Chapitre 1. Contes nocturnes : le propre et le figuré
p. 11-19
Note de l’éditeur
Première parution dans l’ouvrage collectif E.T.A. Hoffmann et le fantastique, Nancy, Bibliothèque le Texte et l’idée, 1992. Traduction allemande : « Wort – und Bildsinn in Hoffmanns Nachtstücken », in Studien zu E.T.A. Hoffmann, St. Ingert, Röhrig Universitatsverlag, 1998.
Texte intégral
1On connaît la consolation maternelle offerte à Nathanaël : « le marchand de sable n’existe pas, cher enfant..., quand je dis que le marchand de sable arrive, cela veut seulement dire que vous avez sommeil, que vous ne pouvez plus tenir vos yeux ouverts, comme si l’on y avait jeté du sable... » (9)1. Rassurante, confortable est la distance entre le propre et le figuré. L’aventure fantastique, au contraire, commence justement à partir du moment où se brouillent les frontières, où s’abolit cette distance, où l’avocat Coppelius, irrévocablement, s’identifie au marchand de sable.
2Louis Vax, dans La Séduction de l’étrange, reconnaît dans le procédé de littéralisation d’un sens figuré un ressort essentiel de l’écriture fantastique en général2, de Mérimée (Lokis, La Vénus d’Ille) à Villiers de L’Isle-Adam (Véra), de Sheridan Le Fanu (Carmilla) jusqu’à Jean Ray (La main de Goetz von Berlichingeri), sans oublier que celui-ci n’opère que sous certaines conditions : il convient que la littéralisation ne soit pas seulement le fait d’une conscience privée, mais s’inscrive dans un glissement du discours au récit qui interdit au lecteur, en principe, de pouvoir se replier, à son tour, sur une interprétation allégorique.
3On peut effectivement relever cette technique dans chacune des pièces qui composent les Contes nocturnes d’E.T.A. Hoffmann. À y regarder de près, cependant, l’on s’aperçoit que le procès de littéralisation qui est mis en scène n’est jamais univoque. Il ouvre une brèche irréparable, contagieuse dans l’ensemble du système du langage. La perméabilité créée entre le propre et le figuré s’avère en quelque sorte dans les deux sens : il y a non seulement, comme l’écrit L. Vax, « une métaphore qui s’épaissit »3 mais, en retour, un emploi littéral qui se dérobe ou s’abolit – appelons cela, faute de mieux, « un effet de déréalisation ». Ce chiasme entre littérarisation et « déréalisation », que nous voudrions ici mettre à jour comme structure narrative déterminante des Contes nocturnes, ne peut évidemment se concevoir sans l’arrière-plan de toute la sémiotique romantique, avec sa contestation du principe d’imitation, la substitution de la poiesis à la mimesis ; il fonde toute l’originalité du fantastique hoffmannien comme expression indépendante de tout recours au surnaturel, identifié simplement, comme l’écrit Irène Bessière, au « pouvoir de qualifier le monde », « avec le refus antécédent de trancher quant à la primauté de l’imaginaire ou du réel, quant à leur propriété respective pour dire l’individu et le monde »4.
4Le Sanctus (Das Sanctus) fournit l’exemple unique dans les Contes nocturnes d’une perméabilité heureuse entre le propre et le figuré. La parole destinée à se littéraliser est livrée par l’adage selon lequel quiconque quitte l’église pendant le Sanctus encourt le risque de perdre sa voix ; la cantatrice Bettina n’entend pas la mise en garde et la menace s’exécute à la lettre. Mais l’épilogue dessine exactement le mouvement inverse : au récit de l’Enthousiaste, Bettina retrouve miraculeusement « sa merveilleuse voix argentine » (156). Son aphonie révèle en quelque sorte sa nature métaphorique, ce que l’Enthousiaste, face au médecin positiviste et incrédule, traduit en ces termes : « Songez que la maladie de Bettina, due à des causes psychiques, exige des remèdes psychiques » (156). La perméabilité entre le propre et le figuré ouvre ici une possibilité de réversibilité, explicitement mise en relation, dans le texte, avec les théories magnétiques, lorsque l’Enthousiaste, dans l’histoire-cadre, confesse son rôle de « médium » involontaire. Il n’est pas exagéré de considérer l’ensemble du discours sur le magnétisme, dans les Contes nocturnes, comme une réflexion sur le propre et le figuré, articulée autour de la notion clef « d’action réciproque » (Wechselwirkung), telle que l’expose, dans La Maison déserte (Das öde Haus), « le jeune médecin adepte du magnétisme » qu’interroge Théodore, en quête de thérapie : se refusant à admettre qu’un « principe spirituel quelconque puisse exercer une emprise absolue sur un autre », il se déclare convaincu que « seul un défaut d’énergie ou de résistance de la volonté ou encore une action réciproque peut permettre cet asservissement » (181). Le magnétisme offre ainsi une doctrine qui permet de penser tel phénomène à la fois comme signe et symptôme et d’imaginer, conséquemment, une possible conversion. Avec Le Sanctus, E.T.A. Hoffmann veut croire, apparemment, au pouvoir curatif de la sémiotique mesmérienne ; il n’en demeure pas moins que ce fonctionnement « euphémisant » est au fond précaire, puisque, comme le remarque finalement la cantatrice Bettina, le thérapeute est ici en même temps l’apprenti sorcier.
5Le Majorat (Das Majorat) esquisse, en d’autres termes, une réversibilité du même type que celle du Sanctus. Avec cette originalité que la parole première, destinée à prendre corps, est ici pure littérature. Lorsque le narrateur arrive le premier soir au château du vieux baron Roderich, il est aussitôt pénétré par l’atmosphère étrange et mystérieuse des lieux : « ce sentiment ressemblait au frisson que l’on ressent devant une histoire de fantôme qui vous tient en haleine, telle qu’on les aime » (203). Et de se rappeler à ce moment qu’il a justement dans sa poche Le Visionnaire (Der Geisterseher) de Schiller (comme la lorgnette dans la poche de Nathanaël). L’atmosphère des lieux, à cet instant, concrétise, matérialise l’impression de lecture, comme si le texte contaminait le vécu. Or il est remarquable que soit un moment envisagé, plus tard dans la fable, l’éventualité d’un mouvement régressif. Lorsque le baron, à la fin de la première partie, instruit le narrateur du véritable état de santé de son épouse, il lui demande de bien vouloir lui épargner les « molles et langoureuses » mélodies du clavecin et lui conseille au contraire, pour l’aider à guérir, « de lui raconter le plus souvent possible l’épisode du revenant ; la baronne s’y accoutumera, elle finira par oublier que le revenant hante cette maison et l’histoire ne fera pas plus d’impression sur elle que toute autre fable qu’elle eût trouvée dans quelque roman ou livre de fantôme » (236). Le baron Roderich, à l’instar de l’Enthousiaste du Sanctus, voudrait métaphoriser l’angoissante réalité. Il n’y parvient pas, comme on sait. La maladie de Séraphine est peut-être après tout plus grave que celle de Bettina. Ou bien, c’est la littérature qui représente une parole paradoxalement plus fatale et plus vaine que le « principe spirituel » manipulé par le magnétisme.
6La comparaison, entre les deux parties du Majorat, des deux modes d’apparition de Daniel, l’une en fantôme, l’autre en somnambule, nous convainc en vérité du caractère irréparable de la perméabilité ici mise en scène entre le propre et le figuré. Dans la première, assumée par le narrateur encore adolescent (et donc, le cas échéant, éventuellement enclin à une certaine naïveté), l’apparition spectrale de Daniel vient concrétiser, sous forme sensible, « la puissance mystérieuse » qui pèse sur les lieux. Lors de l’arrivée au château, c’est à Franz, l’intendant, qu’échappe la parole malheureuse (comme elle échappe à la nourrice de Nathanaël ou encore à l’Enthousiaste du Sanctus), dans l’ancienne salle des Chevaliers qui doit servir de salle d’audience : « Justice a déjà été rendue dans ces murs ! dit-il d’une voix sombre – Qu’est-ce qui vous prend ? s’écria mon grand-oncle...– Rien, cela m’est venu comme ça ! répondit Franz... » (201). Il n’y a justement, en territoire fantastique, aucune parole en l’air, aucun mot d’esprit entièrement gratuit. Dans la seconde partie, la narration est assumée par le grand-oncle lui-même ; ses qualités éprouvées de sang-froid, ajoutées à la « lucidité » (Hellsehen) que lui donne l’approche de la mort, confèrent en principe à ses propos l’autorité d’un discours authentique, au point qu’il présente cette singularité grammaticale de voir le locuteur parler de lui-même à la troisième personne (242). Or voici qu’ici également, Daniel fait son apparition. À minuit, tandis que la pleine lune éclaire la salle de sa lueur blafarde, un pas lourd résonne dans l’escalier, accompagné d’un bruit de clefs qui s’entrechoquent et la lourde porte s’ouvre sur « une silhouette blême », tenant un flambeau à la main. Le témoin ne s’en laisse pas compter : « il reconnut aussitôt qu’il était en présence d’un somnambule » (264)5. Admettons. Est-on rassuré pour autant ? Qu’est-ce qui distingue encore un somnambule d’un fantôme ? Les deux modes d’apparition de Daniel sont dans la description, d’une partie à l’autre, parfaitement superposables. En sa personne se conjugue un double procès de littéralisation et de « déréalisation » : fantôme ou somnambule, c’est toujours « une âme maudite condamnée à errer aux heures de la nuit ». Même sa « mort » ne lève pas l’ambiguïté de son statut. Le cri du baron qui le foudroie au cours d’une ultime tournée nocturne – « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ? » (274) – devrait, en principe, confirmer définitivement (et arrêter) sa vocation de somnambule, s’il est vrai, comme ne l’ignore pas le baron, que « les somnambules peuvent mourir sur-le-champ, rien qu’en entendant prononcer leur nom » (274). Mais les mots prononcés par le jeune Roderich aux oreilles du somnambule sont les mêmes que ceux proférés jadis par son malheureux père. La boucle est apparemment bouclée : « la puissance étemelle (die ewige Machf) a permis que le fils exerçât sa vengeance sur le meurtrier de son père » (274). Mais cette coïncidence, même si elle sauvegarde la morale, ne restaure pas pour autant la sérénité : elle ne fait en vérité que confirmer la malédiction attachée au château. La disparition du somnambule ne fait en quelque sorte qu’attester le fantôme.
7Le Vœu (Das Gelübde) lie le procès de littéralisation à « l’idée fixe » de la comtesse Hermenegilda, à sa volonté de prêter corps (au sens propre du terme) au comte Stanislas, de voir s’exaucer le cri de douleur qu’elle lance la nuit dans le parc : « Stanislas ! Reviens ! C’est moi qui t’appelle... » (293)6. L’enfant qu’elle porte, autant que l’anneau qu’elle garde au doigt, vont prouver ses noces scandaleuses avec l’absent. Il ne se trouve, dans son entourage, que la princesse pour croire, avec une indulgence toute maternelle, à l’interprétation magnétique : « il y a en ce monde bien des mystères que nous ne sommes pas en mesure de comprendre. Ne se pourrait-il pas qu’une vive conjonction de la pensée pût avoir des effets physiques, qu’une rencontre spirituelle entre Stanislas et Hermenegilda l’eût mise dans cet état incompréhensible pour nous ? » (306). La grossesse inexpliquée comme signe de l’amour absolu ! Et le prince et le comte Nepomuk d’ironiser aussitôt sur le caractère paradoxal et inouï de cette forme de littéralisation : « c’était là, disaient-ils, la tentative la plus sublime qu’on ait jamais faite pour spiritualiser la nature humaine ». Le retour du comte Xavier, sa confession, auraient dû permettre, en principe, de sortir de la confusion, de rétablir un clair partage entre le propre et le figuré. Mais non seulement ses propos n’infirment pas complètement la version d’Hermenegilda – le comte Stanislas est effectivement mort à l’heure dite –, mais encore, et surtout, la goujaterie dont il fait preuve, dans tout son comportement, achève de déconsidérer ceux-ci. Peu importe que le retour au sens propre soit « vrai » : il s’avère trop vulgaire. C’est la conscience de ce discrédit qui dicte le vœu de Célestine de « ne plus jamais laisser le monde voir le visage dont la beauté avait séduit le démon » (312). Le masque qui, sous ses voiles noirs, lui donne « le visage de la mort » est une manière de disparaître au monde, par fidélité à l’idéal un moment incarné. Geste symbolique d’une « déréalisation », à la mesure de « la sublime tentative pour spiritualiser la nature humaine ».
8La Maison déserte prête au voisin-confiseur la parole faussement anodine : « d’après la légende qui court, cette maison déserte est habitée de revenants et résonne d’étranges lamentations » (166). Le on-dit met en branle l’imagination de Théodore. Max Milner, dans La Fantasmagorie, surprend la gourmandise du regard qui opère, grâce au miroir, la réification du désir de Théodore7. Intéressons-nous ici à l’épilogue de l’histoire, trop souvent négligé, avec la rocambolesque intrigue familiale autour de la comtesse Edwine. Alors qu’il se dit « délivré du charme pernicieux qui l’avait si longtemps captivé », Théodore rencontre un soir, inopinément, au cours d’une réunion mondaine, la jeune femme dans le miroir. Une apparition « en chair et en os », tel le retour du comte Xavier dans Le Vœu, devrait en principe dissiper le trouble, permettre de restaurer la distinction entre l’histoire vraie et la légende, le propre et le figuré. Or la clarification est empêchée par un ultime acte manqué : « tout se serait bien passé si, à la fin du repas, je n’avais pas par mégarde choqué rudement le verre anglais placé devant moi, de sorte qu’il rendit un son criard et perçant » (187). Théodore a involontairement fait résonner la voix de la vieille folle de la maison déserte. Le propre et le figuré continuent de s’échanger, c’est tout le « réel » qui est contaminé et peut, à tout instant, basculer. On ne peut jamais complètement guérir du procès de littéralisation. Théodore garde « un étrange sentiment d’oppression », même après avoir quitté la ville. Il faut attendre que l’un des termes s’efface en quelque sorte de lui-même pour que le vertige s’arrête : ce n’est qu’à la mort de la vieille Angelika que Théodore recouvre « un sentiment tout particulier de bien-être » (194).
9On peut dire que Le Marchand de sable (Der Sandmann) constitue, à bien des égards, une sorte de doublet de La Maison déserte. Le procès de littéralisation de la parole de la nourrice, qui fonde l’assimilation de la figure du marchand de sable avec le personnage de Coppelius/Coppola, a été à maintes reprises retenu et décrit par la critique comme l’élément moteur du conte (la lecture freudienne, elle-même, a tracé ici la voie). L’effet de « déréalisation », en revanche, est peut-être plus ambigu qu’il paraît. Il engage en effet une évaluation du personnage de Clara, qui n’est pas aussi entier, aussi schématique que celui du comte Xavier, par exemple. En vérité, le retournement se joue sur l’exclamation qui, dans la scène finale, échappe à Clara lorsque, au sommet de la tour, elle attire l’attention de Nathanaël sur « l’étrange petit buisson gris qui semble s’avancer vers nous » (44). L’expression renvoie, comme on sait, au portrait de Coppelius tracé par Nathanaël lui-même dans sa première lettre, lorsqu’il évoque « les sourcils gris et broussailleux » du vieil avocat qui vient troubler l’idylle familiale. Comme le choc de la main de Théodore sur le verre de champagne, l’expression de Clara réactive, malgré elle, le vertige du propre et du figuré. Elle voudrait croire, en fait, que Nathanaël est désormais capable de distinguer entre les deux, elle revendique la même pédagogie de la métaphore que la mère, dans l’enfance du héros. On sait que le narrateur lui donne tort, dans la suite de la scène (désaveu qui scelle le passage du discours au récit). Mais l’épilogue ne caricature pas pour autant la pratique de Clara : il est dit simplement qu’elle et lui n’étaient pas faits l’un pour l’autre. E.T.A. Hoffmann, sous le subjonctif hypothétique de l’ironie romantique, laisse entendre, finalement, que Clara est peut-être dans le vrai : non pas qu’elle ait raison, mais que son maniement linguistique conventionnel constitue peut-être la seule manière de vivre.
10Au peintre Berthold, le héros de L’Église des Jésuites (Die Jesuiterkirche) sont épargnés les affres de la littéralisation que connaissent Nathanaël et Théodore. Il lui est donné en effet de rencontrer directement, immédiatement, en la personne de la princesse Angiola l’objet de son désir et de sa nostalgie : « les rayons du soleil inondaient son visage angélique [...]. C’était elle, mon idéal ! Je tombais à genoux, ravi en extase [...] Mon souhait le plus ardent était exaucé ! » (129). Point besoin, ici, du patient travail de l’imaginaire, gourmand et morbide. Mais cette miraculeuse adéquation entre le propre et le figuré offerte à Berthold dans la grotte – lieu primordial qui n’est certes pas choisi au hasard – ne promet pas, pour autant, la félicité. Elle lui garantit, provisoirement, un confort bourgeois, mais finit par ruiner son art : sous son pinceau, son « idéal » se mue bientôt en « une poupée de cire au regard vitreux » (134) : Olimpia, en quelque sorte, se substitue à Angiola. Autrement dit : le vertige du propre et du figuré, avec ses imprévisibles transferts, ses étranges conversions, entraîne sans doute une aventure redoutable, sinon funeste, mais constitue, en tout état de cause, la condition de possibilité de l’art.
11Il reste deux Contes nocturnes qui, pour des raisons différentes, échappent (ou plus exactement font comme s’ils échappaient) à l’aventure linguistique. Ignace Denner (Ignaz Denner) voudrait rester en deçà de celle-ci, avec un texte qui réunit toutes les données, mais se refuse finalement à entrer dans le jeu de celle-ci. Il y a bien cette exclamation, dans la bouche d’Andres, lors de la première visite de l’étranger : « Ah ! monsieur, je n’oublierai jamais ce que je vous dois, et je ne demande au Ciel que de me permettre de vous remercier de ce noble geste en vous offrant mon sang et ma vie » (51). La formule de politesse, comme on sait, sera prise au pied de la lettre. Mais cette littéralisation ne jouera, en vérité, que pour le lecteur. Elle ne sera pas thématisée, « mise en intrigue » : le héros lui-même n’en sera pas affecté. Soit l’épisode du cachot où Andres est ramené après avoir subi l’épreuve de la torture et sombre dans « un engourdissement, entre la veille et le sommeil » (81). Une première apparition le tire de sa torpeur : « il eut l’impression que les pierres se détachaient de la muraille et roulaient avec fracas sur le sol. Une lueur rouge sang filtra par la brèche et quelqu’un entra qui, bien qu’il eût les traits de Denner, ne lui parut cependant pas être Denner » (81). La description qui s’ensuit, et qui conjugue tous les mythèmes du démoniaque (ample manteau rouge, nez crochu, rire sonore etc.), ne laisse aucun doute sur l’identité de l’intrus : Andres comprend tout de suite qu’il a affaire au Malin, il tombe en prière et « le monstre fantomatique », aussitôt, s’évanouit dans un nuage de fumée. Survient peu après un second visiteur qui, après avoir descellé un pavé du sol, soulève la paille de sa couche et le hèle à voix basse : cette fois-ci, « Andres reconnaît aussitôt la voix de Denner ». Les deux visiteurs, bien qu’ils remplissent exactement la même fonction auprès d’Andres – tous deux le soumettent à la tentation, lui promettant la liberté en échange de son dévouement – demeurent distincts. Il y a juxtaposition, et non pas confusion au prix de laquelle l’un des termes pourrait être compris comme la littéralisation de l’autre. La compétence linguistique d’Andres n’est pas entamée par l’aventure. À preuve sa décision d’aller immédiatement « raconter à ses juges l’événement de la nuit ». Tout l’événement, c’est-à-dire les deux visites ? Andres, en vérité, se contente de protester de son innocence : « Que Dieu me préserve d’aspirer à recouvrer ma liberté de manière illicite [...]. » (83). L’apparition de Satan, la visite du brigand ont pour lui le même sens. Il ne voit pas, ou se refuse à voir, un hiatus possible entre le propre et le figuré. Le geste par lequel, à la fin, « il jette sans l’ouvrir, dans un ravin profond » la cassette maudite signe son refus obstiné (serait-ce cela sa foi naïve ?) de ne pas entrer dans le jeu du propre et du figuré.
12À la différence d’Andres qui veut ignorer tout risque linguistique, le Conseiller Reutlinger, dans Le Cœur de pierre (Das steinerne Herz), ne le connaît que trop. Un mauvais génie a éveillé en lui « une terrible défiance qui lui fait soupçonner ruine et malheur dans une parole, dans un regard, même dans la circonstance la plus futile, la plus indépendante de la volonté humaine » (317). Quelqu’un, donc, qui connaît le poids des mots et s’en méfie. Et c’est justement pour s’en garder qu’il invente une sorte de stratégie préventive en construisant – au sens concret, c’est-à-dire en édifiant – rien moins qu’une allégorie : au fond du parc du château, dans un bosquet en forme de cœur, un pavillon en marbre de Silésie, lui-même en forme de cœur, protégeant, encastré dans le marbre blanc, un cœur de pierre rouge... L’allégorie – et l’on retrouve ici toute la critique romantique de cette figure8 – côtoie le mauvais goût, « une idée saugrenue, plutôt lugubre ». Au moins se veut-elle efficace : Reutlinger, lorsque la mélancolie la plus noire s’empare de son âme, trouve entre ces murs « consolation et repos » : « ce sont les gouttes de mon sang qui ont ainsi rougi cette pierre, mais elle est froide comme la glace et quand elle sera posée sur mon cœur, elle rafraîchira l’ardeur funeste qui l’a consumé » (316). L’allégorie est consolante dans la mesure où elle arrête, où elle fige le sens une fois pour toutes. Elle codifie, pétrifie le jeu du propre et du figuré. La littéralisation n’est, ne serait plus contagieuse, intempestive. À partir du moment où l’on arrête que la couleur rouge désigne le sang, la froideur marmoréenne ne peut que signifier l’apaisement.
13La suite du récit vient contester, ironiser cette tentative de manipulation thérapeutique du propre et du figuré, à travers l’allégorie. C’est l’épisode où Max, le neveu de Reutlinger, « petit monstre » âgé de six ans, lors des travaux de construction du pavillon, s’empare pour jouer de la pierre rouge qui attend d’être scellée et commence à la faire rouler par terre « au milieu de grands éclats de rire ». Et Reutlinger de s’écrier avec effroi : « Misérable ! Tu joues avec mon cœur comme a fait ton père » (319). La menace vient, au fond, de la métaphore filée. L’insouciance de l’enfant convainc brusquement Reutlinger de l’inanité de son entreprise à vouloir pétrifier la relation du propre et du figuré en un sens univoque. Et pourtant Le Cœur de pierre laisserait entrevoir, dit-on, un dénouement heureux qui justifierait sa place à l’intérieur du recueil, comme mot de la fin « conciliant ». Il y a, en effet, une ultime mascarade, lorsque Reutlinger, qui croit avoir aperçu son double prosterné dans le pavillon et interprète cette vision comme le signe de sa mort prochaine, se voit détrompé par ses amis et obligé de reconnaître qu’il s’agissait en réalité de son neveu, qui avait emprunté ses vêtements. Et le miracle se produit : le Conseiller aulique, devant les témoins médusés, tombe à genoux, fond en larmes, serre son neveu dans ses bras en s’exclamant : « ne crains plus mon cœur de pierre, serre-moi bien fort contre ta poitrine, les battements de ton cœur attendrissent le mien » (338). La parodie de roman sentimental, avec tous les poncifs de la scène de reconnaissance et de pardon, comme l’issue inespérée de la métaphore filée, qui retombe en quelque sorte miraculeusement du bon côté. Mais sort-on véritablement, définitivement du vertige ? On gagne apparemment le repos – « es ruht ». Mais ce mot de la fin n’est peut-être pas aussi fiable qu’il paraît. Hoffmann y laisse reconnaître, explicitement, une citation empruntée à Jean Paul. Un mot qui est à la fois lui-même et un autre, sous le même signifiant : le jeu du propre et du figuré se poursuit infiniment, dans les miroirs de l’intertextualité. Il faudrait, pour l’arrêter, fermer le livre.
14Au terme de cette lecture, les Contes nocturnes s’affirment bien comme fondateurs du fantastique « moderne », en ce sens où, pour la première fois dans l’art de faire peur, des fantômes nous sont donnés à voir textuellement. La transgression du propre et du figuré ne commande pas seulement la rhétorique narrative, où elle fonctionne comme une sorte de prolepse – le récit se donnant à lui-même son propre sommaire, dessinant ainsi une intrigue de la prédestination. L’enjeu – c’est là l’originalité du fantastique hoffmannien – n’est pas que stylistique : la perméabilité du propre et du figuré contamine la sémantique du récit, fournit le sujet même de l’histoire. Hypothèse : le fantastique comme mode de fiction dont les héros sont aux prises, pour l’accomplir même en croyant la déjouer, avec la propre rhétorique du récit qu’ils habitent.
Notes de bas de page
1 Nous citons les Nachtstücke d’après l’édition Reclam, Universal-Bibliothek, Stuttgart, 1990. Traduction française : Tableaux nocturnes, Paris, Éditions de l’imprimerie Nationale, 1999 (trad. : Philippe Forget).
2 Louis Vax, Lu Séduction de l’étrange, Paris, PUF, 1987,p. 84-85.
3 L. Vax, « L’art de faire peur », Critique, n° 150 et 151, 1959, p. 1035.
4 I. Bessière, Le Récit fantastique, Paris, Larousse, 1974, p. 100-105.
5 Voir B. Jansen, Spuk und Wahnsinn, Frankfurt a. Main, 1986 (en particulier le chapitre 3, Somnambulismus : Grenzüberschreitung oder Verlust der Realität ?).
6 Voir P. von Matt, Die Augen der Automaten. E.T.A. Hoffmanns Imaginationslehre als Prinzip der Erzäzhlkunst, Tübingen, 1971, p. 143-149.
7 Max Milner, La Fantasmagorie. Essais sur l’optique fantastique, Paris, 1982, p. 63-76.
8 Voir T. Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977 (p. 179-260).
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