Poisons et contrepoisons dans les libelles des guerres de religion
p. 114-125
Texte intégral
1On saisira, à lire l’intitulé de cette contribution, combien je souhaitais l’ancrer dans l’histoire, par le choix non d’un corpus littéraire défini par un auteur, un genre ou un motif mais d’un ensemble documentaire (plus qu’un monument de la littérature) assez clairement délimité dans le temps (disons des lendemains de la Saint Barthélemy au sacre d’Henri IV). Cependant, le poison se prête mal à une enquête documentaire ; dès qu’il est question de lui, le plus fantasmatiquement chargé se mêle au plus historiquement déterminé. On ne fera pas, sur ce point, la leçon aux hommes de cette première modernité ; en effet, nos expériences récentes laissent entendre combien la communication politique (car il s’agit bien de cela) a à voir avec l’image et le fantasme.
Les guerres de religion ou l’ère du soupçon ; de la réalité de l’empoisonnement à l’angoissant fantasme
2Dans le contexte de la guerre civile, où le plus familier peut se révéler le plus hostile, la mort, même la plus commune, est l’objet d’un soupçon d’autant plus fort qu’elle touche les grands et singulièrement la famille royale, car, au moins dans l’imaginaire de l’automne de la Renaissance, l’empoisonnement apparaît comme un crime de palais. La « paranoïa critique » s’empare tour à tour des décès du dauphin François, frère aîné du futur Henri II, du roi Charles IX, du dernier prétendant Valois au trône de France, le duc François d’Alençon ou encore plus lointain et plus mystérieux, celui d’Elizabeth de France, fille de Catherine et Henri II, femme de Philippe II d’Espagne.
3Pour les deux premières disparitions, la coupable désignée est Catherine de Médicis, épouse d’Henri, le cadet de François, devenu héritier du trône après la mort de celui-ci et bien plus tard régente du royaume en titre ou en acte dont le pouvoir était parfois limité par le gouvernement de ses fils. L’un des libelles diffamatoires qui assoient l’image de la reine empoisonneuse promise à la postérité historiographique que l’on connaît1 est le Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne-mère. Les épisodes d’empoisonnement s’y succèdent, peignant la pire des criminelles, tuant de cette manière ou tentant de tuer tour à tour le dauphin François, frère de son mari, futur Henri 112, le prince de Porcien3, l’armée du prince de Condé, l’amiral de Coligny et le sieur d’Andelot4, le cardinal de Châtillon5, la reine de Navarre Jeanne d’Albret6, peut-être même son propre fils Charles IX7. Les soupçons étaient anciens pour ce qui concerne la mort du dauphin François le 10 août 1536 ; car, répondant aux accusations du roi François Ier incriminant l’empereur Charles Quint et le gouverneur du Milanais Ferrante Gonzague pour avoir manipulé Montecuculli, l’écuyer du dauphin de France, une Lestre privée responsive d’ami à autre ami comportant l’imputation controuvée et publiée calumpnieusement et sinistrement du cousté du roy de France et par ses ministres contre l’Empereur et aucuns princes, ses serviteurs sur la mort du feu Daulphin attirait l’attention sur ceux à qui profitait le crime, Henri et Catherine. Mais ce n’était là, à en croire ce Discours merveilleux, que le début d’une suite de meurtres qui fonde un parallèle avec Brunehilde ou « Brunehaut », souveraine wisigothe, prototype de la reine empoisonneuse, en conclusion de cette œuvre :
Brunehault estait Espagnole de nation, Catherine est italienne et Florentine, toutes deux estrangeres, qui n’ont point de naturelle affection envers le Roiaume. Or l’Italien trompe l’Espagnol, et le Florentin tout autre Italien. Ceste-là estait fille d’Achanagede Roy d’Espagne, dont elle devoit par raison aimer les grans, ceste-cy est fille de Laurens de Médicis d’une maison de marchans accreuë par usures, qui ne peut aimer la noblesse, et n’a jamais tasché qu’à l’exterminer. Une Sibille, dit nostre histoire, prophetiza qu’une brune viendrait d’Espagne, qui ferait mourir Rois et Princes, et serait finalement deschirée par des chevaux. Vous avez veu les belles predictions qui furent faites de ceste-cy dès sa nativité, qu’elle ruinerait notamment le lieu où elle serait mariée, et les divers conseils qui furent donnez là-dessus. Celle-là estoit fille d’un Arrien, nourrie et instruite en Arrianisme. Ceste-cy de race Atheiste nourrie en Atheisme a rempli ce Roiaume, et singulierement la Court d’Atheisme. Or vaut-il mieux errer en une religion que n’en avoir du tout point, et faillir en un article qu’en toute la foy. Celle-là fut mariée à Sigisbert, Roy de Metz par le conseil de Godonne Maire du Palais, qui l’alla querir jusques en Espagne, et luy fit tout l’honneur qu’il peut, dont pour recompense elle le fit mourir puis apres. Ceste cy mariée au bon Roy Henry lors Duc d’Orleans a tousjours hay tous ceux qui luy ont fait du bien. Elle n’a peu endurer patiemment en vie M. le Connestable, principal autheur de son mariage et de tout l’honneur qu’elle eust onc, qui l’alla honorablement recevoir jusques au bout du Roiaume. A fait empoisonner le Cardinal de Chastillon, qui presques seul tint la main à ce qu’elle ne fut renvoyée en Italie, et luy sauva la vie en sa maladie de Reims en Champaigne : et finalement a fait massacrer l’ Amiral, qui porta la parole aux Estats pour les faire condescendre à luy accorder le gouvernement. Celle-là voyant que son fils Childebert, apres la mort de son pere, s’appercevoit de ses pernicieux conseils, l’empoisonna en un bain pour gouverner le Roiaume, sous pretexte de l’enfance de Theodebert et Theodoric fils dudit Childebert son fils, desquels l’un fut Roy de Metz et d’Austrasie et l’autre d’Orleans. Ceste-cy sur ses premieres années fit empoisonner Monseigneur François le Dauphin frere du Roy Henry son mari, et aisné pour estre plus proche de la couronne, mena le feu Roy de Navarre à la boucherie, d’autant que le gouvernement de ce Roiaume legitimement luy appartenoit : et pour n’entrer en presomptions que je pourroy’ alléguer de la mort du Roy dernier mort, tient aujourd’huy tout ouvertement Monseigneur le Duc son fils et le Roy de Navarre son gendre prisonniers, pour plus facilement occuper la Regence : et ne sçay s’ils fussent point desja morts de quelques trenchées, si le Prince de Condé qu’elle ne veut pas approcher si près de la succession, ne se fust sauvé de ses mains. [Suit une longue liste de doubles méfaits, les uns constituant l’antétype des autres] Mais quelle est aussi la fin de Brunehaut apres tant de cruautez, de trahisons, de parricides, d’impietez ? Clothaire en despit d’elle vient à la Couronne, tous les Estats (par maniere de dire) le portent sur leurs espaules jusques au throsne. Le procès de Brunehaut se faict publiquement en l’assemblée des Estats : et finalement, par le commun consentement de tous, chacun prononçant tout hautement la sentence que de long temps luy donnoit en son cœur. Elle est traisnée à la queue d’un cheval, tant qu’elle en finit sa meschante vie, deschirée par pièces. Je fay juge maintenant un chacun, quelle sentence merite ceste-ci, qui a faict en un seul jour plus massacrer de personnes, femmes et enfans, que Brunehaut ne fit mourir d’hommes en toutes ses guerres. Je m’asseure qu’il n’y a celui qui en son cœur ne la luy donne plus rigoureuse, encor que celle là. Mais je proteste que je ne requier point de vengeance d’autre que de Dieu à qui seul elle appartient, qui la saura bien chastier en son temps des maux qu’elle a faicts et au public, et à chacun de nous.8
4Comme Brunehilde, Catherine est plusieurs fois étrangère, dans un repère français mais aussi franc ou loyal et masculin voire protestant ou catholique modéré ; le libelle le souligne clairement : « Voyez à quels moyens elle a recours en ce regret enragé qu’elle a de n’avoir peu executer son dessein. Les hommes qui ont eu quelque peu de conscience ont tousjours abhorré les trahisons : mais entre toutes les especes de trahison, ont estimé le poison si abominable qu’à l’endroit de leurs plus grands ennemis, ils n’en ont voulu user. A Catherine de Medicis ceci n’est que jeu9 ». Le principe féminin est, en effet, souvent au centre des angoisses dépeintes par les « pamphlets » ; l’écriture politique rejoint parfois sur ce point l’imaginaire sorcellaire :
Et quand je voy les Estats si longtemps assemblez, sans faire aucune resolution de la Royauté, et que je les voy lassez et harassez, supportant une infinité d’angoisses et de traverses pour avoir un Roy : Je faits comparaison de la France à une honneste Dame, qui a tant de douleurs à son enfantement, et qui se plaint et se lamente des tranchees qu’elle sent, n’ayant les forces (tant elle est foible) de jetter hors ce qu’elle a conceu, et de monstrer au jour le fruict de ses travaux et la consolation de ses peines. Ou comme ces pauvres femmes qu’une sorciere a ensorcelees de son œil veneneux, ou de ses compositions funestes, ou qu’elle a liees de nœuds magiques et de carmes enchantez, qui crie, qui se detord les bras et les cheveux, qui seche à veuë d’œil, et ne trouve fin à son mal, sinon qu’il faut faire la cour à ceste Circe, à fin qu’elle jette ses images au feu, qu’elle coupe les nœuds qu’elle a serrez, et qu’elle rende la santé à ceste pauvre creature, à laquelle malheureusement elle l’a ostee.10
5La « gynecratie » est un danger pour la monarchie équilibrée à la française. C’est l’origine italienne qui explique à la fois l’usage du poison et la propension à la tyrannie :
Et nous permettons et souffrons que les estrangers non seullement mangent nos morceaux, nous succent jusques aux os, tiennent les principaux estats et les meilleures plus belles et fructueuses charges, mais encores qu’ils nous commandent à la baguette, et nous empoysonnent quant il leur plaît outre les poisons dont ils ont contaminé nostre nation et font perdre les armes par tout genre de vice, comme d’usure, de tromperie, de trahison et dissimulation de sodomie et toute espece de paillardise, ainsi que tesmoigne tresbien leur livre d’Aretin lequel contient les principaux articles de leur foy, et de leur Religion dont nostre France est maintenant maculee et entachee aujourd’huy que je suis contraint de dire que pleust à Dieu qu’ils n’y eussent jamais mis le pied et encores moins que leurs beaux livres l’un qui est l’Aretin pour tourmenter l’ame et Machiavel pour tourmenter les corps n’y eussent jamais esté portés ne leuz.11
6Mais, avec les derniers développements des guerres civiles, la « Jézabel catholique » (telle que la nomme Agrippa d’Aubigné) passe le relais, dans l’imaginaire du poison, à Philippe II, digne héritier du déjà concurrent de Catherine et déjà incriminé Charles Quint. Plus que la disparition de Don Carlos, souvent rappelée, c’est la mort d’Elizabeth de France, sa femme, et la disparition du dernier prétendant Valois à la couronne François d’Alençon qui intéressent les « pamphlets » français :
Grand et genereux Prince Philippes d’Espagne [apostrophe L’Anti-Espagnol12], si ta bonne fortune ne t’a eslevé à l’Empire comme ton pere : au moins l’as-tu bien surpassé en ses valeureux exploits, d’esteindre les Princes de France : il ne s’estoit osé servir que du poison de son de Monte Cucullo [Montecuculli est l’écuyer du dauphin François, héritier de François Ier, accusé de son empoisonnement] exécuté à Lyon, et si des trois enfans du grand François il nous en avoit laissé un [Henri II] : mais toy, tu es venu à bout de toute la race des Valois, et si au poison de tes Salcedes [qui fut soupçonné de vouloir attenter à la vie de François d’Anjou lors de ses campagnes de Flandres], tu as par le moyen de ton ambassadeur, adjousté le couteau d’un Jacobin [Jacques Clément, l’assassin d’Henri III]. Pourquoi aussi les eust il espargnez sous le pretexte d’alliance, puis qu’il avoit fait empoisonner sa propre femme leur sœur, voire estrangler son fils aisné ?
7C’est, en effet, l’affaire Salcède qui est au centre des accusations à l’encontre du roi très catholique, comme le montre l’une des plus rudes attaques contre le monarque espagnol : Le Discours véritable de ce qui est advenu en la ville de Bruges l’an 1582 parce que le roy Philippe d’Espagne a derecheƒ pratiqué nouveaux traitres et meurtriers pour oster la vie au duc de Brabant, Anjou, Nassau [...] ensemble au prince d’Orange par poison ou quelque autre sorte de meurtre, [Bruges, 1582], Je laisse là cet exemple traité plus amplement dans l’article de Sarah Voinier13 ; on voit déjà suffisamment à travers ces deux cas l’ampleur de l’imaginaire vénéneux qui embrasse les motifs du féminin et de la tromperie sexuelle, du péril de l’hérésie, de la sorcellerie et des démons, de la tyrannie, de la trahison politique et du complot, du meurtre familial ou palatin, du danger de l’étranger et de l’aliénation des plus proches. Ce riche imaginaire, cette charge symbolique voire ce déferlement interprétatif s’expliquent par l’appartenance du poison au domaine du signe. Si le poison libère l’imaginaire, c’est qu’il est premièrement une image, fût-elle fausse (mais n’est-ce pas la nature même de l’image ?).
Les raisons d’un tel investissement imaginaire : le poison comme signe, le signe comme poison
8Le poison laisse, en effet, son empreinte sur sa victime ; mais, ce qui est plus intéressant, il tente de dissimuler sa trace par le signe artificiel de la mort naturelle. Il met en place, pour éviter sa « lecture » au niveau des effets, le même type de brouillage sémiologique qu’il utilise dans la phase d’administration. Le poison nourrit des rapports profonds avec l’idée de cryptographie (nous y reviendrons). Le faux semblant de l’administration du poison renvoie à l’économie sociale du don et du guerredon (ou don en retour) établissant la foi (la fides) comme fondement de la société d’Ancien Régime. Le don paradoxal du poison, qui, en donnant, retire, renvoie à l’un des grands péchés capitaux et l’un des périls les plus vifs pour la société féodale traditionnelle : l’envie (on parle souvent du venin de l’envie). Le poison devient l’une des formes privilégiées pour désigner cette forme de dissolution sociale. L’une des grandes figures de l’envie dans les libelles de la fin du siècle est le favori du roi anglais Edouard II, Gaveston, utilisé de part et d’autre pour désigner soit le duc d’Epernon, soit le duc de Guise14 ; il représente le mignon « abuseur », ensorceleur, vénéneux qui, en empoisonnant le roi, l’abstrait de la sphère publique et le confine dans le domaine du particulier (d’où les motifs du secret et de la sodomie). Dans ce cas, comme souvent, le motif du poison instillé par le mauvais conseiller au tyran est révélateur de la perte de la foi en l’espace public comme sphère structurée par la représentation15, autour des insignes, de l’allure, de l’attitude, de la rhétorique. Plus particulièrement, concernant les lieux et les acteurs de sa production, le poison est jugé proche de l’inversion d’un des symboles-clés de l’espace public conçu comme représentation : la monnaie16.
9L’argent est pour nous, aujourd’hui, le signe arbitraire et uniforme, presque transparent, d’une réalité fort abstraite : la valeur17. Les productions littéraires des guerres de religion prêtent une attention toute particulière à la variété – pleine de sens – des réalisations matérielles de la monnaie, car c’est par elle que passent les conflits de pensée et les césures politiques : la diversité et la concurrence des instruments de paiement recoupent la multiplicité et l’opposition des modes d’appréhension du réel. Les libelles s’intéressent le plus souvent aux dales et doublons espagnols, au centre par exemple d’une pièce circulant à l’occasion du siège d’Amiens en 1597, Le Françoys converty, A un quidam enyvré du catholicon d’Espagne :
Je croy qu’estant spagnolisez
Pensent estre canonisez
Et gravez dans quelque medalle
Tout ainsi comme les bons saincts
Que l’Espagnol a de plus certains,
Qui sont sainct DOUBLON, saincte DALLE18
Et enyvrez du chaste nom
D’un pretendu Catholicon,
Prescher d’une façon nouvelle
Sans respect de l’antiquité
Quelque ERGO d’ambiguité
Pour renverser notre nacelle.19
10Le lien entre la monnaie espagnole et l’ambiguïté est particulièrement fécond ; s’appuyant sur un jeu de mots facile, mais aussi du coup tout à fait accessible et parlant au plus grand nombre, – le doublon rend double20 –, il renvoie en même temps à l’image traditionnelle du Français comme franc21 ; être payé d’argent espagnol, c’est s’éloigner dangereusement de la naïveté et de la simplicité française pour se rapprocher de l’hypocrisie espagnole. Le traître « espagnolisé » tient un discours trompeur où les intérêts financiers (sinon politiques) se dissimulent sous le prétexte de religion. Dénoncer le faux or des charlatans pour redonner leurs valeurs aux choses : telle est dès lors la fonction que s’assigne la satire royaliste. Le discours des prédicateurs, nous révèle-t-elle, n’est qu’or espagnol22 et cet or n’est que parole : prêcheurs et ambassadeurs espagnols sont de la même race d’alchimistes « calcinateurs ». Les sommes promises par Philippe II et ses émissaires pour soutenir les forces catholiques n’arrivent que fort rarement aux mains des chefs de la Ligue et la victoire promise en chaire à la population des villes rebelles tarde à se concrétiser ; mais sans doute est-ce là le fruit d’une stratégie espagnole mûrement réfléchie visant à éreinter le royaume de France en alimentant le conflit tout en évitant soigneusement la victoire de l’un ou l’autre des camps en présence.
11À travers cette fausse monnaie qui est aussi une monnaie double, fausse, hypocrite, cette monnaie qui fausse les rapports entre les Français d’ordinaire fondés sur la franchise qui leur est naturelle, cet or espagnol qui n’est que promesse fallacieuse, à travers la parole fausse qui dissout, qui dissocie, qui détruit l’unité sociale et voue la France au conflit, nous sommes renvoyés, toujours dans les parages de l’imaginaire de l’envie, à l’idée d’une parole vénéneuse. Un libelle comme La Fleur de Lys dénonce, en l’espèce, les prédications des prêtres ligueurs :
De longue main on a soldoyé ceux qui ont eu la langue venale aux chaires dediees à la verité, par le moyen desquels on a jetté sur le peuple tous ces charmes qui ont approché pres cest Estat de sa ruyne. On a aussi de longue main envoyé des Jesuistes vrayes colonies d’Espagnols, qui ont respandu le venin de leur conspiration sous ombre de saincteté, et soubs couleur de confession (quel estrange artifice) ont abusé de la devotion des François, qu’ils ont obligez à leur ligue par sermens secrets. Et apres au lieu d’instruire le peuple en nostre religion Catholique ont esté les trompettes de guerre, flambeaux de sedition, protecteurs et defenseurs de massacres et voleries, bref ont servy de levain estranger pour ennaigrir la paste de nostre France, et changer sa fidelité en desloyauté, conduisans si bien les desseins de leur maistre, qu’ils ont remply de feu et de sang tout ce royaume auparavant si florissant.23
12Un autre « pamphlet », Le Labyrinthe de la Ligue et les moyens de s’en retirer décline les calomnies proférées en chaire à l’encontre du roi Henri III :
Somme il n’y avoit vertu en ce Prince qui ne fiist interpretée au contraire et imputée à vice : qui est l’ordinaire de la calomnie, laquelle est ingénieuse, ou plutost malicieuse, qu’il n’y a rien qu’elle ne tourne en dard ou en venin, veu qu’elle mesme pour nuire plus facilement se transforme en toutes sortes de figures.24
13On le voit, à travers ce dernier exemple, le rapprochement entre la parole et le poison ne se limite pas à la reprise des motifs anciens de l’imprécation comme venin25 ou de l’invocation comme immunisation. Le poison semble, en effet, jouer un rôle essentiel dans la redéfinition d’un espace public après avoir servi à la disqualification d’une vision de la sphère publique fondée sur la représentation, vision mise à mal par la guerre civile dont le venin est à la fois une synecdoque et une métaphore.
Un modèle de compréhension pour l’émergence de la communication politique
14La dialectique du poison et du contrepoison est, à la fin du XVIe siècle, au centre de la construction d’un espace public à travers la confrontation des libelles « politiques » et ligueurs. Les « poudres », comme on les appelle, contiennent parfois des hosties pilées ; et, l’on combat le venin avec le venin : poisons et contrepoisons sont unis dans le mouvement de négativité. C’est cette même dynamique qui anime les libelles. Les plus célèbres des « pamphlets » de la guerre de religion se donnent, dans leurs titres mêmes, comme des contrepoisons : La France-Turquie de 1576 se présente comme le collage de trois textes, le Conseil du chevalier Poncet, donné en presence de la Royne mere et du Conte de Retz, pour reduire la France en mesme estat que la Turquie, suivi de L’Antipharmaque du chevalier Poncet et pour finir les Lunettes de Christal de Roche, par lesquelles on void clairement le chemin tenu pour subjuguer la France à mesme obéissance que la Turquie [...] Pour servir de contre-poison à l’Antipharmaque du Chevalier Poncet. Un premier remède est dénoncé comme faux et vénéneux, donnant lieu à l’administration d’un authentique contrepoison. C’est à une véritable entreprise de mithridatisation que se livre le discours satirique : les éléments actifs des textes hostiles y sont isolés, et par là neutralisés26 : le lecteur, accoutumé aux leitmotive de la propagande, est immunisé27. Si la satire en est réduite à s’organiser autour du discours de l’adversaire, c’est qu’elle trouve sa propre justification dans l’image du monde qu’elle délivre : un monde privé de parole de vérité. Un passage du Labyrinthe de la Ligue est particulièrement éclairant du point de vue de l’aporie dans laquelle se place d’elle-même la satire, pour la dépasser : la seule arme langagière à disposition est le discours même de l’adversaire poussé à ses extrêmes limites jusqu’au rétablissement par l’absurde des valeurs disparues.
C’est grand cas, disoit Caton, que nous sommes venus au temps que l’on attribue le nom des meschantes choses aux bonnes : au temps qui court c’est libéralité donner le bien d’autruy, c’est magnanimité d’user de violence et d’audace, c’est misericorde et clemence d’arracher les criminels des mains de justice. Nous pouvons aujourd’huy dire tout cela de nostre siecle, avec verite et y adjouter : c’est heresie de craindre Dieu, de se bander contre les machinations de la Ligue, et de deffendre ses biens, sa vie et son honneur contre vous. Or je veux estre heretique à ceste mode, ceste sorte d’heresie me plaist parce qu’elle n’offence point la conscience, elle ne souille point l’ame et ne meine point à perdition comme fait la vostre.28
15Si le discours concurrent présentait l’aspect d’une pharmacie captieuse qui reposait sur la composition savante des ingrédients, le texte s’oppose à cette tendance par un art plus authentique de la séparation, une forme de spagirie, qui offre l’opportunité de distinguer le pur, cette valeur, ce sens, capable de tout racheter comme par projection.
16Ce qui est fascinant, ici, du point de vue du fonctionnement « littéraire », c’est assurément le questionnement (eironeia) des signes de l’autre donnés comme forcément mensongers, la construction de correspondances entre leurs aspects trompeurs et une vérité plus authentique, un glissement de sens proprement ironique. L’utilisation des artifices de la rhétorique, et en premier lieu de l’éloge paradoxal29, illustre bien cette tentative. La Satyre Menippee de la Vertu du Catholicon d’Espagne et des Estats de Paris s’ouvre, ainsi, sur les boniments de deux charlatans espagnol et lorrain vendeurs d’un remède universel, le prétexte de religion, qui tourne tous les vices des ligueurs en vertus. Par la suite, le texte propose les harangues fictives des grands orateurs de la Ligue rassemblés pour les états généraux de 1593 où il s’agissait d’élire un roi catholique contre les prétentions d’Henri de Navarre. Mais l’ironie travaille chacun de ces discours pour proposer, in fine, leur envers, un appel sérieux à la réconciliation nationale autour d’Henri IV.
17Cette reprise du discours adverse rend compte, à mon sens, de la perception contemporaine de la communication politique : si les libelles postulent un effet du message sur le destinataire (sur le mode de l’empoisonnement), ils mettent clairement en avant les défenses dont disposent les auditeurs ou les lecteurs (au même titre que les complexions jouent sur l’efficace des poisons). Ces défenses peuvent être renforcées par une forme de prévention de l’ordre, si l’on veut, de la mithridatisation. Mais, en dernier lieu, ce n’est que l’examen du récepteur, l’usage de sa raison qui lui permet de faire la part entre la thériaque et le venin.
Notes de bas de page
1 Voir le dossier « Catherine de Médicis, la reine noire », L’Histoire, n° 314, novembre 2006.
2 Discours merveilleux, édition critique de N. Cazauran, Droz, Genève, « Les Classiques de la pensée politique », 1995, p. 144.
3 Ibid, p. 176.
4 Ibid, p. 182.
5 Ibid, p. 194-196.
6 Ibid, p. 200.
7 Ibid, p. 230.
8 Ibid, p. 262-264 et 276-278.
9 Ibid, p. 182.
10 Louis d’Orléans, Le Banquet et Apresdisnee du Conte d’Arete oú il se traicte de la dissimulation du Roy de Navarre, et des mœurs de ses partisans, Paris, Guillaume Bichon, 1594, non paginé.
11 La France-Turquie, Orléans, Thibaut des Murs, 1576, p. 53-54.
12 L ’Anti-Espagnol et Exhortation de ceux de Paris, qui ne se veulent faire Espagnols : à tous les François de leur party de se remettre en l ’obeïssance du Roy Henry quatriesme, et se delivrer de la tyrannie de Castille in Quatre excellens discours sur l’estat present de la France, s. 1., 1594, f. 186-214, f. 203 ; cf. La Fleur de Lys : Qui est le discours d’un François retenu dans Paris, sur les impietez et deguisemens contenus au Manifeste d’Espagne publié au mois de Janvier dernier 93 in Quatre excellens discours sur l’estat present de la France, s. 1., 1593, p. 245-272, p. 261 ; le Fidele advertissement du Seigneur Vasco Figueiro, Gentilhomme Portugais, aux rebelles François, de se retirer de la faction de Philippe Roy d’Espagne, de peur qu’ils ne tombent sous sa tyrannique domination : et de retourner à l’obeissance de leur Roy naturel et legitime, s. 1., 1591, p. 10 et suivantes...
13 Voir l’article de Sarah Voinier, « Philippe II, roi empoisonneur ? ».
14 Voir Martial Martin, « Queering / historiciser le mythe de l’homosexualité noire : La Figure de Gaveston dans les libelles de la Ligue et la Fronde », Queer Strategies, dir. P. Zobermann, Paris, L’Harmattan, 2008.
15 Jürgen Habermas, L’Espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. M. de Launay, Paris, Payot, 1993, par ex. p. 20. Le poison liquide une conception de la sphère publique et travaille à l’émergence d’une autre vision (un embryon d’opinion) comme modèle de propagation des « pamphlets ».
16 Voir Martial Martin, « La Vertu des doublons d’Espagne : Argent et littérature militante durant les guerres de la Ligue (1584-1598) », http://www.satyremenippee.fr/(dernière consultation 01/07/11).
17 Cela est globalement vrai ; mais l’attention se porte encore parfois sur l’aspect physique de nos monnaies : dans les années soixante-dix, une pièce de dix francs arborant un coq, de la même couleur et de la même taille qu’une pièce de vingt centimes, fut rejetée par la population et rapidement retirée de la circulation ; plus près de nous, l’intérêt curieux et amusé pour les revers spécifiques des euros étrangers ou plus encore la frénésie numismatique relativement répandue pour les euros du Vatican, de San Marin ou de Monaco laisse entendre l’attention encore portée à la matérialité de l’argent. Mais, pour combien de temps encore ? La numérisation des moyens de paiement y mettra sans doute fin.
18 Sur les saints fantaisistes, voir l’étude de J.E. Merceron, Dictionnaire thématique et géographique des saints imaginaires, facétieux et substitués..., Paris, Seuil, 2002.
19 Le François converty, A Un quidam, enyvré du Catholicon d’Espagne. Escript en la ville d’Amiens, le 27. de Septembre 1597, Paris, Anthoine Du Brueil, 1597, p. 5.
20 Voir la Satyre Menippee, éd. Martial Martin, Paris, Champion, 2007, p. 116 : « Les François simplets paravant, / Sont par doublons devenuz doubles : / Et les doublons tournez en vent, / Ou bien en cuyvre, et rouges doubles » ; signalons une variante poétique sur le même sujet, p. 137. Les occurrences de l’équivoque sont nombreuses ; citons par exemple le Discours sur l’histoire du Roy Charles VII jadis escripte par Maistre Alain Chartier son secretaire. Oú se peut veoir, Que Dieu jamais n ’abandonna ceste tres-Chrestienne invincible Couronne en ses plus fort deplorez affaires et que tout ce que ses plus conjurez ennemis ont onques voulu entreprendre, s’est enfin comme en moins de rien dissipé, et esvanoüy en fumee, s. 1., 1594, p. 76, L’Estoile, Mémoires-journaux, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, 1875-1899, t. VI, p. 88, La Fleur de Lys, éd. cit., p. 245-272, p. 249, la Harangue d’un cacique indien, envoyee aux François pour se garder de la Tyrannie de l’Espaignol, traduite par P.A. avec l’interpretation des mots Indiens, Latins, et Espaignols par L.S., s. 1., 1596, f. 2.
21 Il est fréquent d’opposer la naïveté française à l’hypocrisie des Espagnols ; dénonçant cette « dissimulation naturelle », Le Labyrinthe de la Ligue explore les dédales de leurs comportements dans un passage où la parataxe et l’accumulation soulignent l’impasse des relations et leur danger : « faites luy demonstration d’une sincere et parfaite amitié, vous aurez un amy froid : faschez le, c’est un ennemy irreconciliable : donnez luy entrée en vostre maison, il ne cessera jamais qu’il ne vous en ait mis dehors, monstrez luy vostre femme, elle a adulteré : cachez luy, il se jettera sur voz filles ou fera quelque chose de pis : soyez luy courtois et gracieux selon le naturel du François, il fera le Bravache et le Rodomont : humiliez vous devant luy, il vous foulera à beaux pieds : parlez à luy, il vous fera la rouë et l’espanoüira comme un Paon, avant que vous respondre un petit mot : resistez luy de force, il vous vaincra par trahison : [...] traictez avec vostre promptitude et candeur accoustumée, indubitablement il vous pipera et aura toute belle raison qu’il voudra de vous, avec sa lenteur et dissimulation naturelle : prestez luy vostre argent, il vous payera en bravades : soyez luy debiteur, il vous ruynera d’usures... » (Le Labyrinthe de la Ligue et les moyens de s’en retirer, s. 1., 1590, p. 132-134). Voir aussi le quatrain cité à la note précédente.
22 La Menippee insiste lourdement sur l’œil émaillé d’or espagnol du prédicateur borgne Boucher, l’un des plus terribles ennemis des politiques (éd. cit., p. 119).
23 La Fleur de Lys, éd. cit., p. 251.
24 Le Labyrinthe de la Ligue et les moyens de s’en retirer, éd. cit., p. 98.
25 Ce n’est sans doute même pas une image : la parole empoisonne et le poison a besoin dans sa phase de conception de la parole pour assurer son efficacité.
26 Dans la citation, le recours à la parataxe, ou plus généralement à une écriture de la fracture, plus encore que du fragment, ruine la logique du discours opposé, le discrédite : c’est là un recours fréquent de la satire.
27 Le phénomène pourrait être rapproché du concept de « vaccine idéologique » mis en avant par Roland Barthes dans Mythologies ; mais il ne participe pas des mêmes enjeux sociopolitiques.
28 Le Labyrinthe de la Ligue et les moyens de s’en retirer, éd. cit., p. 181-182.
29 Voir sur ce point l’ouvrage de Patrick Dandrey, L’Eloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, PUF, « Ecriture », 1997, et en particulier, bien sûr l’analyse de la Satyre Menippee.
Auteur
Université de Reims Champagne-Ardenne
CERILAC – EA 4410 (Paris 7)
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