Chapitre 4. Kleist, Hoffmann : Le scandale de la grossesse inexpliquée
p. 45-53
Note de l’éditeur
Première parution dans l’ouvrage collectif Traditions fantastiques ibériques et germaniques, sous la direction de J.-J. Pollet et S. Varga, Artois Presses Université, 1998.
Texte intégral
1oit deux célèbres récits. Le premier de Heinrich von Kleist, paru en 1808, intitulé La Marquise d’O... (Die Marquise von O...)1 – le second, d’E.T.A. Hoffmann, publié en 1817 au sein des Contes Nocturnes (Nachtstücké), intitulé Le Vœu (Das Gelübde)2. Les deux histoires thématisent une situation analogue : les deux personnages féminins au centre de l’intrigue, la marquise Juliette d’O... chez Kleist, la comtesse polonaise Hermenegilda de C... chez Hoffmann, se trouvent en état de « grossesse inexpliquée ». Toutes deux protestent véhémentement de leur innocence, s’indignent qu’on puisse les soupçonner d’avoir péché, et toutes deux réagissent violemment lorsque se découvre l’explication, c’est-à-dire l’identité de l’individu – le comte de F... dans le cas de la marquise, le comte Xavier de R... pour Hermenegilda – qui a abusé d’elles tandis qu’elles étaient plongées dans l’inconscience.
2Dresser un tableau comparatif minutieux et exhaustif entre les deux textes n’est pas notre propos. Ce travail a déjà été accompli3 et vérifie d’ailleurs simplement, comme on pouvait s’y attendre, que Hoffmann s’est inspiré de Kleist, qu’il admirait, sans pour autant le copier. Le parallèle entre les deux textes nous intéresse en revanche sous un angle particulier et démonstratif.
3 Nous voudrions mettre en lumière comment, à travers la réécriture hoffmannienne du récit de Kleist, s’invente en quelque sorte le fantastique moderne, dont les Contes nocturnes signent comme on sait l’avènement dans les lettres allemandes. Cette analyse pourrait alors se concevoir, sur un plan plus général, comme une contribution à la problématique souvent débattue de l’articulation entre romantisme et fantastique.
1. La vérité subjective
4Relisons les premiers mots de La Marquise d’O... :
A M., ville importante de la Haute-Italie, la marquise d’O..., une dame veuve d’excellente réputation, mère de plusieurs enfants parfaitement élevés, fit connaître par la voie de la gazette que, sans s’expliquer comment, elle se trouvait enceinte, que le père devait se présenter pour reconnaître l’enfant qu’elle mettrait au monde et que, pour des considérations de famille, elle était résolue à l’épouser. (94)
5La force et l’originalité de ce célèbre incipit in médias res se mesurent par rapport au débat sur la notion « d’événement inouï effectivement arrivé » (Eine sich ereignete unerhörte Begebenheit, selon la formule goethéenne) sur laquelle est fondée, pour le romantisme autant que pour le clacissisme, toute la définition de la nouvelle, une forme narrative que découvrent alors seulement les lettres allemandes. Disons très schématiquement que si le classicisme weimarien, dans la construction de ce genre nouveau, révèle, ici comme ailleurs, une prédilection pour les modèles italiens – Le Voyage en Italie constituant la métaphore même du clacissisme allemand – la génération romantique s’ouvre quant à elle davantage à l’influence espagnole. Autant que Calderon pour le drame, Cervantes est dans le domaine narratif une référence de toute l’esthétique romantique, de Ludwig Tieck à August Wilhelm et Friedrich Schlegel. Et cette lecture, naturellement, modifie la conception de l’événement inouï au cœur de la nouvelle qui, ainsi que l’écrit pertinemment Henry H.H. Mark, « se charge ici d’une dimension beaucoup plus audacieuse, plus problématique », comme il ressort du parallèle que l’on peut établir entre La Marquise d’O... et la nouvelle de Cervantes La Fuerza del Sangre (1613, traduite en allemand dès 1652), qui raconte elle aussi un outrage en état d’inconscience et dont, à l’évidence, Kleist s’est inspiré.
6En quoi consiste le caractère absolument « inouï » du geste de la marquise ? Une vérité subjective se sent si sûre d’elle-même et de sa parfaite bonne foi qu’elle ose s’afficher, braver le code social de la bienséance. L’intime conviction du sujet contre toutes les règles de l’honnêteté et de la réputation. La suite du récit, qui relate rétrospectivement, en quelques phrases lapidaires, la préhistoire de la petite annonce passée avec « une grande grande tranquillité d’âme » par la marquise et qui lui vaut de « s’attirer la risée publique » explique comment a pu se forger une telle certitude absolue d’innocence. Veuve depuis trois ans, Juliette d’O... est venue habiter avec ses deux enfants chez son père, gouverneur de la citadelle de M... Occupée d’art et de lecture, élevant ses enfants, soignant ses parents, elle a mené là une existence retirée jusqu’à ce que « la guerre vînt inonder la région de troupes de presque toutes les nations ». Des troupes russes, en particulier, assiègent et investissent la citadelle. La marquise qui cherche à s’enfuir avec ses enfants, est assaillie par une bande de soldats en furie. On la traîne dans la cour du château, elle va succomber « sous les brutalités les plus odieuses » lorsque surgit un officier russe qui apparaît « tel un ange du ciel » et qui disperse à coups de sabre « la meute des chiens lubriques » :
7Là, elle perdit complètement connaissance et s’effondra. C’est alors que...
8Ce sont donc les hasards de la guerre – une guerre indéterminée, presque abstraite, dont nous ignorons les enjeux politiques –, les aléas de l’Histoire qui transforment le lieu-refuge du giron familial en lieu de violences. Le personnage du père, le représentant de l’Ordre, de la Loi, comme souvent chez Kleist, autant dans ses nouvelles que dans son théâtre, n’est pas sans responsabilité dans l’enchaînement des circonstances qui aboutissent au drame.
9Non seulement, par ses choix tactiques mal inspirés, il ne se montre pas à la hauteur de la mission militaire qui lui incombe, mais il cède ensuite à une sorte de jusqu’au-boutisme qui le fait se comporter « comme si elle (sa famille) n’était pas là ». Victime de circonstances aggravées par un ordre parental et social intransigeant, la marquise l’est aussi des apparences. Comment pourrait-elle imaginer un seul instant que celui qui lui est apparu « comme un ange » pût se comporter comme un démon et abuser d’elle quelques instants à peine après l’avoir sauvée ? C’est cette intime conviction, ce jugement entièrement fondé sur l’apparence angélique du comte F... qui nourrit ensuite toute sa bonne foi dans sa protestation d’innocence, qui lui interdit jusqu’au dernier moment d’imaginer, contre toutes les évidences qui s’accumulent, que son agresseur ne peut être que le comte F... La critique, en blâmant parfois, ici, le caractère « invraisemblable » du récit, méconnaît que cette invraisemblance constitue en réalité toute la mesure et fait tout le poids de la vérité subjective de Juliette d’O...
10Comme la marquise de Kleist, la comtesse Hermenegilda d’E.T.A. Hoffamnn, lorsqu’il lui faut se rendre à l’évidence de sa grossesse qui, étant donné sa situation, ne peut selon ses proches qu’« apporter à tous la honte et le déshonneur », clame son innocence ; comme la marquise, elle élève la prétention inouïe d’imposer sa vérité subjective contre les faits eux-mêmes. C’est en cela, certainement, que toutes deux méritent d’être regardées comme des héroïnes typiquement romantiques. Mais la revendication de la figure hoffmannienne est plus profonde encore que celle de sa parente kleistienne. Sa vérité subjective est née d’une situation plus complexe et dans laquelle elle se trouve, en tout état de cause, beaucoup plus directement, plus intimement impliquée.
11L’histoire se passe également en temps de guerre, mais, cette fois, une guerre précise, datée, celle de la lutte des Polonais pour l’indépendance autour du général Kosciuszko en 1795. Surtout, cette guerre n’est pas ici qu’une toile de fond, l’héroïne s’y trouve personnellement engagée. La comtesse Hermenegilda est en effet une militante ardente, passionnée de la cause polonaise. Ce sentiment s’exaspère en une « exaltation insensée » lorsque, après la défaite de Kosciuszko, elle renvoie son fiancé, le comte Stanislas, sous prétexte qu’il n’apas réussi à lui seul, tel « un de ces paladins des temps fabuleux de la chevalerie », à repousser l’ennemi. « Elle s’obstina dans sa résolution de ne donner sa main au comte Stanislas que lorsque les envahisseurs étrangers auraient été chassés du pays ». Mais à peine Stanislas s’est-il éloigné, parti combattre en Italie dans les armées françaises, que la comtesse, par une sorte de revirement que le narrateur met au compte du caractère à la fois passionné et capricieux des femmes polonaises, « se meurt de désir et de regret ». Un état de surexcitation qui suscite bientôt des inquiétudes quant à son équilibre mental et produit chez elle de curieux égarements, comme lorsqu’elle serre dans ses bras et donne les noms les plus doux à une figurine représentant un petit uhlan ou encore lorsque, abusée par une étonnante ressemblance, elle prend durant un moment le comte Xavier de R..., le cousin de Stanislas venu apporter des nouvelles de ce dernier, pour son fiancé en personne. Jusqu’au jour où elle apparaît en grand habit de deuil et insiste pour qu’on reconnaisse désormais en elle la veuve du comte Stanislas. Elle justifie son comportement en racontant l’étrange vision qu’elle a eue dans le pavillon au fond du parc, alors qu’elle se trouvait « dans un état de rêve éveillé » : elle était sous une tente au côté de Stanislas, à proximité du champ de bataille, un prêtre venait de les marier dans la chapelle voisine, l’anneau nuptial brillait à son doigt lorsque sous la mitraille la tente prit feu et que son cher époux fut emporté sous ses yeux dans une sauvage mêlée... Le père de la comtesse tient le discours de sa fille pour un nouvel accès d’égarement mental, même s’il constate avec surprise qu’elle porte effectivement au doigt un anneau qu’il ne lui a jamais vu auparavant. Peu de temps après, la comtesse commence à ressentir les premiers malaises et il se confirme bientôt qu’elle attend un enfant. Cette révélation, qui provoque la stupeur et l’émoi de son entourage, transporte au contraire de joie la comtesse : « l’instant de mon suprême bonheur terrestre continue à vivre en moi, je retrouverai tout entier mon époux dans ce gage chéri de notre douce union ! »
12Chez Hoffmann autant que chez Kleist, la mystérieuse grossesse de l’héroïne n’est qu’un scandale aux yeux des autres, de la société que toutes les deux bravent en clamant leur innocence. Pour la marquise d’O..., cependant, il ne s’agit pas là d’un événement à proprement parler inconcevable, sur le plan de la raison. Il ne fait aucun doute qu’il y a une explication trop humaine à sa situation. La seule question, comme le montre la petite annonce qu’elle publie dans la presse, est de découvrir l’identité de l’individu qui a pu abuser d’elle sans qu’elle en ait conscience. Avec E.T.A. Hoffamnn, on franchit un pas de plus, dans l’affirmation de la vérité subjective. Souscrire à la vérité de la comtesse Hermenegilda bouleverse non seulement les conventions, mais remet en question les règles de la crédibilité intellectuelle, l’image même de ce qui peut être ou non conçu comme « réel ». Croire à son innocence, à sa bonne foi suppose en effet que l’on admette l’explication « surnaturelle » des noces magnétiques avec l’absent. Voici bien, comme raille le comte Nepomuk, le père de la comtesse, « la théorie la plus sublime qui ait jamais tenté de spiritualiser la nature humaine ». Hermenegilda fait partie de cette galerie des personnages des Contes nocturnes pour qui l’imaginaire a en quelque sorte force de réalité4. Le risque, pour elle autant que pour eux – et Hoffmann le sait d’expérience –, est évidemment celui de la folie, un risque qui ne menace jamais Juliette d’O..., aussi sûre de sa raison que de son innocence.
13Nonobstant ces attendus différents, la vérité subjective, dans l’un et l’autre récit, se trouve en tout état de cause bientôt confrontée à la même épreuve du principe de réalité.
2. La réalité des choses
14Dans la nouvelle de Kleist, la découverte de la réalité des choses se produit au moment où le comte F..., répondant à l’annonce publiée dans la presse, se présente aux yeux de la marquise et de sa famille (cette apparition n’est à vrai dire une surprise que pour les protagonistes, pas pour le lecteur). Auparavant, une mise à l’épreuve imaginée et organisée par la propre mère de Juliette a permis à tout le monde de se convaincre de la parfaite bonne foi, de l’innocence de la jeune femme. Ne reste plus, par conséquent, qu’une seule véritable question : la personne qui va se présenter sera-t-elle digne (socialement) de la marquise ? Et effectivement, lorsque se présente le comte F..., la mère de la marquise est immédiatement soulagée, le sort ne pouvait pas mieux décider. Mais Juliette, en voyant s’avancer vers elle, dans le même uniforme de campagne qu’il portait lors de la prise de la citadelle, celui qu’elle tient pour son sauveur « crut que la terre se dérobait sous ses pas » : « C’est un être vicieux que je m’attendais à voir, s’écrie-t-elle épouvantée, non un démon de l’enfer ! ». Malgré son aversion, elle écoute néanmoins la voix de son devoir et accepte qu’on arrange un mariage, à condition de vivre séparée de son mari. Le temps, cependant, va faire son œuvre et le repentir sincère du comte F... émouvoir les cœurs : « de tous côtés, on lui accorda son pardon, en raison des faiblesses inhérentes à l’ordre du monde » (um des gebrechlichen Einrichtung der Welt willen). Au bout d’un an, un second mariage est célébré, « bien plus gai que le premier ». Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Interrogée un jour, beaucoup plus tard, par son mari sur la raison pour laquelle elle avait d’abord fui devant lui, Juliette répondit – c’est la dernière phrase de la nouvelle – « qu’il ne lui fût point alors apparu comme un démon si, lors de sa première apparition devant elle, elle n’avait cru voir en lui un ange » (130). Autrement dit : il a fallu à la marquise un certain temps pour corriger sa première lecture des signes, trop hâtive et fondée sur la seule apparence. Si elle est néanmoins parvenue à faire ce travail, c’est que le hiatus entre l’être et le paraître était révisable, l’accroc à l’ordre du monde – matérialisé, dans le texte, par les points de suspension de la scène du viol – fondamentalement réparable. Juliette d’O..., devant la précarité de l’ordre du monde, fait l’apprentissage de la relativité.
15La découverte de la réalité des choses, dans Le Vœu d’E.T.A. Hoffmann, se produit avec le retour précipité du comte Xavier au château familial. Il vient annoncer la mort de Stanislas, qui, étrangement, s’est produite exactement à la date et dans les circonstances entrevues par Hermenegilda, et demande aussitôt la comtesse en mariage. Devant l’émoi et la stupéfaction de toute la famille, il reconnaît être le père de l’enfant et explique comment les choses se sont réellement passées, dans la scène du pavillon du parc :
Je trouvai Hermenegilda dans un état étrange, que je suis incapable de décrire. Elle était étendue sur le canapé, comme profondément endormie et rêvant. J’étais à peine entré qu’elle se leva, vint vers moi, me prit parla main et d’un pas solennel traversa le pavillon. Puis elle se mit à genoux, je fis de même, elle priait et je remarquai bientôt que dans une vision elle apercevait devant elle un prêtre. Elle prit un anneau de son doigt et le tendit au prêtre, je le pris ensuite et lui passai une bague en or, que j’avais retirée de mon propre doigt. Alors elle tomba dans mes bras avec les transports de l’amour le plus ardent. Quand je m’en allai, elle était plongée dans le plus profond sommeil. (297)
16Cette révélation pourrait être de nature à tout arranger, comme dans La Marquise d’O... Le mystère est levé, l’innocence de la comtesse est intacte (elle était bien inconsciente), le scandale social est réparable puisque l’agresseur, par ailleurs de bonne naissance, se dit prêt à épouser la victime. La première réaction des personnages masculins qui entourent Hermenegilda – son propre père ainsi que le prince Z..., ami de la famille – est d’ailleurs un certain soulagement. Et pourtant, ce n’est pas cette réaction qui l’emporte, bien au contraire. Pourquoi ?
17Ce n’est pas seulement que les aveux de Xavier ruinent l’hypothèse idéaliste des noces magnétiques (encore que la nouvelle de la mort de Stanislas donne une certaine authenticité au pouvoir visionnaire d’Hermenegilda). Quelle que soit sa volonté de réparer son acte, quelle que soit l’excuse de l’humaine faiblesse derrière laquelle il s’abrite – « Me condamne qui voudra, continua-t-il, mais si le sang lui brûle dans les veines comme à moi, dans un moment pareil, il succombera comme moi... »–, Xavier apparaît comme une âme si noire, coupable « d’un si monstrueux sacrilège » que toute perspective d’union avec lui, fût-elle de nature à éviter l’opprobre, semble absolument impossible. Pourquoi est-il plus coupable que le comte F...? En vérité, il n’a pas seulement commis un viol, mais un sacrilège, comme le comprend la princesse Z..., qui, après la mort prématurée de la mère d’Hermenegilda, a toujours veillé sur celle-ci comme sur son propre enfant :
Non, affirma la princesse, jamais Hermenegilda ne donnera sa main à celui qui a eu l’audace, comme un démon ricaneur, d’empoisonner le moment suprême de sa vie par un crime abominable ! (292)
18Xavier incarne le démon, l’âme noire du fantastique. Il n’a pas seulement péché par rapport à une loi humaine (comme le comte F...), mais par rapport à la loi divine. Il a parodié le sacrement du mariage. (Il est d’ailleurs pourvu, dans le récit, de tous les attributs démoniaques classiques, tel Coppelius – « il brandit son poing, éclata d’un rire sarcastique »). Le qualificatif de « démon », à la différence de son emploi par la Marquise d’O..., semble ici beaucoup plus qu’une métaphore.
19Mais il y a peut-être encore plus grave, dans le récit que fait Xavier. Il ressort de celui-ci, en effet, que la scène du pavillon ne saurait se confondre avec un viol, au sens strict, comme dans le cas de La Marquise d’O... Bien qu’elle fût plongée dans un état d’inconscience, la comtesse n’est pas demeurée passive ; c’est même elle qui, confondant dans sa crise somnambulique Stanislas et Xavier, prend en quelque sorte l’initiative. C’est évidemment d’entrevoir cette responsabilité, si ce n’est cette culpabilité, qui est insupportable à la comtesse. En fantastique, le Mal n’est jamais complètement extérieur. Il y a toujours, plus ou moins, complicité. Les yeux de la jeune fille pure que le vampire tient entre ses bras sont pleins d’épouvante et de désir. Une épouvante devant le désir.
20On peut même encore franchir un pas, dans cette direction : ce qui explique, à cet instant, l’épouvante d’Hermenegilda, c’est de reconnaître qu’entre l’idéal et le sordide, la pureté et le crime, la frontière est ténue, la limite est infime. Si le second peut si facilement se faire passer pour le premier, n’est-ce pas parce que celui-ci n’est que l’envers de celui-là ? L’ordre du monde et des valeurs est beaucoup plus gravement entamé que chez Kleist où il ne s’agit en définitive que d’une sorte d’accroc, une méprise révisable, une absence pardonnable. Ce n’est pas que la comtesse Hermenegilda ait commis, ici, une simple erreur de lecture du monde et de ses signes. Ce sont ces signes eux-mêmes qui sont désormais irrévocablement pervertis, définitivement ambigus.
3. L’impossible réconciliation
21À la différence de la marquise à qui est offerte une réconciliation avec le monde – encore que perce certainement une pointe d’ironie lorsque Kleist écrit, à la fin de la nouvelle, pour illustrer le bonheur conjugal parfait, que « toute une suite de petits Russes succédèrent au premier »–, il n’y a évidemment aucune issue pour Hermenegilda. Elle décide de terminer sa vie, après sa délivrance, dans la pénitence et le deuil, dans un monastère de cisterciennes, sous le nom de Sœur Célestine.
22Le récit d’E.T.A. Hoffmann commence d’ailleurs par là et relate seulement ensuite rétrospectivement l’histoire de la comtesse. Tout le début du Nocturne raconte l’arrivée clandestine, dans la maison du bourgmestre d’une petite cité à la frontière polonaise, d’une inconnue au visage voilé, accompagnée de la mère Abbesse du couvent voisin. Elle y restera jusqu’à sa délivrance, sans jamais quitter ses longs voiles noirs. Même au moment de l’accouchement, l’entourage intrigué ne verra pas le visage de la jeune femme, car elle porte encore sur celui-ci « un masque blême comme la mort ». Hermenegilda a en effet prononcé le vœu que le « monde ne verrait plus jamais son visage, dont la beauté avait séduit le démon ». Expression radicale d’une volonté de pénitence, dont on peut dire qu’elle correspond bien au caractère passionné d’Hermenegilda. Mais pourquoi ce redoublement dans l’enfouissement, qui fait d’elle un fantôme vivant ? Les voiles noirs, par-dessus le masque, ont en fait pour fonction d’empêcher que celui-ci soit pris pour un déguisement. Le masque est le visage. Hermenegilda a choisi de se pétrifier vivante, de s’absenter littéralement de son corps. Ce faisant, elle joue auprès des autres le rôle du spectre de la mort, « figure d’une blancheur livide, avec des lueurs étranges jaillissant des orbites ». L’épilogue confirmera, au-delà du symbole, ce statut de figure étrangement inquiétante (unheimlich). Le comte Xavier survient en effet un jour jusque dans la retraite d’Hermenegilda pour reprendre l’enfant qui, dès sa naissance, a été voué à l’Église, comme s’il devait racheter le péché de sa mère : « femme inhumaine et impitoyable, tu as pu m’arracher le cœur de la poitrine, mais tu ne contamineras pas de ton incurable folie ce petit être...! » Hermenegilda, alias Sœur Célestine, maudit alors l’impie dans un hurlement : « Vengeance ! Que la vengeance du Ciel soit sur toi, assassin ! ». Le père parvient à arracher l’enfant, mais la malédiction se réalise : « le rapt du petit ne lui servit guère ; lorsqu’il fut arrivé là où il devait le laisser aux soins d’une femme de confiance, l’enfant n’était pas seulement évanoui de froid : il était mort ». La conduite subjective extrémiste, l’exigence absolue et intransigeante d’idéal qu’incarne Hermenegila/Célestine ont en définitive quelque chose à la fois de théâtral et de terrifiant.
23Récapitulons, pour conclure, les principaux glissements qui, de la nouvelle kleistienne au Nocturne hoffmannien, marquent ce que l’on pourrait appeler l’avènement du fantastique sur l’horizon du romantisme :
24– L’affirmation de la vérité subjective, dans le texte fantastique, induit la prétention inouïe d’engager une révision non seulement des règles de la bienséance, mais de l’image même de la réalité. Autrement dit : c’est ici tout le code du vraisemblable (qui se construit comme on sait, quelle que soit l’époque dont il relève, sur la conjonction de valeurs morales, qui décident si tel ou tel événement est ou non acceptable, et de règles de crédibilité intellectuelle, qui décident si tel ou tel événement est ou non concevable) qui se trouve remis en question.
25– La confrontation avec la réalité des choses, la réalité trop humaine, dans le texte fantastique, a nécessairement un caractère aporétique. Il est exclu, ici, de pouvoir s’accorder un temps d’adaptation pour réviser, le cas échéant, sa propre lecture des signes. C’est toute la relation de l’individu au monde qui se trouve pervertie par une irrévocable ambiguïté.
26– Le fantastique, enfin, est une aventure mortelle. Le héros doit disparaître au monde et la mise en scène, nécessairement grandiloquente, de sa disparition fait de lui, littéralement, un fantôme. La présence, l’histoire de celui-ci (qui ne se confond pas avec le fantôme « classique », l’échappé de l’au-delà du roman gothique du XVIIIe siècle) signifie que l’idéal absolu, l’idéal d’absolu, ne peut être que terrifiant.
27Revenons d’un mot, enfin, à la filiation ibérique, depuis le texte de Cervantes. Toute la fable de La Fuerza de la sangre obéit à une vision théologique. L’ordre du monde qui, dans l’outrage subi en état d’inconscience par l’innocente Leocadia de la part du chevalier Rodolfo, révèle d’abord sa précarité, se trouve ensuite providentiellement restauré lorsque sept années plus tard, à la suite d’un accident survenu à l’enfant dans la rue, Leocadia est appelée au chevet de celui-ci justement dans la maison, dans la chambre « où avait commencé son malheur » et qu’elle est en mesure de reconnaître les lieux et de se faire reconnaître grâce à un crucifix qu’elle avait jadis emporté, ce qui lui vaut de gagner bientôt le cœur de Rodolfo. Chez Kleist, l’histoire inouïe de la grossesse inexpliquée et de sa réparation ne sert plus à illustrer les voies de la providence, mais à démontrer la force du sentiment, de la vérité subjective. Avec E.T.A. Hoffmann, cette vérité subjective prend encore le risque de s’affirmer : ce faisant, elle ne sauve rien, mais ouvre au contraire sur l’abîme. Ici naît, croyons nous, le fantastique.
Notes de bas de page
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