Philippe II, roi empoisonneur ?
p. 102-113
Texte intégral
1Philippe II était-il un roi empoisonneur ? Il peut paraître singulier de poser aujourd’hui encore la question de savoir si le roi d’Espagne, au surnom de Catholique, fut ou non un roi toxique tant la postérité historienne pamphlétaire et européenne s’est chargée de dépeindre abondamment le monarque sous les traits les plus noirs. Sous les plumes acérées des ennemis de la Monarchie Hispanique, Philippe II se pare de tous les maux et la violence de la diatribe n’a d’égale que la profondeur du ressentiment politique et religieux dans un contexte de suprématie du pouvoir espagnol dans le monde catholique. Reste à savoir pour nous à quelle toxicité nous nous référons. S’agit-il de l’usage du venin comme moyen d’éradiquer de manière définitive tout contrevenant à la politique philippienne, ou bien s’agit-il d’une toxicité d’une autre teneur, dont il serait plus difficile de mesurer les effets diffus au sein d’une communauté visée ?
2Dans cette brève analyse, je me propose de mettre en perspective plusieurs moments du règne de Philippe II où il est question de criminalité royale et, en particulier, de crime par empoisonnement. Ces jalons événementiels permettront d’étudier le phénomène d’assimilation mentale de la représentation du roi empoisonneur dans l’opinion publique contemporaine.
3Le premier épisode – sans contexte le plus connu dès l’époque du grand public – remonte à 1568 lorsque Carlos, le fils que le roi eut de sa première épouse Marie de Portugal, meurt dans des circonstances jamais encore élucidées1. Le mystère qui a entouré la nuit de sa disparition dans la tour de l’Alcazar de Madrid a fait verser beaucoup d’encre et a servi d’exutoire à l’imagination débridée de nombreux auteurs européens, à commencer par l’abbé de Saint-Réal qui, en 1672, met en scène un Philippe II assassin du prince dans une nouvelle historique intitulée Dom Carlos, assertion qui fera l’objet plus tard du drame célèbre de Schiller en 1787, dont s’inspirera le livret de l’opéra de Verdi en 18672. Si l’abbé de Saint-Réal mêle la fiction à l’histoire, il prétend donner à voir les passions humaines à l’origine des actes politiques. Ainsi, Philippe II aurait agi sous l’emprise de la jalousie envers les sentiments de son fils pour la reine Elizabeth de Valois qui ressentait elle aussi un profond attachement à son égard. L’autre fondement de son impulsion meurtrière serait, selon lui, l’insurrection que le prince préparait avec les rebelles de Grenade et des Flandres afin de se substituer au pouvoir de son père3. Cette double trahison, sentimentale et politique, fonde ainsi la justification de l’emprisonnement de l’héritier du pouvoir monarchique et sa mise à mort :
Durant quelque temps, on mêla dans tout ce qu’il prenait un poison lent, qui devait lui causer une langueur mortelle. On en répandit sur ses vêtements, sur son linge, et généralement sur tout ce qu’il pouvait toucher. Mais, soit que la jeunesse et sa bonne constitution fussent plus fortes que le venin, ou que les personnes qui prenaient intérêt à sa vie l’obligeassent d’user de préservatifs, cette voie ne réussit pas.4
4Le dessein apparaît clairement d’éviter le supplice spectaculaire de douleurs atroces avec un poison lent au détriment de l’efficacité toxique immédiate. La volonté de dissimuler l’empoisonnement à la curiosité courtisane se conjugue sans doute, du point de vue de l’auteur, à une critique du plaisir sadique à concevoir une agonie qui prend son temps. Toujours est-il que les préservatifs non explicités dans le texte ont servi d’antidote au poison, obligeant ainsi le prince à choisir sa propre mort dans une montée en puissance du caractère tragique de l’évènement. L’antidote acquiert alors une utilité narrative en permettant à l’intrigue fictionnelle de rebondir puisque le prince demande à voir son père afin d’implorer sa grâce. L’inflexibilité du roi ne fait que renforcer l’image d’un père et d’un souverain tyrannique, incapable de se pénétrer d’une quelconque émotion et, par contraste, cette autorité inflexible produit un effet amplificateur de la noblesse du prince qui, en toute dignité, accepte de se donner la mort pour répondre à la volonté de son roi.
5L’abbé de Saint-Réal cite, parmi ses sources historiques, le parlementaire français Jacques Auguste de Thou, défenseur de la puissance française contre l’impérialisme catholique espagnol qui, en 1604, dans son Histoire Universelle, mentionne explicitement la possibilité de l’empoisonnement :
On doit compter entre les revers que Philippe essuya, la mort de Dom Carlos son fils [...], qu’on croit avoir été empoisonné sur les soupçons qu’il était lié secrètement avec les Seigneurs des Flandres et avec l’amiral de Coligny.5
6Accusation d’empoisonnement ou, tout au moins, reprise à son compte d’une rumeur à laquelle ne souscrit pas son contemporain l’historien français Pierre Mathieu qui, dans le même temps, écrit qu’après que l’Inquisition eut décrété sa condamnation à mort pour trahison de l’État, don Carlos choisit le mode d’exécution de sa sentence6. Bien que cet historien très catholique, au service d’Henri IV, ne cherche pas à honorer explicitement la mémoire du souverain espagnol, son travail montre un attachement à une quête de ce qu’il appelle la « vérité historique » dont il explique que la multiplicité des opinions voile la lisibilité et, de ce fait, invalide toute accusation infondée. Il compare l’Histoire à une large tapisserie dont il faut considérer le moindre repli pour appréhender la signification de l’ensemble de son discours7. De cette manière, Pierre Mathieu se refuse à la lecture partisane de son temps et postule pour une certaine forme d’objectivité à travers la restitution exhaustive des faits. Profession de foi que l’auteur semble perdre de vue lorsqu’il traite d’autres aspects du règne de Philippe II, notamment lorsque la suprématie des forces françaises est menacée par les intérêts du rival espagnol.
7Si l’on remonte le fil des discours produits au cours des années afin de tenter de situer l’impulsion première à ce déploiement d’images revenant par ricochets sur la surface des représentations, l’on retrouve deux textes fondamentaux de la fameuse Légende Noire anti-espagnole8 dans lesquels il est question de venin.
Dans un ordre chronologique d’apparition, il s’agit d’abord du célèbre pamphlet de Guillaume d’Orange, prince de Nassau, dont le long titre explicite déjà le contenu : Apologie ou Défense du très illustre Prince Guillaume, par la grâce de Dieu, Prince d’Orange, contre le Ban et Edict publié par le Roi d’Espagne par lequel il proscrit le dict Seigneur Prince dont aperra des calomnies et faulses Accusations contenues dans la dicte Proscription9. Lorsque l’auteur publie ce texte à Anvers en 1581, la rébellion des Pays-Bas contre l’autorité catholique espagnole a le soutien de la France et de l’Angleterre. Guillaume d’Orange est alors le chef du parti rebelle des réformés, il s’enfuit en Allemagne non sans lancer une série d’accusations à l’encontre du roi qui marqueront le début d’une diffamation récurrente jusqu’au XVIIe siècle.
8Les différents points de ce traité tendent à discréditer l’intégrité morale et politique du monarque en touchant à son intimité personnelle et familiale. Apparaît alors pour la première fois l’évocation du possible assassinat de sa seconde épouse Elizabeth de Valois ainsi que de celui de son fils Don Carlos, qu’il aurait commandités dans le but de mettre en place une nouvelle stratégie matrimoniale. Il est à noter que l’attaque se distingue par sa violence et se montre volontairement efficace à éveiller le scandale au sein du plus grand nombre. Le texte adopte un style clair, percutant visant à servir une propagande simple et directe dans laquelle les allégations infamantes sur Philippe II sont d’autant plus graves qu’elles trouvent un écho favorable dans le camp des luthériens et donnent le ton pour la critique internationale à venir. La large diffusion du pamphlet s’avère immédiate et le succès de l’édition révèle une réception enthousiaste tant aux Pays-Bas qu’en France, en Angleterre ou en Allemagne. Guillaume d’Orange, qui est accusé de haute trahison à son roi, choisit d’établir sa défense en lançant toutes sortes d’accusations à l’encontre de ce dernier10. Il reprend une à une les accusations portées contre lui et les réfute de façon à les retourner contre son accusateur. Il dénonce un « cruel parricide » dans lequel, dit-il, « le père meurtrissant inhumainement son enfant et son héritier » spolie ses sujets d’un héritier de la couronne. Philippe II est perçu comme un mauvais père pour son fils et cela peut également laisser entendre qu’il est mauvais roi pour ses sujets. S’il ne donne pas de détails sur le déroulement du crime qu’il dénonce de façon répétée, il conclut son harangue en affirmant : « Mais Dieu merci j’ai du contrepoison contre l’un et l’autre venin ».
Les termes de « contrepoison » et « venin » sont employés de façon intéressante ici dans leur dimension métaphorique. Les accusations portées contre Guillaume d’Orange agissent comme autant d’empoisonnement de son honneur et de sa crédibilité publique, laissant entendre que sa mort sociale est inéluctable.
9On sait que la spécificité de la matière toxique, quelque soit sa forme végétale ou minérale, est qu’elle se diffuse à travers le sang. En pénétrant le corps de la victime, elle contamine, telle une épidémie mortifère, l’ensemble des membres, s’infiltrant dans ses tissus pour toucher le cœur du système vital et tuer de manière plus ou moins fulgurante selon la toxicité du poison employé. À la différence d’une blessure provoquée par une arme blanche ou une arme à feu, ses effets ne sont pas visibles, ils opèrent en profondeur, à l’ombre du regard et de la vigilance humaine11. Cette dimension insaisissable de l’arme toxique permet justement à Guillaume d’Orange d’évoquer l’image de la parole comme poison. L’Édit de proscription déclarée contre lui se matérialise en arme toxique pour blesser et tuer son corps moral. Dans une société où le code de l’honneur occupe une place prééminente dans le statut aristocratique et la représentation sociale de soi, l’assassinat de l’honneur est appréhendé comme une agression mortelle.
10De façon significative, quelques mois plus tard, un libelle est publié à Bruges sous le titre anonyme de Discours véritable de ce qui est advenu en la ville de Bruges l’an MDLXXXII par ce que le Roi Philippe d’Espagne a derecheƒ pratiqué nouveaux traîtres et meurtriers, pour ôter la vie au Duc de Brabant [...] par poison ou quelque autre sorte de meurtre.
11La diatribe s’ouvre sans ambiguïté sur la cruauté de la politique de Philippe II :
Comme le roi Philippe d’Espagne a usé envers les sujets des pays bas d’une tyrannie tant horrible et insupportable, que par nécessité pure, ont été contraints de laisser et choisir un autre Prince, qui les pourrait défendre contre cette cruauté continuelle, ayant à ce esleu Monseigneur le Duc d’Anjou, frère unique du Roi de France : si a le dit Roi Philippe partant commencé perdre courage de jamais plus pouvoir réduire ceux du pays bas sous cette dite tyrannie, non plus par droit que par armes. A raison de quoi il a voulu expérimenter si dorénavant il pourrait parvenir à son but de les tyranniser et persécuter pour le fait de la Religion, par meurtres et assassinats.12
12L’accusation retentit dans sa verve implacable : comme le roi espagnol a échoué par la politique du droit et par les forces armées, il opte donc pour une cruauté illégale et abuse de son autorité pour faire régner la terreur et le chaos. Pour mettre en scène cette tyrannie absolue, le texte cite les deux assassinats de la femme et du fils du roi dont Philippe II est lui-même le commanditaire. La veine du discours de Guillaume d’Orange, chef des rebelles protestants, ennemis des Wallons catholiques au service du roi espagnol, est convoquée avec ostentation dans une vision manichéenne des deux mondes qui s’affrontent.
13Il est alors question de la tentative d’empoisonnement du duc Anjou, frère du roi de France et du prince d’Orange, par un serviteur du roi espagnol sous le commandement du Duc de Parme13. La sentence condamnant le criminel s’énonce comme suit :
Celui-ci est Francisco Baza Italien appréhendé et convaincu de trahison, ayant entrepris d’empoisonner ou d’ôter par autre moyen la vie à son Altesse et à Monsieur le Prince d’Orange, et ce par commandement du Prince de Parme, général de l’armée du roi d’Espagne.
14Ce qui intéresse directement notre propos ici, c’est la mention première et la précision unique de l’empoisonnement, les autres formes d’assassinats restant dans une généralisation significative. Le poison est en effet lié à ce concept infamant de trahison. L’homicide médité que suppose l’empoisonnement renforce la diatribe contre le souverain. L’usage des matières toxiques nécessite non seulement une préméditation mais aussi une préparation : une réflexion au service d’une politique de la machination. Toute cette représentation du calcul autour de la mort alimente le discours discriminant du roi diabolique, désservant la raison d’État chrétienne et subordonnant le pouvoir à ses passions perverties. L’historien Franck Collard, dans son étude sur le crime de poison au Moyen Age, explique que :
[...] depuis Jean de Salisbury, la métaphore organiciste a été très employée par les théoriciens médiévaux de la Cité terrestre. La tyrannie s’attaque au corps social comme un poison investit l’organisme pour finir par le détruire.14
15Dans ce sens, l’image du tyran mettant en péril la stabilité du corps politique occupe le discours par la représentation même du crime de poison dont il abuse. Philippe II, en tant que roi toxique, envenime l’ensemble du corps de l’État. Par son statut, le roi empoisonneur incarne lui-même le poison qui le tue. Non seulement il dissout le lien social mais il rend son gouvernement illégitime. Le libelle, en tant qu’arme écrite, revendique implicitement la nécessité de le remplacer tout en justifiant le fait de se rebeller contre un pouvoir présenté comme corrompu, nocif et illégitime. Ainsi, par un effet de renversement, la plume distille à son tour le venin qui, sinon tue, au moins affaiblit le corps politique de la Monarchie Hispanique. Le poison du discours sert d’instrument de propagande politique contre l’autorité espagnole et défend par ce biais la cause des calvinistes insurgés des Pays-Bas.
16La deuxième source écrite de la Légende Noire anti-espagnole, qui tout comme la première marque au fer rouge l’image négative de Philippe II, est un texte sorti de la plume d’un dissident intérieur. En tant qu’ancien secrétaire de Philippe II, Antonio Pérez est donc au fait des agissements et des projets qui se tiennent dans le cercle intime du souverain. Ce haut personnage de la cour tombe en disgrâce à la suite de règlements de compte et d’intrigues dans ce même milieu – on retiendra ici l’épisode de la mort de Juan Escobedo auquel il fut mêlé personnellement –, il prend alors la fuite en Aragon, cherchant ainsi la protection des fueros, ces lois ancestrales de la couronne aragonaise étrangères au royaume de Castille.
De là, Antonio Pérez s’enfuit en Angleterre puis en France où il propose ses services à la cour de Henri IV mettant en avant le danger qu’il représente désormais pour l’Espagne. La première édition anonyme des fameuses Relaciones15 remonte à 1591, en France, elle est suivie d’une autre édition en 1598. L’Angleterre connaît également une publication en 1594 sous le pseudonyme de Rafael Peregrino, publication qui ne voit le jour en Espagne que très tardivement, en 1849.
17Dans ce libelle, le secrétaire de Philippe II tente de réhabiliter son honneur en discréditant son accusateur et en lui attribuant la responsabilité complète du crime du secrétaire Escobedo, le 31 mars 1578, événement qui se trouve être à l’origine de toute l’affaire. Le secrétaire du demi-frère du roi, Jean d’Autriche, gouverneur des Pays-Bas, réside à la cour de Madrid depuis plusieurs mois et menace de révéler certains secrets concernant Antonio Pérez si celui-ci n’obtient pas du roi qu’il accède au désir de don Juan de lui donner les moyens de conquérir l’Angleterre protestante16. Il est frappant de voir qu’à cette occasion encore le poison échoue à tuer la victime, en effet à la suite d’une première tentative d’empoisonnement infructueuse, Antonio Pérez ordonne, au cours d’un dîner qu’il organise chez lui, que l’on administre à Escobedo de l’arsenic dans un met sucré. Si la victime est indisposée pendant un moment, elle se remet assez vite pour subir un nouvel empoisonnement au cours d’un autre repas servi cette fois par l’un de ses cuisiniers, mais là encore la robustesse physique d’Escobedo lui permet de survivre à ces assauts toxiques. De guerre lasse, Antonio Pérez décide de monter une embuscade dans laquelle c’est finalement l’arme blanche qui sera employée pour parvenir à ses fins.
18Ces échecs répétés nous montrent que l’arme du poison, toute dangereuse et discrète soit-elle, ne garantit rien quant aux résultats de l’empoisonnement et peut, de ce point de vue, être substituée par d’autres instruments plus rapides et surtout plus efficaces. Le risque devient plus évident : d’un acte silencieux et invisible, on passe à une pratique ostentatoire du crime, l’assassin sort de l’ombre et agit à découvert de sa victime et d’éventuels témoins. Dans un milieu tel que celui de la cour, les tensions claniques autour du pouvoir royal profitent des jeux de simulation et de dissimulation liées à la pratique politique pour s’exprimer et agir en toute discrétion.
19Dans un style très personnel, Antonio Pérez tisse minutieusement la toile de sa défense contre les accusations qui le poursuivent. À l’instar de Guillaume d’Orange, il étudie l’antidote pour arrêter les dégâts d’un venin puissant, celui de l’infamie. En insistant sur la culpabilité de Philippe II dans l’assassinat d’Escobedo il précise :
La tyrannie est si naturelle pour Philippe tout comme le rire l’est pour l’homme [...] il ne faisait pas de distinction entre les personnes il les envenimait sans crainte de Dieu ni scrupule humain.17
20Ainsi les points venimeux de la personnalité du souverain tel qu’ils sont abordés par Guillaume d’Orange trouvent une résonance dans ces nouveaux écrits. Outre les attaques contre la vie privée du monarque, Antonio Pérez insiste également sur son manque de loyauté à l’égard des Aragonais et condamne sa cruauté dans la gestion des choses de l’État. C’est une image satanique de Philippe II qui ressort du libelle et force est de constater que de tels écrits profitent d’un climat largement réceptif à une hispanophobie radicale. Le roi n’est plus celui qui distille le poison, mais bien celui qui en est victime car la parole du libelle se substitue au liquide arsénieux et se répand de manière aléatoire parmi les récepteurs sans que personne ne puisse avoir prise sur sa diffusion.
21Que ce soit en France, en Angleterre, ou aux Pays-Bas, la diffusion du venin idéologique jouit d’un succès indéniable car l’autorité et le crédit qu’assure la fonction de l’ex-secrétaire confortent son implication dans le discours, et la diatribe se révèle cruciale dans les mentalités et les regards croisés de l’époque. En effet Catherine de Médicis et Elizabeth 1ère dont les efforts pour propager de pareilles calomnies n’ont de cesse, trouvent dans les Relations d’Antonio Pérez une véritable arme de guerre, un moyen inespéré de fédérer l’Europe entière dans une ample stratégie de destruction de l’hégémonie espagnole. Dans cette optique, le texte de Guillaume d’Orange a en effet bien préparé le terrain à ces critiques. En réalité, Antonio Pérez vient alimenter et élargir de détails nouveaux un champ de suspicion à l’encontre de Philippe II.
22Le roi empoisonneur dans sa double réalité, c’est-à-dire le criminel qui provoque la mort ou, sur un autre plan, envenime l’honneur, se trouve être tout à la fois agresseur et victime du poison de l’attaque verbale. Le roi faillit à sa fonction supérieure, et se rabaisse alors au niveau le plus bas de la dignité humaine, celui des félons qui utilisent le crime comme moyen de parvenir à leurs fins. La trahison est l’ignominie suprême par laquelle le roi trahit Dieu et trahit son peuple.
23Dans le 6e livre de l’œuvre antique du médecin et botaniste grec Dioscoride, le traducteur espagnol Andrés Laguna, médecin de Charles Quint, humaniste et traducteur entre autre de Galien, commente la description des venins en prodiguant quelques conseils au prince sur les antidotes au poison politique de la trahison18 :
S’ils ne tyrannisent pas leurs sujets avec des exactions mais leur procurent la justice en les traitant avec douceur, ils ne courront pas le risque que quelqu’un les attaque secrètement. [...] En plus de cela, ils se feront servir par des ministres honnêtes et bien nés qu’ils essayeront de satisfaire, en les caressant avec de belles paroles et en ne les laissant pas dans des situations extrêmes au point que par pauvreté ou par nécessité ils commettent des actes mauvais et vils, car souvent l’avarice des seigneurs est la cause de la méchanceté de leurs serviteurs et, au contraire, la libéralité et la franchise forcent leur amour et leur sollicitude.19
24L’aspect spéculaire du gouvernement du prince dans sa relation aux sujets explique qu’une politique juste et bienveillante fait naître la fidélité des sujets, alors que la tyrannie ne peut engendrer qu’un sentiment de haine et de violence envers le prince. La paix et la sécurité publiques sont le meilleur antidote au poison qui sème le désordre et l’instabilité au sein de la communauté. Cette dimension de miroir des princes dans le discours de Laguna n’est pas sans rappeler l’une des vertus politiques cardinales mises en avant dans les manuels de théorie politique dans l’Espagne du temps : la prudence du prince est en effet le gage d’une politique réfléchie qui prend en compte l’héritage de l’histoire afin de comprendre le présent et se projeter dans une action tournée vers le futur. Philippe II, surnommé le Prudent, fait de la dissimulation et du secret une caractéristique de sa manière de gouverner. Le silence et l’occultation de soi au point d’afficher un masque d’impassibilité ont fait la renommée du monarque espagnol20. Pour œuvrer, le roi maintient une certaine distance avec ses sujets et protège son action politique en la confinant dans l’ombre.
25On se souvient, l’empoisonnement de don Carlos entoure la mort du prince d’un voile épais de mystère qui, par nature, entre dans la catégorisation du secret. Il désigne cette modalité du silence qui suscite l’interrogation, l’intérêt, et paradoxalement est fécond de parole en occasionnant de nombreux discours, voire des rumeurs, sans que jamais la vérité ne soit décelée. Le manque d’information rend impossible la connaissance du contenu secret. Pour se rendre insaisissable, la vérité des faits se noie dans une masse de versions et d’interprétations contraires créant la confusion autour de l’événement. Cela répond au principe même de la dissimulation, préconisée elle aussi dans les manuels de miroirs des princes : ne rien laisser paraître de lisible sur ce qui est gardé secret21. Cette résolution met à distance ceux qui détiennent le savoir de ceux qui cherchent à le découvrir. Le gouvernement met en pratique une théorie répandue au XVIe siècle, en Espagne. Dans un contexte européen où les écrits de l’historien Tacite suscitent un nouvel intérêt parmi les théoriciens de la politique et où les idées de Nicolas Maquiavel définissent une raison d’État pragmatique, déliée du questionnement religieux, le secret s’inscrit dans une conception du pouvoir qui en quelque sorte professionnalise la fonction monarchique. Dans cette optique, le roi doit savoir se servir de ruses, de tactiques dans son usage circonspect du visible et de l’invisible. Le poison, comme matière toxique, est par essence l’instrument idoine dans une pratique secrète des affaires de l’État. Au service du secret, il se subordonne à une conception d’une politique du silence.
Conclusion
26À travers les divers documents abordés mettant en scène le poison et ses antidotes, non seulement d’un point de vue matériel mais aussi théorique, il apparaît clairement que les liens se nouent étroitement entre l’acte répréhensible de l’empoisonnement et la dénonciation de cet acte. Si Guillaume d’Orange dénonce l’empoisonnement du fils héritier des couronnes espagnoles par son père, il veut stigmatiser le crime afin d’assurer sa défense en ôtant toute légitimité politique à celui qui le proscrit et participe ainsi, à un niveau non plus individuel mais collectif, à une vaste campagne de propagande visant à contrer le pouvoir de Philippe II. Antonio Pérez participe à son tour à cet assaut de plumes envenimées. En tant que dissident de l’intérieur, ancien conseiller et ami du roi ayant orchestré lui-même un crime d’empoisonnement, il détient des secrets toxiques pour la santé de la Monarchie Hispanique. Ses révélations servent à mettre en péril la réputation de son accusateur et vont servir de source d’inspiration à de nombreux libelles aux représentations haineuses de Philippe II. Inéluctablement, il se crée une sorte de réversibilité de l’acte/discours par la parenté implicite et apparemment contradictoire entre poison et langage, entre le silence et la parole, l’un œuvrant pour la disparition, la destruction d’une réalité et l’autre, dans le sens contraire, pour stigmatiser la réalité, la rendre présente à l’esprit de tous. Alors que l’empoisonnement recherche le silence, la parole jaillit et devient elle-même poison en désignant l’empoisonneur. Le poison se présente au final comme une arme à « double tranchant » qui transcende l’accusation de Philippe II comme roi empoisonneur et intègre, au-delà du cadre événementiel de son règne, le champ des batailles idéologiques entre les forces européennes.
Notes de bas de page
1 Sur ce point voir l’étude de Gerardo Moreno Espinosa, Don Carlos, El príncipe de la leyenda negra, Madrid, Marcial Pons Historia, 2006, 389 p.
2 Dom Carlos et autres nouvelles françaises du XVIIe siècle. Éd. de Roger Guichemerre, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1995, p. 187-265.
3 Pour une lecture historique de l’évolution des relations entre Philippe II et son fils et la polémique qui entoure ce dernier, notamment dans la relation d’amitié qu’il entretient avec la reine Elizabeth de Valois, voir Geoffroy Parker, Felipe II. Madrid, Alianza éditorial, 1995, (1re éd. 1979), p. 123 et suiv. ; Luís Prospére Gachard, Don Carlos y Felipe II, (trad. du français), Madrid, Atlas, 2007.
4 Dom Carlos, p. 258.
5 Jacques Auguste De Thou, Histoire Universelle, Paris, Tome XIII, 1604, p. 230.
6 Pierre Matthieu, Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces estrangères durant sept années de paix du règne de Henry IIII, Paris, Jamet et Métayer, imprimeur du Roy, 1605. 373 f. Voir l’édition facsimilée, Felipe II Exterior e interior de una vida. Sociedad de Fomento y Reconstructión del Real Coliseo de Carlos III, Madrid, 1998.
7 Sarah Voinier, « La muerte de Felipe II : fabricación y consolidatión de estereotipos », in Palabras e imágenes. Representación de los países hispámicos a través de cinco siglos, Les Cahiers du CICC, n° 15, Université de Cergy-Pontoise, 2005, p. 79-95.
8 Dans son étude aujourd’hui classique, La Leyenda Negra. Estudios acerca del concepto de España en el extranjero, Madrid, Junta de Castilla y León, 1997, l’historien espagnol Julián Juderías adopte une démarche analytique autour du concept de l’Espagne à l’étranger. Le propos est discutable et des historiens actuels comme Ricardo Garcíal Cárcel ont montré les limites d’une perception obsessionnelle voire pathologique de l’image négative de l’Espagne au fil des siècles pour au contraire proposer les termes d’une Légende Rose visant à défendre les intérêts de l’Espagne à travers le monde.
9 Apologie ou défense de monseigneur le prince d’Orange, comte de Nassau, de Catzenellenbogen, Dietz, Vianden, etc. [...] Contre le Ban et Edit publié par le Roi d’Espagne, par lequel il proscrit le dit seigneur, dont aperra des calomnies et fausses accusations contenues en la dite proscription. 142 p. Ce texte répond au Ban et édit en forme de proscription fait par la majesté du Roi notre Sire à l’encontre de Guillaume de Nassau, Prince d’Orange comme chef et perturbateur de l’état de Chrétienté et spécialement des pays bas : Par lequel chacun est autorisé à l’offenser et ôter du monde, comme peste publique avec qui pris à qui le sera et y assistera, p. 145-160, [Bibliothèque Nationale de France M-9680].
10 Cf. Julían Juderías, La Leyenda Negra. Estudios acerca del concepto de España en el extranjero, Salamanca, Junta de Castilla y León, Consejería de Educación y cultura, 1997, p. 228 et suiv.
11 Franck Collard, Le crime de poison au Moyen Âge, PUF, « Le nœud gordien », 2003, et Pouvoir et poison, Paris, Seuil, 2007.
12 Discours véritable de ce qui est advenu en la ville de Bruges l’an MDLXXXII par ce que le Roi Philippe d’Espagne a derecheƒ pratiqué nouveaux traîtres et meurtriers, pour ôter la vie au Duc de Brabant, Gueldre, Anjou, Alençon, etc. Comte de Flandre, Hollande, Zeelande, Zutphen, etc. Marquis du Saint Empire, Seigneur de Frize, de Malines, des cités, villes et pays d’Utrecht, d’Overyssel, etc. comme ensemble au Prince d’Oranges, Comte de Nassau, etc. par poison ou quelque autre sorte de meurtre, Imprimé à Bruges par Thomas Moerman demeurant en la rue appelée de Zuytzantstrate près de l’église Saint Sauveur. L’an MDXXXII. [BNF NUMM-54447],
13 Pour mieux connaître le climat de psychose aux Pays-Bas dans les années 1582-1584, voir Georges Minois, Le couteau et le poison, Paris, Fayard, 1997, p. 202.
14 Franck Collard, op. cit., p. 160.
15 Antonio Pérez, Relaciones y carias, Ed. Alfredo Alvar Ezquerra. Madrid, Turner, 2 vols., 1986. Sur les écrits de cet auteur, et sur les pasquins écrits à l’occasion de son passage à Saragosse, voir Paloma Bravo, « El pasquín : condiciones de escritura, difusión y recepción en la revuelta aragonesa de 1591 », dans P.M. Cátedra, A. Redondo y Ma López-Vidriero (dirs.), El libro antiguo español V, El escrito en el Siglo de Oro. Prácticas y representaciones, Salamanca, Universidad de Salamanca, Publications de la Sorbonne, Sociedad Española de Historia del Libro, 1999, p. 33-42.
16 Cf. Geoffroy Parker, op. cit., p. 176.
17 « [...] no hacía distinción de personas [...] las envenenaba sin temor a Dios ni vergüenza de hombre ». Cité par Ricardo Garcia Cárcel, Historia y opinión, Madrid, Alianza, 1992, p. 34.
18 Cf. Antonio Gamoneda, Libro de los venenos. Corrupcion y fabula del Libro Sexto de Pedacio Dioscórides y Andrés de Laguna, acerca de los venenos mortiferos y de las fieras que arrojan de si ponzona, Madrid, Eds. Siruela, 1995.
19 Ibid., p. 41 : « Si no tiranizan con exacciones a los subditosy tratandolos blandamente les administran entera justicia, se haran amary temery no daran ocasion a que alguno secretamente se les atreva. [...] Ademas de esto, se haran servir de ministros honrados y bien nacidos, a los cuales procuraran tener contentos, acariciandolos con graciosas palabras y no dejandolos venir a términos en que por pobreza o necesidad cometan alguna fealdad o vileza, pues muchas veces la avaricia de los senores es causa de la maldad de los criados y, contrariamente, la liberalidad y franqueza los esfuerza en amor y solicitud ».
20 Sur ce point, voir Fernando R. de la Flor, Pasiones ƒrías. Secreto y disimulación en el Barroco hispano, Madrid, Marcial Pons Historia, 2005, p. 159.
21 Cf. Michel Sennelart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995.
Auteur
Université d’Artois, Textes et Cultures – EA4028
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Rémy Colombat. Les Avatars d’Orphée
Poésie allemande de la modernité
Jean-Marie Valentin et Frédérique Colombat
2017