisible, mais, à la différence de ce dernier, il ne maîtriserait pas véritablement les forces occultes, il ne ferait que les pressentir ou encore les subir ; il serait au fond une nature essentiellement superstitieuse (se rapprochant par là, curieusement, du type méditerranéen, de l’Italien plus précisément, mis en scène, dans lignée de T. Gautier, par I. Kurz dans Le Jettatore16) : c’est, entre autres, le portrait du tsar Nicolas II dans la nouvelle de G. von der Gabelentz Une Rencontre (Eine Begegnung)17ou le personnage de Timonenko dans le récit de W. Bergengruen La Madone à la jacinthe (Madonna mit der Hyazinthe)18, ou bien encore Sonia, l’héroïne d’I. Kurz dans Fatum ?19, dont le destin fatal est scellé par un mot qu’elle lance (apparemment) à la légère, soit qu’elle démontre ainsi un don de prémonition, soit que la fatalité se confonde avec un lapsus, une parole manquée que l’on veut voir inconsciemment se traduire en acte...
16Toujours dans la proximité de l’Oriental, on voit également le Slave incarner une certaine ingéniosité dans la cruauté. Mais cette qualité semble être ici l’apanage des figures féminines. Mario Praz note justement que « le type de la femme fatale, espagnol ou créole au départ, a fini par se modeler sur les femmes de Dostoïevski – Anastasia Filippovna étant la plus caractéristique du genre ». On peut lui trouver des émules dans notre littérature : la comtesse Stanislawa dans la nouvelle de H.H. Ewers La dernière volonté de Stanislawa d’Asp (Der letzte Wille der Stanislawa d’Asp)20, Mme Feodorowna Wassilska dans celle de K.H. Strobl Le Tombeau du Père-Lachaise (Das Grabmal auf dem Père-Lachaise)21. Cette dernière, une richissime dame de la colonie russe de Paris, a « engagé » un jeune homme pour venir habiter, après son trépas, son monument funéraire pendant une année ; un fidèle serviteur de la défunte lui apporte chaque jour ses repas ; mais il s’aperçoit bientôt que, grâce au zèle et au talent culinaire du serviteur, il commence à prendre de l’embonpoint et qu’il lui devient impossible de se glisser hors du monument, « comme si on voulait l’engraisser »– jusqu’au jour où, en se réveillant, il remarque avec effroi des traces de morsure à son cou et à ses poignets... Sans doute Mme Wassilska fait-elle montre, dans la réalisation de son dessein démoniaque, d’une remarquable ingéniosité. Mais il est évident qu’elle n’agit pas, ce faisant, en simple esthète, avec ce goût de l’art pour l’art prêté au démon oriental. Il s’opère ici, avec le personnage du vampire-femelle, de la goule, un glissement vers l’assimilation de la nature slave et de la bestialité :
Des yeux intelligents et froids sous des sourcils magnifiquement arqués, un nez épais typiquement slave, une grande bouche charnue dont les lèvres rouge sang semblent découvrir lentement de fortes dents éclatantes et esquissent plus qu’elles ne dessinent un sourire froid et cruel... Les doigts sont longs et si effilés que l’on dirait des griffes. (58)
17L’intelligence slave n’est que la ruse de la bête, pour satisfaire son appétit de sang. Au terme de cette logique, on aboutit, sans les connotations d’intelligence-cruauté, à la simple identification de la nature slave avec le comportement animal, instinctuel : Magie du sang (Blutzauber) de M. Birkenbihl22, décrète que Mara, la jeune femme slave qui a assassiné son mari, « ne peut être jugée responsable de ses actes dans les quelques jours qui précèdent les menstrues » ! On est loin de « la Conchita russifiée », pour reprendre un mot de M. Praz23.
18Le Nègre, l’Oriental, le Slave – et le juif, donc ?
19En vérité, il apparaît que, si le juif appartient bien à la dramaturgie fantastique « classique » (une étude exhaustive serait ici à écrire, qui, entre autres, ouvrirait évidemment un chapitre au mythe du juif errant, du Melmoth de Maturin au Marquis de Bolibar de L. Perutz), il ne lui est pas assigné, dans nos textes tout au moins, de manière prépondérante et exclusive d’autres fonctions, l’emploi « démoniaque ». Souvent, le juif est identifié au personnage de l’antiquaire. Comme gardien de la tradition, des objets et de leurs secrets – à l’image du marchand à « l’air si profondément rabbinique et cabalistique » du Pied de momie de T. Gautier – il met entre les mains du héros, avec un sourire qui est en quelque sorte une mise en garde, l’objet qui va bouleverser sa vie, l’entraîner hors de lui-même, comme la cassette magique des Bijoux de Tormento (Die Kleinodien des Tormento) de P. Busson24. Le juif est l’intermédiaire, le « moteur » de l’aventure fantastique. Il incarne, très exactement, tout son enjeu : la fascination et la menace du passé, que l’on ne convoque pas, que l’on ne manie pas impunément. Parmi les écrivains qui nous concernent, une place à part revient bien sûr ici à G. Meyrink qui, avec Le Golem (Der Golem, 1915) et Le Visage vert (Das grüne Gesicht, 1916) fait du judaïsme lui-même un repère, un moment dans le roman d’apprentissage de ses héros. Opposition manichéenne, au sein du ghetto pragois, entre le brocanteur Wassertrum et l’archiviste Hillel, d’un côté l’humanité dépravée, cruelle, sordide, de l’autre la spiritualité, la vertu, la sagesse nourrie par l’ésotérisme de la Cabale25.
20La littérature fantastique allemande de 1900, enfin, reconnaît un exercice proprement occidental-européen du mal : et c’est l’Anglais qui en est le dépositaire. Au-delà d’une immédiate actualité politique – comme écho de l’anglophobie wilhelminienne – ce rôle se rattache à toute une tradition du romantisme noir, dite du « vice anglais », qui remonte à Swinburne, se ramifie dans la littérature décadente, du personnage de George Selwyn dans la Faustin d’E. de Goncourt à la dissertation de Villiers de l’Isle-Adam sur Le sadisme anglais26. Le symptôme du vice anglais est l’attirance, le goût – où se mêlent curiosité intellectuelle et jouissance physique – pour les scènes de cruauté. L’Anglais, à la différence du démon oriental, n’intervient pas, ne met pas directement la main à la mise en scène de l’horreur : il en est uniquement le spectateur, et c’est justement dans la distance qu’il trouve « son inexplicable plaisir » – comme le pasteur amateur de corrida dans La Salsa (Die Tomatensauce} de H.H. Ewers27. On peut multiplier les écrans, jouer même sur la médiatisation du temps et de l’écriture, comme Lady Cinthia qui, dans Le Supplice de Damien (Die Hinrichtung des Damiens), du même auteur28, entreprend de recomposer, de retranscrire soigneusement, d’après des documents historiques, tous les détails du supplice infligé en place de Grève au régicide. Médiatisation de l’art dans Le Portrait de l’inconnu (Das Bildnis des Unbekannten) d’Isolde Kurz29, où Walter Bennett attire Juliane « dans le tombeau des eaux profondes » du Grand Canal de Venise en s’identifiant, à ses yeux, au mystérieux et troublant Inconnu du Titien...
21Au terme de ce survol de la carte des idéologèmes d’« ethnicité » que dessine la littérature fantastique allemande de 1900, on conclura sans doute que celle-ci n’est pas économe de ses effets et ne regarde pas à faire feu de tout bois. Mais cette exhibition, cette charge, est en quelque sorte, nous l’avons dit, la loi du genre. Reste entière la question de savoir si ce charriage de stéréotypes, étalés au grand jour, implique pour autant que cette littérature soit nécessairement et éminemment « raciste ».
2. Fictions empoisonnées
22Qu’une fiction véhicule ouvertement des clichés ethniques est une chose ; qu’elle les organise en un discours, une démonstration « raciste », c’est-à-dire répondant à une stratégie de hiérarchisation, de dégradation, en est une autre30. La frontière est quelquefois très mince. « Il faut faire la différence, écrit M. Larès31, entre un texte saupoudré de quelques clichés (encore que ces clichés puissent faire partie d’une lourde « chaîne » reliant nombre d’œuvres d’auteurs divers) et un texte véritablement empoisonné par un petit ou un grand nombre d’éléments situés à des postes clés du schéma narratif »– formule qui touche effectivement quelque chose d’essentiel : qu’une littérature soit « raciste » ou non ne dépend pas seulement de la statistique, de la fréquence plus ou moins encombrante des clichés qu’elle véhicule – encore que cela soit un élément non négligeable d’appréciation – mais de la manière dont ceux-ci sont organisés.
23C’est dans cette perspective que nous voulons revenir sur nos textes. Pour repérer comment s’opère, en certains cas, chez certains écrivains, cet « empoisonnement » du schéma narratif du fantastique.
24Il faut d’abord convenir que certains thèmes se prêtent mieux que d’autres à cette opération idéologique. La lycanthropie, par exemple, sous la plume de K.H. Strobl dans La Forêt d’Augustowo (Der Wald von Augustowo)32. Voici pendant la guerre, sur le front de l’Est, quelques soldats allemands égarés en pleine forêt, et qui trouvent refuge dans une chaumière habitée par une jeune femme et un colosse à l’allure presque bestiale ; ce dernier leur rapporte de sa chasse un animal encore sanguinolent, mais dont ils font leur repas, en dépit de leur dégoût ; ils décident ensuite d’envoyer un des leurs en reconnaissance, mais celui-ci n’est pas rentré à la tombée de la nuit ; le jour suivant, ils partagent une nouvelle « proie » offerte par leurs hôtes, avant de partir à la recherche de leur camarade ; les seules traces qu’ils découvrent, « comme des traces de loup », les ramènent invariablement vers leur point de départ ; c’est alors qu’une bête monstrueuse se rue sur eux, avant d’être blessée à l’œil par un coup de pistolet et de disparaître dans l’obscurité ; lorsqu’ils rentrent plus tard à la chaumière, ils découvrent le colosse agonisant, le visage inondé de sang ; un horrible soupçon les saisit...
25Il y a d’abord une mise à plat, une version triviale du mythe de la lycanthropie, dépouillé ici de toute connotation théologique – la métamorphose animale comme châtiment, régression vers l’origine33. La référence au loup-garou n’est ici qu’une image pour signifier le caractère primitif, sauvage d’un certain type humain, le Slave :
Les babines retroussées découvraient une forte mâchoire, des dents éclatantes. De grosses mains noires et velues comme les pattes d’un loup... (108)
26La définition de la nature slave fait d’ailleurs entrer également le personnage de la jeune femme, dont il est dit qu’« elle gloussait » devant les soldats apeurés – connivence, donc, entre la perversité et la sauvagerie.
27Mais, au-delà de cette zoologie lycanthropique, c’est dans la mise en scène elle-même de la monstruosité que tient l’empoisonnement raciste de la fiction. L. Vax, dans La Séduction de l’étrange, fait remarquer que l’univers fantastique authentique se place entièrement sous le signe de la contamination, de la complicité : ici, tout le monde est de mèche, tout le monde est complice. En particulier le monstre et la victime : « le monstre, c’est cette part d’elle-même que la victime renie et à laquelle elle ne voudrait pas renoncer ; si elle a peur, c’est qu’elle l’a bien voulu ». Or c’est justement à ce principe de complicité que renonce le récit de K.H. Strobl. La monstruosité, ici, est pure altérité. Il y a d’un côté les malheureux Allemands égarés, et de l’autre la Bête. Aucune fascination, aucune curiosité trouble de la part des témoins de l’horreur. Arrivés là par hasard – et non poussés par quelque fatalité ou désir inconscient –, ils craignent seulement pour leur vie, tandis que d’autres craindraient, aussi, pour leur raison, pour l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et de la personne humaine... Publiée en 1915 dans l’anthologie de nouvelles La Guerre des spectres (Der Gespensterkrieg), le récit de K.H. Strobl met d’ailleurs ouvertement son propos raciste au service de la propagande belliciste, avec cette réflexion prêtée à l’un des soldats allemands, en arrivant dans la chaumière isolée : « Nous voilà manifestement au cœur de la culture russe... Plût à Dieu que Monsieur Poincaré et ces Messieurs de l’Académie française pussent contempler avec nous, dans toute sa splendeur, leur frère d’armes... » (95).
28Les histoires vampiriques classiques, elles aussi, nouent en principe une complicité entre le monstre et la victime. Complicité d’ailleurs aussi étroite que possible, puisque si la victime perd son sang, elle meurt en même temps de plaisir et devient à son tour vampire... Or cet élément de la contamination, justement, est encore escamoté dans une nouvelle comme Le Tombeau du Père-Lachaise (Das Grabmal auf dem Père-Lachaise) évoquée plus haut : la victime de Mme Fedorowna Wassilska constate (simplement) des traces de morsure sur son corps – elle va sans doute en perdre la raison, mais ne passera pas, pour autant, du côté animal. Ici encore donc, le discours raciste s’installe par l’effacement de la complicité monstrueuse.
29Une autre stratégie d’exploitation raciste de la narration fantastique est fournie par le détournement du thème du savant fou. En principe, dans les classiques du genre – le Frankenstein de M. Shelley –, le démiurge obéit à une sorte d’ambition prométhéenne. Moins que d’assouvir une volonté de puissance, il s’agit pour lui avant tout de lancer un défi au Créateur, en dépassant ses propres limites. C’est avec lui-même que lutte le Dr Jekyll. Or l’on voit apparaître, dans les romans de F. Spunda par exemple, des entreprises démiurgiques dont l’enjeu est ouvertement raciste, avec l’installation de rapports de force, de domination politique fondés sur une hiérarchie des types humains. Dans Devachan. Roman magique (Devachan. Magischer Roman)34, un savant anglais, Mister Elvers, a découvert une matière chimique qui a la propriété de concentrer l’énergie sexuelle ; avec le concours de son âme damnée, un nègre du nom de Mpongwu, il décide d’exploiter commercialement le fruit de ses recherches et fonde une maison de cure – Devachan – qui promet aux clients « la béatitude la plus totale » par l’érotisation de tout leur être... Mais Mpongwu se révolte bientôt contre son maître, s’empare de la précieuse matière et déclare la guerre aux Blancs :
L’Europe fut progressivement envahie par les nègres... Leur paresse atavique avait disparu, chacun d’entre eux était conscient qu’il s’agissait de secouer le joug millénaire et de réduire en esclavage les anciens maîtres... (195)
30Que l’on se rassure : l’anarchie (c’est-à-dire le pouvoir du nègre et du sexe, entraîné par la cupidité de l’Anglais !) sera finalement jugulée, l’ordre des choses restauré par l’intervention d’un sauveur... F. Spunda récidive avec son second roman, Le Pape blanc, le pape jaune (Der gelbe und der weisse Papst)35. Le démon est cette fois un Japonais, Jashiga, qui a détourné un talisman légué par un grand lama tibétain – une plaquette métallique qui, soumise à diverses réactions chimiques, reçoit la propriété de rendre stérile qui s’expose à ses radiations... Jashiga, avec cette arme infaillible, entreprend de dépeupler toutes les villes des États-Unis, pour faire à long terme du pays tout entier une colonie du Japon. « L’épidémie de stérilité » sape bientôt l’économie, suscite des émeutes, un relâchement général des mœurs. Mais, comme dans Devachan, un Sauveur vient au secours de l’ordre ancien : « le peuple exulte », « l’humanité, délivrée d’un cauchemar, pousse un soupir de soulagement », « la prospérité revient », « le Japon a laissé passer sa chance, pour quelques générations, de conquérir l’Amérique » (282). Elvers-Mpongwu, autant que Jashiga, ne sauraient être comparés avec des apprentis sorciers de la trempe du Dr Moreau de H.G. Wells ou du Dr Lerne de M. Renard : aucun défi, chez eux, à l’humanisme, à la morale ou à la religion, mais, simplement, une ambition politique, une démiurgie colonialiste.
31F. Spunda et K.H. Strobl nous enseignent, donc, l’usage raciste de la fiction fantastique. Leur exemple autorise-t-il à jeter le soupçon sur leurs pairs ? Remarquons d’abord la situation épigonale de F. Spunda, dont les romans paraissent après la guerre, et qui marquent la dégénérescence du courant. Il faut reconnaître qu’en sa période faste la littérature fantastique allemande dite de 1900 – sans éviter, ici et là, quelques dérapages, chez ses représentants mineurs-ne manque pas de textes qui jouent le jeu de la complicité monstrueuse. En particulier dans ses nombreux récits qui associent idéologèmes démoniaques et féminité, à travers le personnage clef de « la femme fatale ». La belle dame sans merci ne fait pas mourir tous ses amants à la ronde sans que ceux-ci, au fond d’eux-mêmes, ne soient consentants, n’acceptent la mort pour prix de leur amour impossible.
32Il convient également de rappeler, pour être juste, que cette littérature offre des exemples de fiction qui procèdent à l’opération exactement inverse du dévoiement raciste, c’est-à-dire l’utilisation d’un thème fantastique au profit d’une démonstration de tolérance « ethnique », de pacifisme. Ainsi, sur le thème du double, du vertige de l’identité, la nouvelle de A.M. Frey, Le Livret militaire (Der Pass)36 : Victor Mann trouve, sur les pavés d’une place d’une petite ville allemande, un livret militaire appartenant visiblement à un soldat français, du nom de Montélié – un nom qui lui rappelle celui d’un ancien camarade d’études qu’il a connu autrefois à Genève ; en regardant l’état civil porté sur le livret, il est profondément troublé par toutes les coïncidences avec sa propre existence, au point de se convaincre « qu’un nom ne change rien, qu’il pourrait bien en réalité s’appeler Montélié » ; et voyant défiler devant lui une colonne de soldats allemands, il entonne soudain la Marseillaise ; au policier qui l’arrête, il tend les papiers de Victor Montélié, avant d’être lynché par la foule... Par sa morale, la nouvelle de A.M. Frey représente, au sein de l’anthologie La Guerre des spectres, l’exacte antithèse du récit de K.H. Strobl, La Forêt de Augustowo – offrant un plaidoyer pacifiste dont l’auteur de la préface du volume, H. Eulenberg, cherche à atténuer la virulence en présentant l’histoire comme un simple témoignage sur la vague d’« espionite » et « le trouble qu’elle sème dans l’esprit d’un jeune homme aux nerfs sensibles » (9). Dans le même esprit, et sur le même thème, il y aurait la nouvelle d’Oskar A.H. Schmitz, Le Rêve du Commandant (Der Traum des Kommandeursy37 : le comte de Schaller-Breteuil, officier de l’armée allemande, est cantonné avec son régiment au château d’Aiglefort, dans une région dont est originaire une partie de sa famille ; au moment de s’endormir, dans sa chambre – ou bien rêve-t-il déjà ? – une tenture s’écarte et découvre un cabinet secret d’où apparaît la châtelaine qui l’entraîne bientôt, par un dédale de couloirs et d’escaliers dérobés, visiter sa demeure – tapisseries des Gobelins, meubles de Boulle, volumes précieux... ; puis c’est au tour du comte de conduire la dame à travers le parc pour visiter les lignes... ; l’officier de garde les surprend et veut faire fusiller le traîtres sur-le-champ ; à ce moment, le comte se réveille, pour entendre que l’artillerie ennemie vient d’ouvrir le feu. La fiction d’O.A.H. Schmitt est moins pacifiste que francophile. Une francophilie nourrie des clichés habituels : la France comme pays du charme féminin, du bon goût, de la culture, etc. On note que, dans la mise en scène, cette « francité » inscrite dans le nom du héros est comme un inconscient qui se révèle (la tenture qui s’écarte, la descente dans le labyrinthe) – efflorescence qu’il est près de payer de sa vie.
33Enfin, le roman de A.M. Frey, Mon Nom est Personne (Solneman der Unsichtbare, 1914) apporte la démonstration que même le thème de la « démiurgie », réputé a priori plus suspect que d’autres, plus réceptif à une manipulation idéologique raciste, peut servir la cause contraire, fonctionner comme instrument de dénonciation des attitudes xénophobes. Voici un mystérieux étranger qui arrive un jour dans une petite ville et propose de racheter, contre une somme fabuleuse, le parc municipal. Avec cette seule exigence : « Qu’on me laisse vivre en paix dans ma retraite. Je ne serai là pour personne [...], il ne s’agit pas pour moi d’acquérir simplement quelques arbres et une pièce d’eau, mais avant toute chose le droit d’être moi-même, de vivre seul et solitaire, sans être importuné. Je ne suis le frère de personne et pas davantage un objet de curiosité », (22). La folie, la prétention exorbitante de Solneman n’est ainsi rien d’autre que de vouloir faire reconnaître sa différence, en délimitant concrètement, géographiquement, un territoire réservé, secret (il interdira même l’espace aérien qui surplombe le parc). Or c’est précisément cette prétention qui va devenir, aux yeux de la population, la plus intolérable, la plus insupportable provocation. Toute la progression du roman est jalonnée par les tentatives répétées des bourgeois de la bonne ville pour satisfaire une irrépressible et maladive curiosité, pour savoir ce qui se passe là-bas, de l’autre côté, derrière le mur d’enceinte érigé par Solneman. Jusqu’au jour, où, n’y tenant plus, « pour en finir avec ce criminel », ils donneront l’assaut et devront se rendre à l’évidence que, contrairement à tout ce qu’ils avaient imaginé dans leurs fantasmes, les lieux n’ont pas changé, que le domaine de Solneman « est un parc comme les autres »– le démiurge lui-même ayant disparu, laissant à sa place un simple mannequin à son effigie ; et de comprendre l’anagramme inscrite dans le patronyme de Solneman, « namenlos », celui qui n’a pas de nom, qui est Personne... Le roman de A.M. Frey se conçoit ainsi comme une parabole sur l’imaginaire collectif et la xénophobie, l’incurable intolérance à l’égard de l’Autre, de l’Étranger.
34Jusqu’ici, notre analyse a volontairement écarté une variété de récit qui, sur les marges du courant qui nous intéresse, occupe une place à part : les récits dits fantastiques humoristiques, ou encore appelés, à l’époque, « grotesques ». C’est que la problématique du discours ethnophobique se pose ici en termes différents. Il s’agit de fictions qui, en principe, utilisent la parodie d’un thème fantastique à des fins satiriques. À ce titre, il est évident que les types raciaux, ethniques, nationaux pourraient faire les frais de cette disposition. Or l’on constate – ce qui justifie, encore une fois, la prudence dans l’évaluation idéologique globale de tous ces écrivains – que cette intention est relativement rare. Les cibles privilégiées sont des figures « sociales » censées incarner une attitude, une vision du monde étroitement positiviste, comme le petit-bourgeois, le médecin, le pasteur chez G. Meyrink par exemple, qui s’est fait une spécialité du genre dans Le Cor enchanté du petit-bourgeois allemand (Des deutschen Spiessers Wunderhorri). Mais il y a, à côté, l’exception représentée par O. Panizza. Avec en particulier l’exploitation raciste de la parodie du thème de la métamorphose, tout désigné, dans le registre des poncifs du fantastique, pour se prêter à ce genre d’emploi, dans la mesure où il engage, concentre en lui la question fondamentale de toute doctrine raciste, c’est-à-dire la définition d’une « nature » et de sa perméabilité – le prix à payer, en quelque sorte, pour changer de peau. Il n’a pas échappé à O. Panizza que l’histoire grotesque d’une métamorphose impossible ou ridicule fournit, en soi, un pamphlet raciste. Avec Une Histoire de nègre (Eine Negergeschichte)38, c’est un Africain que l’on a arraché à son village natal pour l’exhiber sur la scène d’un musichall de Hambourg qui, fébrilement, désespérément, se contraint au jeûne et à l’abstinence pour tenter de ressembler à son public. Avec Le Juif opéré (Der operierte Judef39, c’est un certain Itzig Faitel Stern qui, pour gommer en lui l’ascendance juive ressentie comme une tare, se remet entre les mains d’un célèbre anatomiste qui lui fait subir les plus cruelles opérations, lui transfuse le sang, le barde de prothèses... ; mais il ne parvient pas à lui enlever son accent yiddish, qui réapparaîtra malgré lui, le soir de ses noces avec « une Allemande bon teint »... La métamorphose impossible, ainsi, sert à dicter une définition raciste de la notion de race.
35En résumé, il apparaît que la littérature fantastique allemande de 1900, si elle met une insistance certaine à manier, à étaler au grand jour les clichés d’ethnicité, mérite en tout cas, en ce qui concerne la consonance raciste que l’on peut, que l’on veut en déduire, un examen différencié. Le racisme est moins dans le cliché lui-même que dans la manière de le traiter. Il importe, cas par cas, non seulement de relever, mais – comme l’écrit M. Larès40 – de « soupeser les éléments d’hostilité », c’est-à-dire reconstituer le « circuit » dans lequel ils s’inscrivent.
36Prenons quelque recul, en ouvrant la monumentale Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, de P. Versins, à l’article « Xénophobie ». En avertissant de l’omniprésence de cette donnée (« peu d ’œuvres de science-fiction, peu d’utopies, peu de voyages extraordinaires peuvent se vanter de lui avoir échappé... ») P. Versins fait remarquer que celle-ci s’incarne, à l’intérieur des genres décrits, essentiellement à travers le thème des invasions, « des périls colorés »– les années 1900 voyant d’ailleurs l’apogée de la psychose du péril jaune, autant en France, avec La guerre infernale de P. Giffard (1908), qu’en Allemagne, avec La guerre universelle, d’A. Niemann (1904) par exemple. Il y a effectivement un mode de diffusion différent, pour le discours raciste, selon que l’on voyage en fantastique ou en science-fiction (et qui laisse évidemment place à certaines contagions, comme dans les romans de F. Spunda). D’un côté une aventure individuelle où se joue la rencontre inouïe avec une nature différente ; de l’autre une aventure collective où s’affrontent des foules ennemies. La peur de l’Autre en fantastique, la peur des Autres en science-fiction. Chaque genre a ses propres règles de mise en scène de la Différence. Reconstituer les « poétiques » du racisme : voilà qui nous semble un terrain de recherches encore trop peu exploré.
Notes de bas de page
1 Nous prenons les concepts de race, de nation, d’ethnie dans leur acception commune – la race définissant un groupement humain au point de vue des caractères somatiques, la nation au point de vue de la communauté politique, l’ethnie au point de vue plus vague des caractères de civilisation (voir F. de Fontette, Le Racisme, Paris, PUF, 1981, p. 7). Cela dit, il est évident que le brouillage de ces différents concepts constitue, justement, le propre d’une démarche raciste.
2 In Mein Begräbnis und andere Geschichten, Leipzig, 1917.
3 In Indien und Ich, München, 1922.
4 Texte de 1907. Repris dans Des deutschen Spiessers Wunderhorn, München, A. Langen, 1913.
5 Cité d’après la réédition du recueil Des deutschen Spiessers Wunderhorn, München 1981, p. 300. Traduction française dans le recueil G. Meyrink, Histoires fantastiques pragoises, Paris, Flammarion, 2006 (trad. : J.-J. Pollet).
6 Cité d’après la réédition Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1984, p. 16. Voir la traduction française de J.-J. Pollet et P. Giraud, Mon Nom est Personne, Paris, Christian Bourgois, 1990.
7 Voir Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
8 Mario Praz, La chair, la mort et le diable, Paris, Denoël, 1977.
9 Le récit appartient au recueil Seltsame Begebenheiten, München, G. Müller, 1918.
10 La nouvelle fait partie du recueil Seltsame Geschichten, Graz, 1919.
11 Texte de 1928, repris dans Das Haus zur letzten Latern, München, Langen-Müller, 1973.
12 In Die knöcherne Hand, München, 1911.
13 In Des deutschen Spiessers Wunderhorn, op. cit.
14 In Seltsame Geschichten, op. cit.
15 Texte repris dans Das deutschen Spiessers Wunderhorn, op. cit. Traduction française : G. Meyrink, Histoires fantastiques pragoises, op. cit.
16 In Die Stunde des Unsichtbaren, Leipzig, 1927.
17 In Geschehen aus jener andern Welt, Leipzig, 1923.
18 In Das Gespensterschiff, Jena, 1920. Traduction française : La Fiancée du Diable, op. cit., (trad. : J.-J. Pollet)
19 In Die Stunde des Unsichtbaren, op. cit.
20 In Die Besessenen, München, 1909.
21 In Lemuria, München, 1917. Nous citons d’après la réédition München, Herbig, 1973.
22 In Dâmonische Novellen, München, 1920.
23 Op. cit., p. 175.
24 In Selsamme Gechichten, op. cit.
25 Cf. Chapitre 17 « Gustav Meyrink, l’enjeu de l’occultisme ».
26 Cf. Mario Praz, op. cit, p. 343-358.
27 In Das Grauen, München, G. Müller, 1908.
28 In Nachtmahr. Seltsame Geschichten, München, 1922.
29 In Die Stunde des Unsichtbaren, op. cit. Traduction française dans La Fiancée du diable, op. cit.
30 Voir Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Ed. Gonthier, 1961, p. 13-17 (« Comment penser la diversité des cultures ? »).
31 Micheline Larès, « L’antisémitisme dans le roman anglais des années 30 », in Annales du CESERE, n° 2, 179, p. 49.
32 In Der Gespenterkrieg, Stuttgart, 1915.
33 Voir K. Völker (Ed.) Von Werwölfen und anderen Tiermenschen, München, Hanser, 1972.
34 34Wien, 1921.
35 Wien, 1923.
36 In Der Gespensterkrieg, op. cit.
37 In Menschheitsdämmerung. Märchenhafte Geschichten, München, 1918.
38 In Visionen der Dämmerung, München, 1914.
39 Ibid.
40 Op. cit.
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