Edmond Michelet dans l’œcuménisme du xxe siècle
p. 101-112
Texte intégral
1Edmond Michelet devient un acteur de l’œcuménisme en 1954, lorsqu’il découvre aux États-Unis l’International Christian Leadership (ICL)1, issu de l’International Council for Christian Leadership (ICCL)2. Cette organisation le séduit notamment pour sa lutte, au nom de la foi chrétienne, contre le maccarthysme3. Il a pu y voir une résistance chrétienne à une forme subtile d’emprise totalitaire. Ainsi, l’œcuménisme devient-il pour lui un nouvel outil pour lutter contre toutes les formes d’aliénation qui renaissent en permanence4.
2Si l’on peut donc dater précisément l’entrée de Michelet en œcuménisme, c’est-à-dire son adhésion à une organisation qui se veut résolument chrétienne, son esprit œcuménique s’est en fait forgé toute sa vie durant. C’est ce que nous voudrions montrer dans un premier temps ; nous montrerons ensuite sa rencontre avec l’ICL, et l’action qu’il y mène lorsqu’il en devient le président en 1962.
Aux origines de l’esprit œcuménique
3Les choix de Michelet vers une action commune avec d’autres chrétiens tiennent à sa foi, une adhésion pleine, sans résistance, au message évangélique qui a mené Michelet à se faire compagnon et disciple du Christ dans le monde et donc à se constituer « ami et frère de tout homme »5. Une foi mise en pratique dès les engagements de sa jeunesse dans l’ACJF (1919) puis aux Équipes sociales, pour agir de la façon la plus efficace possible dans l’accueil des réfugiés avant la guerre, leur sauvegarde pendant la guerre puis en prison et dans les camps de la deuxième guerre mondiale. Le contact avec des juifs, des protestants, et même des agnostiques et des athées, devient pour lui une évidence dans l’action pour servir l’humanité. Après la guerre, il faut reconstruire avec tous. Michelet, alors sénateur, est envoyé comme représentant à l’ONU à l’automne 1954. C’est là qu’il prend contact avec divers groupes américains dont l’ICL qui le séduit d’emblée par sa capacité à allier les mondes de la spiritualité chrétienne à ceux de l’économie et de la politique.
4Dans une conférence à l’ICL en 1954, il s’appuie sur l’épître aux Corinthiens de saint Paul, « cette épître qui pourrait constituer le texte commun sur lequel devraient prier ensemble les chrétiens de toutes les confessions : “Quand je parlerais le langage des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain sonnant”. C’est donc d’abord par la charité que nous allons nous distinguer, nous chrétiens, des autres hommes »6. Disciple de Charles de Foucauld, Michelet s’est voulu à son tour un frère universel.
5La prière du chrétien est bien le premier geste œcuménique, une prière qui est le fait de son amour envers Dieu et envers tous les hommes. Michelet est l’homme de la fraternité, toujours passionné par les autres, assoiffé de pardon et de charité, toujours tourné vers l’Autre. C’est Pierre Harmel, ministre belge des Affaires étrangères qui rend ainsi hommage à Michelet en évoquant :
l’insatiable désir d’Edmond Michelet de guérir les divisions et d’unir les hommes : réconcilier les ennemis d’hier ; réunir les anciens colonisateurs et les nouveaux gouvernants de jeunes États ; rassembler des croyants de confessions différentes ; rapprocher les tenants d’idéologies et de systèmes opposés.7
6Le militantisme social chrétien des temps de paix a servi de base : Équipes sociales, Société de Saint-Vincent de Paul, la charité comme première ouverture à l’autre, l’accueil des réfugiés espagnols puis allemands, ceux d’Alsace-Lorraine… Surtout, il est transformé par l’expérience de la guerre. L’œcuménisme, Michelet l’a vécu concrètement en prison et à Dachau, entre février 1943 et avril 1945. C’est la découverte de l’autre dans la souffrance partagée : ici, Rue de la Liberté est une source incomparable8 pour mesurer l’importance qu’a eue, pour sa vision du monde, la rencontre imprévue avec des croyants de toutes confessions, mais aussi avec des non-croyants : le dignitaire de la maçonnerie Georges Chadirat, qui sort de sa poche L’Imitation de Jésus-Christ ; le communiste Germain Auboiroux qui prend sa place à la chapelle alors qu’il est incapable de se déplacer… Fort de cette expérience terrible de la haine à l’état brut qu’était le camp, il est resté homme de prière et d’amour, nostalgique de l’unité chrétienne comme il le dit lui-même9. L’homme politique qu’il devient après la guerre ne cesse de s’interroger sur la responsabilité sociale du chrétien en politique. C’est comme chrétien et comme politique qu’il se laisse séduire très vite par l’action de l’ICL, dont Jean Charbonnel le premier a souligné l’importance dans la vie d’Edmond Michelet.
La rencontre avec l’ICL
7Elle se fait donc en 1954 à l’initiative de son ami François Dausset, qui lui fait connaître la direction internationale de ce mouvement américain né en 1935 qui séduit des hommes politiques et chefs d’entreprise croyants d’un bout à l’autre des États-Unis. À l’automne 1954, membre de la délégation française à l’ONU sur laquelle il porte un regard fort critique, il rencontre le fondateur de l’ICL, un pasteur méthodiste d’origine norvégienne, Abraham Vereide, qu’il considèrera comme son « second père », un père spirituel. Cette association est forte dans les années 1950 de près de 7 500 membres aux États-Unis. En Europe, elle a pour présidente d’honneur une grande résistante, la reine Wilhelmine de Hollande. L’ICL, partie de Seattle, s’est installée à Washington en 1941 et a pris son nom en 1944 après que le mouvement ait gagné la Chambre des Représentants. Il s’agit de réunir hommes politiques et hommes d’affaire autour de la prière et du Prayer Breakfast, animés notamment par Billy Graham, tandis que Richard Nixon est vice-président des États-Unis.
8Michelet y voit un appel à la responsabilité chrétienne et à une manière de s’affirmer comme chrétien, tout en transcendant les frontières confessionnelles, politiques et nationales. Il rejoint donc l’ICL et dès 1954, il est invité à prononcer une conférence à la rencontre internationale des groupes de prière de Noordwijk (Hollande) qui a choisi comme thème : « La famille des nations et le plus grand besoin du monde », occasion pour lui de récuser la notion de supranationalité, jugée « suspecte »10.
9Il estime que la réconciliation nécessaire entre les nations ne passe pas par leur disparition (« la seule patrie collective qui est la nôtre n’est pas de ce monde mais de l’autre »11) mais par l’engagement de chrétiens authentiques qui font de la charité une règle impérative. À la conférence de Royaumont en décembre 1955, il fait adopter la résolution finale : « les Français prieront pour une Allemagne comme Dieu la veut et les Allemands prieront pour une France comme Dieu la veut »12.
10Michelet s’attache alors à organiser l’ICL à Paris, mais il cherche à le franciser en créant le MIRC, Mouvement International de Responsables Chrétiens. Détail significatif, les archives montrent qu’il a biffé « des » pour « de » et remplacé « dirigeants » par « responsables ». Et il le présente ainsi :
C’est une association de laïques – catholiques et protestants – composée d’hommes occupant ce qu’on appelle des postes de commande, qui veulent tout d’abord unir leurs efforts pour trouver dans leur commune croyance une manière de vivre leur vie chrétienne en plus étroite communion avec le Christ.
Ils veulent en outre réaliser dans la famille, la communauté, la nation et le monde une union de chrétiens dont l’action dirigeante et le rayonnement seront de plus en plus efficaces et dans des perspectives authentiquement chrétiennes.
Ceux qui acceptent cet objectif souhaitent donc : lancer des ponts entre toutes les organisations qui tendent au même but ; fonder une union profonde et fraternelle entre tous ceux qui, dispersés ou isolés, veulent marcher dans la même direction ; forts de leur croyance, ils sont décidés à se faire confiance les uns aux autres par delà les nations.13
11Il affirme clairement sa filiation avec l’ICL mais il insiste sur « le tribut commun des chrétiens »14, adoptant une position résolument œcuménique en reconnaissant comme « légitimes »15 les protestations de Luther et Calvin.
12Contrairement aux Américains, Michelet conçoit cette association comme une fraternité de militants capable d’agir de façon informelle pour changer le monde et non comme un lobby politique16. Il l’affirme nettement lors de l’hommage à Abraham Vereide, dont il nous reste un « Schéma d’une intervention de 15 minutes » d’une tonalité très différente de la nécrologie conventionnelle :
Nous pensons que la fécondité de notre action dépend de la qualité de la formation (éducation permanente) que nous acceptons de recevoir de l’Écriture et que nous nous donnons les uns aux autres dans nos groupes et dans nos réunions plus larges et retraites. Nous nous réunissons pour apprendre sans cesse et sans cesse nous corriger. Nous apprenons à prier – à réfléchir sur des situations – à mettre les choses à leur vraie place, à découvrir les priorités et à réviser en conséquence l’organisation et le « style » de notre vie. Plus nous faisons cela, plus nous devenons conscients, d’une manière aiguë, douloureuse, de nos responsabilités vis-à-vis de la génération montante, de ceux qui nous entourent et du monde entier. Nous nous reconnaissons responsables de leur communiquer notre espérance et de partager avec eux les moyens de mieux vivre ou tout simplement de vivre… si nous utilisons parfois en anglais le mot leader, en réalité, nous nous considérons plutôt comme les serviteurs de nos frères.17
13D’autres frictions entre Américains et Français sont apparues assez vite et pas seulement à cause de la politique du général de Gaulle si l’on en juge par la correspondance de François Dausset. Dans une lettre à Edmond Michelet le 9 mai 1957, alors qu’il passe chez Abraham Vereide et le représente à Chicago, il n’hésite pas déjà à critiquer nombre d’aspects propres à la culture américaine :
J’ai rejoint à Chicago Abraham Vereide qui est plus jeune que jamais, je vous l’envoie. Il part en Europe pour un voyage circulaire de princes en comtesses. L’un de ses buts est notre conférence franco-allemande du 22-23 juin. Je ne vois pas très bien quelle part il y prendra mais tant pis. J’ai trouvé comme toi avant moi, en ICL, une famille étonnante de bonne volonté et de gentillesse et de pureté dans ses intentions de prière. Par ailleurs il y a bien des observations à faire sur le mélange de religion et de puissance américaine dans les propos de Vereide ce matin au groupe de Chicago, dans ce qui s’est dit à dîner chez lui avec un jeune catholique qui revient d’Éthiopie et qui est photographié avec toi. Il faudra que nous fassions le point avec Vereide en Europe, s’il peut comprendre.18
14François Dausset ne fait ici au fond que souligner une faille originelle qui grandit au fil des années : le mélange de religion et de politique dans l’action désoriente les Français. Si Abraham Vereide, en dépit de son état de santé, a repris sans cesse la main pour tenir son monde, il semble bien que ses disciples en place dans l’ICL américain ne soient d’abord que des défenseurs de la puissance américaine en toute chose. C’est d’ailleurs le principal reproche qu’on a continué à faire contre cette « christian mafia » de l’entourage de G. Bush jr19.
Michelet président
15En septembre 1962, lors de son 6e congrès mondial de l’ICL, Michelet est élu président de l’ICL. Il a démissionné du gouvernement où il siégeait comme Garde des Sceaux en août 1961, en raison de divergences avec le Premier ministre Michel Debré. Il reste à la tête de l’ICL jusqu’en 1970 malgré les mauvais rapports entre la France et les États-Unis. Les difficultés avec les Américains n’ont pas manqué en raison de sa position gaulliste sur l’Europe et surtout quand les Français récusent le mélange dans l’action entre religion et politique. Dans l’esprit de Michelet et de ses amis, il s’agit tout simplement de faire vivre les groupes français de façon autonome sans faire appel aux prédicateurs américains, même si Abraham Vereide et Billy Graham ne sont pas des inconnus en France – et ont la surprise d’y être reconnus et accueillis quand ils se déplacent en dehors de l’Église américaine de Paris20. La lecture des programmes des rencontres nationales montre qu’on s’efforce d’alterner catholiques et protestants pour le commentaire de l’Écriture ou la prière, et que les rencontres internationales de Noordwijk servent de catalyseur, chaque fois que les tensions renaissent entre Français et Américains.
16Michelet, en gaulliste conséquent, refuse que l’ICL soit au service des intérêts américains et que ceux-ci jouent la rivalité franco-allemande pour proposer un allié plus souple et appartenant à la famille « atlantiste » en la personne d’Adenauer. Au milieu des années 1960, Michelet commence donc à se désintéresser des Presidential Breakfast Prayer, non parce qu’il est hostile au principe même de la prière commune, au contraire, mais parce qu’il sait ne pas pouvoir les pratiquer en Europe de cette façon et parce qu’il ne souhaite pas prier avec les opposants notoires à la politique française de promotion de la France que sont Kennedy et Johnson. Mais tout n’est pas rompu cependant. C’est ainsi qu’il conseille encore à la fin de sa vie à Georges Pompidou, alors président de la République, d’aller au National Breakfast Prayer de Nixon, après son voyage d’État aux Etats-Unis de janvier 1970 :
Je vous ai dit l’importance morale que constitue à mes yeux votre présence à ce breakfast que préside une fois par an le chef d’État des États-Unis d’Amérique et auquel participent la plupart des membres de son cabinet ainsi que le corps diplomatique au grand complet. Il ne me paraît pas douteux que votre présence à cette manifestation annuelle aurait des conséquences qui dépasseraient très largement le cadre du monde protestant américain et qui revêtiraient en quelque sorte un aspect œcuménique qu’il ne conviendrait pas de minimiser.21
17Le grand show des National Breakfast aurait été pour Michelet en effet un moyen de se démarquer de la raideur française habituelle en la matière pour exprimer le retour à la confiance avec les Américains.
18Cette insistance auprès de Pompidou a d’ailleurs porté ses fruits si l’on en juge par la belle lettre de soutien que le président américain de l’ICL, Doug Coe, envoie à Michelet, qu’il sait malade, le 30 mars 1970. Avant de reconnaître que des hommes de tous les continents soutiennent les Presidential Prayer Breakfast and Seminars, il affirme :
The message we have for the world is put so clearly by St. Paul in II Corinthians 5:17,18 “For if a man is in Christ he becomes a new person altogether, the past is finished and gone, everything has become fresh and new”. All this is God’s doing, for he has reconciled us to himself through Jesus Christ ; and he has made us agents of reconciliation If all of this is true, this means that we are mutually engaged in the most important work on earth.22
19La volonté de réconciliation est évidente, et il termine en précisant : « The real purpose for writing is to let you know we are thinking of you and that you are in our prayers. God bless you for your faithful work and friendship »23.
20Il ne faut pas exagérer les oppositions entre Français et Américains car Edmond Michelet est resté très lié à Abraham Vereide jusqu’à sa mort. Le rapport final d’activités de l’ICL, daté du 26 novembre 1968, prouve que l’état des relations internationales ne nuit pas à l’activité des groupes puisqu’on compte nombre de responsables de site dans vingt-trois pays différents. Michelet est alors au sommet de son activité ; son charisme lui permet d’imposer largement les vues françaises, aux groupes américains comme aux autres. La mondialisation de l’ICL a progressé sous sa houlette.
21Michelet délègue largement pour les autres continents mais il donne à l’ICL en Europe trois orientations majeures. Il en fait un groupe laïc et œcuménique, en lien avec Taizé et le frère Schutz ; il rappelle avec lui l’objectif essentiel de l’œcuménisme et l’origine protestante du mouvement avec comme priorités : prier en commun, réfléchir en commun, agir en commun24.
22Il l’implique dans le combat pour la réconciliation européenne. L’œcuménisme est en effet prioritairement pour lui le moyen d’unifier l’Europe pluriconfessionnelle. De nombreuses rencontres en Allemagne et Hollande, dont les rencontres franco-allemandes de Royaumont en témoignent. Au lendemain du traité de l’Élysée, Michelet peut déclarer, le 3 juin 1964, au National Breakfast Prayer d’Ottawa :
C’est ici le spectacle d’hommes ayant des responsabilités qui veulent approfondir leurs responsabilités de chrétiens dans un monde qui est menacé de destruction, d’anéantissement… je dois dire ici, que sans trahir de secret, l’International Christian Leadership de notre ami Vereide, l’action des groupes français et allemands depuis dix ans a fait beaucoup pour que ce traité d’amitié entre la France et l’Allemagne soit devenu réalité… nous apercevons que l’amour est plus fort que la haine, car ce total porte un nom et ce nom c’est celui que nous prononçons toujours : « bienheureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu », Ps 33, 12.25
23D’ailleurs l’entente avec Harmel pour essayer de faire créer parmi les fonctionnaires du Marché commun un groupe ICL et avec Alameda pour l’Espagne avait couronné cette activité en 196326.
24L’ICL, comme Taizé, est lancé également dans l’action pour la paix et le développement, dans le cadre de la décolonisation, particulièrement dans les pays africains francophones qui deviennent la « France-Afrique ». Michelet est ainsi en contact permanent avec Rémy Montagne qui avait créé dès 1959 au Parlement français l’Association Europe-Afrique, afin de regrouper les parlementaires favorables à l’Europe unie et les parlementaires africains favorables à une communauté avec l’Europe.
25Il semble bien que si Michelet s’intéressait à l’Inde, pour laquelle il avait facilité le voyage de Clifton J. Robinson, ou à l’Amérique latine, dont il suivait de près le développement des activités d’assistance programmées par Taizé, il a laissé le soin de développer les contacts à d’autres dans les groupes parlementaires, et surtout à Dausset, Maritain ou Taizé, qui avaient leurs réseaux en Amérique latine. Avec Taizé, un projet français de formation de jeunes spécialistes du développement a été mis au point, à destination de l’Amérique latine27. En fait, il avait été question de l’Uruguay et de l’Argentine, mais c’est le Brésil qui a été choisi finalement. Le « Projet Cianorte » qui entre dans les actions du « Projet espérance » de Taizé est monté en 1963, en concertation directe entre Michelet et Frère Roger mais aussi sur la demande de l’évêque du Parana, Mgr Eliseu Mendès, évêque de Campo Mourão, qui dresse le cahier des charges : former des animateurs en milieu rural, des apôtres laïcs, des enseignants et catéchistes, pour une région de la forêt amazonienne peuplée de 380 000 habitants.
26En 1964, c’est enfin le projet d’une « Fondation Taizé pour le Tiers Monde » qui fait l’objet d’un rapport : il s’agit de
créer un terrain d’unité sur lequel puisse s’édifier l’unité entre tous les hommes. La recherche œcuménique suppose donc que l’on connaisse à la fois les grands courants qui traversent les chrétientés d’aujourd’hui et ceux qui marquent le monde contemporain. Voilà pourquoi la communauté de Taizé a souhaité la présence à ses côtés d’un institut de réflexion sur le monde contemporain.28
27Un peu plus tard, en mai, il s’agit de créer
près de Taizé un centre de formation accueillant des stagiaires volontaires pour faire leur service dans la coopération qui recevront une formation spécialisée pour être efficaces sur place, en Amérique, puis en Afrique et Asie. Les stagiaires de la Fondation Taizé apparaissent donc comme des membres d’un tiers-ordre laïc et œcuménique, ils sont amenés à être : un ferment spirituel, social et civique dans le milieu où ils sont reçus ; un relai entre pays industrialisés et pays en voie de développement.29
28Pourtant le projet ne semble pas avoir démarré vraiment, probablement en raison de la lourdeur et de la complexité des financements étatiques supposés. Mais il est vrai que l’investissement de plusieurs frères de Taizé dans le Tiers Monde a quelque chose à voir avec ces recherches du milieu des années soixante. Le 20 janvier 1968, Michelet propose à Vereide une « réunion œcuménique pour l’aide au Tiers Monde »30. Un autre ordre de responsabilité est donc en gestation parmi les membres de l’ICL européen de la fin des années 1960 ; celui-ci entre dans la construction de l’assistance au développement que Michelet n’a pas connue.
29D’autre part, bien que le nucléaire soit du ressort exclusif du président de la République en France, Michelet ne s’oppose nullement au développement de la réflexion commune face à l’âge nucléaire, donnant ainsi aux responsables chrétiens une autre version que la seule dissuasion nucléaire, dans une attitude chrétienne qui rejoint en effet les préoccupations protestantes. La préparation de la conférence mondiale de Noordwijk 1968 sur le thème « Vivre en conflit » montre qu’une série de rencontres peut être coordonnée sur le même sujet et que l’institutionalisation de l’ICL est en route, en dépit des traditions américaines affichées : il y a une réunion franco-anglaise le 1er mars, une autre franc-oallemande à Strasbourg le 24-25 février 1968, précédée de l’envoi d’une lettre aux maires pour la paix, rédigée par Didier Blondeau…31. Ce travail à la fois intellectuel, de réseau et de sociabilité, est propre aux congrès européens pour lesquels la seule collecte de responsables de haut niveau ne suffit pas.
30Lorsque Michelet envoie la convocation, pour la réunion, les critiques sur le thème « Living in conflict » et la manière de procéder (en raison, probablement, de la poursuite des essais nucléaires français) se sont apaisées :
Two main speakers are asked to discus the Nature of the Role of the Christian in helping others and how the Christian can approach or understand the world today; in other words, haw far he can be involved in wordly institution and situations. The conference will break down into well organised discution groupe; Bible study and prayer will be a major festure and this is to be led by professor James Atkinson of the University of Sheffield.32
31C’est donc cette fois un Européen et un historien spécialiste de Luther qui introduisent la réflexion sur le conflit. Nul doute que Michelet veut cette réflexion guidée par l’Europe et non par les États-Unis. Nous reviendrons dans un autre contexte sur le rôle d’E. Michelet dans les négociations en Algérie, parce qu’il joue d’abord son rôle d’homme d’État, spécialement dans l’association France-Algérie qui lui tient particulièrement à cœur ; mais c’est justement à cette occasion qu’apparaît le mieux cette fonction qui consiste à « désarmer la haine », qu’il avait à l’évidence apprise de l’expérience concentrationnaire et qui l’a amené, plusieurs mois avant l’Indépendance, à nouer des contacts avec les dignitaires algériens.
32L’ICL devenu MIRC permet aussi d’élargir le monde chrétien en intégrant des orthodoxes. Si les différentes familles protestantes, françaises, avec le pasteur Dumas, ou américaines sont toujours privilégiées, particulièrement la mouvance presbytérienne, dominante en France, on trouve aussi tout le spectre de la réforme européenne, y compris les quakers ; c’est ainsi que le MIRC se réunit au château de Charbonnières en Eure-et-Loir où la famille quaker d’Henri Schulz les accueille, les 17 et 18 juin 196733. On y trouve également, ce qui est original par rapport au monde américain, les orthodoxes en exil, particulièrement ceux du Centre Saint-Serge, qui sont présents en permanence au MIRC depuis les origines. C’est naturellement Constantin Andronikof, l’interprète du Général en russe, qui en est le premier témoin ; mais le théologien Olivier Clément intervient aussi dès 196934.
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33En conclusion de son hommage, le 7 janvier 1971, François Dausset au nom du MIRC affirmait, en ne pensant pas seulement à Michelet mais à tous ceux qui ont participé à l’aventure :
L’appartenance au MIRC a servi d’instrument pour concrétiser
le rapprochement de la France et de l’Allemagne
la compréhension entre les pays du Bénélux
les rencontres fécondes entre la France et l’Angleterre
de même qu’avec les États-Unis. Il en fut ainsi de tous les pays où des chrétiens animés par la même foi, ont pu comparer leurs expériences et vivre du même espoir. Cet ancien déporté, ce miraculé de Dachau d’où le Seigneur l’a tiré du typhus pour notre admiration, a voulu donner le témoignage du pardon… Edmond Michelet nous disait souvent : « Si je n’ai plus de mandat politique, je ne garderai qu’une présidence, celle du MIRC ».35
34En dépit de ce dernier mot, souvent cité par la suite, ce n’est pas l’engagement international qui a été privilégié dans la mémoire de l’action de Michelet. À tort sans doute, si l’on en juge par l’ampleur des efforts consentis sur le temps long par Michelet. Cette ignorance bien franco-française ne résiste pas à l’examen de la documentation.
35Michelet a développé un type de fraternité inédit en France à travers l’ICL, et ce, en dépit des ambiguïtés politiques qu’on lui reproche aujourd’hui – mais nul ne peut lui imputer ce que qu’est devenu l’ICL après sa mort. Cet esprit reste encore vivant dans le MIRC, qui poursuit les chemins ouverts depuis lors. L’engagement associatif de Michelet prouve qu’il ne faut pas s’arrêter au témoignage de bonté dans des circonstances héroïques. Michelet l’aurait refusé de son vivant. Pour retrouver le projet chrétien du Michelet d’après-guerre, de l’homme de gouvernement à l’œuvre comme chrétien dans la société telle qu’elle est, il faut entrer dans le tissage jour après jour des filets de la paix et de l’action sociale, de la construction lente et concrète de la confiance entre amis des différentes confessions et de différents choix politiques, dès avant-guerre. L’Europe bénéficie encore aujourd’hui de ce labeur. Certes l’unité des chrétiens n’est pas faite institutionnellement, mais Michelet a cru qu’elle pourrait exister dans les cœurs et donner dynamisme à ses acteurs. Son message est-il obsolète aujourd’hui ?
Notes de bas de page
1 La plus grande partie des archives (correspondance active et passive, papiers officiels) est conservée au Centre Edmond Michelet, Brive, CEM, 5 EM 58-121. La correspondance originale est archivée au Billy Graham Center Archives à Wheaton près de Chicago pour l’ICL devenue Fellowship Foundation, mais elle est présente en pelures à Brive, sauf les documents sonores, accessibles seulement au Billy Graham Center. Voir Inventaire http://wheaton.edu/bgc/archives/GUIDES/459.
2 Michelet a fréquenté et dirigé une incroyable quantité d’associations de tout type mais l’ICL, dont l’antenne française est le MIRC (Mouvement International de Responsables Chrétiens) en France est l’une de celles qu’il n’a jamais délaissées, même pour raison de charge ministérielle ou de santé. Secondé très tôt par une équipe de fidèles (la comtesse de Gontaut-Biron, François Dausset, Geneviève Delachenal, Joseph Fontanet…), il a fait de ses tâches son propre idéal de l’action du responsable politique chrétien dans le monde. C’est François Dausset, fonctionnaire à l’UNESCO naissant depuis 1946, qui a présenté l’ICL à Michelet en 1953 : « C’est en 1953 que j’ai été le trouver pour lui demander s’il s’intéresserait à un groupement qui, sur le plan international, réunissait, pour prier ensemble, des hommes qui croyaient en Jésus-Christ et essayaient d’en faire le “leader” de leur vie, tant personnelle que professionnelle » (Archives privées F. Dausset).
3 Jean Charbonnel témoigne qu’il y « retrouvait force et sérénité », Edmond Michelet, Paris, 1987, p. 98-105.
4 C’est ce que suggère François Dausset, dans son hommage du 7 janvier 1971, en citant le ministre belge Pierre Harmel, vieux compagnon de l’ICCL en même temps que Michelet : « E. Michelet s’attachait à créer entre les hommes en charge de la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Nord, un type profond de relations personnelles », lettre à Claude Michelet, 6 décembre 1971, archives privées F. Dausset.
5 Benoît Rivière, Prier 15 jours avec Edmond et Marie Michelet, Paris, 1999, p. 20.
6 Benoît Rivière, Prier[…], op. cit., p. 23-24.
7 Ibid., p. 29, 43, 43, 65.
8 Paris, 1955, nombreuses rééditions.
9 Jean Charbonnel, op. cit., p. 176, 178.
10 Brive, CEM, 5 EM 61.
11 Ibid.
12 Brive, CEM, 5 EM 69.
13 Brive, CEM, 5 EM 67.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Brive, CEM, 5 EM 109.
17 Ibid.
18 Brive, CEM, 5 EM 113, 9 mai 1957.
19 Voir par exemple, en 2008, THE “CHRISTIAN” MAFIA. Where Those Who Now Run the U. S. Government Came From and Where They Are Taking Us, by Wayne Madsen (http://www.insider-magazine.com/ChristianMafia.htm) ou, sur le site de Larry Flint, http://www.larryflynt.com/notebook : « The Christian Mafia : Rule By Divine Right ».
20 Brive, CEM, 5 EM 119.
21 Brive, CEM, 4 EM 913 : lettre d’Edmond Michelet du 5 février 1970. Le 17 février 1970 Michelet écrit à F. Dausset : « J’essaie d’obtenir du président Pompidou qu’il assiste au prochain Presidential Prayer Breakfast. J’ai son accord de principe, mais ce n’est pas suffisant » (Brive, CEM, 5 EM 106). Il n’était pas pensable que Pompidou, très sensible au caractère laïc de la fonction de président de la République, ait pu répondre à l’invitation, mais l’échange manifeste la confiance retrouvée entre groupes politiques français et américains.
22 Brive, CEM, 5 EM 85 : « Le message que nous avons pour le monde est posé très clairement par saint Paul en I Cor. 5, 17-18 : “Si un homme est en Christ, il devient une nouvelle personne avec lui, le passé est achevé et envolé, tout est devenu frais et nouveau”. Tout ceci est l’œuvre de Dieu qui nous a réconcilié avec lui en Christ et nous a faits agents de reconciliation ; si tout ceci est vrai, cela signifie que nous sommes ensemble engagés dans le travail le plus important sur terre ».
23 « La raison réelle de cette lettre est de vous dire combien nous pensons à vous et comment vous êtes dans nos prières. Dieu vous bénisse pour votre travail dans la foi et la fraternité » (ibid.).
24 Brive, CEM, 5 EM 79, 1965.
25 Brive, CEM, 5 EM 85.
26 Brive, CEM, 5 EM 73.
27 Dans sa note « sur le groupe de jeunes de l’ICL » Brive, CEM, 5 EM 79, en 1965, il annonce : « Le Frère Schutz serait prêt à nous confier deux projets, l’un relatif à l’Amérique du Sud, l’autre à l’établissement d’une fondation Taizé pour le Tiers monde ». Un peu plus tard, on voit encore E. Michelet, dans une lettre du 17 février 1970, laisser à François Dausset « le soin de répondre directement au sénateur brésilien Guido Mondin » qui a organisé en effet, avec l’aide des Américains, le premier Breakfast Prayer du Brésil en 1958 (Brive, CEM, 5 EM 89).
28 Brive, CEM, 5 EM 118.
29 Ibid.
30 Brive, CEM, 5 EM 74.
31 Brive, CEM, 5 EM 80.
32 « Deux orateurs doivent discuter de la nature du rôle du chrétien aidant les autres et comment les chrétiens peuvent approcher ou comprendre le monde d’aujourd’hui ; en d’autres mots, jusqu’où il peut être impliqué dans des institutions et situations mondiales. La conférence s’achèvera par une table ronde organisée ; l’étude de la Bible et la prière seront une activité majeure, conduites par le professeur James Atkinson de Sheffield ».
33 Brive, CEM, 5 EM 106.
34 Annonce d’une conférence sur le thème « L’orthodoxie et les orthodoxes d’aujourd’hui présentés aux autres chrétiens », le 22 mars 1969, Brive, CEM, 5 EM 113. Il venait de sortir une série d’entretiens avec le patriarche Athénagoras.
35 Archives privées F. Dausset.
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