Chapitre 5. Maisons hantées (Hoffmann, Storm, Strobl)
p. 55-66
Note de l’éditeur
Première parution dans l’ouvrage collectif Les Songes de la raison. Mélanges offerts à Dominique lehl, Peter Lang, 1995.
Texte intégral
1Visitons donc quelques maisons hantées – site reconnu par S. Freud comme haut lieu de l’inquiétante étrangeté. La première, La Maison déserte (Das öde Haus, 1817)1, installée par E.T.A. Hoffmann en plein Berlin, sur une grande avenue « bordée de somptueux hôtels, rendez-vous habituel des gens du monde, que leur position sociale ou leur richesse autorise à jouir largement des plaisirs de la vie » ; la seconde, La Maison de Bulemann (Bulemanns Haus, 1866)2 – plantée par Theodor Storm dans « une ville de l’Allemagne du Nord », au fond d’une ruelle appelée Düsternstrasse ; enfin la troisième, La Maison inhabitée (Das unbewohnte Haus, 1913)3 – sise par Alexander Moritz Frey « dans la cohue d’une grande ville », sur « une vieille rue étroite qui monte de la place du marché ». Toutes trois plus ou moins délabrées, dans un état d’abandon et donc, apparemment, inhabitées :
2Texte 1 :
J’avais déjà bien souvent parcouru cette promenade, lorsqu’un jour une maison qui contrastait de manière frappante et singulière avec toutes les autres arrêta tout à coup mes regards. Figurez-vous une maison basse avec quatre fenêtres de façade et un premier étage ne dépassant guère en hauteur les croisées du rez-de-chaussée des maisons voisines, et imaginez-la comprimée entre deux grandes et belles bâtisses. Sa façade décrépie, sa toiture mal entretenue et ses vitres en partie remplacées par du papier collé, témoignaient de l’abandon total où la laissait son propriétaire [...] Je fus convaincu que cette maison devait être totalement inhabitée, car jamais, jamais, à quelque heure du jour que je vinsse à passer, je n’y apercevais le moindre signe d’une présence humaine. (162)
3Texte 2 :
Dans une ville portuaire de l’Allemagne du Nord, dans la rue qu’on appelle Düstemstrasse, se dresse une maison délabrée ; elle est étroite, mais haute de trois étages ; au milieu de sa façade, depuis le rez-de-chaussée jusqu’à la pointe du pignon ou presque, un avant-corps fait saillie, pourvu à chaque étage de fenêtres sur le devant et sur les côtés, de telle sorte que, par les nuits claires, la lumière de la lune pénètre à l’intérieur [...] De mémoire d’homme, personne n’est jamais entré dans cette maison, personne n’en est sorti... (87)
4Texte 3 :
Dans la cohue de la grande ville, au fond d’une ruelle étroite se dresse une vieille maison inhabitée [...]. Pourquoi affiche-t-elle sa splendeur fanée au milieu de toutes ces nouvelles défroques bigarrées ? Elle est inhabitée des combles jusqu’à la cave. Par sa large porte cochère courbée sous la pesée des pierres grises, le chemin conduit vers des maisons habitées, situées à l’arrière, au cœur de l’agitation fébrile qui règne dans des ateliers secoués de martèlements. Mais ses vastes pièces sont vides. Les fenêtres les plus basses arborent le manteau rouillé des volets de fer, celle du premier et du second étage observent de leurs yeux voilés de poussière et de toiles d’araignée l’effervescence de la rue, jetant un regard de mépris sur les bâtiments voisins, soudainement et récemment dressés vers le ciel. (101)
5Analogies architecturales. Il est remarquable que les trois descriptions relèvent comme principal élément signifiant la situation de la bâtisse par rapport à son environnement immédiat : la maison inhabitée est évaluée par rapport aux maisons voisines, à l’alignement de la rue, c’est-à-dire, fondamentalement, par rapport à la norme. L’une serrée, coincée (eingeklemmt) entre les constructions attenantes ; l’autre en saillie ; la troisième contrastant avec la modernité tapageuse des bâtiments contigus. Dans tous les cas, cette singularité reçoit une valeur symbolique : la maison hoffmannienne donne l’impression de descendre en dessous du niveau des autres ; la maison de Bulemann, loin de conquérir par sa hauteur une quelconque distance ou sérénité, ne fait que s’exposer par là davantage à la clarté lunaire ; enfin la demeure élue par A.M. Frey, malgré son orgueil, n’est plus qu’un passage vers l’arrière-cour... L’architecture dessine déjà, par elle-même, tout l’enjeu de l’histoire fantastique : le danger (et la fascination) de « sortir du rang », au sens propre.
6 Les coïncidences architecturales se prolongent au niveau du « personnel », du bestiaire des lieux : chez E.T.A. Hoffmann, l’intendant « au visage de momie, au nez pointu et aux cheveux frisés à l’ancienne mode », avec son chien « décrépit et hargneux qui aboie à la lune dans l’arrière-cour » ; chez T. Storm, la créature vieillotte et rabougrie, coiffée d’un bonnet de coton, flanquée de ses deux énormes chats ; chez A.M. Frey également, « un gros matou qui descend parfois les marches basses de l’escalier et s’installe immobile dans l’entrée, aussi gris que la maison ».
7Au-delà de toutes ces analogies patentes, et qui autorisent d’ailleurs à soupçonner une filiation entre les trois textes4, nous voudrions esquisser la poétique singulière dans laquelle s’inscrit chacun des sites, nous demander, en d’autres termes, de quel fantastique la maison hantée est la demeure.
8Avouons brièvement nos a priori, sinon nos préjugés.
9Mise au point, d’abord, sur la fameuse question du lecteur. De Lovecraft à Todorov, de L. Vax à J. Finné circulent nombreuses définitions du fantastique faisant explicitement référence au lecteur5 (on peut d’ailleurs voir ici l’héritage de S. Freud qui, le premier, analyse le texte fantastique en termes d’effet produit). Sans discuter ici par le détail chacune des approches sur laquelle se fonde telle ou telle description, il nous parait globalement discutable de faire dépendre la définition d’un genre littéraire de son mode de réception, selon le cas du degré d’émotivité (Lovecraft) ou des convictions philosophiques (Todorov) de ses lecteurs supposés, à moins de postuler une image normative de ceux-ci. Entendons-nous : il se peut parfaitement que l’appel d’une certaine réaction devant l’événement narré soit constitutif du fantastique6 ; mais celui-ci ne peut être retenu comme élément pertinent de la définition du genre qu’à condition d’être un élément du texte lui-même. Autrement dit : il convient d’envisager exclusivement la mise en scène de cette « réaction »– quelle qu’elle soit –, à l’intérieur de la fiction et non pas celle prêtée à un lecteur réel. Il s’agit de prendre en compte la ou les représentation(s) du lecteur qui, dans la fiction, assume (nt), éventuellement, une identification avec les lecteurs « réels ». Le mode sur lequel celle-ci opère (ou pour tel ou tel texte réputé « classique », par exemple, opère différemment selon les époques, les cultures) est une question de réception qui regarde la sociologie de la littérature mais ne peut intervenir, à notre sens, dans la définition du genre.
10Il paraît possible, dans cet esprit, de proposer une définition « textuelle » du fantastique à partir du concept de vraisemblable. Schématisons. Soit une première catégorie de fictions dites « mimétiques », qui regroupe donc les récits où les événements narrés sont compatibles avec l’image convenue de la réalité, respectant, en d’autres termes, le code du vraisemblable. Soit une seconde catégorie de fictions que l’on dira « non-mimétiques », qui présentent explicitement et d’entrée de jeu les événements narrés comme échappant à l’image convenue de la réalité, c’est-à-dire se situant hors du code de vraisemblable (sous cette catégorie se rangent différents genres : le conte, l’utopie, le voyage imaginaire, etc.). À partir de là, on pourrait définir la fiction fantastique par sa stratégie narrative originale, « antimimétique » : jouer le jeu de la mimesis pour en révéler l’inanité, accepter provisoirement le code du vraisemblable pour y ouvrir une brèche, le déconstruire de l’intérieur.
11Adosser la définition du fantastique à la notion de vraisemblable comporte deux avantages. Cela permet, d’une part, d’introduire dans la réflexion sur le genre la dimension historique, qui fait défaut dans la plupart des ouvrages théoriques. Car il est évident que le code du vraisemblable, qui représente l’image qu’une certaine époque, avec sa culture donnée, se fait de la réalité, est historiquement relatif (pour une « conscience » médiévale, par exemple, l’apparition d’incubes et de succubes est parfaitement compatible avec l’image de ce qui peut appartenir à la réalité et ne saurait par conséquent constituer un événement proprement fantastique !) D’autre part, la définition du fantastique comme mise en scène d’une infraction au code de vraisemblable paraît conciliable avec l’approche de la « textanalyse » qui reconnaît dans la fiction fantastique un texte « structuré comme un fantasme », selon la formule de J. Bellemin-Noël, « un scénario où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins détournée, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient ». Bellemin-Noël jette d’ailleurs lui-même le pont, en suggérant que « le fantastique manipule, en fait, un faux vraisemblable pour nous faire accepter l’inouï et l’inaudible ».
12Précisons bien, encore une fois : le code de vraisemblable dont il est ici question et par rapport auquel se mesure l’infraction qui décide du fantastique n’est en aucun cas celui d’un lecteur « réel ». C’est celui qui est mis en place à l’intérieur du texte lui-même7. Il faut qu’il y ait, dans la fiction, une instance (un ou des personnages, différents ou non du héros de l’aventure, éventuellement le narrateur lui-même) qui prenne en charge le vraisemblable, c’est-à-dire qui incarne la vision « normale », conventionnelle de la réalité et mesure la compatibilité des événements narrés avec celle-ci.
13Toutes ces précautions pour revenir à E.T.A. Hoffmann, T. Storm et A.M. Frey.
14La fonction de « normalité », dans La Maison déserte, est assumée d’abord en partie par le héros-narrateur lui-même, Théodore, qui, dans un premier temps, nous donne des gages de sa parfaite lucidité, avoue sa propension à privilégier une explication « naturelle » du mystère de la maison inhabitée :
Une maison inhabitée dans cette partie de la ville ! Singulier phénomène ! Et pourtant, cela s’expliquait peut-être par une raison bien simple et bien naturelle, à savoir que le propriétaire se trouvait parti pour un long voyage, ou que, habitant dans quelque propriété lointaine, il ne souhaitait ni aliéner, ni louer cet immeuble, pour se réserver la possibilité de s’y établir aussitôt, dans le cas où il reviendrait ici... (162)
15Cette explication « naturelle » est bientôt relayée par un ami du narrateur, le comte P. qui renseigne Théodore sur l’utilisation de la maison comme réserve et laboratoire de la confiserie voisine, ce pourquoi « les fenêtres du rez-de-chaussée où étaient installés les fourneaux avaient été murées et celles des chambres du premier étage garnies d’épais rideaux pour préserver du soleil les sucreries ».
16Dans La Maison de Bulemann, il revient au vieil organiste de l’église Sainte-Madeleine d’assumer la fonction de relais du vraisemblable. Son propos se distingue d’emblée de ceux des divers représentants de la rumeur – les uns prédisposés à colporter les bruits en vertu de leur naïveté supposée (les enfants, les nourrices, à rapprocher de leurs parentes hoffmanniennes qui, elles aussi, véhiculent complaisamment les légendes, voir Le Marchand de sable), les autres dont le témoignage peut être sujet à caution (les joyeux lurons de retour de beuveries, le veilleur de nuit en état d’ébriété), autant de discours mis explicitement à distance par le narrateur, à travers multiples modalisations (« De joyeux compères, au retour d’agapes nocturnes, prétendent avoir entendu... » ; « le veilleur de nuit, par une nuit comme celle-là, aurait aperçu, ».). À la différence de tous ces discours suspects, le témoignage de l’organiste jouit (provisoirement) d’un plus grand crédit, confirmé par le narrateur :
Celui qui paraît pouvoir donner le plus de renseignements, c’est encore un vieil homme qui vit dans un quartier éloigné et qui fut, il y a des années, organiste à l’église Sainte-Madeleine. (88)
17C’est un témoignage « historique » qui se fonde sur une expérience personnelle : le vieil organiste est le seul à être effectivement entré dans la maison, à avoir rencontré Bulemann. Il prend d’ailleurs soin, dans son récit, de se démarquer de la superstition (« Les gens l’appelaient entre eux “le vendeur d’âmes”... ; il avait, disait-on, épousé une négresse... ; je ne saurais dire exactement la part de vérité que renfermaient ces propos... »). Et de conclure péremptoirement, au nom du simple bon sens, que « tout cela remonte aujourd’hui à plus de soixante-dix ans et que M. Bulemann doit depuis longtemps avoir été porté à l’endroit dont nul ne revient ».
18Dans La Maison inhabitée, A.M. Frey délègue à un héros-narrateur la charge de créer l’horizon de normalité, comme E.T.A. Hoffmann avec La Maison déserte. Celui-ci prend soin de nous convaincre de son équilibre mental en marquant ses distances par rapport à un représentant patenté de la crédulité populaire, la vieille marchande de fruits qui, encore sous le coup de l’émotion, raconte à un sergent de ville sceptique qu’elle vient de voir apparaître à la fenêtre de la maison inhabitée une jeune femme qui l’a apostrophée (on reconnaîtra aisément, dans ce personnage, une parente de « Das Apfelweib » du Vase d’Or). Cela dit, le narrateur ne se contente pas d’affirmer sa maturité intellectuelle ; il affiche également ses goûts, en particulier son aversion pour son époque qui n’est, selon lui, que frénésie, cohue et « défroques bigarrées ». Il semble bien, par rapport au fantastique du siècle précédent, que la fonction d’authentification ne suffise plus au héros-narrateur.
19Ce sont ces repères de normalité, installés à l’intérieur du texte lui-même, qui vont se trouver contestés, remis en cause par l’aventure fantastique proprement dite.
20Arrêtons-nous un instant sur la manière dont cette contestation est généralement décrite dans la littérature critique. « Scandale », « déchirure », « irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne » nous dit R. Caillois8. L. Vax, lui aussi, aperçoit ici un événement désastreux, puisqu’il s’agit de « savoir si quelque chose s’est brisé en moi et du même coup dans le monde, si quelque maladie mystérieuse et mortelle n’a pas frappé simultanément mon for intérieur et l’architecture du cosmos ». Moins lyrique, Irène Bessière n’est cependant pas plus optimiste, qui pressent ici le vertige du vide : « le projet littéraire fantastique est par nature antinomique ; il doit allier son irréalité première à un réalisme second ; l’événement narré est privé de toute probabilité interne : patent mais sans cause... ». Laissons de côté le débat technique sur la pertinence comparée de ces diverses descriptions. Il ressort de celles-ci que l’aventure fantastique, quel que soit le registre métaphorique emprunté pour la conceptualiser, est globalement évaluée sinon comme catastrophique, du moins comme fondamentalement négative. Or une lecture attentive de Hoffmann et de Storm devrait, à notre sens, inviter à relativiser cette idée peut-être reçue (nous parlons ici exclusivement, répétons-le, de l’évaluation que l’aventure reçoit à l’intérieur du texte lui-même).
21Théodore, effectivement, confesse un certain trouble, un certain désarroi devant la vision d’une jeune fille « gracieuse et ravissante » entrevue à la fenêtre de la maison déserte :
Je restai pétrifié. Une impression étrange de volupté et d’angoisse m’envahit tout entier, pareille à l’effet d’une secousse électrique. Je ne pouvais détourner mes yeux de la fenêtre fatale, et peut-être un soupir langoureux s’échappa-t-il de ma poitrine. Enfin, revenant à moi, je me vis entouré d’une foule de gens de toutes conditions, qui regardaient avec curiosité dans la même direction que moi. J’en fus contrarié. (165)
22Même s’il met le sujet à l’écart des autres, l’événement n’est pas pour autant désastreux ; la métaphore « électrique », l’oxymore (bänglich-wonnig), la tournure passive nous convainquent que le danger, s’il y a danger, est celui du « ravissement » du sujet, au double sens du terme. Il y a, de la part du héros, conscience d’un décalage, intuition d’un monde – qualifions-le, par commodité, de « surnaturel »– ne relevant pas de la réalité communément admise. La conscience de ce décalage, de cette différence de statut de l’événement, semble bien constituer une des conditions du fantastique. L’univers du conte, contrairement à ce que pourrait laisser parfois penser certaine présentation simpliste, joue également, le cas échéant, sur deux niveaux, celui de la réalité quotidienne et celui du merveilleux. Mais – c’est là toute la différence avec le fantastique –, on y circule en quelque sorte impunément, presque commodément, en tout cas « naïvement » d’un niveau à l’autre. En territoire fantastique, en revanche, la transgression se marque et, surtout, se paye. Elle laisse, littéralement, des traces dans le texte. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit nécessairement évaluée comme catastrophique, même si elle correspond, de la part du héros, à une expérience critique. « La merveilleuse apparition » à la fenêtre de la maison déserte entraîne sans doute des conséquences funestes dans la vie de Théodore, qui va bientôt côtoyer la folie. Mais celle-ci ne correspond pas à une absence de sens : elle représente l’envers, en quelque sorte le prix à payer pour l’accès à une dimension supérieure.
23Dans La Maison de Bulemann, c’est le narrateur lui-même qui, après avoir fidèlement rapporté le témoignage biographique de l’organiste, intervient personnellement pour installer et assumer le décalage :
Cet homme se trompait lorsqu’il parlait ainsi. M. Bulemann n’a jamais été emporté hors de sa maison ; il y vit actuellement encore. Et voici comment les choses se sont passées. (92)
24Dans cette assertion auctoriale du narrateur qui inflige un démenti formel au discours réaliste et rationnel du vieil organiste, nulle trace « d’hésitation » au sens où l’entend T. Todorov, de « déchirure » comme le comprend R. Caillois ou même de « contradiction » comme le suggère I. Bessière. Il n’y a pas ici, comme dans la forme « orthodoxe » du conte, interpénétration indifférenciée des deux niveaux du réel et du surnaturel. Le texte, au contraire, signale explicitement leur couture. Mais ils ne sont pas pour autant pensés comme antinomiques, exclusifs l’un de l’autre (c’est très exactement ce mode de fonctionnement singulier qui explique l’embarras de Storm lui-même pour qualifier le genre dont relève son récit, qui hésite entre Märchen et seltsame Geschichte).
25Révélateur du décalage, le narrateur stormien ne saurait cependant se confondre avec l’apprenti poète hoffmannien. « Et voici comment les choses se sont passées » : la formule lapidaire, péremptoire n’est pas seulement un indice de « littéralisation », c’est-à-dire chargée d’interdire en principe une interprétation métaphorique, allégorique du récit qui va suivre – condition indispensable, comme on sait, au déploiement du fantastique ; elle signe la prétention inouïe du discours fantastique de dire paradoxalement le « réel » beaucoup mieux que le discours « réaliste » (prêté précédemment à l’organiste). Dans cette perspective, le fantastique, à la différence de la fonction que lui assigne Hoffmann à travers Théodore, ne sert pas à une évasion vers une autre dimension, expression d’une inextinguible nostalgie, mais s’ancre au contraire dans la réalité quotidienne.
26C’est ici que se joue l’articulation, souvent ressassée et mal posée, entre le « réalisme » et le fantastique, chez T. Storm. Son prétendu « réalisme fantastique » ou « fantastique réaliste » ne se réduit pas à une question de détail authentique, de minutie apportée à la description d’un décor, d’une atmosphère (l’architecture hydraulique dans Le Cavalier blanc – Der Schimmelreiter !). Toute écriture fantastique, si elle veut être efficace, doit passer par cette forme de réalisme « du petit détail qui fait vrai ». L’enjeu est ici plus important : T. Storm prétend ériger le discours fantastique en seul discours pertinent sur le réel.
27Quelle infraction au code de vraisemblable représente exactement le récit du chroniqueur ? Que Bulemann ne soit pas mort, après toutes ces années, constitue une infraction aux règles de la crédibilité intellectuelle : voici qui est proprement « inconcevable », si l’on s’en tient aux normes de la raison (on notera que cette qualité fait de Bulemann en quelque sorte l’envers d’un « vrai » fantôme : celui qui est condamné à ne jamais partir dans l’au-delà – à la manière du Juif errant – connaît le destin inverse de celui qui est condamné à toujours revenir errer ici-bas). Mais sur le plan éthique, l’histoire de Bulemann, telle que la raconte le chroniqueur, n’a rien de scandaleux, d’inconvenant ; elle illustre, bien au contraire, le triomphe de la morale. Celui qui, sa vie durant, s’est montré outrageusement attaché aux biens de ce monde se voit condamné par la justice divine à ne pouvoir le quitter. T. Storm introduit donc dans le code de vraisemblable – s’il est vrai que celui-ci, quelle que soit l’époque, la culture dans laquelle il s’inscrit, joue toujours sur le double registre des normes intellectuelles et des règles de la bienséance – une dichotomie que l’on pourrait formuler ainsi : ce qui est moralement convenable est ici intellectuellement inconcevable. L’auteur de Bulemann invite donc implicitement son lecteur à renverser la proposition : ce qui est intellectuellement concevable – c’est-à-dire ce que nous tenons, nous acceptons pour la « réalité » – est en vérité moralement insupportable. Le fantastique, ainsi manié, devient l’instrument d’un jugement éthique désabusé sur la réalité.
28Bien entendu, le fantastique hoffmannien comporte lui aussi un jugement sur la réalité. Mais celui-ci ne procède pas des mêmes valeurs que chez T. Storm. Les propos du comte P., lorsqu’il révèle à Théodore que la maison inhabitée n’est que l’annexe désaffectée de la confiserie voisine, font sur celui-ci « l’effet d’une douche froide » : voici une explication décidément « trop prosaïque », trop décevante pour une âme poétique qui a du mal « à se résigner au cours trivial et ordinaire des choses ». La maison hantée n’induit pas la même leçon chez nos deux fantastiqueurs : tandis qu’elle enseigne, pour le « réaliste » qu’est fondamentalement T. Storm, que le monde est en vérité moralement insupportable, elle confirme, aux yeux du poète qu’est E.T.A. Hoffmann, qu’il est d’abord esthétiquement intolérable.
29D’un point de vue sémantique, l’apparition à la fenêtre, chez A.M. Frey, semble d’abord très voisine de la version hoffmannienne, puisqu’il s’agit, ici aussi, d’une silhouette féminine synonyme de beauté – « une belle et jeune dame, vêtue d’une élégante robe de soie bleu clair, bouffante et décolletée, comme on n’en porte plus du tout aujourd’hui ». Mais à y regarder de près, les deux apparitions n’ont évidemment pas le même sens. Pour Théodore, la silhouette entrevue est un idéal inaccessible ; lui donner des traits trop précis, lui prêter une histoire personnelle équivaudrait à la ramener dans la plate réalité quotidienne et par conséquent à abolir le charme (il se persuade simplement, vaguement, que « la merveilleuse créature est prisonnière d’infâmes sortilèges », ce qui lui permet de s’imaginer dans le rôle du prince charmant et de prendre ainsi sa vie pour un conte). Il en va autrement de la belle inconnue d’A.M. Frey, qui se trouve directement mêlée à une histoire criminelle rapportée par la chronique (en 1708, un riche avocat et sa jeune épouse, qui venaient d’emménager dans cette maison, ont été retrouvés morts, le corps lardé de profondes blessures ; le mari gisant sur le pavé devant la porte, sa femme ligotée, nue, sur la table de la salle à manger, dressée comme pour un festin). Exactement deux siècles plus tard, jour pour jour, il va être donné au héros-narrateur, venu se poster nuitamment, mû par une irrésistible curiosité, devant le lieu fatal, de « voir »» toute la scène et de percer ainsi le secret de l’énigme criminelle (le mari bafoué, drapé de noir, ordonnant à ses invités, qu’il sait être les amants de sa femme, de poignarder celle-ci, avant de succomber lui-même sous les coups de ses rivaux). Par rapport à La Maison déserte, l’histoire subit une « trivialisation ». Chez E.T.A. Hoffmann également, la merveilleuse apparition se trouve sans doute en définitive associée à une histoire sinon criminelle, du moins scabreuse, justement qualifiée par Max Milner de « rocambolesque roman familial »– séduction, tromperie, jalousie, enlèvement d’enfant, etc. Mais ce roman familial n’appartient pas à l’expérience visionnaire ; il ressortit, justement, à son contraire, à la réalité prosaïque dans laquelle Théodore retombe après que « le charme pernicieux qui l’avait si longtemps captivé fut complètement dissipé ». Dans le texte d’A.M. Frey, au contraire, c’est en quelque sorte la vision elle-même qui se trouve « contaminée ». Cette trivialisation est au fond le prix du spectaculaire : le récit culmine dans l’image de la nappe éblouissante de blancheur « s’ornant » (sic) de traînées rouges, entre les candélabres d’argent et les coupes de fruits. Esthétisme et perversion de l’esprit fin-de-siècle. L’aventure, en tout cas, est loin d’être désastreuse pour le héros-narrateur, même si elle suppose une provisoire dépossession de soi (« quelque chose me réveilla, au beau milieu de la nuit... je m’habillai comme un véritable automate... »). Elle lui permet d’oublier, provisoirement, le mauvais goût de la réalité moderne, avec « ses affiches criardes et ses affaires sordides ». Cette ambition ne se confond pas tout à fait, même si elle en est très proche, avec la contestation romantique du « prosaïsme » À la différence de l’esthète décadent, le poète romantique, dans la dimension du « rêve », de la « poésie », n’apercevait pas seulement un succédané ; il croyait encore pouvoir contester par là rien moins que le primat de la réalité elle-même.
30Reste à savoir si l’on peut oublier la maison hantée, ne plus la voir, en « guérir ». On connaît l’ultime thérapie offerte à Théodore : franchir un jour enfin le seuil de la maison. Au lieu de la jeune femme merveilleuse de son rêve lui fait face, alors, une vieille folle hideuse « aux yeux hagards », à la voix glapissante, portant « tous les affreux stigmates de la décrépitude », que le vieux serviteur doit éloigner à coups de fouet. Le choc du réel va produire sur Théodore un effet cathartique et lui permettre apparemment d’oublier sa « douloureuse nostalgie ». Mais suffit-il vraiment de pénétrer dans la maison hantée pour en être définitivement, complètement délivré ? Un certain nombre d’éléments, dans l’histoire compliquée de la famille du comte Z. et de ses deux filles Angélique et Gabrielle, telle qu’elle est révélée à Théodore, résistent à l’explication, en particulier la raison pour laquelle celui-ci se trouve mêlé, et de façon si intense, à toute cette histoire. De là, certainement, « cet étrange sentiment d’oppression » qui ne le quitte pas. Pénétrer dans la maison hantée, ce n’est au fond évidemment rien d’autre qu’entrer en soi et pour Théodore, en l’occurrence, céder à ce que M. Milner appelle « le narcissisme de mort », confirmé par la confusion entre la vision à la fenêtre et l’image dans le miroir, qui le fixe et le pétrifie. E.T.A. Hoffmann, cependant, veut encore croire que l’on peut sortir indemne de l’aventure : l’épilogue nous apprend que Théodore fut définitivement guéri, quelque temps après, lorsqu’il apprit la mort d’Angélique. Ultime révélation qui tendrait à confirmer l’hypothèse selon laquelle Théodore a subi une influence magnétique, un envoûtement qui, par conséquent, peut s’abolir avec la disparition physique de la personne qui en est l’agent. On retrouve ici tout le paradoxe de l’exploitation hoffmannienne du magnétisme : une doctrine qui, bien qu’elle place le sujet sous influence, reconnaisse en lui un possible jouet de puissances sombres, pourrait malgré tout servir à son émancipation, tout au moins le délivrer de la part inquiétante et autodestructrice qu’il cache en lui. La visite de la maison hantée, en tout état de cause, est bien la figuration de la conception romantique du Moi.
31Chez T. Storm, en revanche, personne n’a jamais franchi et ne franchira (apparemment) jamais le seuil de la maison hantée : « C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, il attend la miséricorde de Dieu. » (119) Le mal est en quelque sorte plus profond que chez E.T.A. Hoffmann, car il affecte davantage le monde que l’individu. Pour le guérir, c’est-à-dire abolir le fantastique comme écriture adéquate à la réalité, il faudrait que Dieu s’en mêlât. Or T. Storm, comme on sait d’après sa biographie, n’y croit pas vraiment.
32La nouvelle d’A.M. Frey, quant à elle, se conclut par une interrogation sur le statut de l’imaginaire :
J’eus alors le sentiment d’avoir rêvé tout cela, ou bien d’être encore en train de rêver... Puis je me sentis à nouveau convaincu de l’authenticité de ce que j’avais vécu [...] Ces doutes torturèrent mon esprit jusqu’à ce que je décide de ne plus chercher à comprendre... Je me dis : la certitude que tu cherches, n’est-elle pas sans importance ? Ce que tu as vu, tu l’as vu de tes yeux, ce qui s’est passé – devant toi, en toi-même ? – s’est effectivement passé, tu ne peux en douter, le nier. Qu’importe dès lors de savoir dans quel monde ? Dans le monde de la réalité ou dans un autre ? (125)
33Par rapport à E.T.A. Hoffmann et T. Storm, le fantastique a en quelque sorte perdu sa naïveté. Il paraît « décroché » de l’interrogation sur l’existence effective du surnaturel. Peu importe, nous dit-on. Il faut désormais prendre le fantastique au second degré, en jouer comme d’un code.
34Revenons aux trois tableaux superposables qui ont servi de point de départ à notre réflexion : une maison dans un décor urbain, à la fois semblable et différente des autres, délabrée, apparemment inoccupée, et à la fenêtre de laquelle on croit voir apparaître, parfois, une ombre furtive... Il s’agit là, dirons-nous, d’une sorte de scène primitive qui signe le fantastique « moderne » (la césure avec le fantastique « gothique », dont le château médiéval sur lande déserte est le haut lieu imaginaire, passe d’ailleurs dans le recueil des Contes Nocturnes, avec l’opposition entre Le Majorat et La Maison déserte). Illustration allégorique de l’étymologie de l’Unheimlich – ce qui, en même temps, est et n’est pas « de la maison »–, elle vérifie que ce n’est pas l’invisible qui, au fond, intéresse le fantastique, mais le « non-vu », ce qui, à la fois, se montre et se dérobe. Cela dit, la maison hantée, ainsi aperçue, n’est littéralement qu’un lieu commun : elle peut abriter, comme nous le montrent E.T.A. Hoffmann, T. Storm et A.M. Frey, des fantastiques singuliers. Elle constitue, en tout cas, un repère précieux pour une histoire de la littérature fantastique allemande, qui reste à écrire.
Notes de bas de page
1 Le récit appartient aux Contes nocturnes (Nachtstücke), op. cit.
2 Nous citons d’après Am Kamin, Frankfurt a. M., Insel Verlag, 1979.
3 In Dunkle Gànge. Zwölf Geschichten aus Nacht und Schatten, München, Delphin Verlag, 1913. Nous renvoyons, pour le texte français, à J.-J. Pollet, La Fiancée du diable. Nouvelles fantastiques allemandes de 1900, Paris, Albin Michel, 1994.
4 Sur la filiation entre le texte d’E.T.A. Hoffmann et celui de T. Storm, cf. H. Botzong, Wesen und Wert von Theodor Storms Mârchendichtung, Diss. München, 1935, p. 77 sq. ; également G.R. Kaiser, Nachwort zu Nachtstücke, op. cit., p. 422.
5 « Jugeons le vrai récit fantastique non pas sur les intentions de l’auteur ou sur le mécanisme de son intrigue, mais plutôt sur le degré émotionnel qu’il réussit à atteindre. Une grande œuvre du genre ne doit être jugée que par l’émotion produite, son intensité » (Lovecraft, Supernatural Horror in literature, cité d’après la traduction française Épouvante et surnaturel en littérature, C. Bourgois, Paris, 1969, p. 25). « Le fantastique implique une intégration au monde des personnages ; il se définit par la perception ambiguë qu’a le lecteur même des événements narrés » (T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 37) ; « Le fantastique aime à nous présenter, habitant du monde réel où nous sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de l’inexplicable » (L. Vax, La Séduction de l’étrange, op. cit., p. 88) ; « Tout lecteur, lisant un récit fantastique, en vient, à un moment donné, à sentir une crispation de son rationalisme, une insulte à son bon sens, un bafouage à sa logique... » (J. Finné, La Littérature fantastique, Bruxelles, 1980, p. 36)
6 Cf. Marianne Wünsch, Die Fantastische Literatur der Frühen Moderne, München, Wilhelm Fink Verlag, 1991, p. 65-66.
7 Cf. « Phantastik erscheint, wenn die inneren Gesetze der fiktiven Welt zerbrochen werden » A. Zgorzelski, « Zum Verstandnis phantastischer Literatur », in Phaïcon 2, Frankfurt a. M., Insel, 1975, p. 58.
8 R. Caillois, Au cœur du fantastique, Paris, Gallimard, 1965, p. 161.
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