« Drunk with choler » : Poison, boisson et excès de bile à l’époque de Shakespeare
p. 58-66
Texte intégral
1Nous souhaitons nous intéresser dans cette étude à la théorie des humeurs telle qu’elle a cours au tournant du XVIIe siècle en Angleterre, en observant notamment des occurrences d’excès bilaire ou atrabilaire dans l’œuvre de Shakespeare1, et en examinant un des remèdes dans la grande œuvre de Robert Burton L’Anatomie de la Mélancolie, parue en 16212. Nous tenterons ainsi de montrer comment la mélancolie se révèle être à l’époque un véritable empoisonnement de soi, très proche dans sa description humorale d’une intoxication par la boisson. Nous verrons également comment le vin est aussi perçu comme un remède, un antidote à la mélancolie, et qu’il a donc un statut ambigu de poison et de contrepoison.
2Commençons d’un point de vue médical par un bref rappel des théories humorales qui influencent encore beaucoup la médecine à l’époque de Shakespeare. Selon Galien, qui reprend les idées d’Hippocrate, la physiologie humaine repose sur les quatre éléments (air, terre, feu, eau) qui influent sur les quatre humeurs, permettant de classer les êtres selon quatre tempéraments. Jusqu’au Moyen Age, les quatre humeurs (quatre liquides organiques que sont le sang, la bile jaune, le phlegme, la bile noire) sont associées aux quatre âges de l’homme, aux quatre saisons ou aux quatre éléments. Le sang, venant du cœur, est associé à un caractère jovial et chaleureux. La lymphe ou le phlegme, serait précisément à l’origine d’un caractère lymphatique ou phlegmatique. La bile jaune, venant du foie, dénote les caractères anxieux et colériques. La bile noire, ou atrabile, venant de la rate, est source de mélancolie lorsqu’elle est en excès. Cette classification battue en brèche par Paracelse a longtemps perduré, et perdure encore dans notre vocabulaire, puisqu’on dit toujours qu’on peut être de « bonne » ou de « mauvaise humeur » et, par exemple, qu’il ne faut pas « se faire de la bile ».
3L’excès de deux liquides organiques, la bile jaune et la bile noire, va nous intéresser plus précisément ici, ainsi que la proximité apparente de ces liquides et de leurs effets avec les boissons alcoolisées, particulièrement le vin. La mélancolie, du grec melas kholê, est l’excès de bile noire. La bile, kholê, donne aussi étymologiquement naissance au mot colère, choler en anglais, précisément l’excès de bile. Mélancolie et colère sont donc deux excès de bile.
4Tout déséquilibre entre les humeurs engendre des maladies ou des états physiologiques ou psychologiques anormaux. Ainsi, on peut affirmer qu’un déséquilibre humoral est assimilé à un empoisonnement endogène, qui peut être soigné par plusieurs moyens. La mélancolie est ainsi un empoisonnement du corps par la bile noire, elle est d’ailleurs perçue par Robert Burton comme une humeur vénéneuse, un poison du corps autant que de l’âme. Dans l’Anatomie de la Mélancolie, ouvrage colossal et d’une grande richesse, l’auteur s’intéresse très longuement aux causes de la mélancolie, puis à son traitement, et poursuit son étude par la mélancolie amoureuse, puis religieuse enfin. Avant d’aborder certains des traitements proposés par Burton, voyons tout d’abord comment le motif du poison rejoint celui des humeurs dans le théâtre de Shakespeare, où l’excès d’humeur est associé à l’excès d’alcool, autre empoisonnement, exogène cette fois, et comment ces deux formes d’empoisonnement sont métaphoriquement liés.
Humeur et poison
5On remarque tout d’abord dans le théâtre de Shakespeare que certaines humeurs, telle la bile, sont elles-mêmes assimilées à un poison, à une substance nocive qui, si elle était extraite ou purgée d’un corps, pourrait être administrée à un individu pour l’assassiner. On trouve cette idée dans plusieurs pièces, notamment dans la deuxième partie d’Henry VI, où le duc de Suffolk évoque ainsi ses ennemis devant la reine Margaret, dans un accès de rage :
Qu’ils boivent du poison
Que le fiel, pire que le fiel, soit leur plus délicat nectar !3 (III, 2, 321-322)
6Dans un passage riche en métaphores, où il souhaite la mort de ses ennemis et l’envisage de multiples façons, la bile (gall, traduit par « fiel » dans ce passage) est un poison amer, bien qu’encore trop doux, qu’il souhaiterait volontiers faire avaler à ses adversaires.
7Dans Jules César, la bile jaune, dont l’excès est propre aux hommes colériques, est aussi un poison dans la bouche de Brutus, qui reproche à Cassius sa colère, c’est-à-dire son excès de bile :
Dois-je laisser le champ libre à votre bile furieuse ?
[...] Dois-je obéir et me plier
A vos sautes d’humeur ? Par les dieux,
Vous devrez digérer le poison de votre rate,
Dussiez-vous en crever4 (IV, 2, 90, 96-99).
8Dans cet échange où Brutus apparaît enfin conscient d’avoir été l’instrument de la volonté d’un autre, la bile, évoquée par le terme spleen, est un poison, venom, qui doit être digéré pour laisser place aux autres humeurs, et permettre ainsi au corps d’équilibrer celles-ci. C’est là une humeur interne, non administrée, à l’inverse d’un corps étranger qui viendrait modifier les fluides organiques.
9C’est la concomitance, la coréférence du poison et de l’humeur comme liquide vénéneux qui frappe les esprits dans Roméo et Juliette, pièce où le poison et le vrai-faux poison jouent un rôle essentiel dans le déroulement et le dénouement tragiques. On se souvient que le Frère Laurent, Friar Lawrence, est expert ès substances vénéneuses, et que c’est par son entremise que va se dessiner la tragédie. Il entend pour éviter l’impossible mariage administrer une potion qui rendra Juliette comme morte aux yeux de sa famille :
Toi, prends ce flacon, une fois au lit,
Et bois jusqu’au bout cette liqueur distillée ;
Aussitôt à travers toutes tes veines va courir
Une humeur froide et léthargique : car ton pouls
Ne gardera pas son mouvement naturel, mais s’arrêtera ;
Aucune chaleur, aucun souffle n’attesteront que tu vis ;
Les roses de tes lèvres et de tes joues deviendront
Cendres blêmes, les fenêtres de tes yeux se fermeront
Comme lorsque la mort clôt le jour de la vie.
Chaque membre, privé de sa souplesse,
Paraîtra raide, dur et froid, comme la mort5 (IV, 1, 93-103).
10Le vrai-faux poison est ici une « humeur », comme un cinquième fluide organique aux propriétés surnaturelles qui pourrait maintenir en vie tout en laissant pour mort. La description très précise de l’évolution du liquide dans le corps, la progression de la potion dans les veines, sont celles d’un poison paralysant. Ce passage apparaît ainsi comme l’anticipation, la préfiguration de l’empoisonnement suicidaire par Roméo lui-même, à l’acte V.
11Cette humeur exogène, qui fait croire à la mort, peut être comparée à un autre liquide qui provoque pareille circonspection ou pareil endormissement chez celui qui l’ingère. Nous voulons parler d’alcool bien sûr, puisqu’une scène de La Mégère apprivoisée peut être lue comme le pendant comique chez Shakespeare du précédent passage de Roméo et Juliette. Christopher Sly, passablement enivré et lamentablement écroulé, est la victime d’un tour où on va lui faire croire qu’il est un personnage important, un lord, à qui on propose un divertissement théâtral. Cependant, avant ce réveil comique, le gentilhomme qui l’aperçoit commence par s’interroger sur son état : « Que vois-je là ? Un homme mort, ou ivre mort ? »6. La boisson a provoqué le même état second du personnage, dont on ne sait guère s’il est vivant ou mort avant de s’approcher de lui pour vérifier s’il respire.
Humeur, alcool, et « intoxication »
12Les excès d’humeurs et les excès d’alcool produisent les mêmes effets, et il n’est dès lors pas anodin que l’excès d’un liquide humoral dans le corps soit fréquemment associé ou comparé à l’excès d’alcool dans le sang, car il provoque le même empoisonnement. Une proximité troublante s’établit entre ces deux empoisonnements, car un rapport étroit existe entre ces deux excès, ces deux intoxications. En effet, cette proximité se voit soulignée en anglais par la polysémie du mot intoxication. D’un point de vue étymologique, on trouve le latin toxicum, et le grec toxicon ou toxon, qui signifie poison. La définition française est la suivante : « Action nocive qu’exerce une substance toxique (poison) sur l’organisme ; ensemble des troubles qui en résultent »7. En anglais le verbe intoxicate signifie à la fois « The action oƒ poisoning ; the State of being poisoned » et « The action oƒ inebriating or making someone stupid, insensible, or disordered in intellect, with a drug or alcoholic liquor »8. Autrement dit, empoisonner et enivrer à la fois.
13Intéressons-nous à présent à deux autres moments dramatiques où la colère – l’excès de bile jaune – est évoquée, voire métaphorisée en termes d’excès d’alcool. Tout d’abord dans la Tragédie de Coriolan, le tribun Brutus entend pousser Coriolan à la faute en provoquant sa colère : « Mettez-le tout de suite en colère. [...] Une fois échauffé, impossible / De le brider et de le modérer »9 (III, 3, 25-28). Le terme important est ici en anglais temperance, qui évoque temper, le tempérament mais aussi le sang-froid, car il signifie ici la juste proportion entre les humeurs, l’équilibre perdu d’un tempérament bilieux (du latin temperare, réguler). Temperance, c’est donc le juste équilibre des humeurs, mais c’est aussi la tempérance, la modération, voire l’abstinence en matière de consommation d’alcool. La tragédie à’Hamlet nous fournit un parfait exemple de cette concomitance, lorsqu’à la suite de la pièce dans la pièce qui révèle de manière indubitable la culpabilité du roi Claudius dans le meurtre de son frère, ce même vocable souligne l’extrême proximité entre deux manques de modération :
Guildenstern : Le roi, monsieur...[...]
Il s’est retiré prodigieusement échauffé.
Hamlet : La boisson, monsieur ?
Guildenstern : Non, monseigneur, plutôt la bile10 (III, 2, 283-385).
14Un même terme pour deux excès mais pour un seul et même état. Le personnage de Hotspur dans la première partie d’ Henry IV, personnage colérique s’il en est, est tant dominé par cette humeur, qu’elle le pousse dans le premier acte de la pièce à vouloir poursuivre le roi, l’épée à la main, au mépris de toute précaution. Le comte de Northumberland l’en dissuade, en ces termes : « Quoi, ivre de colère ? Restez ici et arrêtez-vous un instant » (I, 3, 129)11. Les effets de l’excès de bile jaune sont en tous points semblables à ceux de l’alcool, c’est bien de la même « intoxication » qu’il s’agit ici : Hotspur n’est plus maître de lui-même, il est étranger à son propre corps et surtout à sa propre raison, comme détaché de lui-même.
Purge
15Ces quelques exemples nous permettent de mieux cerner certaines métaphores humorales à l’époque de Shakespeare, mais ils en disent finalement assez peu sur le sort réservé à ces corps empoisonnés de l’intérieur. Quels étaient donc les remèdes aux excès et aux déséquilibres d’humeurs, notamment biliaires, censés être à l’origine de dérèglements tout aussi bien physiques que mentaux ? Les médecins s’attachaient à entretenir une certaine pondération dans l’équilibre des humeurs, et intervenaient donc lorsqu’un des liquides était notoirement trop important. On saigne et on purge le malade, dans le but d’évacuer l’humeur excédentaire. On lui donne des remèdes et nourritures correspondant aux humeurs manquantes. Ainsi, on rétablit la santé, et l’équilibre propre au patient. Il n’est pas surprenant de constater que la purge des humeurs excédentaires est donc la métaphore la plus courante chez Shakespeare. Ainsi Richard II dans la pièce éponyme propose-t-il d’éviter le duel entre Mowbray et Bolingbroke au début de la pièce au moyen d’une métaphore humorale : « Purgeons cette colère sans verser de sang » (I, 1, 153)12. La saignée, « letting blood », était en effet peu conseillée pour un excès biliaire, par opposition à la prescription d’un aliment ou d’un liquide qui purgerait l’excès. Ici, par la même occasion, Shakespeare joue bien entendu sur le sens du terme en signifiant que le duel mortel, où le sang serait versé, est évité.
16La purge est aussi le moyen de faire disparaître une humeur, mais aussi un liquide alcoolisé, dans la première partie d’Henry IV, où lors d’un moment purement comique, Falstaff, promet après la bataille de renoncer au vin : « Je vais faire pénitence, et renoncer au vin d’Espagne » (V, 4, 161)13.
Le vin-antidote
17La purge de l’excès biliaire ne peut se faire qu’en administrant un antidote, et c’est notamment le cas pour la mélancolie. Burton décrit d’ailleurs les vertus médicinales du vin :
c’est une excellente nourriture pour rafraîchir le corps, elle donne un bon teint, permet de rester vigoureux en vieillissant, accélère la coction, fortifie l’estomac, élimine les obstructions, fait uriner, débarrasse des excréments, apporte le sommeil, purifie le sang, fait disparaître les flatuosités et les poison froids, atténue, cocte et dissipe toutes les vapeurs épaisses et les humeurs fuligineuses.14
18En effet, parmi les nombreux antidotes à la mélancolie, ce poison humoral, le vin est fréquemment cité par Burton. Celui-ci prend soin de prévenir son lecteur dès son entrée en matière qu’il ne boit pas de vin du tout et le répète à plusieurs reprises dans son ouvrage15. Le paradoxe tient au fait que le vin, au même titre que la bière, n’est guère bu avec modération, et se trouve être pour les puritains et les moralistes de la fin du XVIe siècle un poison responsable de l’ivrognerie, donc de la misère et de la déchéance qu’ils dénoncent férocement. Burton n’est pas en reste, puisqu’il nous dit notamment : « Je ne voudrais pas omettre ici de parler de ces deux fléaux importants, ces folies de l’humanité, le vin et les femmes, qui ont fait perdre la tête à des myriades d’hommes qui en sont devenus obsédés. Ces fléaux vont souvent de pair »16. On appréciera le rapprochement. Cependant, la fréquence de l’encouragement à boire du vin pour vaincre la mélancolie est telle qu’elle traduit en effet la croyance en ses vertus curatives : « [...] pour tous ceux qui sont de tempérament froid, ou pesant et mélancolique, un verre de vin est un bon remède », « le vin est très conseillé, si on le boit avec modération »17.
19Les deux formes d’excès biliaires, parfois assimilées à une ivresse légère, peuvent ainsi être combattues en ingérant une dose d’alcool, fluide assimilé à un antidote humoral qui permet de rétablir l’équilibre du corps, et de guérir les maux de l’âme. Comme pour tout antidote ou poison, la dose est d’importance : le vin est un antidote efficace s’il est bu avec modération, mais se transforme en poison s’il est bu avec excès. C’est là une boisson au statut assez paradoxal, qui peut être tout à la fois poison et contrepoison : « si l’on ne fait pas montre d’une extraordinaire modération, rien n’est plus pernicieux, ce n’est que vinaigre, un démon séducteur, un vrai poison18 ».
20On remarque avec intérêt que dans la partie dévolue aux remèdes contre la mélancolie, le sous-chapitre dans lequel Burton évoque le plus longuement les boissons alcoolisées s’intitule « Altératifs et cordiaux »19. Nous reviendrons sur ce dernier terme. Burton précise notamment : « Au nombre des cordiaux et des altératifs, je ne pense pas qu’il y ait un remède plus accessible qu’un verre de vin ou de boisson forte, à condition de rester sobre et de les consommer à des moments opportuns »20. En quelque sorte, s’il est un remède contre la mélancolie, c’est celui qui consiste à diluer l’excès de bile noire dans un peu d’alcool. La boisson peut ainsi être paradoxalement perçue comme une toxine curative.
21Cette vertu du vin de combattre efficacement la mélancolie se retrouve dans plusieurs pièces de théâtre de la première moitié du XVIIe siècle, dont deux ont d’ailleurs pour cadre une taverne, où un personnage mélancolique trouve refuge et va reprendre petit à petit le goût à la vie, après avoir goûté le vin. Citons un bref passage de The New Inn (La Nouvelle Auberge) de Ben Jonson, contemporain de Shakespeare. Dans cette pièce, l’aubergiste nous dit que la seule évocation du vin devrait remplir de joie le dénommé Lovell :
Le vin est un mot qui réjouit le cœur de l’homme,
Et mon auberge offre tous vins. « Vin Espagnol », dit mon enseigne,
Soyez joyeux, buvez du vin soyeux, telle est ma devise !21 (I, 3, 27-9)
22Le vin est donc bien en effet un cordial, dont la définition est la suivante : « A medicine, food, or drink to stimulate the circulation and invigorate ; a flavoured andsweetened drink »22. C’est une boisson qui rend toute sa vigueur au cœur du malade, et qui peut donc ici tout à fait s’assimiler à un antidote à la mélancolie. On retrouve ce même terme à un moment clé de Roméo et Juliette. Lorsque Roméo se suicide grâce au poison qu’il a acheté, il invalide sa portée négative et empoisonnante pour lui conférer une vertu, celle de le faire mourir en paix auprès de sa bien-aimée : « Toi, cordial, et non poison, tu vas m’accompagner / Au tombeau de Juliette, où je dois t’employer »23 (V, 1, 85-86).
Le vin empoisonné
23Si le vin est un antidote à la mélancolie, alors une coupe de vin empoisonné est le parfait poison pour assassiner un mélancolique. C’est évidemment l’aboutissement de notre cheminement, et nous pensons ici à Hamlet, où le prince se voit offrir une coupe empoisonnée par le roi usurpateur Claudius dans la scène finale de la tragédie. Hamlet est une pièce parcourue par le motif du poison, motif qui a déjà fait l’objet de nombreuses études. Dans un temps antérieur à l’action, un empoisonnement a eu lieu, celui d’Hamlet père par son frère Claudius. La mort du roi, père du prince, engendre la mélancolie de ce dernier. Cette mélancolie n’est quasiment jamais envisagée dans la pièce comme un autre empoisonnement. Pourtant, avant d’être victime du vin que lui sert Claudius, et de la pointe empoisonnée de l’épée de Laërte, Hamlet est avant tout victime de son déséquilibre interne, de sa propre intoxication, de son excès de bile noire. À ce titre, il convient donc qu’il en soit guéri. Il est tout naturel, si l’on suit les préceptes de Burton, qu’il accepte le verre de vin proposé par son oncle. Claudius l’empoisonneur devient en quelque sorte le guérisseur du jeune prince. Il apparaît à tout le moins comme tel aux yeux de ceux qui suivent le duel. Le prince refusant dans un premier temps de trinquer, Claudius procède à une deuxième ruse en ajoutant une perle dans la coupe. C’est là un détail important. En effet, les perles ont très longtemps été présentées comme ayant des vertus curatives, notamment pour la mélancolie. Anna K. Nardo note ainsi que « les perles, réduites en poudre ou dissoutes dans des liquides acétiques comme le vin, le vinaigre ou le jus de fruit, sont considérées depuis des siècles comme des cordiaux, des médicaments pour revigorer le cœur, et par conséquent des remèdes à la mélancolie »24. La perle qui se dissout dans la coupe de vin d’Hamlet est poison et contrepoison à la fois. En la déposant, Claudius fait montre une fois de plus d’une intention généreuse, geste qui dissimule à merveille sa perfidie.
24Pour conclure, nous espérons avoir démontré ici le lien entre l’empoisonnement humoral, notamment par la bile noire, auquel on cherche à cette époque à apporter des remèdes, et l’intoxication par l’alcool, paradoxalement très proche dans sa manifestation, mais que l’on recommande à faible dose. Une boisson, le vin, qui est à la fois nocive et curative : voilà qui met en lumière les pôles contradictoires de la tempérance et de l’excès, l’équilibre même qui sous-tend toutes les théories humorales.
Notes de bas de page
1 Sauf mention contraire, les extraits et traductions de Shakespeare sont tirées des œuvres complètes parues en bilingue dans la collection de La Pléiade : Histoires (2 vol.), Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet (éds.), Paris, Gallimard, 2008, et Tragédies (2 vol.), Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet (éds.), Paris, Gallimard, 2002.
2 Toutes les citations de cette œuvre son tirées l’édition suivante : The Anatomy of Melancholy, Thomas C. Faulkner, Nicolas K. Kiessling, Rhonda L. Blair (eds.), Oxford, Clarendon Press, 1989-2000, 6 vol.
3 « Poison be their drink ! Gall, worse than gall, the daintiest that they taste ! »
4 « Must I give way and room to your rash choler ? [...] Must I stand and crouch / Under your testy humour ? By the gods, / You s hall digest the venom of your spleen, / Though it do split you . »
5 « Take thou this vial, being then in bed, / And this distilling liquor drink thou oƒƒ ; / When presently through ail thy veins shall run / A cold and drowsy humour, for no pulse / Shall keep his native progress, but surcease : / No warmth, no breath shall testify thou livest, / The roses in thy lips and cheeks shall fade / To wanny ashes, thy eyes ’ windows fall / Like death when he shuts up the day of life. / Each part depriv ’d of supple government / Shall stiƒƒ and stark and cold appear, like death. »
6 « What’s here ? One dead, or drunk ? », notre traduction.
7 Le Petit Robert sur CD-ROM, version 1.2, Dictionnaires Le Robert, 1996.
8 The New Shorter Oxford English Dictionary on CD-Rom, version 1.0.3, Oxford University Press, 1996.
9 « Put him to choler straight. [...] Being once chafed, he cannot /Be reined again to temperance . »
10 « The King sir [...] / Is in his retirement marvellous distempered. / With drink sir ? / No, my lord, rather with choler ».
11 « What, drunk with choler ? Stay and pause awhile ».
12 « Let’s purge this choler without letting blood »
13 « I’ll purge, and leave sack », nous soulignons.
14 « Alteratives and Cordials »« [Wine is] an excellent nutriment to refresh the body, it makes a good colour, aflourishing âge, helpes concoction, ƒortiƒies the stomacke, takes away obstructions, provokes urine, drives out excrements, procures sleepe, cleares the blood, expels winde and cold poysons, attenuats, concocts, dissipates all thicke vapors, andfuliginous humors. » Volume 2, part 2 (« Cure of Melancholy »), sect. 5, memb. 1, subs. 5, p. 247. Notre traduction.
15 « though I drink none my selfe »« bien que je n’en boive pas moi-même » (Volume 2, 5.1.5., p. 249).
16 « I may not here omit those two maine plagues, and common dotages oƒ humane kinde, Wine and women, which have infatuated and besotted Myriades of people. They goe commonly together. » Volume 1, part 1, sect. 2, memb. 3, subs. 13, p. 292. Notre traduction.
17 « to such as are cold, or sluggish melancholy, a cuppe oƒ Wine is good Physicke » ; « Wine is much commended, if it be moderately used ». Volume 1, part 1 (« Causes of melancholy »), section 2, Member 2, Subsection 1, p. 218. Notre traduction.
18 « If singular moderation be not had, nothing so pernitious, ’tis meere vinegar, blandus dœmon, poyson it selfe ». Volume 2, part 2, sect. 5, memb. 1, subs. 5, p. 250. Notre traduction.
19 « Alteratives and Cordials », Volume 2, part 2, sect. 5, memb. 1, subs. 5, p. 247 seq.
20 « Amongst this number oƒ Cordials and Alteratives, I doe not finde a more present remedy, then a cup of wine or strong drinke, if it be soberly & opportunely used. ». Notre traduction.
21 « Wine is the word that glads the heart of man, / And mine’s the house of wine : ‘Sack’, says mybush/ ’Be merry and drink sherry’, that’s my posy ! » The Selected Plays of Ben Jonson, vol. 2, éd. Martin Butler, Cambridge, CUP, 1989. Notre traduction.
22 The New Shorter Oxford English Dictionary on CD-Rom, version 1.0.3, Oxford University Press, 1996.
23 « Come, cordial and not poison, go with me / To Juliet’s grave ; for there I must use thee. »
24 Anna K. Nardo, « The Pearl in Hamlet’s Wine », English Language Notes, 23 (2) 1985, p. 36-42, p. 39. « Pearls, powdered or dissolved in acetic liquids such as wine, vinegar, or fruit juice, have been considered for centuries to be a cordial, a medicine to invigorate the heart, and consequently a remedy for melancholy. » Notre traduction.
Auteur
Université d’Artois, Textes et Cultures – EA4028
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