Châtiment divin et maladies maléfiques : les antidotes face aux venins diaboliques en Espagne (XVIIe-XVIIe siècles)
p. 172-182
Texte intégral
1Dans cette communication, nous allons tâcher d’exposer les caractéristiques principales d’une problématique très peu étudiée jusqu’à ce jour par l’historiographie espagnole : la maladie en tant qu’expression du châtiment divin, et ses variations interprétatives dans les diverses sensibilités religieuses de la culture espagnole de l’Âge moderne face aux agressions maléfiques.
2Comme point de départ de notre exposé, il est important de signaler que dans la péninsule ibérique, les nouveaux apports de la culture scientifique européenne ont à peine pénétré le domaine de la médecine au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle : une situation de paralysie innovante qui a peu à peu changé à mesure que s’écoulait le XVIIIe siècle. L’interprétation médicale était celle héritée du Moyen Âge qui puisait aux sources de la médecine antique, classique et arabe, fondée sur la vieille théorie des quatre humeurs d’Hippocrate, ainsi que sur celle des tempéraments du latin Galien. Cette idée reposait sur la croyance que le corps humain était constitué de quatre éléments fondamentaux auxquels étaient attribuées des natures différentes (froid, sec, humide, chaud) et qui, combinés, formaient les humeurs dont étaient composés les différents organes du corps humain, selon la physiologie établie par les anciens philosophes. Un déséquilibre entre les humeurs situées dans un ou dans plusieurs organes, que ce soit pour des raisons externes (climat, alimentation...), ou pour des raisons internes (altération de ces humeurs mêmes par obstruction, rétention, ou quelque autre cause, interrompant le fonctionnement normal des organes) constituait le point de départ de toute maladie. Il était alors nécessaire de rétablir l’équilibre perdu et de récupérer le tempérament naturel propre à chaque viscère au moyen de la thérapie adéquate (administration de purges, application de ventouses, saignées...).
3Une grande part de la responsabilité de la sclérose de la pratique médicale savante dans l’Europe Moderne incombe directement à l’héritage pesant des méthodes d’enseignement de la médecine dans le cadre universitaire. Depuis son institutionalisation en tant que matière académique, la médecine était intimement liée aux méthodes appliquées et aux directives tracées par l’Église catholique. En dépit des progrès substantiels dans le domaine des connaissances médicales auxquels on assiste au cours du XVIIIe siècle, et de l’instauration de nouvelles institutions qui rénovent l’ancienne structure académique pour la formation des médecins et chirurgiens en Espagne, l’Église catholique demeurait un bastion idéologique imperméable aux nouvelles tendances scientifiques du siècle. L’Église exerça sa tutelle spirituelle sur l’Université en tant que fief irréductible de l’enseignement médical conformément aux principes dogmatiques de la philosophie scolastique de Saint Thomas d’Aquin durant toute la période de l’Ancien Régime.
4À cet égard, l’Église admettait les axiomes de la vieille médecine galénique fondée sur la théorie des humeurs. C’est en ce sens que la doctrine officielle ecclésiastique partageait le fondement de la médecine gréco-latine selon lequel les êtres vivants étaient dotés d’un principe vital responsable des phénomènes biologiques de la santé et de la maladie1. Les théologiens du Moyen Âge ont assimilé ce concept de la médecine galénico-traditionnelle à l’esprit immortel chrétien qui animait la vie humaine. Ainsi, la science médicale tout comme l’Église institutionnelle reconnaissaient-elles l’existence d’une relation étroite entre le corps et l’âme, entre la santé physique et le bien-être spirituel. Dans la philosophie thomiste, le mal est quelque chose qui répugne à la nature humaine. Il est la négation du bien, une privation qui perturbe le fonctionnement normal des facultés de l’homme et qui constitue un obstacle à son développement physique et moral, et dont la cause principale pouvait être le péché, défini comme la libre violation d’une loi imposée par Dieu. La maladie du corps pouvait découler de la maladie de l’âme provoquée par les transgressions morales des préceptes ecclésiastiques2. L’âme malade est victime des péchés. Ces derniers contribuent à la maladie du corps de ceux qui se sont écartés du chemin de Dieu. Un bon chrétien qui observe la pratique des vertus théologales est protégé contre les maladies, puisque la tempérance contribue à l’état de santé générale, la charité apporte une grande sérénité spirituelle et la chasteté augmente les ressources organiques. Les maux corporels pouvaient être évités en suivant les prescriptions de l’ Église de renoncer aux excès corporels, source de péchés capitaux, car les maladies vénériennes étaient issues de la luxure, les troubles nerveux provoqués par la jalousie, et la colère débouchait sur des désordres congestifs. Ainsi, l’interprétation religieuse faisait partie intégrante de l’interprétation médicale.
5L’Église reconnaissait que la cause première de la maladie pouvait être une altération des humeurs corporelles provoquée par Dieu ou le diable, à condition que le premier le permît, comme châtiment ou avertissement envoyé aux hommes soit individuellement, soit collectivement comme dans le cas des grandes épidémies de peste des XVIe et XVIIe siècles, pour qu’ils amendent leurs conduites considérées comme contraires à la morale chrétienne3. Dans ce cadre idéologique, l’Église enseignait que souvent les remèdes des médecins ne suffisaient pas à eux seuls à recouvrer la santé, étant donné que la maladie pouvait être une matérialisation du châtiment surnaturel, attribué, selon les circonstances à Dieu, aux saints ou au démon.
6Le recours spirituel à Dieu et à ses intercesseurs célestes était d’une plus grande force curative que les médecines et les applications thérapeutiques fournies par les médecins. Les hommes recherchent dans les rites propitiatoires de la religion catholique (exorcismes, invocations, rogations...) un manteau protecteur qui les tienne à l’abri des maladies. Il est fait appel à la capacité salvatrice offerte par la religion. L’Église met tout son appareil liturgique et sacramentel au service des hommes, tel un arsenal d’expédients destinés à combler son profond désir de sécurité. Ainsi, se répand l’illusion de ne pas être complètement seul et de pouvoir exercer une certaine influence grâce au recours au sacré.
7Le malade, ou ses proches, devait appeler en premier lieu le prêtre pour qu’il lui administre le sacrement de la confession et autres secours spirituels afin de réconcilier l’âme avec Dieu, avant de solliciter les services du médecin. Les professionnels de la médecine étaient tenus de respecter les dispositions ecclésiastiques à ce sujet. La subordination de la science médicale à l’Église remontait à la législation du Concile de Latran (1215), célébré sous le pontificat du Pape Innocent III. Les pères conciliaires ont mis au point la loi canonique qui obligeait le médecin à s’abstenir de rendre visite à toute personne malade qui n’aurait pas, au préalable, reçu le secours spirituel du prêtre de sa paroisse, et à dénoncer tout prêtre qui aurait failli à cette obligation. Les médecins respectaient officiellement les lois du droit canon sans jamais remettre en question sa légalité. Ainsi, durant le Carême de 1733, lorsqu’une forte épidémie de grippe plongea la ville de Barcelone dans l’inquiétude, les autorités médicales demandèrent à la municipalité de faire valoir leurs bons offices devant la hiérarchie épiscopale de la ville. Face à la gravité des événements, ils demandaient à ce que les habitants soient dispensés du jeûne obligatoire en cette période, de façon à pouvoir affronter la maladie et ses conséquences dans de meilleures conditions pour leur santé corporelle4.
8L’Église garantissait, non seulement le salut de l’âme, mais aussi parfois celui du corps. Il était tout particulièrement salutaire d’administrer aux malades en danger de mort le sacrement de l’Extrême-onction, par l’onction avec les Saintes Huiles et l’administration du Viatique, afin de soulager l’inquiétude de leur âme et d’apaiser leurs souffrances corporelles. C’est entre le VIIIe et le Xe siècle que ce sacrement, conçu auparavant comme un simple rite curatif, prit sa forme définitive. Les bénéfices spirituels résultant de son application pouvaient, cependant, ainsi que ne manque de le signaler l’Église, s’accompagner d’une amélioration de l’état de santé physique du malade. S’il est bien vrai que dans les cas de péril de mort, l’Église réconfortait le malade grâce au secours spirituel de l’Extrême-onction, le recours à ce sacrement n’en était pas moins différé jusqu’à l’ultime instant par un grand nombre de fidèles, à cause de la grande frayeur qu’il inspirait. La terreur provoquée par l’administration de ce sacrement était ressentie dans toute l’aire géographique espagnole. Outre la panique que provoquait chez les malades le fait de recevoir l’Extrême-onction car elle impliquait pour eux la certitude d’une mort prochaine, ce sacrement était également tenu en piètre estime, parce qu’une ancienne coutume faisait croire aux fidèles que celui qui guérirait après l’avoir reçue ne pourrait plus marcher nu-pieds, ni avoir de relations sexuelles avec aucune femme. Selon l’historien José Luis Gonzalez Novalín, cette croyance provenait d’une pratique antique, en vigueur dans l’Église chrétienne du Moyen Âge, et qui consistait à appliquer les Saintes Huiles, non seulement sur le siège des cinq sens, mais également sur les reins, considérés chez l’homme comme le centre de la concupiscence5.
9La maladie pouvait également résulter de l’action directe du diable, d’un sorcier ou d’une sorcière par l’emploi de diverses techniques maléfiques. Elle produisait toujours ses effets avec la permission de Dieu. Dans tous les cas de figure, la maladie était perçue comme une mise à l’épreuve sans équivoque de la force morale nécessaire à la conversion spirituelle des chrétiens. Selon l’interprétation religieuse, la maladie provoquée par l’esprit diabolique était une voie idéale pour l’expiation et la rédemption morale de l’individu. Cette question suscitait chez les auteurs religieux des interrogations parfois difficiles à résoudre, particulièrement celle portant sur la raison pour laquelle de nombreuses personnes au caractère pervers reconnu n’étaient pas châtiées par Dieu au travers de la possession diabolique, tandis que d’autres, dont la fidélité aux préceptes de la religion chrétienne était avérée, subissaient les assauts du Malin. L’explication en était simple : Dieu dans son dessein avait décidé que les premières purgeraient leurs péchés, non pas sur terre, mais dans les profondeurs de l’enfer.
10L’interprétation religieuse soutenait que les maladies pouvaient être provoquées par le diable qui manipulait les fluides corporels constitutifs de la nature humaine. Cette manœuvre démoniaque était alors susceptible de provoquer une grave altération de l’équilibre entre les différentes humeurs et les tempéraments correspondants à cause de l’altération interne des humeurs putrides et viciées du corps. Les signes extérieurs de la maladie diabolique étaient fréquemment associés à une symptomatologie précise à laquelle il convenait de prêter attention, comme celle qu’indique l’écrivain Antonio de Villegas à la fin du XVIe siècle : « Leurs yeux sont agités et ont l’apparence du verre, et certains, quand les cils se touchent, dessinent comme un arc noir, et en partant des cils, la paupière est comme un peu violacée »6. Face à ces symptômes hors du commun, le médecin devait prévenir d’urgence le prêtre au cas où il était nécessaire d’avoir recours aux remèdes de la médecine spirituelle. Si la maladie était d’origine diabolique et l’esprit satanique s’était rendu maître de l’esprit de l’infortunée personne, les remèdes naturels de la médecine ne possédaient en eux-mêmes aucun effet balsamique. Il devenait alors indispensable d’avoir recours aux procédés prescrits par l’Église romaine. Dans ces conditions, seule l’institution ecclésiastique était apte à offrir au malade un véritable rétablissement de la santé de son corps et de son âme. Dans les cas où l’on avait des soupçons fondés sur l’origine non naturelle de la maladie, provoquée par l’esprit du mal, toujours avec la permission de Dieu, l’Église disposait du rituel de l’exorcisme, des cérémonies auxiliaires qui pouvaient accompagner l’administration des sacrements, comme dans le cas du baptême. La fonction principale des exorcismes était de faire fuir les démons et de montrer le pouvoir de Dieu dans tous les domaines.
11La personne possédée par le diable était qualifiée d’endiablée, d’énergumène, d’obsédée, ou de possédée. Cependant, la théologie chrétienne établissait une différence claire et importante entre la personne obsédée et le reste des qualifications. Dans l’obsession, le démon se rend maître du corps de l’homme extérieurement. Il ne prend pas véritablement possession de sa volonté en s’introduisant à l’intérieur de son corps. Il reste près de celui-ci et le tourmente de différentes manières, par des hallucinations, des suggestions hypnotiques, des illusions des sens, souvent accompagnées de violences et de maux physiques. En revanche, dans la possession, le diable pénètre dans le corps de sa victime et l’influence avec des forces inconnues. L’Église conseillait, avant d’effectuer tout type d’exorcisme, de s’assurer que la maladie n’avait pas une origine physiologique naturelle (épilepsie, hystérie, etc.).
12Il existait dans l’ordre sacerdotal un grade précis spécialisé dans la lutte contre les démons : l’exorciste, bien que dans la pratique n’importe quel prêtre ayant suivi la formation théologique requise pouvait réaliser la cérémonie rituelle de l’exorcisme. Les exorcismes pour conjurer le démon supposaient un certain degré de complexité et d’habileté de la part de l’officiant. Leur contenu variait de formes et de modalités selon les habitudes propres à chaque diocèse. Cependant, les cérémonies fondamentales étaient, à la base, les mêmes pour tous les évêchés. Nous en donnons ici pour exemple le rite de l’exorcisme d’un possédé en vigueur dans le diocèse de Barcelone au XVIe siècle.
13Après la célébration de la messe, le prêtre, vêtu du surplis et de l’étole, dépose sur l’autel une croix, un cierge préalablement béni, ainsi qu’un récipient contenant de l’eau bénite. Le malade, qui a auparavant reçu le sacrement de l’Eucharistie, s’agenouille devant le prêtre, de préférence face à l’autel et tournant le dos aux fidèles, qui, rassemblés dans l’église, seront témoins de l’exorcisme. Une fois ces préliminaires effectués, l’officiant prend entre ses mains la croix posée sur l’autel et commence le rituel solennel. Après avoir prononcé une brève invocation pour solliciter l’aide du ciel, il ordonne au malade de réciter le Credo (lorsque l’état de santé précaire du malade ne lui permet pas de le faire lui-même, ce sont les fidèles rassemblés qui le font à sa place). Après quoi, le prêtre récite à voix haute quatre évangiles des Saintes Écritures, ayant trait à la présence sur Terre de l’esprit du Mal. Au début de chacun des évangiles l’officiant trace le signe de la croix, d’abord sur le livre liturgique rassemblant des textes d’exorcismes, puis sur ses propres front, bouche et poitrine, et pour finir sur le front du malade. Une fois terminée la lecture solennelle des évangiles, il embrasse le livre avant de le placer au dessus de la personne tourmentée par le démon. Simultanément, il applique l’extrémité de son étole sur la tête du patient et commence l’exorcisme proprement dit. À plusieurs reprises, au cours de la cérémonie, le prêtre saisit avec force et détermination la tête du possédé entre ses mains afin d’obliger l’esprit du mal à sortir du corps du malheureux. Une fois l’exorcisme terminé, le célébrant, agenouillé et tenant la croix à deux mains, fait acte d’adoration en silence pendant quelques minutes. Le rituel s’achève avec la récitation collective de diverses oraisons et la bénédiction solennelle du possédé. Les processus décrits ci-dessus peuvent être répétés plusieurs fois si le démon persiste à ne pas vouloir abandonner le corps du malheureux7.
14L’exorcisme comportait toute une série de représentations dramatiques visuelles, orales et gestuelles qui déclenchaient toute une dynamique émotionnelle chez la personne qui en était destinataire, ainsi que chez celles qui assistaient à cette cérémonie solennelle. Les pratiques de guérison trouvaient dans le rituel de l’exorcisme la source certaine de guérison de toutes les maladies. C’est la raison pour laquelle elles étaient très sollicitées. La demande incontrôlée d’exorcismes de la part des laïcs inquiétait l’Église. L’emploi très à la légère des exorcismes prescrits par l’Église pour expulser du corps humain les maladies dont on supposait qu’elles avaient été provoquées par les esprits diaboliques, sans observer les règles strictes de rigueur, préoccupait les autorités ecclésiales, comme le montre une disposition du synode diocésain de Barcelone, célébré en 1752 :
Qu’il ne soit fait usage des exorcismes que selon le mode et la forme contenus dans les rituels, et que ces derniers ne soient accomplis sans l’avis éclairé des médecins selon lequel la maladie n’est pas d’origine naturelle. Et que lesdits exorcismes ne s’effectuent ni en secret, ni dans les maisons, mais dans les églises ou en public, ou bien à huis clos avec le concours de personnes prudentes et discrètes.8
15L’Église voulait éviter que le cérémonial des exorcismes devienne un spectacle uniquement formel, sans véritable contenu religieux pour les participants. De fait, la pratique de l’exorcisme était très appréciée des gens, car outre le fait qu’elle libérait le corps du malade de la souffrance provoquée par la force diabolique qui s’y nichait, la théâtralité baroque qui entourait l’exécution du rite touchait la sensibilité la plus profonde des personnes, ce qui donnait lieu à des excès que l’Église déplorait. La pratique du rituel devait toujours se conformer à la réglementation codifiée par l’Église. L’exorciste n’avait pas le pouvoir d’agir en dehors du cadre établi par les autorités ecclésiales de son diocèse.
16Dans certains rites d’exorcisme que l’Église désapprouvait, on avait pour habitude de mêler la liturgie chrétienne à des pratiques clairement profanes, souvent inventées par l’exorciste de service, ou copiées de textes apocryphes. Un nombre certain de ces textes ont subi les conséquences de la censure inquisitoriale, certains ont été interdits, d’autres amputés d’une partie de leur contenu. Il est à noter à ce sujet que, lors des perquisitions effectuées par les fonctionnaires du Saint-Office, on trouvait en général des textes, imprimés ou manuscrits, de caractère magique, correspondant à la tradition de la magie savante de la Renaissance (Clavicula Salomonis, Secretis Secretorum, Secretis mulierum et virtutis herbarum, Spéculum visionis...). Cette littérature était marquée par de fortes influences d’origine grecque, égyptienne et babylonienne, et avaient un caractère manifestement astrologique9. On a connaissance, depuis le XIVe siècle, de la crémation régulière d’ouvrages de cette nature par l’Inquisition médiévale. La diffusion de l’imprimerie et l’attitude de certains humanistes, éditeurs de ce type de littérature, facilitaient leur propagation dans les cercles intellectuels européens. En Espagne, des écrits de cette nature apparaissent dans les index de livres interdits de l’inquisiteur Fernando Valdés en 1551 et en 155910. Les éditions utilisées en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècles étaient achetées directement en France par les intéressés, lorsqu’il ne s’agissait pas d’articles de contrebande achetés en Espagne et en provenance du pays voisin.
17À cet égard, soulignons que dans toute l’Espagne circulaient librement des livres d’exorcismes écrits par des religieux et des laïcs dans lesquels figuraient des cérémonies pour expulser les démons du corps des malades qui n’avaient été approuvées par aucun évêché de la péninsule. Dans nombre de ces livres figure une théorie explicative complexe et détaillée concernant les maladies d’origine diabolique, leurs symptômes, leur diagnostic et leur guérison. Selon ces explications, la possession démoniaque pouvait avoir deux origines. La première était liée à la simple volonté perverse du démon qui voulait soumettre au supplice physique la personne choisie, toujours avec l’autorisation de Dieu pour agir. Dans ce cas, les exorcismes prescrits par l’Église étaient suffisants pour chasser l’être démoniaque du corps du possédé. La seconde découlait des maléfices causés par le diable à la demande des sorciers et des sorcières et comportait deux modalités : la possession interne, quand le démon envahisseur s’empare de façon permanente de l’organisme de la personne possédée et s’obstine à y demeurer. Dans ces circonstances, les exorcismes et les médecines naturelles aidaient à expulser l’esprit satanique et toutes les matières pestilentielles générées par celui-ci lors de la manipulation des humeurs corporelles des divers organes du corps du malade. En revanche, il y avait possession externe quand la force diabolique choisissait d’entrer et de sortir de l’organisme de l’énergumène11. Face à cette situation, il était indispensable de bénir la maison et les pièces les plus fréquentées par le malade, tout en effectuant les exorcismes et en administrant les médecines prescrites afin d’expulser le démon du corps de l’individu possédé.
18Le prêtre exorciste devait reconnaître aux signes extérieurs la catégorie à laquelle appartenait l’esprit infernal qui habitait l’intérieur du malade. S’il faisait partie de la hiérarchie supérieure, chose peu fréquente, les yeux et l’expression du visage dénotaient une attitude sereine ; à l’inverse, si l’entité diabolique était d’une catégorie inférieure, cas le plus fréquent, les traits du visage étaient altérés et le corps en proie à l’agitation. La raison de cette différence résidait dans le fait que, souvent, les esprits appartenant à cette deuxième catégorie entraient et sortaient du corps du possédé, victime, pour sa plus grande douleur et souffrance, du supplice diabolique. Ces démons étaient difficiles à exorciser car, quand ils pénétraient à nouveau dans le corps du malade, ils avaient pour habitude de changer d’emplacement. Ils aimaient passer d’un organe à un autre, pour accroître les tourments de leurs victimes et empêcher qu’on les localise afin d’éviter d’être exorcisés.
19Le démon qui prenait possession du corps d’une personne, la tourmentait généralement par la douleur d’un organe physique particulier. Pour provoquer la maladie magique demandée par un sorcier ou une sorcière, l’esprit malin manipulait les humeurs pourries engendrées par la physiologie humaine, en augmentait la toxicité et les concentrait dans une partie précise de l’organisme. C’est la raison pour laquelle il était fort utile d’employer des médicaments purgatifs pour évacuer les poisons corporels par le vomissement et la défécation. Si le maléfice avait pour siège l’estomac, le cœur ou d’autres organes situés dans la partie supérieure du corps, il convenait d’administrer un vomitif pour expulser les fluides corrompus. Si, au contraire, la douleur se manifestait des intestins aux pieds, il était indispensable d’administrer une purge afin d’évacuer le poison putride par voie rectale. Le vomitif était le plus souvent constitué d’un mélange de vinaigre, d’eau, de sel et d’huile. On pouvait également utiliser de l’eau chaude, du vinaigre et du miel.
20Un des produits dérivés du vin, dont nous venons de faire mention, le vinaigre, était spécialement efficace en tant que médecine pour neutraliser les effluves empoisonnées des maléfices dont étaient victimes les possédés. Convenablement bénit, mélangé à de l’eau, du sel et de l’huile, il produisait un grand effet thérapeutique sur ces personnes. Utilisé comme vomitif, il possédait la faculté d’évacuer du corps des malades les humeurs physiologiques empoisonnées. Son ingestion expulsait les poisons les plus mortels et guérissait tant le corps que l’âme. Pour que l’effet fût optimal, le malade devait recevoir la mixture entre huit heures et neuf heures du matin, en s’étant peu alimenté la veille. Le rituel tel qu’il était pratiqué était assez complexe et extravagant, comme l’indique l’ouvrage du frère mercédaire Francisco Ruda Sardo intitulé De l’essence des maladies, et de leur guérison, et sur les démoniaques, les possédés et leurs astuces, publié à Barcelone en 1690 :
A l’heure de vomir, on lui bandera les yeux avec un bandeau bénit, et après lui avoir administré le vomitif, tu entreprendras de l’exorciser. Que l’exorcisme dure au moins deux heures, toujours en lui commandant de ne pas retenir le maléfice mais de l’expulser. Tu bougeras peu à peu le corps pour aider le malade à vomir et après le vomissement, tu lui laveras le visage avec de l’eau de rose ou du vinaigre, le tout bénit, et le laisseras reposer quelques heures, après quoi tu lui donneras de la viande rôtie, quelque chose de léger, du poulet, par exemple, avec ta bénédiction. Si après le vomissement, il a des crampes d’estomac, ne lui donnes pas de rôti mais ce qui cuit dans sa marmite que tu auras bénite et lui donneras en grande quantité, puis tu lui enduiras l’estomac d’huile bénite et placeras sur celui-ci de la laine brute recouverte d’un linge, et tu l’attacheras.12
21La vertu curative du vinaigre bénit était également exploitée dans le cadre des traitements des bêtes malades. En 1683, alors qu’une forte épidémie frappait les animaux domestiques soudain affligés de plaies sanglantes à la langue et qui en quelques jours entraînaient une mort certaine, on eut recours aux exorcismes de l’Église après qu’on a eu attribué à l’épidémie une origine diabolique. Pour obtenir le bénéfice thérapeutique souhaité, on combinait les prières prescrites contre les maléfices provoqués par Satan avec certaines formules de la pharmacopée végétale. On commençait par bénir les aliments que devaient prendre les bêtes malades. On sélectionnait ensuite certaines plantes à l’efficacité reconnue dans la lutte contre les infections qui, une fois triturées, étaient mélangées à du vinaigre et du sel, après quoi on bénissait à nouveau le tout. Avec le liquide ainsi obtenu, on lavait les ulcères des bêtes malades cinq ou six fois par jour pendant une période de quatre jours13.
22En guise de conclusion, il est patent que la population préindustrielle espagnole de l’Époque moderne associait étroitement maladies, châtiments divins et machinations diaboliques. Le discours clérical qui présente la maladie comme le produit du châtiment divin est intégré à la logique religieuse de la mentalité populaire, complété par la possibilité de l’intervention de forces maléfiques extérieures. Il n’y a pas de frontière nettement marquée entre le monde naturel et le monde surnaturel. Dieu et Satan sont constamment présents dans la vie quotidienne des personnes. Ainsi, les maladies sont-elles fréquemment perçues comme le résultat de l’invasion du corps par des énergies surnaturelles néfastes. Il devient alors nécessaire d’anéantir la maladie par tous les procédés possibles, fût-ce par le recours aux simples remèdes naturels proposés par la médecine officielle ou avec l’aide des procédés extraordinaires que proposait la religion catholique, lesquels combinaient les cérémonies d’exorcisme aux formules magistrales de la pharmacopée érudite qui étaient destinées à évacuer les poisons internes retenus dans les organes corporels.
Notes de bas de page
1 L. García Ballester, « Lo médico y lo filosófico-moral en las relaciones entre aima y enfermedad : el pensamiento de Galeno », Asclepio, XX, 1968, p. 99-134.
2 Sur les relations entre maladie et châtiment divin : F. Martínez Gil, Muerte y sociedad en la España de los Austrias, Madrid, 1993, p. 439-486 ; P. Laín Entralgo, Enfermedad y pecado, Barcelona, 1960.
3 Sur le thème des épidémies dans l’Europe Moderne : F. Hildesheimer, Fléaux et société. De la grande peste au choléra (XIVe-XIXe siècles), Paris, 1993 ; C.M. Cipolla, Contra un enemigo mortal e invisible, Barcelone, 1993 ; Divers Auteurs, Médecins, climat et épidémies à la fin du XVIIIe siècle, Paris, 1972.
4 Archive Diocesano de Barcelona, Registra Communium, Vol. 95, Fol. 350.
5 J.L. González Novalín, « Religiosidad popular y reforma del pueblo cristiano », R. Garcia Villoslada (éd.), Historia de la Iglesia en España. Vol. III, Madrid, 1976, p. 359.
6 « Tienen los ojos alborotados, y como que fuessen de vidrio, y no todos, y al unir las pestanas hazen como un arco negro, y de la pestaña al párpado está como un morado un poco » (Cité par F. Martinez Gil, Muerte y sociedad... op. cit., p. 113).
7 Rituale Barchinonensi, Barcelona, 1566, Fols. 310-326.
8 « Mandamos, que ningún secular, o regular, use de los exorcismos, sino es en el modo, y forma, que están puestos en los rituales y breviarios, ni pasen a hacerlos por razón de enfermedades, sino es quando preceda el dictamen de los sabios médicos de que la enfermedad no procede de causa natural, sino es de preternatural, y violenta. Y dichos exorcismos no se hagan en secreto, ni en las casas, sino es en las iglesias o públicamente, o las puertas cerradas con asistencia de personas prudentes y discretas. » Archivo Diocesano de Barcelona, Synodalia, Vol. V, Const. IV, Fol. 77.
9 R. Kieckhfer, La magia en la Edad Media, Barcelona, 1992.
10 T. Pardo, La censura inquisitorial en España, Barcelona, 1992.
11 L. de la Concepción, Práctica de conjurar en que se contienen exorcismos, y conjuros contra los malos espiritus, de cualquier modo existentes en los cuerpos humanos ; assien mediación de supuestos, como de iníqua virtud, por cualquier modo, y maneras de realizarlos, Madrid, 1721.
12 « A la hora de vomitarse le vendarán los ojos con una benda bendita, y assi como le hayas dado el vomitorio, te pondrás a Exorcizar, y el Exorcismo dure por lo menos dos oras, mandando siempre, que no detenga el maleficio, sino que lo expela. Poco a poco moverás el cuerpo para que fácilmente vomite, y después del vómito, le lavarás la cara con agua rosada o vinagre, todo bendito, y le dejarán reposar unas dos horas, después le darás de comer asado, que sea cosa ligera, como es un pollo, y todo bendito. Si después del vómito, el estómago le mordisca no le des de comer asado, sino su puchero bendito, y que sea pingüe, y juntamente con azeyte bendito le untarás el estómago, y encima le pondrás lana suzia, y cubierta en un paño, y lo atarás », (F. Ruda Sardo, De la esencia de las enfermedades, y cura dellas, y sobre los obsesos, y posesos de los demonios, y astucias dellos, Barcelona, 1690, p. 478).
13 Remey contra la nova malaltia del bestiar, tant cavalls, com eguas, bous, vacas, matxos, tocinos, y altres que serveixen al us del home, a la quai malaltia sino se aplica prompte remey, los dits bestiars moren dins vint y quatre horas, Barcelona, 1682.
Auteur
EHESS, Paris
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