Chapitre 3. Quelques effets du punch hoffmannesque...
p. 33-43
Note de l’éditeur
Première parution dans l’ouvrage collectif L’Ivresse dans tous ses états en littérature, sous la direction de H. Barrière et N. Peyrebonne, Artois Presses Université, 2004.
Texte intégral
1Tous les genres connaissent l’ivresse. Mais chacun développe un code particulier pour la traduire, l’évoquer, la mettre en scène. Il semble que le fantastique, par vocation, tende à problématiser l’état même d’ivresse ; puisqu’il lui importe de toujours poser la question du statut même de l’événement narré, de sa crédibilité, de son authenticité, il est amené à ressasser l’interrogation sur le degré de lucidité de celui qui le vit et/ou le rapporte – celui-ci était-il, au moment de son aventure inouïe, véritablement totalement lucide ? Dans quelle mesure peut-on ajouter foi à ses dires ? L’ivresse, ici, est à la fois propice et néfaste à la rencontre monstrueuse. Propice dans la mesure où, sans certaines conditions, comme l’activité onirique, elle déclenche l’imaginaire ; néfaste dans la mesure où elle fait partie du registre des « explications naturelles » qui peuvent être mobilisées pour expliquer, rationaliser l’expérience inouïe, la ravaler au rang d’un simple délire passager.
2Pourquoi choisir E.T.A. Hoffmann comme exemple ? Sans doute parce ce qu’il sait de quoi il parle. Il faut avouer que l’écrivain, sous cet aspect, n’a pas bonne réputation1.
3Et pourquoi, justement, le punch ? Parce qu’il s’agit de la boisson hoffmannesque par excellence, au point de pouvoir s’afficher, chez ses imitateurs et admirateurs, comme signe de reconnaissance, accroche d’intertextualité – Théophile Gautier, Theodor Storm, entre autres, servent en hommage à Hoffmann ce breuvage nordique où l’on fait flamber l’alcool – et qui présente ainsi cette propriété, riche du point de vue mythologique ou psychanalytique, d’allier l’élément liquide et le feu.
4La présente contribution est une invite à boire, pour en mesurer les effets littéraires, trois verres de punch hoffmannesque – chacun correspondant à une situation narrative exemplaire, que nous baptisons « l’ivresse du poète », « l’ivresse du philistin », « l’ivresse de l’amateur d’histoires ».
I. L’ivresse du poète : Les Aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre (Die Abenteuer der Silvesternacht)
5Nous lisons le journal intime du « Voyageur Enthousiaste » (en vocabulaire narratologique, un récit homodiégétique centré sur le narrateur).
6Soit, dans le chapitre premier, intitulé « La bien-aimée », cet épisode :
Parmi les verres remplis de punch fumant, j’en remarquai un délicatement taillé à facettes, et plein de la même boisson, à ce qu’il paraissait. Comment ce verre se trouvait-il là au milieu des autres, c’est ce que sait mieux que personne celui que j’apprends chaque jour à connaître davantage, celui qui est fort habile [...] à décrire de son pied gauche d’agréables crochets en marchant, et qui aime tant les manteaux rouges et les plumes rouges. Ce verre, cette coupe merveilleusement taillée et tout étincelante, Julie la prit et me la présenta en disant : « Reçois-tu aussi volontiers qu’autrefois le verre offert de ma main ? – Julie !... Julie !... » m’écriai-je avec un profond soupir. En saisissant la coupe, j’avais touché ses doigts délicats : mille étincelles électriques embrasèrent mes veines et mes artères. Je bus jusqu’à la dernière goutte ; il me semblait que de petites flammes bleuâtres se jouaient et pétillaient autour du verre et de mes lèvres. Ensuite, je ne sais moi-même comment cela se fit, je me trouvai assis sur l’ottomane d’un petit cabinet éclairé seulement par une lampe d’albâtre, et à côté de Julie, de Julie qui me regardait comme autrefois, de son doux regard d’enfant.2
7Le texte opère une « métaphorisation » du punch, initiée dès la première phrase par la notation selon laquelle le verre, « à ce qu’il paraissait », était plein de la même boisson que les autres. Ce que va boire le Voyageur Enthousiaste, c’est donc, mais ce n’est donc pas (simplement) du punch. Ce décalage autorise la superposition de l’image du philtre d’amour. Breuvage diabolique qui permet de retrouver intact, de ressusciter l’amour pour la bien-aimée. Les étincelles, les petites flammes bleuâtres, dès lors, ne sont plus simplement des propriétés concrètes de la boisson, mais des effets du contact sensuel et furtif avec la bien-aimée (« en saisissant la coupe, j’avais touché ses doigts délicats »), érigés en métaphores de la passion, du désir qui s’empare du héros.
8Au sommet, au paroxysme de l’exaltation – entretenue non seulement par l’alcool, mais aussi, notons-le, par les accents de « l’andante de la sublime symphonie en mi bémol de Mozart »–, au moment où le héros croit avoir définitivement retrouvé son amour d’antan (« “je t’ai retrouvée : n’est-ce pas pour que tu m’appartiennes à jamais ?” ») surgit la grotesque figure du mari ; Julie de se lever aussitôt et de suivre celui-ci en riant dans le salon, après avoir conseillé à notre héros de « “[se] ménage[r] sur la boisson.” ».
9En contrepoint, le chapitre suivant, intitulé « La société dans la cave », nous montre le héros errant dans la nuit glacée de Berlin, s’engouffrant dans une sombre taverne :
[M]a langue était avide de plonger dans l’écume d’un flacon de bonne bière anglaise. J’entrai immédiatement dans la salle basse.
« Monsieur désire ? » me dit l’hôte en venant à moi d’un air accort et portant la main à son bonnet. Je demandai une bouteille de bonne bière anglaise avec une pipe de bon tabac, et je me trouvai bientôt dans un état de satisfaction béate tellement sublime, que le diable lui-même en conçut du respect pour moi et me quitta.
0 Conseiller de justice ! si tu m’avais vu, au sortir de ton salon si resplendissant, m’attabler dans ce sombre caveau, et préférer cette humble bière à ton noble thé, de quel air hautain et méprisant ne te serais-tu pas détourné de moi, en murmurant sans doute : « il n’est pas étonnant qu’un pareil homme abîme les plus élégants jabots ! » (88)
10Il y a donc deux sortes d’ébriété. La première, liée au punch, que l’on qualifiera d’exaltation « poétique » (Julie est « la divine étincelle qui embrase mon cœur et illumine pour moi la haute sphère de l’art et de la poésie »), la seconde, liée à « la bonne bière anglaise », baptisée « état de satisfaction béate ». Opposition traditionnelle, dans le romantisme allemand, entre le poète et le philistin.
11Hoffmann, cependant, se garde bien de toute caricature manichéenne. Le premier état est empreint de diabolisme, le second ne manque pas de sublime. Il autorise d’ailleurs, lui aussi, d’étranges rencontres. Le narrateur, en effet, voit d’abord venir s’attabler à ses côtés un personnage ressemblant à un portrait de Rubens, à la « physionomie aussi morose que distinguée » qu’il a l’impression « sinon [d’avoir déjà] vu [...], du moins plus d’une fois [entrevu en rêve] » ; puis, comme sorti d’une scène fantasmagorique d’Ensler, surgit un petit homme sec et sautillant, capable de prendre tour à tour les traits flétris d’un vieillard et le visage riant d’un jeune homme, qui semble effrayé par la vue d’un miroir. Les trois commensaux se reconnaissent bientôt une affinité réciproque et l’entretien « prit donc cette tournure humoristique qu’inspirent les déceptions et les tortures mortelles de l’âme ». Au cours de la conversation se révèle l’identité des deux inconnus : le premier n’est autre que Peter Schlemihl, le héros du célèbre roman de Chamisso, L’Homme qui a perdu son ombre ; le second, un certain Érasme Spikher, a quant à lui perdu son reflet dans le miroir.
12La suite des aventures enivrées de notre héros est relatée sous le prochain chapitre, intitulé « Apparitions ». Les vapeurs de l’alcool – notre Voyageur Enthousiaste cumule désormais les effets du punch et de la bière anglaise ! – ne se dissipent pas dès l’instant où il sort de la taverne pour regagner son logis. Il va passer en vérité le reste de la nuit à l’auberge de l’« Aigle d’or » (il n’a en effet d’autre refuge, s’étant échappé de la maison du Conseiller sans manteau et ayant laissé la clef de son logis dans la poche de celui-ci). Le portier lui donne « par mégarde » une chambre déjà occupée, justement par le petit homme rencontré au cabaret... Au moment de sombrer dans un profond sommeil, avant de « tomber subitement sous l’empire des songes », il entrevoit son compagnon en train d’écrire à une table... Il se réveille le lendemain, à onze heures du matin :
Je me dis que l’histoire du petit homme pouvait bien n’être aussi qu’un rêve, lorsque le garçon d’hôtel, qui entrait avec le déjeuner, me dit que l’étranger qui avait passé la nuit dans la même chambre que moi était parti de grand matin, et me présentait ses civilités. Sur la table à laquelle je l’avais vu travailler pendant la nuit, je trouvai quelques feuillets dont l’encre était à peine sèche. Je t’en communique le contenu qui est, indubitablement, l’extraordinaire histoire de ce singulier personnage. (94)
13Jusqu’au moment du réveil au petit matin, qui coïncide explicitement avec la lucidité retrouvée, l’épisode se place sous le signe de le fiabilité douteuse. Où s’arrête le délire alcoolique ? Où commence le délire onirique ? Rien ne permet d’en décider. On glisse imperceptiblement de l’un à l’autre. Le texte installe d’ailleurs, entre les deux, une continuité à la fois narratologique (la même figure, Julie, apparaît dans les deux registres, la vision du rêve est la suite de la scène du punch – « je me retrouvai chez le Conseiller de justice, assis sur l’ottomane auprès de Julie ») et stylistique (jeu sur l’incarnation de la métaphore – la compagnie comparée avec « un étalage de Noël », avec ses figurines de sucre candi).
14La situation du Voyageur Enthousiaste, à travers ces trois premiers chapitres (par « situation », il faut entendre à la fois ce qu’il vit et la manière dont il le rapporte), est caractéristique de la solitude du héros fantastique-romantique. Ce que dit chacun des épisodes, à la fois dans la forme (grammaire du délire) et dans le fond (récit d’une renonciation à l’objet du désir : Julie ne se laisse approcher un instant que pour s’éloigner l’instant suivant), c’est l’irrémédiable clivage entre le sujet et l’objet : « C’est un narrateur doublement solitaire, en tant que sujet coupé d’un objet qui recule dans l’inconnaissable, et en tant que sujet d’une connaissance qu’il ne partage entièrement avec personne, dont aucun témoin ne garantit la fiabilité ».
15L’ivresse est la traduction – signe et symptôme – de cette double solitude. Celle-ci est d’ailleurs valorisée, dans l’avant-propos de l’éditeur qui ouvre tout le récit, comme la manière d’être au monde du Voyageur Enthousiaste. Il représente celui qui explore le monde par son imaginaire. Il s’arrête au seuil du vécu, il fuit l’expérience, l’acte, l’action, pour continuer à voyager et à s’enthousiasmer, à compléter ses perceptions par ses émois.
16Par rapport à cette situation du Voyageur Enthousiaste, celle d’Erasme Spikher, le narrateur délégué à l’intérieur des Aventures, présente à la fois analogies et différences, tant sur le fond que dans la forme. Sur le fond, on observe un parallélisme entre les deux histoires, signé par l’écho onomastique entre les prénoms des figures féminines – Guilietta, traduction italienne de Julie. Même scène, également, de la coupe et des doigts effleurés :
[Giulietta] prit une coupe pleine, et, se levant, elle l’offrit gracieusement à Érasme : il saisit la coupe, et sa main effleura les doigts délicats de la jeune femme. Il but. Du feu sembla couler dans ses veines. Giulietta lui demanda en riant « Voulez-vous que je sois votre donna ? » À ces mots, Érasme se précipite comme un fou aux pieds de Giulietta [...] Tous crurent que le vin était monté à la tète du pauvre Érasme, car ils ne l’avaient jamais vu ainsi ; il semblait être devenu un autre homme. (97)
17Cependant, à la différence du Voyageur Enthousiaste, Érasme Spikher est « un sujet d’expérience », selon la formule d’A. Fonyi. Il ne renonce ni ne s’enfuit, mais passe à l’acte, parvient jusque dans les bras de Giulietta. Et c’est justement cette conquête de l’objet du désir qu’il paye de la perte de son intégrité (c’est à son reflet que s’unit Giulietta). Il est donc bien en définitive, lui aussi, renvoyé à sa solitude. Son aventure prolonge et radicalise celle du Voyageur Enthousiaste : elle démontre que la conquête de l’objet du désir n’est pas plus bénéfique, pour le sujet, que le renoncement à celui-ci.
18Sur le plan de la forme, on pourrait penser, dans un premier temps, avoir affaire à un récit qui, considéré en soi-même, paraît globalement plus fiable que celui du Voyageur Enthousiaste. Voici un récit apparemment plus « objectif » : à la troisième personne (qui réunit toutes les conventions de la narration hétérodiégétique, paradoxalement, alors que le lecteur sait que le héros de l’histoire et celui qui la raconte ne font qu’un), qui n’est pas suspect d’être pollué par un quelconque délire (son auteur travaille toute la nuit à son écriture) et qui introduit, à propos de l’expérience inouïe (le reflet perdu), le témoignage de tierces personnes... Mais en vérité, la convention hétérodiégétique n’est que de façade (le lecteur sait que c’est Érasme Spikher lui-même qui raconte sa propre histoire, ce qui relativise l’authenticité des témoignages qu’il invoque). La fiabilité de ce récit dépend également encore entièrement du crédit que l’on accordera aux propos du Voyageur Enthousiaste, même lorsque celui-ci est apparemment dégrisé, comme au lendemain de sa folle nuit de la Saint-Sylvestre. Or l’éditeur à qui le Voyageur Enthousiaste a transmis le manuscrit, dans son avant-propos, exprime des doutes concernant la capacité de ce dernier de distinguer, d’une manière générale, entre ce qu’il perçoit et ce qu’il imagine.
19La structure narrative emboîtée, avec ses renvois à trois niveaux – l’éditeur, le Voyageur Enthousiaste, le manuscrit d’Érasme Spikher-, illustre le caractère radicalement subjectif de toute expérience et de sa relation. Non seulement faire l’expérience radicale de la solitude, mais ne pouvoir dire que solitairement celle-ci. Tel est le sens de l’ivresse promise au poète romantique.
II. L’ivresse du philistin : Le Vase d’or (Der goldene Topf)3
20Deux épisodes de ce « conte des temps modernes » se placent sous le signe de l’ivresse.
21Le premier se situe dès l’entrée de la deuxième « veille » et relate, comme nous en prévient le sous-titre de celle-ci, « comment l’étudiant Anselme passa pour un ivrogne et un fou ». Voici les faits : le jour de l’Ascension, à Dresde, un jeune homme prénommé Anselme trébuche dans la rue sur un panier de pommes que vend une vieille mégère ; tout ce qu’il a en poche est éparpillé, si bien qu’il doit renoncer aux plaisirs qu’il s’était promis, en ce jour de fête :
il avait projeté de s’offrir une demi-tasse de café au rhum et une bouteille de bonne bière... Et voilà que son stupide coup de pied dans le panier de pommes lui avait fait perdre tout son avoir : café, bière, musique, spectacles de filles en toilette, bref, tous les plaisirs dont il avait rêvé, il fallait leur dire adieu... (77)
22On notera que la boisson est bien ici plaisir petit-bourgeois – il s’agit d’ailleurs de bière, et non de punch ! Pour apaiser sa mauvaise humeur autant que pour se soustraire aux regards moqueurs, il s’éloigne sur le chemin qui longe l’Elbe et s’arrête sous un sureau pour méditer sur son infortune ; et c’est là qu’il connaît sa première « révélation »– vision merveilleuse de deux yeux magnifiques d’azur sombre qui, à travers le feuillage bruissant, lui lancent un regard d’une indicible nostalgie, si bien « qu’un sentiment, jamais éprouvé, de félicité suprême et de profonde douleur faillit faire éclater son cœur » (83). Surviennent à ce moment quelques braves bourgeois revenant de promenade qui, découvrant Anselme en train de soliloquer tout en tenant embrassé le tronc du sureau, ne manquent pas de se gausser : « allons, allons, ne vous frappez donc pas ! Cela arrive à tout le monde... Avec toute la joie que l’on a au cœur par un beau jour de fête comme celui-ci, on a vite fait de boire un petit coup de trop... » (89).
23Dira-t-on que l’ivresse correspond ici à ce que Todorov appelle une « excuse » du fantastique4 ? À première vue, nous aurions affaire, de manière exemplaire, à cet argument néo-positiviste qui met l’expérience inouïe au compte d’une imagination déréglée pour signifier, en définitive, qu’il ne s’est rien passé. Mais il convient – ce que ne propose pas Todorov – de considérer le statut narratif de cet argument. En vérité, celui-ci, dans le texte de Hoffmann, n’est absolument pas assumé par le narrateur lui-même qui, multipliant les changements de points de vue, en laisse au contraire l’entière responsabilité à ceux qui le profèrent. De sorte que ce propos typiquement philistin qui, à travers une explication rationnelle rétrospective, voudrait non seulement effacer, mais, pire, banaliser, ridiculiser l’expérience inouïe – synonyme ici de l’expérience poétique par essence, c’est-à-dire l’appel de la nostalgie –, la laisse en vérité intacte et, paradoxalement, en renforce le caractère radicalement personnel et incommunicable.
24Le pendant de cet épisode est offert dans la neuvième veille, avec la scène intitulée, précisément, « La soirée du punch ». Anselme, qui semble peu à peu délivré de ses « fantastiques imaginations », est invité à passer une soirée dans la famille de Véronique, chez le sous-directeur Paulmann ; au dessert arrive, comme convenu, le greffier Heerbrand :
plongeant la main dans la vaste poche de son matin, et s’y reprenant à trois fois, il exhiba une bouteille d’arac, des citrons et du sucre. Au bout d’une demi-heure à peine fumait sur la table de Paulmann un punch exquis. Véronique servit la liqueur, et la bonne humeur engendra parmi ses amis toutes sortes de gais propos. (223)
25Un cercle composé de petits-bourgeois, donc (Anselme, à ce moment, est encore incertain de sa vocation et son dilemme est personnifié par l’opposition entre Serpentine et Véronique) et où l’on s’essaye au breuvage des poètes... Quelle ivresse leur réserve-t-il ?
26Anselme, « dès que l’esprit de la liqueur lui fut monté à la tête », revoit immédiatement « les images de tous ces événements merveilleux qu’il avait vécus récemment ». Le punch a pour effet de le replonger immédiatement dans ses rêveries et de lui faire proférer des paroles d’abord incompréhensibles pour les autres. Mais l’alcool aidant, le greffier Heerbrand accrédite bientôt le discours d’Anselme (dira-t-on qu’il participe à son délire ?), puis Paulmann et même Véronique sont à leur tour gagnés par l’exaltation, chacun s’oubliant soi-même pour entrer dans la logique de la fantasmagorie initiée par Anselme... De cette contagion, on pourrait conclure que le punch possède décidément de singulières vertus, puisque même des esprits petits-bourgeois, sous son empire, se voient capables de développer une faculté visionnaire partagée, c’est-à-dire permettant même de dépasser l’irrémédiable solitude du sujet romantique, celle qui est le lot, nous l’avons vu, du Voyageur Enthousiaste. L’idéal serait donc atteint, si la scène ne virait au grotesque :
Le sous-directeur Paulmann se leva d’un bond, s’arracha la perruque de la tête et la lança de toutes ses forces au plafond, si bien que les boucles meurtries gémirent et, défaites, en complet désarroi, répandirent leur poudre sur toute la société... L’étudiant Anselme et le greffier Heerbrand, exultant d’allégresse, s’emparèrent alors du bol de punch et des verres, et lancèrent le tout au plafond si bien qu’ils volèrent en éclats dans un grand tintamarre. (226)
27L’expérience visionnaire collective dégénère en burlesque beuverie.
28Les vapeurs de l’alcool, par ailleurs, ne se dissipent pas instantanément. Anselme regagne « machinalement » sa chambrette. Peu après, lui apparaît Véronique qui s’approche de lui et, après l’avoir supplié de se garder de nouvelles hallucinations, lui donne un baiser. « Au moment où il voulut l’entourer de ses bras, la vision de son rêve avait disparu ». Il se réveille le lendemain totalement dégrisé ; « il est le premier à rire franchement des effets du punch » et songeant à Véronique, se félicite « d’être revenu de ses sottes lubies » (231) et se conforte dans sa décision d’épouser la jeune fille et de devenir conseiller aulique...
29Autrement dit, dans un contexte petit-bourgeois, l’ivresse due au punch produit un effet exactement inverse de celui observé dans le cas de l’âme poétique de La Nuit de la Saint-Sylvestre. Non seulement, au lieu d’ouvrir sur le monde du rêve et du merveilleux, elle caricature celui-ci sous des traits grotesques, mais encore elle guérit même de la nostalgie de celui-ci, puisqu’elle convertit définitivement le héros (tout au moins, apparemment) au principe de réalité.
30La leçon que l’on retiendra du Vase d’or est la fonction tout à fait paradoxale de l’ivresse du philistin – qu’elle soit mise au compte de la bière anglaise ou engendrée par le breuvage magique du punch – par rapport au déploiement de l’imaginaire : si elle est putative et indue, c’est-à-dire requise par d’autres comme explication banale de l’expérience inouïe vécue par le héros dont la sobriété est par ailleurs garantie par le narrateur, elle renforce a contrario l’authenticité de cette expérience ; si au contraire l’ivresse est effective, et attestée de surcroît à travers une aventure collective, elle dégrade alors la forme même de l’expérience inouïe, ne fût-ce que par l’inévitable moment du dégrisement et du repli sur soi, qui induit nécessairement une remise en cause de l’exaltation. C’est finalement la même démonstration, mais à partir du point de vue inverse de celui du Voyageur Enthousiaste, du caractère radicalement subjectif et incommunicable de l’initiation à la « vie dans la poésie », pour reprendre la célèbre formule qui clôt Le Vase d’or. Démonstration, ici, en quelque sorte par défaut.
III. L’ivresse de l’amateur d’histoires : Le Visiteur étranger (Der unheimliche Gast)5
31Dans son exploration narratologique des états d’ivresse, E.T.A. Hoffmann s’arrête enfin, de manière tout à fait inédite, à un dernier scénario : utiliser l’ivresse du punch non pas comme élément de l’aventure fantastique elle-même, mais comme ingrédient de la situation de production et de réception du récit de cette aventure. Le punch se boit non plus à l’intérieur du récit (qu’il soit homo- ou hétérodiégétique), mais dans l’histoire-cadre, selon un procédé repris, dans une intertextualité explicite, par Theodor Storm dans Histoires au coin du feu (Am Kamiri).
32Soit les premières lignes du Visiteur étranger : soir de tempête, nuages noirs, pluie battante. Le cercle d’amis qui se réunit comme de coutume, chaque semaine, au domicile du colonel von G., se rassemble autour de la cheminée, où crépite un grand feu. La maîtresse de maison propose de servir à ses hôtes qui ont fait preuve d’un « héroïsme chevaleresque » en osant braver la tempête « ce bon breuvage nordique qui permet de résister à toutes les intempéries » (335).
33Et le jeune Dagobert de lancer ainsi la conversation en dissertant sur l’atmosphère même de cette soirée :
Il ne fait pas de doute que le vent d’automne, le feu dans la cheminée et le punch vont tout à fait bien ensemble et sont propices à éveiller en nous les frissons les plus secrets...– Et qui sont aussi les plus agréables, l’interrompit Angélique...– Attention, permettez-moi de vous faire remarquer qu’il ne s’agit pas de ces rêveries où l’esprit se divertit lui-même de ses divagations bizarres. Les véritables frissons éveillés par la conjugaison du punch, de la tempête et du feu dans la cheminée ne sont pas autre chose que les premiers symptômes de ce mystérieux et indicible état inscrit au plus profond de la nature humaine, contre lequel l’esprit se révolte en vain et auquel nous devons tous prendre garde, je veux parler de la peur des fantômes... (336)
34Le punch n’est pas un ingrédient de « mise en condition » d’écoute du récit fantastique par le simple fait, comme on pourrait l’imaginer trop facilement, qu’il lèverait les barrières de la conscience vigile ordinaire et disposerait ainsi à admettre plus volontiers l’invraisemblable. Il exprime et représente, avec d’autres éléments du décor, certain caractère inné de la nature humaine, une subtile qualité d’effroi désignée, faute de mieux, par l’expression « peur des fantômes ». De quels fantômes s’agit-il ?
35C’est ce que nous apprend le reste du récit. Aucune histoire de revenant, au sens du roman noir – apparition de trépassés chargés de chaînes et drapés de linceuls... Un jeu sur l’emboîtement des récits et leur coïncidence. Un premier niveau, encore en amont de celui de la soirée chez Mme la colonelle von G., est une réunion des frères Sérapion où Ottmar, Lothar et Théodore attendent l’arrivée de Cyprien. Ladite soirée appartient donc en fait déjà à un récit que lit Ottmar devant ses amis. Le deuxième niveau narratif – le niveau central – est ainsi constitué par la veillée qui rassemble, chez la colonelle von G., sa fille Angélique, le jeune Dagobert, conseiller aulique de son état, le capitaine Moritz von R., Marguerite, dame de compagnie, et au cours de laquelle l’on attend le retour imminent du colonel. Un troisième niveau correspond à l’histoire rapportée par le capitaine Moritz qui se passe durant sa dernière campagne en France, avec comme personnage principal un lieutenant russe du nom de Bogislav, qui redoute l’apparition d’un mystérieux comte sicilien, rival qu’il a jadis tué en duel... Chaque niveau narratif laisse ainsi une case vide, dans sa constellation de personnages. Le visiteur étranger, plus exactement « infamilier » (unheimlich au sens étymologique) sera celui-là. Celui qui est à la fois dans le cercle et qui vient d’ailleurs. Le fantastique tient à la perméabilité des niveaux narratifs, au fait qu’une porte peut s’ouvrir exactement en même temps dans chacun des niveaux pour laisser passer, identique à lui-même, celui que l’on attend et que l’on redoute à la fois. Le punch devient ainsi, en définitive, une sorte de métaphore du sentiment d’inquiétante étrangeté, lié au vertige Actionne ! lui-même.
36On retiendra en tout état de cause que, quel que soit celui qui s’y adonne – le poète, le philistin ou l’amateur d’histoires – l’effet premier du punch hoffmannesque est à chaque fois de dire, à l’intérieur du texte lui-même, la littérature – « ce plus beau de tous les breuvages » qui, « sans que l’on sache dire comment, nous permet de jeter un regard furtif vers l’étrange monde des rêves » (336).
Notes de bas de page
1 On versera au dossier cette remarque du biographe : « L’alcoolisme ? Certes, Hoffmann a beaucoup bu. Il a surtout beaucoup aimé l’alcool, mais il serait faux d’établir un rapprochement entre l’état d’ébriété et son écriture. Buvant fort et bon, Hoffmann a toujours mis un point d’honneur à “se tenir”, méprisant ceux que l’alcool fait s’écrouler dans le ridicule et la veulerie. Son ami et premier éditeur Kunz écrit dans sa biographie : “Jamais je ne lui ai remarqué un état d’ivresse qui lui aurait ravi sa raison ; au contraire, il haïssait les hommes qui pour contenter leur soif buvaient à en perdre les sens” » (P. Péju, E. TA. Hoffmann. Biographie, Paris, Librairie Géguier, 1988, p. 20).
2 Écrit entre 1807 et 1814. Paru dans les Fantasiestücke. Nous citons d’après l’édition München, Goldmann Verlag. Traduction française : Contes. Fantaisies à la manière de Callot, Paris, Gallimard, 1992 (trad. : A . Béguin).
3 Écrit entre 1813 et 1814, publié dans les Fantasiestücke. Nous citons d’après l’édition bilingue Aubier, 1975 (traduction de P. Sucher).
4 « Il y a deux groupes d’excuses, qui correspondent aux oppositions réel-imaginaire et réel-illusoire. Dans le premier groupe, rien de surnaturel ne s’est produit, car il ne s’est rien produit du tout : ce que l’on croyait voir n’était que le produit d’une imagination déréglée (rêve, folie, drogues) ; dans le second, les événements ont bien eu lieu, mais ils se laissent expliquer rationnellement (hasards, supercheries, illusions) » T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 51.
5 Écrit en 1813, publié dans les Fantasiestücke. Nous citons d’après Frankfurt a. M., Insel, 1977.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Poison et antidote dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
Sarah Voinier et Guillaume Winter (dir.)
2011
Les Protestants et la création artistique et littéraire
(Des Réformateurs aux Romantiques)
Alain Joblin et Jacques Sys (dir.)
2008
Écritures franco-allemandes de la Grande Guerre
Jean-Jacques Pollet et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
1996
Rémy Colombat. Les Avatars d’Orphée
Poésie allemande de la modernité
Jean-Marie Valentin et Frédérique Colombat
2017