Les conseillers d’Edmond Michelet
p. 57-70
Texte intégral
1Il n’y a pas de rupture entre Michelet homme politique, Michelet chrétien engagé et catholique pratiquant, et Michelet en privé : le colloque des Bernardins en 2010 a de nouveau et amplement démontré combien les engagements politiques et sociaux de Michelet étaient en cohérence avec sa personne. À la vie politique d’Edmond Michelet se sont ainsi trouvées comme naturellement impliquées, plus ou moins directement, et parfois même convoquées, ces personnalités religieuses auprès desquelles il nourrit sa foi d’adulte dès son mariage et ses premiers engagements dans les Équipes sociales.
2Paradoxalement, alors que la relation au prêtre, au religieux, relève plutôt de l’oralité voire de l’intimité spirituelle de la rencontre, cette étude est fondée sur les témoignages écrits, la correspondance essentiellement, complétée par des études, notes et rapports. Il s’est agi de sortir précisément de la tradition orale en s’appuyant sur des sources faisant référence, et à cet égard une correspondance personnelle présente l’avantage de porter, même implicitement, les traces de la qualité d’une relation. L’essentiel de la correspondance consultée se trouve au Centre Michelet à Brive, celle des interlocuteurs de Michelet n’ayant été que rarement remise à un centre d’archives, voire simplement conservée : seul a été identifié comme fonds de papiers privés aujourd’hui accessible au chercheur celui du père Maydieu, à la bibliothèque municipale de Bordeaux. Les enquêtes du côté du Saulchoir, des archives jésuites de la province de France à Vanves, du Secours catholique/Caritas ou encore de la communauté de Taizé n’ont pas permis de glaner de sources exploitables dans le cadre de cette étude. Les notes et rapports de collaborateurs de Michelet conservés dans les archives publiques, comme les fonds André Holleaux et Yvonne Jougla1, offrent d’autres angles d’approche. Enfin, des rapports imprimés ont permis de compléter les sources d’archives, comme celui de la commission historique instituée en 1990 par le cardinal Decourtray afin d’étudier les relations entre Paul Touvier et l’Église2.
3On peut distinguer trois grandes étapes dans les relations personnelles entretenues par Edmond Michelet avec les hommes d’Église au cours de sa vie publique : le temps des Équipes sociales et de la Résistance, temps des fondations spirituelles et sociales ; l’expérience de la captivité et de la déportation, temps du passage à l’action politique ; l’époque de la consécration politique, comme ministre et parlementaire.
4À chacune de ces étapes répond, par l’intermédiaire de personnalités d’exception, l’élargissement de ses relations à de nouveaux cercles ou de nouvelles formes de spiritualité et d’intelligence de la foi. Les dominicains jouent un rôle essentiel à l’époque des engagements sociaux et de la formation spirituelle de l’avant-guerre, puis au temps de la Résistance. La captivité et la déportation mettent Michelet en relation avec des religieux d’autres horizons (Franz Stock à Fresnes, à Dachau l’abbé mosellan Léon Fabing ou encore les PP. Jacques Sommet et Joseph Fily, entre autres). Ils doivent leur séjour à Dachau à des activités de résistance ; outre leur foi, tous ces hommes se retrouvent donc dans leur engagement contre le nazisme et pour la liberté. C’est à Dachau que Michelet est conduit à endosser ses premières responsabilités politiques, qui préparent celles de l’après-guerre3. Enfin, l’engagement parlementaire et les charges ministérielles de l’après-guerre mettent Michelet en relation avec des personnalités de l’Église catholique qu’il n’aurait pas sollicitées ou qui n’auraient probablement pas pris directement contact avec lui hors de ce contexte. Il devient une référence.
5Chaque étape de sa vie n’occulte ni n’altère toutefois la précédente dans la qualité des relations entretenues : l’élargissement ne se fait jamais au détriment de l’approfondissement des liens déjà noués, du moins pour ceux qui comptent vraiment.
À l’ombre de Péguy : le père Maydieu, une spiritualité au service de la politique
6Au-delà de la proximité avec le clergé de Brive et de la Corrèze, que Michelet fréquente en tant que catholique pratiquant et actif, le cercle des relations ecclésiastiques de Michelet semble vraiment s’ouvrir avec son engagement dans les Équipes sociales. Là, par l’intermédiaire des revues diffusées par les dominicains des éditions du Cerf, Sept jusqu’en 1937, puis La Vie intellectuelle et Temps présent, « qui étaient le bréviaire des Équipes », selon l’expression de Nicole Lemaitre4, par l’intermédiaire plus particulièrement de l’amitié qui se noue entre Michelet et le père Jean-Augustin Maydieu, sont acquises les bases intellectuelles et spirituelles de l’action politique future. Michelet a fait la connaissance du père Maydieu, membre du comité de rédaction de Sept, grâce à Étienne Borne et aux « Amis de Sept »5. Maydieu est le cadet de Michelet de quelques mois6.
Ce qui me paraît fondamental dans l’influence du père Maydieu sur les hommes politiques, ce sont deux choses : fournir les outils intellectuels et philosophiques aux hommes politiques pour les aider à discerner le meilleur pour le bien public. La formation aristotélico-thomiste du père Maydieu l’aidait dans ce travail. Le deuxième point, c’est la passion du dialogue. Le père Maydieu était soucieux que des hommes d’opinions différentes puissent continuer à dialoguer.7
7Nul doute que le cas de Michelet illustre parfaitement cette analyse du P. Philippe Verdin à propos de l’influence du P. Maydieu : on y retrouve, en ligne de force, cette passion du bien public, avec le dialogue comme principe et méthode d’une réflexion tournée vers l’action. Mais pour Michelet, la relation au P. Maydieu ne se résume pas à celle que l’on entretient avec un maître spirituel. Il devient dès le début de la guerre un véritable compagnon de résistance, compagnonnage qui se fonde sur un héritage intellectuel commun essentiel : les deux hommes, séduits un temps par la pensée de Maurras8, sont restés fidèles toute leur vie à Péguy, à la puissance d’une œuvre littéraire au service de l’engagement, à la liberté d’un homme hostile aux systèmes, fidèle à sa conscience, et donc capable de grands refus au risque de la marginalisation. Péguy incarne, pour Michelet comme pour le P. Maydieu, ce que Jérôme Grondeux nomme « l’alliance entre les mystiques catholique, nationale et républicaine – chrétienté et liberté »9. « La singularité extrême de Péguy, finalement, fait de lui un point d’appui, un partenaire pour des catholiques non pas hétérodoxes, mais qui cherchent à trouver des chemins nouveaux, différents, ou à contourner des barrages »10.
8Ce n’est pas un hasard si le P. Maydieu, aussitôt évadé de la caserne d’Orléans le 19 juin 1940, rallie Brive à bicyclette et organise la résistance autour de Michelet avec les anciens Amis de Sept repliés dans la région11. De même, comme de nombreux compagnons et amis laïcs du P. Maydieu à la Libération, Michelet s’engage en politique sitôt rentré de Dachau où il a acquis ses galons aux yeux du Général en sachant coopérer avec les déportés communistes français tout en les empêchant de prendre le pouvoir au sein de la délégation française du camp. La similitude des parcours de Michelet et du P. Maydieu ne manque pas là encore de frapper :
[Maydieu] jouit [au lendemain de sa libération de la prison d’Annecy par les FFI de Haute-Savoie, le 18 août] d’une position exceptionnelle, lié aussi bien aux écrivains communistes, aux intellectuels de gauche et aux amis résistants de la NRF, qu’aux démocrates chrétiens anciens amis de Sept et de La Vie intellectuelle, de Maurice Schumann à Pierre-Henri Teitgen et surtout Michelet à son retour de Dachau, sans oublier Mauriac […]. Il aurait pu être une éminence grise dans les couloirs du nouveau pouvoir qui s’installe ; il reste en tout cas un homme de contact et de conseil, un lanceur de passerelles […].12
9La correspondance de Michelet, conservée dans le fonds de ses archives à Brive, met en lumière les relations entretenues par le P. Maydieu avec son entourage proche ; il ne conseille pas explicitement, il met en relation, ouvre des pistes de réflexion, dialogue et invite au dialogue avec d’autres. Ainsi Michelet lui écrit-il le 28 octobre 1954, depuis les États-Unis où il dirige la délégation française à l’ONU, non sans un humour qui trahit leur complicité :
Je vous suis reconnaissant de m’avoir permis de rencontrer le père Bruckberger, ainsi que le père Moody. Je pense d’ailleurs revoir l’un et l’autre avant mon départ. Je vais rencontrer à la Nouvelle Orléans votre ami Bezou […]. Je suis vraiment satisfait de ces premiers contacts. Ce qui m’ennuie, c’est que je voudrais avoir une idée originale sur l’ensemble des problèmes et jusqu’à maintenant, cette idée étant à peu près la vôtre, je me sens en complexe d’infériorité.13
10Comment ne pas placer la rencontre voulue par Michelet avec Jacques et Raïssa Maritain, à l’occasion de ce même voyage aux États-Unis d’Amérique, en novembre 1954, dans la droite ligne des relations nouées avant la guerre autour des éditions de La Tour-Maubourg et du P. Maydieu, et de la réflexion politique et spirituelle qu’elles nourrissent14 ?
11Quant à l’expression « lanceur de passerelles », que Bernard Comte affecte au P. Maydieu, ne convient-elle pas aussi bien au ministre et député Michelet, de la libération de Dachau jusqu’au ministère de la Culture en passant par la réconciliation avec l’Allemagne puis la guerre et l’après-guerre d’Algérie, périodes où elle trouve ses illustrations les plus éloquentes ? Avec la mort du père Maydieu en 1955 disparaît l’interlocuteur privilégié, à la fois maître, compagnon et ami ; les fondements posés par cette amitié servent désormais de viatique à l’homme politique Michelet.
12L’héritage de Péguy et l’engagement dans la Résistance ont créé des liens solides avec deux autres dominicains à peine plus jeunes que le P. Maydieu, engagés dans l’aventure des éditions de La Tour-Maubourg et marqués profondément tant par la pensée de Péguy que par la personnalité de leur aîné : Pie Duployé (1906-1990) et Ambroise-Marie Carré (1908-2004). Leur relation personnelle avec Michelet remonte à 1940, lorsque les deux dominicains, passés comme le P. Maydieu en zone libre et entrés en Résistance, tentent de créer des relais pour la maison d’édition. Une lettre de Michelet au P. Carré, du 21 novembre 1940, témoigne des efforts déployés alors par Michelet pour installer le centre éditorial à Brive15. Au retour de déportation de Michelet, il semble que les relations avec les pères Duployé et Carré aient été quelque peu éclipsées par celles qu’entretiennent le P. Maydieu et Michelet, ce qui met en exergue la qualité de l’amitié qui lie ces deux derniers. La correspondance avec les PP. Duployé et Carré reprend de façon active et suivie à partir de 1964, dans un contexte radicalement différent16.
L’expérience de la captivité et de la déportation
13En captivité à Fresnes puis au camp de Dachau, le clergé occupe une place de choix dans l’entourage immédiat de Michelet. Parmi ces religieux, qui ne seraient pas là où Michelet les trouve s’ils n’avaient choisi de rester fidèles dans la liberté à leur foi et à leur vocation, trois figures seront retenues ici : l’abbé allemand Franz Stock, l’abbé mosellan Léon Fabing, le père jésuite Jacques Sommet.
14À Fresnes, la seule personne de l’extérieur à pouvoir visiter Michelet est l’abbé Franz Stock, aumônier allemand de la prison, qui l’accompagne et le porte spirituellement par ses visites (on pourrait même oser l’expression « visitations ») et le partage de la prière, en assurant par la même occasion une liaison discrète et efficace entre Edmond et Marie Michelet. Il s’en faut du reste de peu que l’abbé, qui prend tous les risques possibles dans l’accompagnement des prisonniers qui sont confiés à son sacerdoce, échappe lui-même à la Gestapo.
15Il semble évident que Michelet, qui n’a, de par son éducation, sa culture familiale et sa profession, aucune attache particulière avec l’Allemagne, a puisé dans cette relation avec l’abbé Stock une part essentielle de son engagement en faveur de la construction de la paix entre les deux peuples, une fois acquise la victoire sur le nazisme. L’abbé Stock ne donne-t-il pas raison par son exemple à la position déjà défendue par le P. Maydieu avant la guerre, et qui a nourri le Michelet des Équipes sociales, à savoir qu’il faut distinguer l’être humain, les peuples et leur avenir des causes politiques du moment et de leurs engrenages ?
16À Dachau, les prêtres catholiques allemands puis de toutes les nationalités (sauf les Polonais) sont affectés, à la suite de négociations entre Pie XII et le gouvernement allemand, dans un bloc particulier (le no 26), doté d’une chapelle à l’accès et l’usage strictement réservés au clergé. Michelet noue rapidement les relations qui lui permettent, d’une part d’assister personnellement à la célébration eucharistique, au péril de sa vie et de celle des religieux qui l’introduisent, de récupérer d’autre part des hosties consacrées afin de porter la communion hors du bloc. On retrouve là, encore et toujours, l’ambivalence (sans son sens ambigu) du chrétien Michelet pour qui le sacrement n’est réellement reçu que s’il en devient à son tour le vecteur, s’il le déploie dans la charité en actes.
17Prêtre du diocèse de Metz né en 1905, donc sous l’annexion allemande, Léon Fabing, curé de Fossieux et aumônier des Polonais, est arrêté en septembre 1942 en raison de son amitié marquée pour la France. À Dachau, où il arrive à la mi-novembre 1942, dix mois avant Michelet, il veille avant tout à l’accueil des déportés français, mettant sa connaissance de la langue et de l’administration allemandes au service de ses compatriotes. C’est par l’intermédiaire de Léon Fabing que Michelet est amené à connaître le « groupe de Schönstatt » et le P. Joseph Kentenich, son fondateur, déporté également et logé évidemment au bloc 26 où il donne des conférences.
[Le] comportement [du P. Kentenich] et ses paroles portaient avant tout une empreinte catholique, sans haine pour les autres confessions et justement par la cohérence de son attitude catholique, il a éveillé une haute estime auprès des autres nationalités et des autres confessions. Son attitude catholique ne comportait aucune mesquinerie, ni pour les religieux, ni envers les pasteurs protestants, ni envers les russes sans religion, ni envers les communistes athées […]. Il n’était pas patriote chauvin, mais ne mettait pas non plus sa nationalité dans sa poche et avait conscience des blessures et des épreuves de sa nation sans aucune haine ou mépris pour les particularismes des autres nations. Il était un des rares prêtres et intellectuels allemands qui n’était pas atteint par les ténèbres du pangermanisme […]. Il n’avait aucune affinité avec ce catholicisme « fonctionnarisé » qui se soumet bêtement en disant : « un ordre est un ordre ». Il défendait cette liberté intérieure qui fait la grandeur de l’homme mais aussi celle du détenu, sans pour autant provoquer la colère des gardiens tout-puissants par des comportements imprudents, avec une dévotion mariale plus proche de celle des prêtres français que des prêtres allemands.
18Ainsi l’a décrit Léon Fabing, une dizaine d’années après la libération de Dachau17.
19On retrouve, portées par ce prêtre allemand qu’est Joseph Kentenich, les valeurs, la liberté spirituelle et intellectuelle du P. Maydieu ; s’y ajoute une pensée théologique préoccupée par l’œcuménisme. Après celle de Franz Stock, la figure du P. Kentenich et la qualité de sa relation avec des prêtres français comme Léon Fabing permettent à Michelet de porter un regard fraternel sur les Allemands, un regard qui prépare l’avenir politique de l’Europe. Il est par ailleurs évident que la fréquentation du groupe de Schönstatt l’a ouvert à cette dimension œcuménique de la foi à laquelle il se consacre activement au lendemain de la guerre.
20Par la suite, Michelet reste en correspondance régulière avec l’abbé Léon Fabing, très actif au sein de l’Amicale des Anciens de Dachau. Le temps de la déportation reste l’étape fondatrice de la vie politique de Michelet, par l’expérience de la captivité dans une de ses expressions les plus violentes, par sa fidélité indéfectible à cette expérience en politique et dans ses fonctions gouvernementales, n’hésitant jamais à la revendiquer18, enfin par les relations nouées.
21Pour cerner la nature de celles qui lient à Dachau Michelet et le P. Jacques Sommet, ce n’est ni dans les récits de déportation ni dans la correspondance qu’il faut aller puiser, mais de façon plus détournée dans les archives du camp de Dachau, dans le fonds Yvonne Jougla19 et dans le rapport sur l’affaire Touvier remis par René Rémond au cardinal Decourtray20.
22Le rapport sur les blocs fermés, destiné au comité international constitué afin de diriger le camp entre sa libération et son évacuation, est rédigé le 9 mai 1945 par le P. Sommet, en français. Si l’on ne dispose d’aucune preuve formelle, l’hypothèse qu’il a été demandé par Michelet en tant que chef de la délégation française, peut-être à l’instigation du P. Sommet, s’impose21. Le constat alarmant sur la situation sanitaire, présenté de façon aussi concise que précise, donne lieu à une série de préconisations concrètes que Michelet relaie auprès du comité international. Ce rôle d’homme des missions de confiance, confié au jeune jésuite de 32 ans pour l’intelligence et la justesse de son jugement, associées à une totale indépendance d’esprit, est de nouveau endossé en 1959-1960 dans le contexte beaucoup plus trouble de ce qui devient l’affaire Touvier.
23Paul Touvier, en tant qu’ancien de la Milice, a été condamné à mort par contumace pour collaboration par la Cour de justice de Lyon en 1946, puis par celle de Chambéry en 1947. De 1946 à 1967, il vit dans la clandestinité, sans quitter le territoire français. En 1960, Mgr Duquaire, secrétaire particulier de Mgr Villot (alors évêque coadjuteur de Lyon), introduit un recours en grâce auprès du cabinet du Garde des sceaux, Edmond Michelet. Le moment de l’initiative ne tient pas du hasard : comment ne pas saisir l’opportunité qu’offre un Garde des sceaux ouvertement croyant ? Le P. Blaise Arminjon, provincial des jésuites, a pris fait et cause en faveur du recours en grâce de Touvier. Lié à Joseph Rovan, ancien déporté à Dachau, ami et membre du cabinet de Michelet, le P. Arminjon recueille pour le ministre une « confession » de Touvier. Connaissant à l’évidence la relation de confiance qui lie le Garde des Sceaux personnellement à Jacques Sommet, au-delà de la simple amitié de déportés, sentant la défiance profonde de ce même Garde des Sceaux, dûment entretenue par son conseiller Pierre Elissalde, le P. Arminjon charge alors le P. Sommet de rencontrer Touvier et d’en sonder les dispositions. Il ne s’agit pas là d’enquête mais bien d’œuvre de discernement. L’entrevue avec Touvier a lieu à Marseille, en mars 1960. Mal impressionné par son interlocuteur, le P. Sommet cherche ensuite à s’informer, notamment auprès de Michelet dont Touvier s’est réclamé. Le ministre lui répond par un texte que le religieux qualifie de « précis et accablant pour Paul Touvier, dénonçant les tentatives que fait celui-ci pour se justifier »22, concluant que Paul Touvier doit purger sa contumace et se livrer pour être jugé. Ainsi, dans cette affaire où le P. Sommet était sollicité par sa hiérarchie pour faire fléchir l’intransigeance d’un ministre en exercice, il se révèle libre vis-à-vis de cette hiérarchie dans la fidélité à une forme d’éthique partagée avec Michelet, son compagnon de déportation, cet aîné de Dachau auquel il voue une amitié empreinte d’admiration. La position de Michelet aurait-elle évolué si le P. Sommet ne l’avait pas cautionnée ? En tout cas, l’avis conforme d’un seul, son ami jésuite Sommet, suffit à dégager le ministre et le chrétien de la pression morale exercée par une partie de la hiérarchie catholique sur sa conscience.
24Avant même le début de l’affaire Touvier, les remerciements adressés par Jacques Sommet à Michelet, après que celui-ci lui a fait décerner la Légion d’honneur, résument la nature de leur relation :
Soyez donc remercié ; non que ma tâche et ma fonction n’aient à attendre des récompenses publiques ; mais quand elle survient au nom de combats communs et sans équivoques, de ces combats qui ont quand même réuni plus que cela n’avait eu lieu dans le dernier siècle, les différentes familles spirituelles de Rome, alors on peut bien en être modestement heureux […].23
25Quant au premier acte de l’affaire Touvier, il met en évidence l’évolution de la relation de l’homme politique Michelet avec le clergé. Après le temps de la formation, après celui du compagnonnage politique, spirituel, amical avec les plus proches, vient celui de la reconnaissance.
Le temps de la reconnaissance du clergé
26Par son action à Dachau jusqu’à la libération du camp, mais aussi par son œuvre de réconciliation dans les missions gouvernementales et politiques exercées après la guerre, au sein de l’Armée, plus largement entre des Français que le nazisme ou Vichy ont rendus hostiles les uns aux autres, avec l’Allemagne, avec les Algériens, Michelet s’est élevé au rang de témoin du Christ, pleinement reconnu comme tel dans l’Église et au-delà. Son action au ministère de la Justice puis son engagement en faveur de l’amitié avec l’Algérie d’après l’indépendance, qui suscitent aujourd’hui encore nombre d’interrogations, loin de provoquer de la part du clergé une certaine méfiance voire simplement distance, l’imposent dans ce rôle de témoin24.
27La correspondance des années 1960 conservée dans le fonds Michelet à Brive atteste l’afflux des sollicitations. Outre celles de la hiérarchie catholique, que le premier acte de l’affaire Touvier met en évidence, ses amis religieux le consultent, l’invitent à intervenir dans des formations, à participer à des conférences ou des débats. On peut distinguer, dans ce qui constitue la dernière étape de cette étude, trois cercles de relations : celui des dominicains où, autour du P. Carré, Michelet continue de nourrir des amitiés intellectuelles et spirituelles fortes ; le cercle des anciens de Dachau (Léon Fabing, le jésuite Jacques Sommet, le picpusien Joseph Fily, le dominicain Alexandre Morelli), dont la fidélité est nourrie par l’estime et la reconnaissance envers l’homme politique Michelet ; le cercle enfin des personnalités ecclésiastiques en vue, des évêques et dignitaires (le dominicain Bruckberger, les jésuites Michel Riquet et Jean Daniélou, le P. Joseph Folliet, Mgr Duval, etc.), avec lesquels le contact est pris au gré des besoins de la défense d’une cause ou plus largement des préoccupations de l’Église.
28Avec son ami le P. Ambroise-Marie Carré et les dominicains, la relation est marquée par l’héritage du P. Maydieu et se poursuit dans le dialogue, à l’ombre tutélaire de Péguy. Michelet soumet ses projets à leur expertise spirituelle et intellectuelle ; en retour, ils nourrissent leur propre réflexion politique et sociale : « Si vous pouviez venir déjeuner à la fin du mois, ce serait peut-être la meilleure manière de parler de ce projet [un projet qui concerne Chartres et Péguy]. En outre les Pères seraient ravis de poursuivre un dialogue qui nous est précieux »25, écrit ainsi le P. Carré en avril 1964. L’été suivant, Michelet tente de lui obtenir une rencontre avec Malraux26.
29Les relations avec l’autre dominicain dont l’amitié remonte à la Résistance, le P. Pie Duployé, reflètent la sensibilité à vif, le caractère très émotionnel voire fantasque de ce spécialiste de Péguy27, qui signe à l’occasion ses lettres d’un « P. Pie Duployé, anarchiste fidèle »28, ou lance en clôture de sa dernière lettre à Michelet : « Salut à ta descendance, vieil Abraham gaulliste »29. Il convoque Michelet comme intercesseur, quand il s’agit de sa carrière de professeur d’université aux États-Unis ou au Canada, comme conseiller, comme confident, comme ami : « Mon vieux Michelet, je suis à Paris le 31 juillet et le 1er et le 2 août […]. J’éprouve un impérieux besoin de vous voir, avant de repartir aux É. U. – pour vous embrasser d’abord, et pour faire le point »30. Et à l’occasion des 70 ans de Michelet : « Vous faites croire à la bonté du monde »31. On assiste là à une inversion des rôles habituellement distribués entre religieux et laïcs, inversion que l’on retrouve sous une autre forme lorsque Michelet intervient auprès de René Brouillet, ambassadeur auprès du Saint-Siège, afin que le P. Joseph Fily, picpusien et ancien compagnon de Dachau, soit reçu en audience par le pape Paul VI : l’accès d’un religieux au pape passe par lui32.
30Avec les anciens de Dachau, les relations se déclinent sur un registre moins affectif, où ce sont d’abord le témoignage et l’expertise du « chrétien en politique » qui sont sollicités. Le P. Jacques Sommet, en invitant Michelet à parler aux jeunes jésuites en formation à Chantilly en mars 1968, résume bien la nature de l’attente :
Nous avons convenu de vous demander de développer comment vous vivez à travers l’événement et le choix politique votre qualité de chrétien. « Le chrétien dans la vie politique », tel est donc, à peu près, le thème que nous avons annoncé […]. Il est sûr que votre expérience de garde des sceaux qui a réussi à être aimé de ceux qu’il gardait en prison, les intéresse beaucoup… Sur France Algérie, ils sont très curieux. Et aussi, j’y reviens, sur la vie politique actuelle, intérieure et extérieure. Je me réjouis pour ma part d’entendre votre voix de témoin en tout cela.33
31Témoin pour les uns, Michelet endosse vite le rôle de héros de la cause catholique pour d’autres. Quand le P. Joseph Fily, devenu maire d’Hendaye, lui soumet en 1970 les questions d’éthique qui agitent alors la vie politique locale (notamment l’interdiction pour les médecins libéraux de refuser de prescrire la pilule)34, en se référant explicitement aux dispositions que le ministre Robert Boulin s’apprête à prendre, il ne s’agit pas simplement de quêter l’avis de Michelet, mais surtout de l’inviter à intervenir auprès du gouvernement afin que la législation ne s’oppose pas aux principes de la liberté de conscience. Les demandes de recommandations auprès de tel ou tel ministre, ou d’audiences, jalonnent la correspondance reçue par Michelet pendant toute la dernière décennie de sa vie : parmi tant d’autres, celle du père dominicain Alexandre Morelli, ancien de Dachau chargé par ses supérieurs de mettre en œuvre un centre culturel et spirituel à la Sainte-Baume, en 196635 ; celle du père jésuite Michel Riquet, ancien de Dachau également, dont le projet d’installation d’un ermitage au Struthof, selon le modèle du carmel de Dachau, se heurte à l’hostilité des pouvoirs publics36 ; ou encore celle du cardinal Léon-Étienne Duval, archevêque d’Alger, alarmé par la menace que la dévaluation du franc et le refus du ministre des Affaires étrangères français d’augmenter sa dotation fait peser sur la survie de l’enseignement français en Algérie37.
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32L’expérience de la captivité et de la déportation constitue pour l’homme politique Michelet plus qu’une étape décisive, une véritable pâque. Bien armé par la spiritualité du P. Maydieu, il a traversé l’épreuve en communion avec des religieux qui ont mis leur intelligence et leur conscience au service de la vérité et de l’Évangile. Cette épreuve l’a ancré dans une foi qui rime sans difficulté avec la liberté de conscience, et engage à l’action. Moins que jamais pourtant, le Michelet d’après Dachau, dont la sensibilité spirituelle gardera toujours une tonalité dominicaine, ne saurait être l’homme d’un réseau, d’une obédience ; il est un homme du service en conscience, non pas un relais. Soucieux depuis toujours de rester, en tout, un catholique fidèle à son Église et obéissant au Saint Père (il suffit d’évoquer le temps de la condamnation de l’Action française), il n’en choisit pas moins soigneusement ses interlocuteurs au sein du clergé. Dans les relations qu’il entretient avec les religieux qui lui sont, en tant qu’homme politique, les plus proches, on ne manque pas d’être interpellé par la qualité de ces personnalités, tous au moins résistants de la première heure, et ayant pour la plupart connu la captivité et/ou la déportation ; on admire aussi la qualité humaine des relations entretenues, qui ne se limitent pas à des conseils unilatéraux mais se déploient en une véritable amitié de dialogue, de partage, de compagnonnage, en une fraternité d’hommes au service de la même foi, la variété des itinéraires personnels garantissant la richesse des échanges.
33Ainsi, au fil des ans, le laïc formé au sein des Équipes sociales devient-il pour son entourage religieux un modèle du chrétien en politique, et pour la hiérarchie catholique une sorte de héros. Mais jamais il ne se laissera emprisonner par les causes que cette hiérarchie cherche à l’occasion à lui faire endosser, sachant trouver au sein même de l’Église les voix qui le confortent dans sa liberté de chrétien.
Notes de bas de page
1 Archives nationales, fonds 548 AP (fonds Holleaux) et 630 AP (fonds Yvonne Jougla et Jacques Sauvage).
2 Paul Touvier et l’Église, rapport de la commission historique […], sous la dir. de René Rémond, Paris, 1992.
3 Hélène Say, « Entre guerre et paix : Edmond Michelet et la libération du camp de Dachau, 29 avril-27 mai 1945 », 136e congrès national des sociétés savantes, Perpignan, 2001, éditions du CTHS, sous presse en 2014.
4 « Edmond Michelet, un homme dans son siècle », RCF, émission radiodiffusée, 2012.
5 Voir Bernard Comte, « Le père Maydieu en Résistance », Jean-Augustin Maydieu, Paris, 1998, p. 273-274.
6 Michelet est né en 1899, Maydieu en 1900.
7 Philippe Verdin op, lettre à H. Say, 30 mars 2012.
8 Ce que Jacques Prévotat écrit des relations de Maydieu avec l’Action française s’adapte plutôt bien à Edmond Michelet : « Ce qui l’a d’abord séduit, chez Maurras, c’est un style, une langue, une poésie qui ont rencontré en lui une sensibilité naturellement accordée à la beauté et capable de vibrer aux vers d’un poème imprégné de classicisme […]. Comme tant d’autres, le jeune catholique a goûté dans la doctrine maurrassienne ce “retour à l’être” perçu, à tort ou à raison, comme une garantie de stricte orthodoxie catholique », J. Prévotat, « Jean-Augustin Maydieu et l’Action française », Jean-Augustin Maydieu…, op. cit., p. 150-151.
9 Jérôme Grondeux, « La ressource péguyste », Edmond Michelet, un chrétien en politique, actes du colloque des Bernardins, 10-11 décembre 2010, Paris, 2011, p. 23.
10 Ibid., p. 27.
11 B. Comte, « Le Père Maydieu en Résistance », Jean-Augustin Maydieu, op. cit., p. 273-274 : « Après un passage à Bordeaux et une visite à Mauriac à Malagar, Maydieu est à nouveau chez Michelet en juillet, lui demandant de réunir discrètement à Marcillac, le 22, quelques amis repliés dans la région, dont Étienne Borne, Paul Vignaux, Roger Dumaine – tous décidés à poursuivre le combat sous de nouvelles formes. Un peu plus tard, il passe une journée chez Borne en Dordogne avec les Michelet, les Marthelot et le Dr Christiaens. Auparavant, il a accompagné Michelet dans une expédition qu’il lui a suggérée : ils vont chercher, à Toulouse où ils se terrent, l’universitaire autrichien antinazi Dietrich von Hildebrand, son épouse, sa secrétaire juive et la mère de celle-ci ; n’ayant pu passer en Espagne, ils étaient menacés d’être livrés aux autorités allemandes en vertu de l’article 19 de l’armistice. Ramenés en Corrèze et munis de faux papiers, les proscrits sont dirigés sur Marseille où Maydieu les recommande à son ami le P. Perrin ; ils gagneront ensuite l’Amérique ».
12 B. Comte, ibid., p. 284-286.
13 Brive, CEM, 4 EM 408.
14 Ibid.
15 Brive, CEM, 4 EM 886.
16 Paris, Archives du Saulchoir, V064 dos 300, P. Carré : un petit dossier dont une lettre originale l’invitant à assurer la présidence du comité du cinquantenaire de la mort de Péguy à Chartres : 13 avril 1964. Le reste, c’est une demande de Mgr Brunon pour qu’il entre dans l’Association de béatification le 22 avril 1977, un article sur Edmond Michelet dans La vie spirituelle 1971 et des souvenirs publiés dans Fidélité, No 3, 1980, enfin, l'intervention du P. Carré aux obsèques.
17 Lettre de Léon Fabing à l’abbé Dresbach (3 août 1954), citée dans « Un Lorrain à Dachau. L’abbé Léon Fabing », Ensemble pour construire le Royaume de Dieu, revue du Cercle international Carl Leisner (IKLK France), n ° 8, nov. 2010, p. 25-26. Léon Fabing choisit du reste le P. Kentenich comme confesseur et père spirituel au camp.
18 Voir le témoignage d’André Holleaux, directeur de cabinet de Michelet au ministère de la Justice, cité par Olivier Dard, « Ministre de la Justice à l’heure de la guerre d’Algérie », Edmond Michelet, un chrétien en politique, op. cit., p. 124 : « On savait bien qu’il n’allait pas parler de droit, mais il disait ce qu’il fallait pour répondre à telle ou telle question que se posaient ces professions un peu émues par les suites de la réforme judiciaire. Mais en finale, il parlait de Dachau et alors là il y avait un silence extraordinaire […]. Il s’en suivait une atmosphère tendue, très émotive, et c’est ce qui a fait en partie le renom d’Edmond Michelet […]. Nous étions en état de ferveur vis-à-vis de ce garde des Sceaux pas comme les autres ».
19 Archives nationales de France, Paris, fonds Yvonne Jougla et Jacques Sauvage, 630 AP 5.
20 Paul Touvier et l’Église, sous la dir. de R. Rémond, Paris, 1992.
21 KZ-Gedenkstätte Dachau, A 524, no 32 807.
22 Lettre de Jacques Sommet sj à E. Michelet, 29 décembre 1958, Brive, CEM, 4 EM 181.
23 Ibid.
24 O. Dard, à l’occasion du colloque des Bernardins de 2010, « Ministre de la Justice à l’heure de la guerre d’Algérie », Edmond Michelet, un chrétien en politique, op. cit., et le travail mené dans le cadre de la commission historique pour la béatification, ont commencé à donner des éléments de réponse fondés sur le dépouillement méthodique des sources, notamment d’archives.
25 Lettre de Ambroise-Marie Carré op à E. Michelet, 16 avril 1964, Brive, CEM, 4 EM 886.
26 Ibid.
27 Gustave Duployé, Pie Duployé en religion, est ainsi l’auteur d’une thèse de doctorat ès lettres à l’université de Strasbourg sur La Religion de Péguy (Paris, Klincksieck, 1965), et d’une biographie de Huysmans (Paris, Bruges, Desclée de Brouwer, 1968).
28 Brive, CEM, 4 EM 158. Lettre de Pie Duployé op à E. Michelet, 25 juillet 1965.
29 Ibid., 29 août 1970.
30 Ibid., 10 juillet 1968.
31 Ibid., 4 octobre 1969.
32 Brive, CEM, 4 EM 884. Lettre de E. Michelet à René Brouillet (16 avril 1969).
33 Brive, CEM, 4 EM 750. Lettre de J. Sommet sj à E. Michelet (15 mars 1968).
34 Brive, CEM, 4 EM 884. Lettre de Joseph Fily à E. Michelet (2 février 1970).
35 Brive, CEM, 4 EM 887. Lettre d’Alexandre Morelli à E. Michelet (14 novembre 1966).
36 Brive, CEM, 4 EM 885. Lettre de Michel Riquet à E. Michelet (31 juillet 1969).
37 Brive, CEM, 4 EM 886. Lettre de E. Michelet à Maurice Schumann, ministre des Affaires étrangères (1er décembre 1969).
Auteur
Archives départementales de Meurthe-et-Moselle
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