Chapitre 6. Dans les profondeurs de la mine : note sur le « réalisme fantastique » de Heinrich Heine
p. 67-76
Note de l’éditeur
Première parution dans Germanica 16/1995.
Texte intégral
1L’épisode se situe au cœur du Voyage dans le Harz (Harzreise)1. Après s’être arrêté durant une nuit dans la bourgade de Osterode, située sur les premiers contreforts du massif, Heine arrive à Clausthal. Il déjeune à l’auberge « À la Couronne » et décide, l’après-midi, d’aller visiter les mines d’argent de l’endroit. Il trouve cette expérience si « intéressante » qu’il « ne peut faire autrement que d’en faire le récit détaillé ».
2Nous voudrions lire ici cet épisode dans sa relation intertextuelle avec quelques-unes des pages les plus célèbres de la littérature fictionnelle romantique sur le thème de la mine : Heinrich von Ofterdingen de Novalis2, Les Mines de Falun (Die Bergwerke zu Falun) d’E.T.A. Hoffmann3. Une relation complexe, faite à la fois de distanciation et d’allégeance, de subversion et d’adhésion, derrière laquelle se profilent également, comme nous le verrons, des références goethéennes, et qui peut contribuer à éclairer, sur un exemple précis, la situation singulière de Heine par rapport à l’héritage romantique.
3Notre analyse épouse, dans sa démarche, la structure du texte de Heine, construite en deux volets : la relation de la visite de la mine elle-même, puis de l’accueil dans les foyers des familles de mineurs – une présentation qui, déjà en soi, appellera évidemment commentaire.
1.
4À une demi-heure de la ville, on arrive devant deux grandes bâtisses noirâtres. On est alors aussitôt accueilli par les mineurs. Ceux-ci portent de larges sarreaux sombres, en général bleu acier, qui leur pendent sur le ventre, des pantalons de même couleur, un tablier de cuir noué dans le dos, un petit chapeau de feutre vert sans bord, comme une quille étêtée. Le visiteur enfile un costume analogue, à l’exception du tablier. Après avoir allumé sa lampe, un mineur – un porion – le conduit ensuite jusqu’à l’entrée d’un sombre puits, qui ressemble à une bouche de cheminée ; il s’y glisse juqu’à mi-corps, lui indique comment se tenir fermement aux échelles et l’invite à le suivre sans crainte. La chose est rien moins que dangereuse, mais on ne veut pas le croire au début, quand on n’a encore aucune idée de la mine. C’est déjà une sensation tout à fait particulière de devoir se déshabiller pour endosser un autre costume ; et voici que l’on se trouve maintenant à devoir ramper pour descendre dans un puits si sombre que l’on ne voit même pas jusqu’où va l’échelle. L’on ne tarde d’ailleurs pas à s’apercevoir qu’il n’y a pas qu’une seule échelle plongeant dans le trou noir de l’éternité, mais toute une série, composée de quinze à vingt barreaux, dont chacune aboutit à une petite planche où l’on peut se tenir debout avant de plonger à nouveau dans un autre trou, avec une autre échelle. Je suis descendu en premier dans le puits Carolina (c’est bien la moins aimable, la moins distinguée des personnes de ce nom que je connaisse !). Les barreaux sont poisseux, trempés d’humidité. On descend ainsi d’une échelle à l’autre, à la suite du porion qui répète sans cesse que ce n’est pas dangereux, qu’il suffit de se cramponner aux échelons, de ne pas regarder ses pieds pour ne pas avoir le vertige et surtout de ne pas marcher sur la petite planche sur le côté, là où passe le câble qui remonte à grand bruit les godets et où, voici deux semaines, un imprudent a été précipité dans le vide et s’est malheureusement rompu le cou. Le fond du puits résonne d’un énorme vacarme confus ; l’on se cogne en permanence contre des poutrelles et des câbles toujours en mouvement, qui remontent les godets chargés de blocs de minerai ou remplis de l’eau qui a filtré de la roche. On parvient de temps en temps dans des galeries appelées « veines » où l’on voit affleurer le minerai et où le mineur solitaire reste assis toute la journée, à tailler la paroi à coups de pic. Je ne suis jamais descendu jusqu’au point le plus profond, là où, dit-on, on peut entendre les gens, en Amérique, crier « Vive la Fayette ! » Pour tout dire, la descente que j’ai effectuée m’a déjà paru bien suffisante : grondements ininterrompus, machineries étrangement inquiétantes, jaillissements d’eaux souterraines, suintement de toutes parts, vapeurs et fumées montant du sol, faisant vaciller et pâlir la faible lueur de la lampe dans la nuit froide. J’avais du mal à respirer dans cette atmosphère oppressante, de plus en plus de peine à m’accrocher aux barreaux glissants. Mais je n’ai pas ressenti véritablement ce que l’on appelle un accès d’angoisse ; chose
curieuse, parvenu dans ces profondeurs, je me souvins que l’année précédente, à peu près à la même époque, j’avais vécu une tempête en Mer du Nord ; je songeai combien est agréable et réconfortant le moment où le bateau est bercé par les flots, où les vents entonnent leur petite musique tandis que retentit le cri joyeux des matelots, où tout est balayé par une brise divine, légère et bienveillante ! Je cherchai à regagner l’air libre et remontai une douzaine d’échelles. Le porion qui m’accompagnait me conduisit par une longue galerie taillée dans la montagne jusqu’au puits Dorothea. L’air y est moins confiné, plus frais que dans le puits Carolina, les échelles y sont moins sales, mais également plus longues et plus raides. Je commençai déjà à aller mieux, surtout en apercevant à nouveau la trace d’êtres vivants. Je croisai en effet quelques lumières, des mineurs remontant à la surface à la lueur de leur lampe et nous souhaitant « bonne chance » en passant devant nous. Nous leur rendîmes leur salut et gardons le souvenir paisible et rassurant, et en même temps un peu énigmatique, du regard clair et profond, du visage un peu blême, empreint de piété, mystérieusement éclairé par l’éclat de leur lampe, de tous ces hommes jeunes et vieux, qui, après avoir passé toute leur journée à travailler au fond de ces puits sombres et déserts, aspiraient maintenant à regagner la chère lumière du jour, à rencontrer le regard de leurs femmes et leurs enfants. (2-24)
5Le voyageur-écrivain, dès son arrivée sur le site, endosse un habit semblable à celui des mineurs avant d’être pris en charge par un porion. La scène permet à Heine de réviser, de « séculariser » l’image du mentor. Celui qui assume ici le rôle de guide n’a rien à voir avec la figure du vieux mineur « âgé et respectable » qui, dans le roman de Novalis, accueille chez lui le néophyte la veille de son initiation, le fait participer à une messe avant de l’accompagner jusqu’au puits ; celui-ci a comme parent, dans le récit d’Hoffmann, le personnage de Torbern, lui aussi « vieux mineur », « au regard ardent », à la voix étrange, qui interrompt la sombre rêverie d’Elis Fröbom pour le convaincre de renoncer à sa vie de marin et de se rendre à Falun4. La remise du costume de mineur, l’accessoire de la lampe, chez Heine, correspondent à des gestes fonctionnels, pragmatiques. Chez Novalis, ils appartiennent à un rituel : c’est à l’issue du service divin que le vieux mineur remet solennellement la lampe au novice en même temps qu’un petit crucifix de bois. Car le chemin est celui d’une initiation mystique : « dans l’obscurité, la lumière de la lampe scintillait comme une bonne étoile qui m’eût indiqué des trésors cachés de la nature »– une formulation à laquelle fait écho, littéralement, le discours de Torbern dans les Mines de Falun : « il se pourrait que, dans les profondeurs, à la faible lueur de la lampe de mineur, l’œil humain fût capable de reconnaître dans les roches merveilleuses le reflet de ce qui est caché là-haut par-delà les nuages » (297). On notera, par opposition, chez Heine, le registre métaphorique délibérément trivial, avec le puits comparé à un vulgaire « conduit de cheminée ».
6Dans cette logique, le texte heinien retraduit en termes séculiers le topos de la descente initiatique, présenté exclusivement dans une dimension matérielle, comme exercice physique dangereux. Le visiteur-écrivain confie son appréhension à descendre ainsi, péniblement, les échelons glissants, trempés d’humidité, d’une série d’échelles qui semble n’en finir jamais. Il est seulement tenaillé par l’angoisse d’éviter de glisser, de céder au vertige, pour ne pas connaître le même sort que « cet imprudent qui, il y a deux semaines, s’est rompu ici le cou en tombant ». Le texte de Novalis, lui aussi, relève sans doute les difficultés de l’entreprise (« il m’apprit la façon de descendre, les règles de sécurité indispensables »), mais les protagonistes, placés sous la protection divine, se jouent de celles-ci comme par enchantement : « je suivis son exemple et nous parvînmes de la sorte, assez rapidement, à une profondeur considérable ».
7Parvenu au fond du puits, sur le site d’exploitation, le voyageur heinien est frappé avant toute chose par la dureté des conditions de travail imposées à ces ouvriers – l’étroitesse des galeries « où l’on se cogne sans cesse contre des poutres », le vacarme assourdissant et incessant des machines, l’atmosphère irrespirable. Nous sommes loin de « l’étrange et solennelle sensation » qui habite le personnage de Novalis. Le bruit des mineurs au travail ne constitue ici qu’une « rumeur lointaine » qui ne trouble pas « l’extase » que connaît le néophyte dans la proximité du mystère des origines du monde. Heine plaint « le mineur solitaire qui reste assis là toute la journée à extraire péniblement, à coups de pic, le minerai de la paroi », tandis que Novalis fait de cette solitude (« l’éloignement de toute surface habitée ») une dimension d’un accomplissement personnel (« il est impossible d’expliquer et de décrire cette parfaite satisfaction d’une vocation innée, ce plaisir extraordinaire donné par les choses qui sont en rapport étroit avec notre nature secrète... »). Le symbole même du mystère des origines, le ruissellement de l’eau au cœur du minéral, est repris chez Heine comme un élément d’un décor oppressant, voire infernal (« l’eau qui suinte de tous côtés »).
8La comparaison qu’établit le narrateur du Voyage dans le Harz avec, dans le registre de l’expérience angoissante, le souvenir d’une tempête en Mer du Nord vécue l’année précédente, à la même époque, est révélatrice de sa disposition d’esprit. La seconde situation n’est pas moins dangereuse que la première. Mais le narrateur préfère à l’évidence celle-là à celle-ci, exactement à l’image d’Elis Fröbom se souvenant de son passé de marin lors de sa première découverte du gouffre de la mine (« Que sont toutes les terreurs de la mer en comparaison de l’épouvante qui réside en ces crevasses de pierres désolées !... L’ouragan a beau se déchaîner, les nuées noires ont beau plonger au sein des vagues écumantes, le soleil resplendissant finit par remporter la victoire, et devant son joyeux visage se tait le vacarme furieux ; mais jamais son regard ne pénètre en ces noires cavernes... » 311). Pour reprendre les catégories anthropologiques de l’imaginaire proposées par G. Durand, on dira qu’à l’enfouissement, à la fascination des profondeurs – le régime dit « nocturne » de l’image –, Heine substitue explicitement le régime « diurne », avec les symboles ascensionnels (le voile et le vent, le balancement), la quête de la lumière. Il étouffe littéralement dans ce monde souterrain assimilé au royaume de la mort. Il se réjouit, en remontant à la surface, de quitter les ombres spectrales des visages blêmes pour retrouver à nouveau trace des « vivants ».
9Ce registre métaphorique n’est pas sans rappeler, dans les Mines de Falun, la description de la grande excavation à ciel ouvert de la mine comme « monstrueuse entrée de l’Enfer » (307) – parois déchiquetées, rochers gigantesques en forme d’animaux pétrifiés, asphyxiante vapeur de soufre, mineurs qui, « dans leur sombre tenue de travail et avec leurs visages noircis de fumée, avaient l’air d’affreux démons péniblement échappés aux entrailles de la terre » (309). Chez Heine, cependant, c’est moins le paysage minier lui-même (qu’Elis Fröbom observe d’ailleurs depuis la surface, de l’extérieur) que les conditions de travail imposées aux mineurs au fond du puits qui appellent l’image de l’enfer5.
2.
10Après un paragraphe de transition consacré au passage en ces lieux, naguère, du duc de Hanovre qui a laissé un profond souvenir aux mineurs – occasion, pour Heine, d’ironiser sur ce sentiment bien allemand et apparemment indéracinable d’inconditionnelle « fidélité » du sujet à l’égard du souverain –, le narrateur relate comment, s’étant fait un ami de son guide, celui-ci va l’accompagner dans la petite bourgade de Zellerfeld, où habitent la plupart des mineurs, et lui permettre d’entrer à l’intérieur même des modestes chaumières pour partager l’intimité de ces familles :
La plupart des mineurs habitent à Klausthal et dans la petite bourgade voisine de Zellerfeld. J’ai rendu visite à plusieurs de ces braves gens ; j’ai pu observer leur intérieur modeste, j ’ai écouté quelques-uns de leurs chants, lorsqu’ils s’accompagnent à la cithare, leur instrument préféré ; je leur ai demandé de me raconter leurs vieilles légendes, de réciter devant moi les prières qu’ils ont l’habitude de dire tous ensemble avant de descendre dans le puits sombre ; j’ai repris avec eux maintes prières. Un vieux porion m’a même suggéré de rester parmi eux et de devenir mineur ; en prenant congé de lui, il m’a chargé de donner le bonjour à son frère, qui habite dans la région de Goslar, et d’embrasser pour lui sa très chère nièce.
Aussi paisible, aussi tranquille qu’elle puisse paraître, la vie de ces gens n’en est pas moins authentique et riche. La très vieille femme aux membres tremblants qui est assise derrière le poêle, juste en face de la grande armoire, est installée là depuis peut-être un quart de siècle ; tout son esprit, toute son âme sont étroitement imbriqués dans chaque détail de la décoration de ce poêle, de cette armoire. Ce poêle et cette armoire perdurent dans la mesure où quelqu’un leur a insufflé une partie de son être.
C’est de cette existence contemplative, de cette « immédiateté » qu’est issue cette caractéristique propre à la tradition germanique du conte, selon laquelle ce sont non seulement les animaux et les plantes qui sont doués de parole, mais tous les objets, même ceux qui paraissent inanimés. La vie intime de ces derniers se révèle mieux qu’ailleurs dans l’espace clos et protégé des masures minières et forestières ; ceux-ci conquièrent ici un caractère de nécessité, heureux mélange de réminiscences fantastiques et de finalités purement humaines. Comme dans un conte et comme si cela allait de soi, voici que le miroir magique que l’on interroge reflète l’image de la plus jolie femme, que les gouttes de sang se mettent à dire des mots mystérieux et inquiétants, des mots de compassion et de pitié. C’est la même raison qui fait que la vie, dans notre enfance, nous apparaît si chargée de sens ; c’est le temps où tout revêt pour nous la même importance ; il n’y a rien que nous ne voyions ou n’entendions, toutes nos impressions sont d’égale valeur, alors que, plus tard, nous opérons davantage de choix, nous nous adonnons à des occupations exclusives et singulières, nous échangeons péniblement l’or pur de nos pensées contre les assignats des définitions livresques. Nous sommes maintenant des gens adultes et distingués, nous habitons des maisons modernes, la servante vient ranger chaque jour nos affaires et déplace à sa guise les meubles qui ont peu d’intérêt pour nous, dans la mesure où ils appartenaient hier à Hans et appartiendront demain à Isaac ; même nos habits nous sont étrangers, nous ignorons combien de boutons ornent la veste que nous avons sur le dos.
La vieille femme assise en face de l’armoire, derrière le poêle, portait une jupe d’un tissu fleuri comme il n’en existe plus, taillé dans la robe de mariée de sa défunte mère ; son arrière-petit-fils, un petit garçon blond au regard vif, habillé en mineur, était assis à ses pieds et comptait les fleurs de sa jupe ; elle lui avait déjà probablement raconté beaucoup d’histoires à propos de cette jupe, de belles histoires lourdes de sens que le gamin n’oublierait certainement pas de sitôt et qui lui resteraient encore en mémoire lorsque bientôt, à l’âge adulte, il descendrait dans les sombres galeries désertes de la Carolina et qu’il raconterait peut-être à son tour lorsque sa grand-mère serait morte depuis longtemps et que lui-même, devenu un vieillard aux cheveux gris au soir de sa vie, serait assis au milieu du cercle de ses petits enfants, face à la grande armoire, derrière le poêle. (28-30)
11En faisant du chant et de la musique le premier signe de reconnaissance de la vie familiale et sociale des mineurs, Heine reprend une notation qui se rencontre à la fois chez Novalis, Hoffmann et même Goethe. Dans Heinrich von Ofterdingen, le vieux mineur confirme que « le chant et la cithare font partie de la vie du mineur et que nul état ne peut jouir de leurs agréments avec autant de plaisir ». Elis Fröbom, dès son arrivée à Falun, se mêle au « cortège des mineurs en grande tenue, musiciens en tête » (311) et peut à peine retenir ses larmes en écoutant ses compagnons entonner « une vieille chanson qui, sur une mélodie fort simple allant droit au cœur, célébrait les bienfaits du travail des mines » (313). Dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Philine et Wilhelm, au cours d’une promenade à la campagne (Livre II, chapitre IV) croisent une troupe de mineurs « qui, s’accompagnant de la cithare et du triangle, chantaient de leurs voix ardentes et sonores des chansons populaires pleines de charme... ».
12Le chant et la musique, dans chacun de ces textes, sont présentés à la fois comme l’expression d’une joie simple et l’affirmation d’un certain sens de la communauté, à travers la fête. Sous ce dernier aspect se découvrent évidemment des philosophies différentes. La conception goethéenne, en particulier, est à distinguer de la vision romantique. Lorsque Wilhelm et Philine, au cours de leur promenade, assistent à l’aubade donnée par un groupe de mineurs, cette rencontre musicale prélude à une pantomime qui sert à démontrer l’existence d’une complémentarité entre les différentes activités humaines dans la mise en valeur des richesses de la nature : un mineur se détache du groupe et « tandis que ses compagnons jouent une mélodie grave » s’avance une pioche à la main et mime son travail devant un paysan qui lui enjoint aussitôt de quitter les lieux, lui reprochant d’avoir l’audace de venir creuser dans son champ ; au paysan, qui est en vérité un autre mineur déguisé, le premier explique « qu’il a avantage à le laisser mettre à jour les trésors souterrains dont lui-même aurait tiré son profit » ; et le paysan de se laisser convaincre et de fraterniser immédiatement avec son compère, pour la plus grande joie des spectateurs. Le personnage de Jarno, dans Les Années de voyage de Wilhelm Meister reprendra et incarnera cette idée d’une activité sans doute limitée, mais dont la finalité intéresse fondamentalement l’humanité tout entière, lui qui, après avoir été élevé chez un oncle fonctionnaire des Mines « n’avait désormais en tête qu’explorations minières, [...] dans les deux hémisphères ». Cette dimension universaliste est absente à la fois chez Novalis et chez Hoffmann. Le chant et la musique sont ici avant toute chose, pour les mineurs, un mode d’expression leur permettant d’affirmer leur identité culturelle.
13Heine souscrit à cette conception et va même encore plus loin, dans l’interprétation « ethnographique ». Il place les chants sur le même plan que les vieux contes et les prières qu’ils récitent « en communauté ». Tous ces éléments constituent une tradition orale qui joue, toutes choses égales, la fonction sociale du mythe. On notera que Heine anticipe ici, en quelque sorte, son analyse de la culture insulaire des habitants de Norderney dans La Mer du Nord, dont la cohésion, l’homogénéité sociale s’opposent « au caractère déchiré et éclaté » de la pensée et de la vie modernes.
14Un autre aspect de la société des mineurs relevé immédiatement par le voyageur-écrivain est son ouverture, sa capacité à accueillir, à intégrer l’étranger. À peine le visiteur est-il arrivé à Zellerfeld qu’il est immédiatement considéré comme faisant partie de la famille (on le charge d’un message d’amitié pour le frère, pour la nièce), participe aux prières communes et se voit invité par un vieux porion « à rester auprès d’eux et à devenir mineur ». On retrouve le même mouvement chez Novalis (le mineur se souvient de l’affection de son vieux maître qui lui donna son nom, fit de lui son fils, lui donna sa fille en mariage) et surtout, chez Hoffmann : dès son arrivée à Falun, Elis Fröbom est immédiatement gagné par l’atmosphère aimable et conviviale qui règne parmi ces hommes « aux visages francs et bienveillants » ; l’accueil paternel que lui réserve Pehrson Dahlsjö va achever de le convaincre de demeurer sur place et de se consacrer au travail de la mine.
15Cependant on sait que dans la suite du récit des Mines de Falun, la vie quotidienne idyllique au milieu des mineurs – symbolisée par « le charme souverain » de la figure d’Ulla Dahlsjö – se trouve bientôt perçue, tout au moins dans la perspective du héros, comme une trahison par rapport à une vocation supérieure, l’appel fatal des profondeurs, auquel il succombe le matin même de ses noces pour rejoindre la Reine des métaux. Cette ultime dévaluation de la sphère de la réalité sociale – fût-elle à mettre au compte d’une folie – est absolument étrangère à Heine.
16Le voyageur-écrivain s’emploie bien au contraire à fonder l’utopie. La notion-clef sur laquelle il construit toute sa vision idyllique est celle d’« immédiateté » (Unmittelbarkeit). Cette immédiateté qui les fait vivre en harmonie intime avec leur environnement leur offre « une existence vraie et authentique, aussi tranquille et calme qu’elle puisse paraître ». Pour la première fois depuis son départ de Göttingen, le narrateur rencontre un type d’humanité qui, dans son rapport au monde, ne lui paraît pas aliéné. Celui-ci s’oppose en effet à tous les comportements qu’il a pu relever jusqu’à présent chez les touristes du Brocken : autant à l’esprit pragmatique-utilitariste (caricaturé à travers le bon bourgeois de Goslar qui se dit, entre autres, « que les arbres sont verts parce que le vert repose la vue ») qu’à l’attitude « sentimentale » qui fait s’extasier en chœur les promeneurs venus assister à un coucher de soleil comme à un spectacle.
17Pour décrire ce rapport intime et authentique aux choses et à la nature, le narrateur fait longuement référence à l’univers du conte. On pourrait effectivement croire, à lire ces lignes, à une défense et illustration du genre par Novalis ou Tieck. Prenons garde cependant au fait que la reconnaissance du conte comme genre « par excellence », parce que propice à la réalisation de l’idéal de « poétisation » du réel, correspond chez ses promoteurs à une intention polémique à l’égard de l’héritage du rationalisme et de l’Aufklärung – dimension absolument étrangère à Heine. En vérité, il reprend et développe ici sa description ethnographique de la fonction mythique. Les familles de mineurs lui présentent l’image d’une société traditionnelle, où les individus s’inscrivent dans une chaîne des générations qui perpétue leur identité à travers les récits qu’elles se transmettent : la vieille femme auprès du poêle porte la jupe fleurie de sa propre mère, raconte à son petit-fils assis à ses pieds « les belles histoires graves » liées à celle-ci, lui qui, à son tour, devenu un vieillard aux cheveux argentés, les racontera dans le cercle de ses petit-enfants... Voici l’exact envers, selon Heine, du mode de vie de la bourgeoisie citadine actuelle, pour qui tous les objets familiers sont interchangeables parce que sans aucun passé, n’ont qu’une valeur marchande et un usage pratique parce ce que sans aucun lien avec une histoire personnelle.
18Nous sommes ici très proches de certaines formulations de Novalis. Évoquant avec nostalgie son mariage heureux, béni par une nombreuse et vigoureuse descendance, le vieux mineur met ce bonheur simple au compte de la sagesse conquise dans l’exercice de ce métier qui fait que « le mineur naît pauvre et pauvre s’en retourne, se contentant de savoir où se trouvent les Puissances métalliques et de les amener au jour : leur aveuglant éclat n’a point de prise sur son cœur intègre ». L’exercice du « noble art » du mineur met ainsi à l’abri de l’aliénation par l’argent et comporte une leçon d’humanité : « dans sa solitude, il pense au fond du cœur à ses compagnons, à sa famille et toujours lui apparaissent plus évidentes la dépendance réciproque et la parenté naturelle des hommes ». Pour Heine, les mineurs échappent à l’aliénation moins par leur obligation de pauvreté que par le rapport signifiant qu’ils entretiennent avec les choses autour d’eux. Il donne de leur authenticité de vie une définition positive, et non pas simplement par défaut.
19L’auteur du Voyage dans le Harz, cependant, ne se départit pas de sa lucidité. Cet idéal d’une société traditionnelle préindustrielle appartient – il le sait – au domaine de l’utopie.
20 Car le petit-fils connaîtra lui aussi le « travail solitaire dans les galeries noires de la nuit ». La contradiction demeure ouverte et maximale entre les conditions de travail qui exposent la personne (le froid, la nuit, le tombeau, la solitude) et la sphère privée censée la protéger (le foyer, la chaleur, la maison, la famille).
21La structure binaire de cet épisode des mines de Clausthal est donc tout à fait révélatrice. Alors que le voyageur-écrivain s’emploie dans une première partie à systématiquement déconstruire la mythification magique du travail à la mine à travers une évocation ostensiblement désacralisée de la visite du puits, il prolonge et varie, dans la seconde partie consacrée à l’évocation de la vie familiale et sociale du mineur, la tonalité de l’idylle romantique. Cette composition contrastive expose la contradiction idéologique au cœur même de la représentation de la mine selon Heine.
22Le paragraphe intermédiaire, consacré au sentiment typiquement allemand de la Untertanstreue, constitue davantage qu’une digression en forme de transition. Sur le ton de l’ironie, il suggère que le hiatus entre les deux aspects de la mine pourrait s’expliquer par le manque d’esprit révolutionnaire du peuple allemand. Ce qui irait dans le même sens que l’exclamation « Hourrah Lafayette ! » que le visiteur voudrait entendre, mais en vain, au fond du puits. Sous l’apparente neutralité de la description, la chronique de voyage, pour Heine, offre encore l’espace d’une écriture militante.
Notes de bas de page
1 Nous citons d’après l’édition Diogenes Verlag, Zürich, 1993.
2 Pour le texte français, nous renvoyons à la traduction de Y. Deletang-Tardif dans Romantiques allemands, Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1963, t. 1.
3 Nous citons d’après l’édition bilingue Aubier-Montaigne, Paris 1975 (traduction de Paul Sucher).
4 Les deux figures sont inspirées, comme on sait, par Abraham-Gottlob Wemer (1750- 1817).
5 « Dans ces pages, qui sont un chef-d’œuvre de réalisme fantastique, Heine est plus proche de Germinal que des Mines de Falun... On sent, dans cette révélation du monde ouvrier, une prise de conscience sociale et politique. La descente vertigineuse dans l’enfer de la mine a visiblement marqué à jamais le jeune bourgeois Heine qui découvre, sous les forêts bruissantes et ensoleillées du Harz, un autre monde, inquiétant et fantomatique, un enfer souterrain où des ombres arrachent au rocher, dans un travail aveugle et sans espoir, l’argent du Prince. » (A. Faure, « Die Harzreise, sur les traces de Heinrich Heine », in : Heine voyageur (ouvrage collectif), Presses Universitaires du Mirail, 1999, p. 23.
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